Eglises d'Asie

LES RELIGIONS A TAIWAN AUJOURD’HUI

Publié le 18/03/2010




Les tentatives d’empoisonnement de masse qui ont eu lieu récemment dans le métro au Japon, puis les enquêtes sur la secte religieuse Aum Shinri Kyo, ont eu un large écho à Taiwan où elles ont, en même temps, ouvert un examen de conscience. Les similitudes entre les sociétés japonaise et taiwanaise expliquent pour une part l’inquiétude qui s’est fait jour. C’est aussi la vitalité indubitable des mouvements religieux nouveaux – et des activités religieuses en général – à Taiwan, qui justifie que l’on s’interroge sur la façon dont ces mouvements réussissent ou non à s’intègrer dans le tissu social local (1).

On s’accorde à reconnaître que les mouvements religieux taiwanais ne s’inscrivent pas dans la même marginalité sociale que leurs homologues japonais. Davantage que leur éventuelle radicalisation, c’est plutôt le commercialisme à outrance des mouvements religieux taiwanais qui inquiète les observateurs, ou bien encore leur perte de substance doctrinale et de créativité sociale (2). Mais, si des tensions sociales se développaient, un tel manque de repères intellectuels pourrait entraîner des comportements violents et irrationnels (3).

Si, à bien des égards, la réalité sociale taiwanaise diffère de celle du Japon, elle soulève cependant des questions semblables quant aux relations entre dynamique religieuse et changement social. Ce processus d’interaction, actuellement à l’oeuvre, est bien connu : ces dernières années, de multiples études ont été publiées tant sur les caractéristiques de la religion populaire taiwanaise, ses croyances, ses pratiques et sa signification, que sur les nouveaux mouvements religieux et le renouveau bouddhiste. Cette abondance de travaux est d’abord le fait d’une nouvelle génération de chercheurs taiwanais qui revendiquent leur identité culturelle et historique.

Le résultat de ces études est précieux pour comprendre la société taiwanaise mais aussi pour saisir comment les sociétés chinoises dans leur ensemble articulent le religieux sur la modernité. S’il ne fait aucun doute que les religions taiwanaises ont leurs caractères propres, beaucoup des traits qu’elles révèlent aujourd’hui se retrouvent également en Chine continentale. Le renouveau religieux est un phénomène commun aux deux rives du détroit de la mer de Chine. La portée de ce phénomène et sa signification doivent être évaluées avec prudence.

FLUIDITE DES AFFILIATIONS RELIGIEUSES

En milieu chinois, déterminer les frontières entre affiliations religieuses est une entreprise toujours risquée et qui, dans une certaine mesure, n’a pas beaucoup de sens. Le concept de “religions diffuses” est largement utilisé par les observateurs, que ce soit pour définir la singularité d’un maillage entre rites sociaux et religieux, ou bien encore pour suivre la façon dont s’est réalisé au cours de l’histoire chinoise le mélange des différentes traditions et pratiques religieuses. A Taiwan, des enquêtes récentes confirment que, s’agissant de définir son affiliation religieuse, près de la moitié de la population se présente comme bouddhiste. Mais des questions plus précises, sur l’observation des croyances et des pratiques elles-mêmes, ramènent la proportion des bouddhistes à un chiffre de 7 à 15%. A côté de cela, 7% des personnes interrogées se disent taoïstes, et 29% se définissent comme appartenant à la religion populaire taiwanaise (4). Ce dernier fait est assez remarquable : le terme de “religion populaire” a été forgé par les sociologues et son usage propagé par les médias et les écoles de type occidental. Le recours à ce concept artificiel pourrait traduire la volonté d’affirmer une identité communautaire et culturelle.

En affinant les critères de définition des croyances et pratiques religieuses, on arrive à un chiffre de 65% environ de la population taiwanaise qui, à des degrés divers, appartiendrait au système religieux désigné comme “religion populaire” taiwanaise. Ce pourcentage, qui peut paraître élevé, laisse penser que la religion populaire est peut-être de plus en plus ressentie comme une des représentations du monde plutôt que comme l’objet d’une affiliation de fait. Il faut ajouter à cela que les croyances des adeptes des nouveaux mouvements religieux ne sont pas faciles à distinguer de celles qui caractérisent la religion populaire. Par conséquent, le terme de “religion populaire” recouvre aussi bien les croyants appartenant au milieu social et rituel traditionnel que des membres d’organisations de petite taille possédant une très forte conscience identitaire. Les degrés d’appartenance se manifestent en partie par la fréquence des visites aux lieux de culte: 51% des hommes et 42 des femmes déclarent ne jamais y aller ou très rarement. Mais la visite aux temples n’est qu’une pratique cultuelle parmi beaucoup d’autres. L’importance de ce critère ne doit donc pas être surestimée. De la famille aux organisations de grande taille, les entités et les lieux où le culte peut se dérouler sont nombreux.

