Eglises d'Asie

“LES NOUVEAUX HEROS”Les travailleurs philippins à l’étranger

Publié le 18/03/2010




La tête baissée, Angelita Montajes dit la prière avant le repas. Au menu: un poulet fraichement sacrifié cuit dans du lait de noix de coco. Agée de 61 ans, Mme Montajes est veuve depuis plus de dix ans. Elle souffre de tension artérielle, d’un ulcère et de rhumatismes. Et pourtant, cette mère de 11 enfants, courte et solide, a des raisons de rendre grâce.

Depuis des années, toute la famille s’unit dans un même effort et elle a finalement réussi à envoyer le plus jeune des enfants, Jovencio, au collège. Le jeune homme de 20 ans est le premier membre de cette famille de paysans à être admis dans une école secondaire. Angelita elle-même est montée dans l’échelle sociale: elle est passée d’une hutte en bambous à toit de palmes, à une maison bâtie en ciment. L’habitation, riche de quatre chambres, est la fierté de la famille. Elle sert d’abri aux voisins lorsque la tempête s’acharne sur ce petit village à la pointe sud de l’île de Leyte. “Quand j’étais jeune, dit Aïda, l’une des filles, 31 ans, nous allions nous réfugier chez les autres pendant les typhons. Maintenant, ce sont nos voisins, qui viennent chez nous”.

La famille ne met pas son confort tout neuf au compte du changement intervenu ces derniers temps dans l’économie des Philippines. Il faudra du temps pour que la jeune prospérité de Manille s’infiltre goutte à goutte jusqu’à l’extrême sud de la lointaine Leyte, l’une des provinces les plus pauvres de ce pays pauvre.

Comme la plupart des autres clans aux Philippines, les Montajes ont trouvé leur prospérité en dehors du pays. Sur les sept filles d’Angelita, quatre ont rejoint la diaspora de la force de travail philippine, ainsi qu’un gendre et une bru. Les cinq femmes, dont Aïda, sont employées de maison à Hongkong et le gendre travaille sur un chantier de construction en Arabie Saoudite.

Le soleil, dit-on, ne se couche pas sur un travailleur philippin. Incapables de trouver du travail dans leur pays, des milliers de Philippins se sont dispersés à travers le monde. Comme dans la famille Montajes, la plupart sont des femmes. Le fruit de leur labeur est double: les employées de maison à Hongkong, par exemple, envoient de l’argent à leur famille et en même temps, elles aident à alimenter l’économie en ébullition de Hongkong. Mais à quel prix? Les familles philippines sont dispersées, elles sont peu protégées par leur propre gouvernement et, à l’étranger, les travailleurs immigrés sont sujets aux mauvais traitements. C’est la frustration dont souffrent les Philippins en ce domaine qui est à l’origine de la réaction émotionnelle causée par l’exécution de Flor Contemplacion à Singapour. Cette dernière, employée de maison, avait été reconnue coupable d’un double meurtre. Le 18 mars, le président Fidel Ramos donnait aux travailleurs émigrés le titre de “nouveaux héros nationaux”. Parlant de la mort de Mme Contemplacion, il ajoutait: cela “va obliger le monde à respecter la dignité du travailleur émigré. C’est par ce dernier que les Philippines contribuent au développement des autres pays”.

Mais pour les Philippines, ce flot de travailleurs qui partent à l’extérieur pose à long terme de nombreuses questions sur le plan social, et peut-être aussi sur le plan économique. Il ne fait pas de doute que l’argent envoyé par eux est le bienvenu; mais le pays peut-il se permettre de continuer à exporter sa force de travail, alors qu’il essaie de reconstruire sa propre économie?

Après tout, les Philippins qui émigrent ne sont pas tous sans qualification. En fait, beaucoup de ces employées domestiques sont passées par des instituts d’études supérieures. D’autres occupent des positions qui nécessitent une formation spécialisée, comme les directeurs de compagnies dans l’Asie du sud-est ou les infirmières en Amérique, ou d’autres spécialités encore, dont les Philippines elles-mêmes auraient besoin.

L’ancien président Ferdinand Marcos a donné en 1974 le coup d’envoi à l’exode lorsque, se trouvant confronté à un désastre économique, il a mobilisé les Philippins et les a envoyés à l’extérieur du pays pour y gagner des devises solides et combattre le chômage. Sur une population de près de 70 millions d’habitants, environ 3 millions et demi de Philippins travaillent actuellement à l’étranger, d’après les statistiques gouvernementales. Les organisations non gouvernementales mettent ce chiffre à plus de 4,5 millions.

