Eglises d'Asie

L’EVOLUTION DE LA SCENE RELIGIEUSE N’EST PAS INQUIETANTE Une interview du Dr Tong Chee Kiong

Publié le 18/03/2010




Comment expliquez-vous qu’il ait fallu si longtemps pour étudier les statistiques et produire cette étude?

Il y a un soubassement moral dans la plupart des activités humaines. Fondamentalement, un système de croyance religieuse affecte la vie des personnes. Il affecte les attitudes et le comportement socio-culturels. Donc, l’étude de la religion a des implications pratiques.

Ceci est particulièrement vrai à Singapour où co-existent diverses religions sur un territoire relativement petit. Si elle n’est pas bien comprise et bien gérée, la religion peut devenir une source de conflit. Par exemple, si les chefs religieux utilisent la religion pour aviver les différences raciales et culturelles, ou si certains groupes utilisent des techniques très agressives de prosélytisme, alors il y aura des problèmes.

Quelle signification donnez-vous à cette étude ?

Ce que nous avons trouvé n’est pas une surprise. Cette étude confirme beaucoup de conclusions de mes rapports précédents en 1988 et 1989. Mais mes précédents rapports étaient fondés sur des échantillons moins importants. Celui-ci prend en compte le recensement national (de 1990) et nous avons donc des données qui peuvent être généralisées à toute la population. C’est aussi la première fois que nous avons collecté des données sur la conversion religieuse et la pratique religieuse. Ces données sont des sources d’information de valeur et seront importantes quand il faudra à l’avenir faire des études comparatives.

La stabilité de Singapour peut-elle être affectée par les changements qui se sont produits dans la composition religieuse de la population ?

Il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Les changements qui se sont produits sur la scène religieuse de Singapour ont été lents et étalés sur une longue période de cinquante ans. C’est une évolution modérée et stable. En réalité, les changements sont mineurs particulièrement sur ces dix dernières années. Ce qui est important à Singapour c’est le maintien de l’harmonie religieuse.

La croissance du bouddhisme et du christianisme s’est produite aux dépens du taoïsme. Est-ce que ce déclin du taoïsme est une cause d’inquiétude ?

Non. La religion et les changements dans le domaine religieux ne sont pas des processus statiques mais dynamiques. Il y deux raisons à ce déclin. La première, c’est que beaucoup de gens qui ont changé de religion considèrent que le taoïsme n’est pas pertinent dans leur vie. La deuxième, c’est que notre système d’enseignement est basé sur un modèle occidental qui met l’accent sur la pensée rationnelle. Il y a donc un processus d’intellectualisation de la religion et de recherche d’une religion du livre. Je ne dis pas que le taoïsme n’est pas une religion rationnelle – c’est une religion qui possède un soubassement philosophique profond – mais ceux qui abandonnent cette religion la perçoivent comme irrationnelle. Ces dernières années nous avons vu l’établissement de la fédération taoïste de Singapour dont le but est de former les fidèles. En un sens, c’est une tentative d’intégrer et d’institutionnaliser la religion.

L’étude indique aussi que le christianisme est une religion qui possède une influence sociale et politique considérable. Puisque la plupart de ceux qui changent de religion se convertissent à la foi chrétienne, ce courant doit-il être suivi de près ?

Je pense qu’il est important de parler des titres de journaux qui ont mis l’accent sur la forte influence politique et sociale du christianisme. Il est vrai que les convertis au christianisme en tant que groupe socio-démographique sont plutôt mieux éduqués et viennent des classes socio-économiques plus hautes. Dans la société méritocratique de Singapour, ils font partie de ceux qui détiennent des positions sociales plus élevées. Par conséquent, on peut dire que des chrétiens sont en position d’influence, mais pas forcément le christianisme. C’est une distinction importante.

On doit aussi se souvenir que les chrétiens ne sont qu’une petite minorité de la population. Le rapport montre que l’augmentation du pourcentage des chrétiens (2,6%) depuis 1980 est marginale. Nous devons aussi faire la différence entre chrétiens actifs et chrétiens non actifs. Par exemple, environ 40% des chrétiens disent ne pratiquer leur religion chez eux que rarement ou pas du tout. De même, 25% des chrétiens ne fréquentent l’église que rarement ou jamais.

Enfin, ceux qui affirment n’avoir aucune religion et qui sont 14,3% de la population partagent les mêmes caractéristiques démographiques que les chrétiens. Eux aussi sont mieux éduqués que la moyenne de la population et viennent des classes socio-économiques les plus hautes. Il faut lire le rapport dans son ensemble pour comprendre une situation complexe dans son contexte.

Il y a une augmentation de ceux qui prétendent ne pas avoir de religion. Comment est-ce que cela affecte la force morale de la société ?

Ici aussi des explications sont nécessaires. Le rapport ne dit pas que ceux qui ne professent aucune religion sont immoraux ou moins moraux. Le nombre des Singapouriens sans religion n’a augmenté que de manière marginale (1,2% depuis 1980). Mais ce n’est pas une catégorie homogène.

Par exemple, le rapport montre que quelques Chinois qui se disent sans religion continuent à l’occasion de suivre certains rites religieux. On remarque aussi que ceux qui se disent sans religion sont plutôt les Chinois les plus éduqués. Les systèmes de croyances chinoises sont perçus davantage comme une philosophie et un mode de vie que des religions. Ainsi, il serait difficile de dire qu’il y a chez ces personnes une érosion du système des valeurs morales.

Il y a ensuite ceux qui considèrent la religion comme non-scientifique et invention humaine. Pour eux, il y a érosion de la croyance dans le surnaturel et perte de foi dans l’existence de forces d’un autre monde. Ce sont là quelques conclusions que je tire de ma recherche dans ce domaine.

Mais la morale, même clairement liée à la religion, n’a pas besoin d’être fondée sur la religion seule si on comprend celle-ci dans le sens habituel de croire en Dieu et dans les êtres surnaturels. Par exemple, beaucoup de gens ne considèrent pas le confucianisme comme une religion alors qu’il possède un système élaboré de valeurs morales. C’est pourquoi nous avons indiqué dans le rapport que cette relation était matière à débat. Cela deviendrait inquiétant seulement si les personnes qui appartiennent à cette catégorie n’avaient plus de valeurs morales, ce qui, je crois, n’est pas le cas.

Les Chinois, en tant qu’ethnie, ont les plus fortes proportions de conversion à d’autres religions. Est-ce qu’il y a des implications pour les générations chinoises à venir ?

La question est liée à la précédente. La religion n’est pas toute la vie d’une personne. La conversion d’un Chinois à une autre religion ne signifie pas qu’il perd sa culture chinoise. Pour les Chinois, la religion n’est pas un signe essentiel de reconnaissance ethnique ou d’identité. Nous devons faire une distinction entre coutumes et religion.

De plus, la plupart des gens n’ont pas pris en considération ce qui est pourtant un point essentiel du rapport, à savoir que les religions chinoises constituent encore la catégorie religieuse la plus importante de Singapour. Bouddhisme et taoïsme forment 67,8% de la population. Les Chinois n’abandonnent pas les pratiques et les rites traditionnels. Quelques rites traditionnels deviennent moins pertinents et ils évoluent. Traditionnellement quand les parents meurent, vous devez garder le deuil pendant trois ans et ne pas vous laver la tête pendant un an. Ce n’est pas praticable dans une société moderne. Aujourd’hui la période de deuil est plus courte mais l’essentiel de la tradition est toujours là même si sa forme a changé.