Affiliations, croyances et pratiques

Les choses deviennent plus complexes encore quand on distingue clairement entre affiliations religieuses, croyances et pratiques. Selon une étude datant de 1992, 48% des gens ne s’identifient à aucune religion, mais 60% d’entre eux affirment croire en un ou plusieurs dieux et les prier. 78% des gens qui disent croire en un dieu se définissent comme croyants et pratiquants. 81% de ceux qui disent appartenir à une religion sans croire en un dieu (12% de l’ensemble) affirment qu’ils sont pratiquants. Finalement, 13% se disent sans affiliation religieuse, incroyants mais pratiquants (5). On comprend pourquoi les deux chercheurs qui ont effectué cette enquête concluent en suggérant que la véritable question est de déterminer ce que les termes de “religion”, de “bouddhisme”, de taoïsme” etc., signifient pour les gens ordinaires (6).

Un rapport du ministère de l’Intérieur de 1993 confirme cette conclusion (7). Utilisant des critères différents de ceux des sciences sociales, il établit que les clercs travaillant au sein des lieux de culte taoïstes sont au nombre de 100 000 (“taoïste”, ici, doit être compris dans le même sens que religion populaire ou taoïsme populaire). Ce chiffre se situe un peu au-dessus de 20 000 pour les clercs en charge du culte bouddhiste et de 30 000 pour l’ensemble (du clergé) des confessions chrétiennes (8). Ce même rapport, et d’autres sources avec lui, font ressortir l’augmentation rapide du nombre des temples, surtout depuis le début des années 80. On estime que le nombre des temples était de 4 000 en 1960 à Taiwan et qu’il est aujourd’hui passé à environ 15 000 (9). L’accumulation des richesses a rendu ces lieux de culte plus grands et plus richement décorés. Construire et décorer des temples sont aujourd’hui des activités qui rapportent. La quantité d’argent qui va aux activités religieuses et la gestion de ces sommes ont, ces derniers temps, suscité une certaine inquiétude (10).

En ce qui concerne le christianisme, 5% seulement des adultes se disent chrétiens à Taiwan. 60% d’entre eux appartiennent à diverses églises protestantes. Les formations les plus fondamentalistes continuent de croître alors que, depuis vingt-cinq ans, beaucoup de grandes Eglises, notamment l’Eglise catholique, stagnent. Ceci peut être en partie dû au fait que le christianisme reste considéré comme une religion “étrangère”. Ce caractère “étranger”, qui était un atout dans les années 50 et 60 quand la conscience nationale était encore faible, est devenu un trait négatif aujourd’hui parce que la fierté culturelle a été progressivement rétablie et qu’elle se renforce des succès économiques enregistrés. Cependant, l’influence du christianisme à Taiwan ne peut se mesurer simplement par la proportion des baptisés. Il est clair que son influence culturelle, sociale et éducative dépasse ses frontières institutionnelles. De plus, les idées et le symbolisme chrétiens sont quelquefois incorporés dans les nouveaux mouvements religieux et même, dans des cas marginaux, on retrouve son iconographie dans la religion populaire.

LA REDEFINITION DES FRONTIERES

La fluidité des affiliations religieuses est un trait général de la société chinoise. L’identité communautaire passe d’abord et est canalisée par un certain nombre de pratiques comportant des éléments religieux spécifiques. On peut pourtant se demander si cette image traditionnelle n’est pas affectée par le processus de changement social en cours. Dans le contexte taiwanais, la sphère religieuse se démarque de mieux en mieux quant à son contenu et ses fonctions et, très logiquement, ses modalités d’expression deviennent elles aussi plus distinctes. Ceci peut être démontré de plusieurs manières.

Comme nous l’avons dit plus haut, la “religion populaire” est de plus en plus reconnue comme un système religieux propre. Ceux qui s’en réclament affirment en même temps leur engagement vis-à-vis de la communauté taiwanaise dans son contexte historique et culturel actuels et cette appartenance à la “tradition” est pour eux un choix délibéré.

La quête d’une nouvelle identité bouddhiste

Il est vrai que le terme “bouddhisme” est un mot fourre-tout dont l’usage déborde largement les pratiques et les croyances qu’il désigne normalement. Il y a plusieurs raisons à cela : le bouddhisme jouit d’une légitimé qui est liée au fait que c’est un système de croyances répandu dans le monde entier. On peut donc lui associer le terme de “religion”, mot d’utilisation relativement récente en chinois et emprunté à un néologisme japonais de la fin du siècle dernier. A Taiwan, la longue période d’occupation japonaise (1895-1945) – hostile aux “superstitions” locales – a donné plus de légitimité encore au terme. De manière générale, le bouddhisme est perçu comme une religion “supérieure”, surtout dans le domaine de la morale : s’affirmer bouddhiste, c’est manifester d’une certaine manière des préoccupations éthiques dans la vie quotidienne. Le “taoïsme” est perçu comme un corps ésotérique de croyances alors que le bouddhisme est “exotérique”. Si l’on n’a pas été initié à un système doctrinal même restreint ou si l’on n’est pas membre d’une communauté taoïste bien structurée, on hésite à se définir comme “taoïste”.