L’argent envoyé chaque mois par ces travailleurs est une véritable source de vie pour les familles appauvries. Et dans des cas comme celui des Montajes, l’argent peut faire monter le niveau de vie des pauvres. L’impact sur l’économie nationale n’est pas moins significatif. Les Philippines sont le plus grand exportateur de main d’oeuvre du monde et l’argent ainsi reçu de l’étranger par Manille, la plus importante source de devises étrangères. Selon des sources gouvernementales, au cours des onze premiers mois de 1994, les émigrés ont envoyé l’équivalent de 13 milliards de francs: une augmentation de 29% par rapport à la même période de l’année précédente. Et l’on ne compte là que ce qui a été envoyé par l’intermédiaire des banques. Les économistes rappellent qu’il faudrait pouvoir ajouter l’argent envoyé par l’intermédiaire de compagnies financières privées ou par d’autres moyens. Le total de l’argent ainsi inoculé dans l’économie philippine pourrait s’élever à quelque trente milliards de francs par an.

Cet argent venu de l’étranger a servi de palliatif aux Philippins. Certaines années, il a tout simplement empêché le produit national brut de diminuer. Mais les travailleurs philippins ont peut-être encore plus rendu service aux économies des pays qui les accueillaient: au cours des années 70, ils ont aidé à construire l’Arabie Saoudite. Aujourd’hui, leur travail à bon marché améliore la qualité de vie des résidants de Hongkong et de Singapour, ces deux marchés essentiels pour les employées de maison philippines et les travailleurs du secteur des services.

“Nous sommes arrivés à une croisée des cheminsdit Mme Nieves Confesor, ministre du Travail et de l’Emploi. “Nous n’arrivons pas à contrôler le départ des travailleurs, et la demande va profiter – elle profite déjà – à beaucoup d’autres économies”.

Alors que les travailleurs philippins étayent les gains des économies étrangères, beaucoup d’entre eux paient un prix personnel élevé. Au cours des dix dernières années, le nombre des femmes expatriées a augmenté. A augmenté aussi le nombre des cas de mauvais traitement. Les travailleurs sociaux le disent: davantage de travailleurs émigrés viennent les voir, qui ont été les victimes de mauvais traitements, souvent physiques et sexuels. Beaucoup s’enfuient de chez leur employeur, en particulier au Moyen-Orient, où travaillent 60% des Philippins émigrés. Les dures conditions, avec les longues heures de travail, les violations de contrats, les tracasseries, ont fait dire à un diplomate philippin posté en Arabie Saoudite, dans un rapport du mois d’octobre 1994, que les employées domestiques sont “les esclaves des temps modernes

On ne peut ignorer non plus l’effet produit sur le tissu social des Philippines. Aucune étude sérieuse n’a été faite sur les conséquences à long terme des séparations familiales. Mais les travailleurs sociaux disent qu’il faut ajouter dans la colonne “dépensesles mariages brisés, les familles abandonnées, l’érosion de la discipline chez les enfants et les difficultés auxquelles doivent faire face les émigrés lorsqu’il reviennent et essaient de se réintégrer dans la société philippine.

La nécessité d’envoyer des travailleurs à l’étranger pèse aussi d’un grand poids sur l’orgueil national des Philippines. Ils sont marqués, ces Philippins instruits, qui sont réduits à des emplois domestiques, ou ces femmes prostituées qui sont l’objet d’un trafic international. “Le passeport philippin est l’un des moins respectés du mondese lamente M. F. Sionil Jose, un écrivain philippin de renom. L’année dernière, inspiré par les difficultés que rencontrent les travailleurs émigrés, il a écrit Viajero qui, en espagnol, signifie Vagabond. Ce roman raconte l’histoire de la diaspora phillipine.

L’exécution par pendaison de Flor Contemplacion – Singapour avait rejeté les demandes de clémence- a alimenté, aux Philippines, le débat sur la manière dont Manille protège les intérêts de ses travailleurs émigrés. Critiqué par les hommes politiques et par les organisations non gouvernementales, les autorités ont mis au point une nouvelle politique de l’emploi à l’étranger.