Cependant, comme nous le montrerons plus loin, le bouddhisme contemporain lutte pour s’affirmer par rapport au syncrétisme traditionnel. Dans les anciennes pratiques, le bouddhisme institutionnel rassemblait toutes les dévotions sous le patronage bienveillant de la déesse Guanyin. A l’inverse, les écoles bouddhistes d’aujourd’hui s’efforcent d’affirmer le noyau fondamental de leur religion en encourageant l’étude des écritures classiques. Les bouddhistes sont aussi en train de construire un réseau international d’organisations bouddhistes embrassant non seulement la sphère culturelle du Mahayana ou Grand Véhicule mais aussi les pays appartenant à la tradition du Theravada ou Petit Véhicule. Il y a là un effort conscient pour renforcer les racines de la représentation bouddhiste du monde au sein de la société moderne (11). Les bouddhistes convertis se coupent de leur environnement social même si ce dernier est plongé dans des notions et des pratiques bouddhistes.

L’augmentation du nombre des personnes qui entrent dans la vie monastique illustre bien ce phénomène. En dix ans, ce nombre a augmenté de 700% (12). Un choix si radical semble attirer spécialement les jeunes diplômés de l’université. C’est par exemple le cas de la communauté qui entoure Maitre Wei-Chueh, l’un des nombreux maîtres bouddhistes de renom que l’on entend beaucoup à Taiwan. Il faut ici noter que, contrairement à d’autres maîtres qui mettent l’accent sur l’aspect international des doctrines bouddhistes, Wei-Chueh s’intéresse lui surtout à redécouvrir les racines chinoises de la doctrine chan (zen). Au début de 1995, sa communauté monastique était composée de 264 personnes dont 104 au moins avaient une formation universitaire de quatre ans. La communauté compte 67% de femmes. 37 membres ont moins de 21 ans, 174 entre 21 et 40 ans et 53 ont plus de 40 ans (13).

La composition sociologique d’une telle communauté laisse penser que l’attraction des techniques bouddhistes de la méditation n’est pas foncièrement différente de ce que l’on observe en Occident (14). Leur popularité en Occident pourrait même avoir inspiré leur expansion à Taiwan. Tous ces faits indiquent que le bouddhisme est en train de se détacher des formes plus populaires de la religion. Un tel courant s’accommode bien de la propension actuelle à satisfaire les besoins spirituels individuels plutôt que les contraintes de communautés bien structurées.

Religion et individualisation

L’affiliation à un nouveau mouvement religieux de petite taille peut aller de pair avec un processus parallèle d’individualisation. Surtout, il est certain que la tendance à spécifier plus clairement les frontières du religieux fait partie d’une évolution plus générale qui dessine de manière nouvelle les modèles sociaux d’affiliation. Les pratiques de la religion populaire sont fondamentalement celles d’une société rurale qui est, aujourd’hui à Taiwan, en train de disparaître. Entre 1950 et 1990, la proportion des gens travaillant dans l’agriculture est tombée de 60% à 15%. Par ailleurs, aujourd’hui, pratiquement 95% de la population de Taiwan vit dans des localités de plus de 20 000 habitants. Cela ne veut pas dire que les rites associés aux systèmes religieux traditionnels ont disparu, loin de là. Les cérémonies dans les temples sont plus nombreuses que jamais, et le pèlerinage à Mazu, qui a lieu le troisième mois du calendrier chinois, continue d’attirer des dizaines de milliers de pèlerins (15). Mais une sélection est généralement faite dans les rites et dévotions, sélection dont le contenu fait l’objet d’un choix individuel, en fonction des besoins de chacun.

L’anthropologue Li Yih-yuan, qui a étudié l’utilisation actuelle de l’almanach chinois, prétend qu’on le trouve encore chez 80% des familles chinoises. Son utilisation pour des événements collectifs tels que la détermination du calendrier des travaux de la ferme a pratiquement disparu. Mais sa consultation reste très répandue lorsqu’il s’agit de sonder la chance, de choisir un (pré)nom ou le temps propice pour un mariage. Une évolution semblable vaut pour la géomancie dont l’utilisation est généralement limitée à l’éloignement de la mauvaise fortune. De même, dans la métropole de Taipei, les diseurs de bonne aventure attirent spécialement les personnes jeunes et éduquées (16). Dire la bonne fortune peut être analysé comme une protectionfonctionnelle contre l’angoisse et la malchance, mais cette protection est dissociée de son arrière-plan originel, religieux et rituel.

Etudiant la signification sociale des rituels taoïstes, Li Feng-mao affine l’analyse : il note une importante perte de substance des “rites rouges”, c’est-à-dire ceux qui marquent les événements festifs tels que le mariage ou le nouvel an chinois. En contraste, les “rites blancs”, spécialement ceux qui accompagnent les funérailles, perdurent dans leur forme et leur contenu, rassemblant ce qui reste des anciens communautés autour du mystère ultime (17). On peut aussi noter la remarquable persistance des divers rites de conjuration utilisés généralement en cas de fréquentes maladies d’un enfant ou de cauchemars. Alors que le processus social général favorise les choix individuels plutôt que les loyautés traditionnelles, il arrive encore que les mécanismes de la douleur ou de la (recherche d’une) protection donnent sens aux affiliations et aux pratiques plus anciennes.

Une redéfinition des schémas mentaux

Pour résumer, la fluidité des affiliations religieuses peut ne pas avoir exactement la même signification que dans l’organisation ancienne (de la société). Les communautés traditionnelles avaient l’habitude de célébrer des rites

périodiques de régénération en ayant recours à des “spécialistes religieux” de confessions variées. De telles communautés n’ont pas entièrement disparu, et la persistance du culte entourant Wang Ye dans certaines régions du sud de Taiwan offre des exemples de rites qui renouvellent l’espace social en renvoyant au loin une divinité locale chargée d’emporter avec elle les forces malveillantes (18). Mais les modèles sociaux modernes, en général, ne permettent pas ce genre de revitalisation rituelle de la psyché du groupe social. Aujourd’hui, aussi bien la fluidité que les incohérences dans les affiliations religieuses observées par les enquêtes semblent plutôt témoigner d’une redéfinition en cours des schémas mentaux à travers lesquels les individus définissent leur environnement existentiel et social.

Une telle redéfinition peut impliquer des ruptures: c’est généralement le cas quand une conversion au christianisme ou à une secte bouddhiste non syncrétiste se produit. Il est intéressant de noter ici que la corrélation entre niveau (élevé) d’éducation et conversion au christianisme ou au bouddhisme est plus forte chez les femmes que chez les hommes (19). Ceci met en lumière le fait que la conversion implique souvent le rejet d’un modèle culturel englobant. Mais la redéfinition de l’identité religieuse d’un individu peut aussi se faire selon une solution de continuité. C’est largement le cas en ce qui concerne les “nouveaux mouvements religieux” : il y a continuité évidente entre les croyances et pratiques que ces mouvements utilisent et celles de la religion diffuse traditionnelle. En même temps, à un niveau plus intellectuel ou doctrinal, la plupart de ces mouvements mettent l’accent sur la singularité et l’originalité de la tradition chinoise dans son ensemble dont ils font l’arrière-plan de leur système particulier de croyances. Ces deux dimensions méritent qu’on les regarde de plus près.

DE LA RELIGION POPULAIRE AUX “NOUVELLES RELIGIONS”

Souvent les études anthropologiques offrent de la religion populaire une vision statique. La religion populaire était ce qui, avec des moyens typiques de sociétés rurales conservatrices, perpétuait un ensemble de rites et de croyances nécessaires à l’harmonie de la communauté. Les chercheurs taiwanais ne remettent pas en cause l’importance de l'”harmonie” comme valeur sociale ultime, mais la vision qu’ils offrent est plus complexe et plus dynamique. Un schéma de cette vision alternative illustre la façon dont les structures sociales nouvelles peuvent encore s’appuyer sur le patrimoine culturel traditionnel.

Des études récentes ont mis l’accent sur la créativité sociale et culturelle de la religion populaire, sur sa capacité à répondre aux défis que rencontre la communauté et à accompagner le changement social. Cela pourrait sans doute se dire de tout système culturel, mais ce caractère est particulièrement affirmé à Taiwan, pays d’immigration relativement récente et dont l’identité a dû être continuellement redéfinie selon les contraintes imposées par les pouvoirs successifs. L’étude des coutumes religieuses permet de retracer le cours des différents événements traumatiques qui, ensemble, constituent la mémoire historique des Taiwanais:

1-les luttes entre colonisateurs et aborigènes, entre les factions fidèles à la dynastie des Ming et les tenants de la nouvelle dynastie des Ching, entre Hakkas et Minnan, et d’autres clivages ethniques;

2-l’inclusion, tout au long du XIXe siècle, d’éléments messianiques, de l'”écriture spirituelle”, du végétarianisme. Tout ceci pouvant, en partie tout au moins, être rattaché à l’arrivée des réfugiés à la suite de la rébellion des Taiping et de la réaction sociale contre l’opiomanie (20);

3-la politique religieuse des autorités japonaises essayant, surtout après 1930, d’imposer de nouvelles croyances et pratiques;

4-l’installation, après la guerre, du gouvernement du Kouomintang et l’arrivée simultanée de plusieurs dirigeants religieux venant d’un peu partout en Chine : cette inflation soudaine d'”offre religieuse” influencera grandement les développements culturels des décennies suivantes.