Cette politique reconnaît que l’émigration n’est plus un phénomène temporaire. C’est une nécessité économique pour le pays et une réalité dans un monde où les marchés sont plus libres et les barrières commerciales moins nombreuses. Les Philippines veulent être compétitives sur le marché du travail. Mais dans le double but de réduire le coût humain de l’émigration et d’accroître les avantages économiques, Manille tend à promouvoir le départ à l’étranger de travailleurs spécialisés. Des règles ont été énoncées, comme celles concernant l’âge minimun des employées domestiques et des danseuses, afin de réduire les départs de travailleurs non spécialisés. Ces derniers sont en effet les plus vulnérables.

Rappelant l’intention première de Marcos, Mme Confesor affirme: “Nous ne parlons plus maintenant, de bouche-trou. Nous en avons encore pour dix ans”. Mais elle ajoute: “Nous ne voulons pas avoir l’air de nous appuyer sur le marché des travailleurs non spécialisés, car c’est là où joue l’exploitationLe plan de Manille apparaît honorable: les travailleurs partiraient à l’étranger pour améliorer leur qualification, puis ils reviendraient pour devenir la meilleure main d’oeuvre du monde. Seulement voilà: pendant ce temps, les Philippines manquent de bras dans l’industrie. Il leur faut combler ce vide si elles veulent joindre les rangs des “tigres” asiatiques. Par exemple Mme Confesor vient de faire venir des soudeurs de Malaisie. “Et moi qui croyais que nous avions tous les soudeurs dont nous avions besoindit-elle en riant. Au cours des derniers mois, Manille a envoyé 7 000 soudeurs et autres travailleurs du fer au Japon et à Taïwan.

De plus, Manille pourrait peut-être bien rencontrer plus de difficultés qu’on ne pense à arrêter l’exode des travailleurs qu’elle a encouragé et à les faire revenir. Plus de 2 000 travailleurs sous contrat, la plupart non spécialisés, partent chaque jour. Le gouvernement prévoit que ce nombre va augmenter de 10% par an.

Dans des communautés comme celle de Himayangan, au sud de Leyte, il n’est pas difficile de comprendre comment naît cette mentalité de migrants. Ce village de 1 500 habitants est à plus de deux heures d’une ligne de téléphone permettant de faire des appels à longue distance, à Maasin. Il n’en est pas moins directement branché sur le circuit du travail international. Si l’on compte les frères et soeurs Montajes, le village compte 21 femmes travaillant comme employées de maison à Hongkong, deux à Singapour, une en Malaisie, quelques douzaines de marins et un échantillon de travailleurs en Arabie Saoudite. A l’école de l’endroit, beaucoup d’élèves donnent l’impression de se préparer pour leur premier travail à l’étranger: y compris les enfants de 7 ans qui n’ont jamais mis les pieds hors de Leyte. Si l’on demande aux élèves qui a entendu parler de Hongkong ou de Singapour, tous lèvent la main. Si l’on demande combien aimeraient un jour travailler à Hongkong ou à Singapour, tous lèvent la main au milieu des cris d’excitation.

Aïda Montajes, l’employée de maison venue de Honkong en vacances, est enthousiaste. “Au moins, ils font preuve d’ambitiondit-elle avec un grand sourire. “Quand j’étais jeune, je n’en avais pas”. A 7 ans, Aïda ne savait rien de Hongkong. Mais quelques années plus tard, elle a appris ce que c’est que d’être travailleuse émigrée.

Agée de 31 ans, Aïda est depuis 20 ans hors de chez elle. A l’âge de dix ans, ses parents l’envoyent habiter chez des cousins, au nord de l’île de Leyte, afin qu’elle puisse aller à l’école. Au cours de sa première année d’école secondaire, elle interrompit ses études et depuis elle travaille, pour aider sa famille: elle a été serveuse dans un restaurant d’étudiants, elle a travaillé dans un magasin de meubles et elle a été employée de maison. Comme servante à Manille, en 1990 elle gagnait environ 80 francs par mois. En décembre 1990, elle a suivi sa soeur aînée à Hongkong. Employée au service d’une famille d’expatriés, elle gagne quelque 2 500 francs par mois. Elle en envoie en moyenne 600 à sa famille; Trois de ses soeurs font la même chose. A elles toutes, elles ont pu construire une maison de trente mille francs et payer les études de leur frère.