La dynamique de la religion populaire

Les réponses offertes par la religion populaire sont variées et couvrent un espace assez large. Lin Mei-jung met l’accent sur le rôle joué par les “sphères de croyances”, c’est-à-dire les unités composées de bénévoles, organisées autour du culte d’une divinité et des retombées sociales adjacentes (21). Les associations de bénévoles sont en effet un trait important de la religion populaire; elles font passer la créativité religieuse dans la fabrication même du tissu social. Il faut noter en particulier que les associations de bénévoles sont à l’origine de l'”écriture spirituelle”, pratiquée dans les sessions rituelles et qui permet aux communautés de s’autoriser de (la sanction de) la divinité pour prendre des décisions ou faire valoir un code de comportement moral. Ce sont elles aussi qui sont à l’origine de cette forme spécifique du bouddhisme laïc connu sous le nom de zhaijiao qui s’est beaucoup développé à Taiwan au tournant du siècle. Il regroupe des laïcs, des marchands en particulier, désireux de vivre les préceptes bouddhistes à leur manière (22). S’inscrivant dans la tradition millénariste de la secte wu-wei fondée par Lo Qing (1443-1527), le mouvement zhaijiao a été le vrai canal de diffusion des écritures chan à Taiwan (23). Il a ainsi exprimé le réveil culturel d’un milieu social empêché par les conditions historiques d’acquérir un statut administratif et politique.

Face aux changements sociaux, la religion populaire a proposé de nouvelles sphères de croyances répondant aussi à l’émergence de modèles de solidarité nouveaux, nécessaires – par exemple – à la construction d’un bassin d’irrigation. Des mutations plus globales peuvent amener le changement du dieu-patron d’un temple (24). De façon générale, la popularité des divinités est fortement liée aux circonstances économiques et politiques. Sous les Qing, le commerce intensif avec le continent et une économie orientée vers l’agriculture ont contribué au culte très généralisé de Mazu, divinité de la mer, et du dieu de la terre, Tudigong. Un dieu aussi populaire sur le continent chinois que Guangong n’a été connu à Taiwan qu’après le surgissement des sentiments messianiques et nationalistes autour des années 1880, puis, après 1945, avec l’arrivée des réfugiés venant du nord de la Chine (25). Ceci étant, le culte d’une divinité est rarement une activité unidimensionnelle. En ce qui concerne le culte de Mazu, Lin Mei-jung fait remarquer que les pèlerinages de masse symbolisent la manière dont le mariage oblige les femmes à “émigrer” d’une famille à une autre, tout en élargissant le réseau des alliances familiales (26).

Les pratiques religieuses et la société civile

La religion populaire a une capacité d’exprimer et de transcender les perturbations causées par les traumatismes sociaux qui s’est encore manifestée à la fin des années 1980. A cette époque de mutation économique rapide pour Taiwan, les petites entreprises avec une main-d’oeuvre relativement nombreuse cédaient la place à des compagnies à gros capitaux et à main d’oeuvre restreinte mais hautement qualifiée. L’énorme augmentation des investissements improductifs et le sentiment éprouvé par les petits opérateurs économiques de ne plus être à la hauteur se traduisirent, entre autres, par une floraison de loteries illégales. En 1988, on estimait que 12% de la population adulte participait au dajiale, la forme la plus populaire de ces loteries (27).

Cette fièvre du jeu provoqua une extraordinaire montée en popularité de divinités et d’esprits restés jusque là marginaux: on leur prêta la réputation d’être plus perceptifs aux prières des parieurs que des figures du panthéon plus institutionnelles. Ce phénomène donna aussi naissance à d’innombrables méthodes de divination pour s’assurer les chiffres gagnants (28). La religion populaire taiwanaise contemporaine est quelquefois présentée comme une “culture de la chance” qui met fortement l’accent sur les techniques de manipulation des forces irrationnelles, suivant le modèle économique dominant du moment.

En bref, la création de nouvelles organisations et la reformulation des croyances sont des constantes de la religion populaire. On pourrait même dire qu’il n’y a finalement rien de si nouveau que cela dans les “nouveaux mouvements religieux”. Plus exactement, ces nouveaux mouvements agissent dans un contexte beaucoup plus flexible et dynamique que jamais auparavant, mais ils reformulent à l’intérieur de ce contexte le système de croyances déjà existant. La plupart de ces mouvements, quelle que soit leur taille, s’adonnent à l’écriture spirituelle, même s’ils ne l’admettent pas ouvertement (29). Un grand nombre d’entre eux mettent l’accent sur le culte de la “Mère éternelle” dont on retrouve la trace dans l’histoire des sectes en Chine. L’insistance fréquente sur une forme ou une autre de pratique végétarienne peut être liée à la tradition zhaijiao, particulièrement dans le sud de Taiwan. Dans les quartiers, d’innombrables petites organisations fonctionnent sur le vieux modèle des associations de bénévoles, sous la direction d’un leader et toujours sous la menace d’un schisme ou d’une disparition imminente, menace encore renforcée par l’instabilité qui caractérise les sociétés urbaines modernes.

L’héritage de la “religion chinoise”

Le style d’interaction sociale et le système de croyances sous-jacent que l’on peut trouver dans les “nouveaux mouvements religieux” peuvent alors être liés à l’histoire générale de la religion populaire taiwanaise. Cependant, un nouvel élément doit être pris en compte, qui est un sous-produit de l’élévation du niveau d’éducation, à savoir l’insertion explicite de la majorité de ces mouvements dans le cadre de la “religion chinoise” comprise comme l’amalgame des trois traditions religieuses majeures. En d’autres termes, alors que les pratiques de la plupart de ces groupes sont populaires et traditionnelles, leur discours plus intellectuel reflète le niveau d’éducation. Ce facteur était déjà évident dans les débuts du mouvement d’écriture spirituelle. Le contrôle de l’écrit reste aujourd’hui un grand enjeu. Ceci se manifeste dans l’obsession qu’ont la plupart de ces mouvements de publier les révélations obtenues par l’écriture spirituelle.