Aucune des quatre soeurs n’est mariée. Depuis dix ans, Aïda n’a pas pu passer Noël avec sa mère, mais elle en fait volontier le sacrifice. Son travail à l’étranger l’a fait monter dans l’échelle sociale. Elle dit : “De pessimiste, je suis devenue optimiste. Auparavant, je n’avais aucune joie de vivre. Je suis plus heureuse comme cela

Si l’on n’y jette qu’un regard superficiel, la richesse a apporté le bonheur à une autre communauté de migrants dans la province de Laguna, à quelque 50 km au sud de Manille. Le district de Santa Rosa, qui fait partie de la municipalité de Alaminos, montre de manière encore plus flagrante comment l’argent envoyé de l’étranger peut transformer une communauté de travailleurs.

Depuis de nombreuses années, Santa Rosa fournit des employées de maison à l’Italie et à l’Espagne. On a même surnommé le quartier Le village italien. La moitié des familles ont au moins un membre à l’étranger. Selon le chef du district, M. Wilson “Jack” Villanueva, sur 7 000 habitants, deux mille ont trouvé du travail à l’étranger. L’année prochaine, ses six frères et soeurs seront partis. Lui seul habitera encore à Santa Rosa: “Je suis le plus pauvre de la famille,” dit-il.

Les signes de richesse apparaissent partout le long de la rue principale de Santa Rosa; un adolescent essaie sa nouvelle planche à roulettes: un produit d’importation de luxe. Les maisons sont des symboles encore plus évidents: au-dessus des cabanes branlantes en bois, s’élèvent des “villas” de deux étages, en dur, avec des balcons fantaisie, des sols en parquets de bois, et, chose rare, des baignoires. “Celle-ci coûte 800 000 pesos” (160 000 francs), dit M. Villanueva, d’un air connaisseur, au cours de la visite. “Celle de ma soeur vaut 1 million” (200 000 francs); l’autre derrière 1,2 millions (250 000 francs).

Tout aussi facilement – et avec un flair tout italien – M. Villanueva identifie les passants par le nom de la ville où leur famille travaille: Milan, Milan, Padoue, Padoue, Padoue. Les femmes brillent par leur absence, à part celle qui est assise à l’entrée de l’épicerie “Mona Lisa”. Elle est venue en vacances de Barcelone.

Depuis que l’industrie locale basée sur la noix de coco est tombée en désuétude, le travail à l’étranger est devenu la principale source de revenus pour Santa Rosa. Les fils et les filles du village gagnent de 1 000 à 1 200 dollars (de 5 000 à 6 000 francs) par mois en Espagne. C’est un salaire princier pour les Philippines. Ils en envoient à peu près la moitié à Santa Rosa, où ils créent une véritable richesse – mais une richesse de courte durée. La plus grande partie de l’argent envoyé aux Philippines par les travailleurs expatriés sert à se procurer des biens de consommation, pas à investir.

Selon Mme Maruja Asis, sociologue à l’Université des Philippines, ces travailleurs émigrés n’ont pas la possiblité de maintenir leur qualité de vie: il n’est donc pas question qu’ils viennent s’installer de façon permanente dans leurs demeures de Santa Rosa. Le résultat des recherches de Mme Asis sera bientôt publié par le Centre Scalabrini pour les migrants.

Les enfants de Santa Rosa paient le prix du travail de leurs parents à l’étranger. Dans beaucoup de familles, le père et la mère travaillent tous deux à l’extérieur. Les enfants sont laissés aux soins du reste de la famille. Il arrive qu’ils soient gâtés par la richesse toute neuve de leurs parents. “Il y a bien des problèmes, dit M. Villanueva. Beaucoup d’enfants ne s’intéressent pas à leurs études. Ils ne pensent qu’au jeu, aux combats de coqs, à la boisson.” Beaucoup, dit-il, n’ont d’autre ambition que de partir à l’étranger comme employés de maison comme leurs parents. Qui a besoin d’un diplôme pour cela?

Au sein du bidonville de Minahan Main, dans la banlieue de Manille, les travailleurs sociaux visitent ces ateliers où les “esclaves” fabriquent des chaussures. Ils viennent au secours des victimes d’un autre phénomène lié à cette émigration des travailleurs: les épouses abandonnées. Selon “Kakammpi”, une organisation non gouvernementale qui a pour vocation de venir en aide aux familles des travailleurs émigrés, ces abandons sont de plus en plus fréquents. Bien sûr, cela ne se limite pas aux familles des émigrés; mais, selon Mme Fé Nicodemis, la présidente de “Kakammpi”, l’éloignement, le manque de communications, font souvent que les époux perdent le contact.

Mme Nicodemus suit actuellement dix femmes abandonnées dans Minahan Main. L’une de ses fidèles, Juliette Reyes, 47 ans, recevait quelques milliers de pesos chaque mois, de son mari employé dans la construction en Arabie Saoudite. Elle complétait cela grâce à l’argent gagné de son côté avec une petite épicerie. Mais au bout de huit ans d’absence, le mari a pris une autre femme, et la source de l’argent s’est tarie. Mme Reyes loue maintenant sa boutique à sa fille qui la paie chaque jour en riz et elle se fait un peu d’argent en vendant des parfums de porte à porte.

Mme Consolacion Merin, 44 ans, raconte une histoire semblable. Assise au pied d’un mur le long duquel est accrochée une peinture représentant des chameaux et un bédouin – un cadeau de son mari – Mme Merin, à qui il ne reste plus de dents, raconte qu’elle doit porter au mont de piété ses quelques possessions, afin de payer les dépenses scolaires de ses quatre enfants. Mme Reyes la taquine: “Que donnes-tu? Tes dents?” Non. Elle a porté son appareil vidéo.

Souvent, le fardeau qui pèse le plus lourd sur les épaules des travailleurs émigrés est un fardeau financier, pas familial, surtout lorsque le contrat est rompu plus tôt que prévu. Les difficultés rencontrées par Mme Maria Bauto ne sont pas minces. Son mari a vendu l’un de ses deux cyclo-pousses. Il a emprunté de l’argent pour verser les 35 000 pesos (7 000 francs) réclamés par une agence et envoyer sa femme travailler comme employée de maison à Hongkong. Mise à la porte, au bout de quatre mois, par un employeur peu scrupuleux, elle s’est retrouvée avec une dette de 16 000 pesos. Elle est rentrée à Minahan et gagne maintenant 1 000 pesos (200 FF) par mois à coudre des dessus de souliers. “Je ne sais pas comment je vais payer mes dettes, se lamente-elle. J’ai parié sur mon avenir et j’ai perdu”.

Comme ces femmes de Minahan, d’autres parents d’émigrés philippins ont en horreur ce travail à l’étranger. L’ennui, c’est qu’il n’y a rien de mieux et les dettes personnelles entretiennent l’émigration. Officiellement, le sous-emploi aux Philippines s’élève à 9%; mais en réalité, il est beaucoup plus important. Et ceux des Philippins qui partent parce qu’ils ne trouvent pas chez eux un emploi correspondant à leurs qualifications s’aperçoivent qu’ils ont perdu ces qualifications, car elles sont restées inemployées à l’étranger. C’est ainsi que beaucoup d’enseignants diplômés travaillent à Hongkong comme employés de maison. Prenons l’exemple du mari de Mme Nicodemus, la présidente de “Kakammpi”. Il a 40 ans. Il est architecte. Depuis 1984, il essaie de revenir d’Arabie Saoudite. A chacune de ses demandes, les compagnies philippines lui répondent qu’il n’est pas qualifié ou qu’il est trop âgé.

Le gouvernement espère que la croissance économique et les investissements de l’étranger vont créer des emplois aux Philipines et permettre d’absorber les émigrés qui rentrent. En attendant, un programme a été lancé pour aider à la réintégration en favorisant l’esprit d’entreprise. Jose Español, qui est adjoint au responsable de l’Agence pour l’aide aux travailleurs émigrés (OWWA: Overseas Workers Welfare Administrationpense que la solution consiste à répandre l’idée du travail indépendant, dans l’esprit des travailleurs, avant qu’ils ne fassent d’autres projets.

L’OWWA offre des conseils sur le plan commercial et des prêts à petite échelle aux travailleurs qui rentrent, pour les encourager à produire et à ne pas se contenter de consommer. Dans des boutiques vendant des produits détaxés, mais pas de produits de luxe, ils peuvent aussi acheter, à crédit, des outils de travail.