La référence explicite à la tradition de l'”unité des trois religions” est liée aussi à l’accent mis sur la culture chinoise par le gouvernement nationaliste. Il faut, ici, faire une distinction entre les “nouveaux mouvements religieux” de petite taille et ceux qui ont du succès. Les petits mouvements sont généralement fomentés par des gens anxieux de manifester leur charisme et leur réussite culturelle à une audience restreinte de disciples, l’élévation du niveau éducationnel faisant que la concurrence est de plus en plus difficile dans ce domaine. De plus, des organisations plus

importantes comme la “Société de la compassion” peuvent être analysées comme des fédérations lâches de chapitres locaux. Quant aux mouvements qui ont du succès, ils sont généralement initiés par des leaders qui viennent du continent et qui possèdent ou créent des liens avec les milieux politiques.

C’est le cas de Xuanyuanjiao, établi en 1957 par le député Wang Han-sheng; de Tiandejiao, fondé sur le continent en 1923 et enregistré légalement comme religion à Taiwan en 1989; de Tiandijiao, fondé par Li Yu-chieh en 1980 après un schisme d’avec Tiandejiao, et qui est le mouvement qui connaît la croissance la plus rapide. On estime le nombre de membres de Tiandijiao à plus de 100 000. Le charisme de son fondateur, la centralisation de sa structure, l’accent mis sur la vie de communauté, tout cela concourt à renforcer le prosélytisme du Tiandijiao.

Ces organisations, et d’autres qui seront mentionnées plus bas, prétendent mettre en avant le noyau essentiel de la doctrine universaliste du salut dont les éléments seraient disséminés dans tous les écrits qui, ensemble, constituent la tradition religieuse chinoise. Une telle revendication était particulièrement attrayante pour les jeunes intellectuels dans les années 70 et 80 à l’époque où l’affirmation culturelle était encouragée par les succès économiques. Bien qu’un tel courant de pensée reste encore fort, le processus continu d’occidentalisation autant que la relation de plus en plus conflictuelle entre les revendications identitaires “taiwanaise” et “chinoise” ont ralenti les progrès de ces groupes. D’un autre côté, leur institutionnalisation constitue un nouvel atout pour attirer des gens qui recherchent des réseaux sociaux étendus.

Une telle institutionnalisation amène à minorer l’écriture spirituelle et d’autres pratiques dérivées des coutumes populaires, et à mettre l’accent sur l’étude des classiques religieux et culturels. Une évolution continue peut alors amener de la fluidité de la religion populaire aux frontières des organisations institutionnelles par le canal des nouveaux mouvements religieux. De plus, la fonction transitoire jouée par les mouvements religieux de petite taille se manifeste dans le fait que quelques-uns de leurs adeptes peuvent évoluer plus tard vers des formes orthodoxes de bouddhisme : le mouvement facilite un premier contact avec les écritures bouddhistes qui, plus tard, se détachent des croyances et pratiques auxquelles elles étaient associées en premier lieu (30).

POLITIQUE ET RELIGION

Plusieurs observations dans cet article font allusion à la relation forte qui existe entre les phénomènes religieux et les configurations politiques. Cette affirmation demande à être davantage élucidée.

a-A un premier niveau d’analyse, il est assez clair que les fraternités religieuses jouent un rôle important pour tout politicien qui veut bâtir le réseau nécessaire à son élection. Traditionnellement, les chefs de ces groupes peuvent jouer le rôle d’agents électoraux chargés de distribuer les dons en argent liquide faits par le candidat pour montrer son appréciation. Les complexités de la politique locale font que de telles opérations sont plus que des opérations financières. Elles font partie d’une négociation globale entre des groupes d’intérêts divergents pour s’assurer des libéralités publiques. De la même manière, une campagne électorale ne peut que commencer avec des candidats adorant la divinité locale devant une petite foule de sympathisants et manifestant d’autres signes de loyauté à la représentation locale de la hiérarchie céleste.

b-A un niveau plus général, les études ethnologiques font remarquer que, en l’absence d’une sphère politique autonome, la religion populaire est le canal principal d’expression des identités sub-ethniques et, quand celles-ci régressaient parce que toute la population devait affronter la domination japonaise ou, plus tard, l’arrivée du gouvernement nationaliste, d’affirmation d’une spécificité taiwanaise (31). A l’époque des dynasties Ming et Qing, des émeutes populaires provoquées par la question de savoir quelles étaient les divinités qui devaient régner dans les temples principaux étaient les manières habituelles d’exprimer des rivalités économiques entre immigrants originaires de régions différentes. Les festivals et les cultes communautaires ont toujours été une manière d’exprimer, au moins symboliquement, la résistance d’une communauté locale aux contraintes imposées par le pouvoir central.

Quelques temples ont joué un rôle politique encore plus explicite. Pendant les années 1980, le temple de Lungshan à Taipei était surnommé “le sanctuaire de l’opposition” parce que c’était le lieu où toutes les manifestations de protestation se rassemblaient (32). Cependant, la constitution progressive d’une sphère politique ouverte peut avoir commencé à réduire le rôle de la religion populaire comme moyen d’exprimer les passions et les identités politiques. La politicisation en cours de la société taiwanaise est parallèle au mouvement, noté plus haut, qui fait que la fonction religieuse devient plus spécifique. Néammoins, il est clair que la religion populaire demeure un canal à travers lequel la société civile exprime si besoin est la dissidence, et par lequel elle échappe à la pression culturelle et politique exercée par les institutions d’Etat.

L’instrumentalisation de la religion

c-Du point de vue de ceux qui sont au pouvoir, l’interaction entre le religieux et le politique fonctionne dans un registre totalement différent. Dans le passé, il y a eu diverses tentatives de contrôler la religion de la part du parti nationaliste. Se débarrasser de la “superstition” et promouvoir une orthodoxie contrôlée par l’Etat n’ont pas été des soucis exclusivement réservés au régime communiste (33). Cependant, les alliances historiques du KMT (Kouomintang) avec des chefs religieux autant que la nécessité pour les nationalistes de se distinguer des communistes dans ce domaine, ont été des facteurs, parmi d’autres, qui ont limité l’efficacité de des tentatives.

Progressivement, la liberté religieuse est devenue la norme, en même temps que les libertés civiles ont augmenté au cours des années 80. Depuis lors, on peut même dire que le gouvernement nationaliste considère les valeurs et les traditions religieuses comme d’ultimes remparts contre ce qui est perçu comme une rapide détérioration de la moralité publique. En avril 1995, le président du yuan des examens, Chiu Chuang-huan, observait que les “religions chinoises” regroupaient plus de 80% de la population taiwanaise et étaient soutenues par des réseaux étendus d’associations de temples (34). Il déplorait qu’un tel réseau ne soit pas utilisé pour encourager l’éducation morale. Un tel discours met en lumière la persistance de la vision rationaliste dans l’idéologie du KMT. Chiu Chuang-huan avait des problèmes avec le peu de visibilité du pôle moral de la doctrine taoïste et demandait donc qu’on fasse des recherches pour distinguer les “superstitions” de l’essence de ce qui est honoré. La divinité populaire Guangong, ajoutait-il, doit être vue simplement comme personnalisant les vertus de justice et de fidélité.

Ce souci de reconstruire un sens de la moralité publique à l’aide des doctrines religieuses est exprimé de manière constante. En septembre 1994, le premier ministre Lien Chan et plusieurs membres de son gouvernement participaient à une célébration catholique pour l’Année de la famille près de Taipei (35). L’intérêt nouveau démontré par le gouvernement pour la religion et sa fonction morale peut expliquer la permission accordée il y a quelques années à l’université catholique Fu Jen d’ouvrir un département d’études religieuses. Des départements similaires sont en projet dans quatre universités bouddhistes. Entre autres choses, la possibilité donnée à certains détenus de droit commun de suivre une formation bouddhiste en prison a été particulièrement appréciée (36).

d-La sollicitude de l’Etat peut pourtant devenir un fardeau. Depuis plus de vingt ans, il y a des tentatives de passer une “loi sur les religions”, qui harmoniserait la variété de dispositions légales aujourd’hui en vigueur. Ce texte est toujours en discussion au parlement. Cependant, ce projet est très critiqué par les Eglises chrétiennes, protestantes et catholique. L’archevêque Lo Kuang a exprimé l’inquiétude que, sous le prétexte de superviser les activités extra-institutionnelles qui prennent place dans les temples, le gouvernement ne soit tenté de surveiller toutes les activités religieuses et les finances (37).

Le cas du Yiguandao

e-Comme nous l’avons déjà noté, la croissance des nouveaux mouvements religieux est souvent liée à des facteurs politiques. Li Yu-chieh, fondateur de Tiandijiao, mort en décembre 1994 à l’âge de 94 ans, fut tout au long de sa vie un propagandiste actif et une figure du patriotisme. Bien qu’il ait quitté le KMT quand on le força à fermer son journal indépendant, le Tiandijiao, qu’il a fondé à l’âge de 80 ans, a été quelquefois appelé “la religion du KMT” (38). Mais le cas du Yiguandao ou “Secte de l’unité” est certainement le plus intéressant. C’est la nouvelle religion dont l’impact a été le plus fort à Taiwan : bien que les chiffres actuels soient difficiles à estimer, le nombre de ses adhérents est certainement supérieur au total de toutes les confessions chrétiennes mises ensemble.