Mais les critiques signalent un défaut dans le plan gouvernemental. “Vous ne pouvez offrir cela aux 700 000 migrants qui partent chaque année,” dit le P. Graziano Battistella, directeur à Manille du Centre Scalabrini pour les migrants. “Les migrants sont des migrants. S’ils étaient des entrepreneurs, ils n’émigreraient pas.”

Mis à part le cas d’un marin qui a lancé une fabrique de savon, M. Español, de l’OWWA, ne se souvient d’aucun projet qui ait connu un véritable succès. “A court terme, avoue-t-il, les gains matériels n’apparaissent pas beaucoup. C’est encore un rêve.”

Pour des dizaines de milliers de Philippins pauvres, le travail à l’étranger reste encore un rêve. En dépit des sacrifices et des dangers

possibles, ils continuent de se présenter pour des emplois à l’étranger. Avant le départ, des sessions d’information sont obligatoires. Des travailleurs sociaux leur expliquent leurs droits, leur présentent les coutumes et la culture des pays qui vont les recevoir; des banquiers sont invités à venir leur dire comment faire parvenir leur argent aux Philippines et aussi comment économiser.

En même temps, les travailleurs sociaux montrent aux émigrants tous les risques auxquels ils s’exposent. “Nous essayons de les convaincre de ne pas partir,” dit M. Arnel de Guzman, directeur exécutif de Kaibigan (Amis des travailleurs migrants philippins), l’une des organisations non gouvernementales les plus solidement établies. “Il nous arrive parfois de réussir.”

Mais il sait bien qu’il va à l’encontre d’une mentalité bien enracinée – et de nécessités économiques incontournables. Il soupire: “Dans les années 70, la révolution était une possibilité; maintenant, c’est le travail à l’étranger.”

Certains intellectuels se demandent si le travail à l’extérieur lui-même ne pourrait pas accélérer la transformation sociale et politique des Philippines. “Imaginez le jour où tous ces gens vont revenir, rêve José, l’écrivain. Nous pourrions avoir une classe moyenne très cosmopolite, qui parlerait quantité de langues et aurait vu comment l’on vit ailleurs. Son impact pourrait amener une révolution”. Mais il ajoute: “Malheureusement, on n’en voit pas encore de signe”.

Les exilés rentreront-ils? Les Philippines peuvent-elles renouveler le succès que les autres pays asiatiques, tels la Corée du Sud et Taïwan, ont connu en attirant leurs travailleurs émigrés pour les faire rentrer au pays? Les salaires baissent sur certains marchés extérieurs et les avantages économiques de l’immigration diminuent. Mais un bas salaire vaut mieux que pas de salaire du tout. Il ne va pas être facile de réunir les familles dispersées des Philippines.

Dans des villages comme Himayangan, celui de la famille Montejes, il n’y a pas de travail. Aïda et ses soeurs ont l’intention de travailler à l’étranger aussi longtemps que leur santé le leur permettra. Et même si le clan célèbre un jour la fin des études de Jovencio, tous savent bien que le cycle des séparations continuera: Jovencio étudie dans une école de la marine marchande: dans quelques années, lui aussi prendra la mer.

A N N E X E

Les Philippins travaillant à l’étranger

Hommes: 45%Femmes: 55%

Responsables de compagnies: 0,1% Professions libérales: 2,7%

Professions de santé: 3,8% Exploitation et entretien: 0,5%

Construction: 12,5% Spectacle: 18,9%

Services: 40% Autres: 17,6%

Départs des Philippins pour l’étranger depuis 1984

1984-6 de 300 000 à 400 000 par an 1987-90 de 450 000 à 480 000 par an

1991: plus de 600 000 1992: environ 690 000

1993: près de 700 000 1994: plus de 700 000

Sommes envoyées aux Philippines

1984-86 plus de 500 000 000 de U$ par an1987: 750 millions de U$

1988: environ 800 millions 1989: près de 1 000 millions

1990: 1 milliard 200 millions 1991: 1 milliard 500 millions

1992: environ 2 milliards 200 millions 1993: environ 2 milliards 200 millions

1994: environs 2 milliards 600 milllions

Les dix destinations les plus importantes

Etats-Unis 1 500 000

Arabie Saoudite 1 300 000

Italie 200 000

Canada 165 000

Emirats Arabes Unis 156 000

Hongkong 150 000

Koweit 105 000

Japon 100 000

Espagne 90 000

Grande Bretagne 80 000