Yiguandao est affilié à la “Société du lotus blanc” et, bien que l’histoire de sa fondation soit obscure, la secte était active sur le continent dans les années 1920-1930. Elle fut interdite par le régime communiste en 1949 et accusée de collusion avec le gouvernement fantoche de Nankin. La position réelle de ses dirigeants à cette époque demeure une question très controversée (39). En tous les cas, Yiguandao fut interdit aussi à Taiwan en 1952, 1959 et de manière plus dure en 1963. Dès 1946, quelques-uns de ses chefs avaient commencé d’arriver à Taiwan. Des rivalités internes à l’organisation, la tradition du secret et les contraintes imposées par les prohibitions divisèrent le mouvement en un grand nombre de petites associations regroupant plusieurs autels de famille. Malgré tout, le mouvement a grandi, spécialement dans le sud de Taiwan, et conquis des villages entiers dans le district de Yunlin.

Les adeptes du Yiguandao ont été encouragés à créer de petites entreprises familiales et à développer des relations avec leurs ouvriers de façon à les insérer progressivement dans l’organisation. Dans les régions où la tradition du zhaijiao était répandue, l’écho rencontré par les pratiques végétariennes et le ton messianique de la secte n’ont fait que renforcer ces liens. De plus, quelques-unes de ces “entreprises religieuses” ont connu un développement spectaculaire, le cas le plus impressionnant étant celui du conglomérat “Evergreen” dont le directeur général, Chang Jung-fa, est un ami intime du président Lee Teng-hui.

Au milieu des années 60, le développement continu de la secte s’appuya aussi sur un autre facteur. Avec l’augmentation rapide de la population étudiante, l’organisation se concentra sur les universités les moins prestigieuses et fournit aux étudiants venus de la campagne, des logements et de la nourriture végétarienne à bas prix ainsi qu’un réseau de solidarité (40). (On estime que 90% des 5 000 restaurants végétariens de l’île sont tenus par le Yiguandao) (41). En même temps, la secte donnait à ces étudiants une initiation aux “études nationales” pour lesquelles l’intérêt devenait rapidement plus grand spécialement chez les grens qui montaient dans l’échelle sociale.

La légalisation du Yiguandao est très liée au conflit qui oppose les factions “continentale” et “taiwanaise” du KMT et le surgissement subséquent de candidats indépendants. Depuis 1983, Quelques candidats en difficulté se sont appuyés sur les réseaux du Yiguandao dans des circonscriptions où l’organisation est forte : ils sont devenus assez puissants pour activer la légalisation du mouvement en 1987. Une association nationale fut alors constituée bien que les divisions et les particularités locales demeurent très fortes. A l’heure actuelle, beaucoup de fonctionnaires du régime sont connus comme membres du Yiguandao. Le gouvernement est très déférent à l’égard de l’organisation. En mars 1995, le secrétaire général du président, Wu Po-shiung et d’autres hauts fonctionnaires participaient aux funérailles d’un dignitaire du Yiguandao (42).

En tout cas, le succès rencontré par le Yiguandao n’est pas seulement à mettre au compte de la chance. Il a une signification plus profonde. Le style Yiguandao illustre le pragmatisme de la faction taiwanaise du KMT qui est maintenant solidement au pouvoir, et celui des milieux sociaux qui la soutiennent. Ancrée dans les traditions et les systèmes taiwanais, elle est en même temps capable de tenir un discours général sur le caractère unique de la culture et des doctrines chinoises. Cependant, il faut aussi noter que l’institutionnalisation du Yiguandao s’est probalement faite en même temps que le nombre de ses membres s’était stabilisé. Aujourd’hui, le Yiguandao fait des efforts considérables pour s’implanter outremer. Ce facteur, typique de beaucoup de mouvements religieux taiwanais, est suffisament visible pour mériter l’attention, mais jusqu’à présent il n’y a pas beaucoup de documents sur la question (43).

Bouddhisme : un processus continu d’émancipation

f-Pour le bouddhisme taiwanais on peut parler d’une émancipation progressive à l’égard de la politique partisane, bien que cette évolution ne soit pas complète. Un tel processus doit être placé dans une perspective historique. A l’origine, le bouddhisme à Taiwan était divisé entre d’une part les sectes institutionnalisées importées du continent par la classe au pouvoir, et d’autre part diverses formes de bouddhisme laïc dont l’originalité a déjà été exposée. L’occupation japonaise mit en avant des sectes bouddhistes orthodoxes et une attitude d'”au-delà de ce monde” (44). Après 1947, l’afflux de moines qui avaient quitté le continent fut la cause d’une vigoureuse lutte pour le pouvoir.

En premier lieu, on peut noter l’influence des disciples de Tai Xu (1890-1947), moine qui, durant les années 30, s’était fait l’avocat d’un aggiornamento des doctrines et des institutions bouddhistes. A Taiwan, Yin-shun est le principal promoteur de ce courant et lui donne des fondements intellectuels et spirituels solides. Une réaction a suivi la création des associations bouddhistes officielles en 1952 et, en 1954, les écrits de Yin-shun furent sévèrement critiqués (45). Les associations bouddhistes contrôlées par le KMT étaient satisfaites du statu quo qu’elles ont maintenu sans être remises en question jusqu’au début des années 80. Cependant, à cette époque-là, plusieurs maîtres qui revendiquent la filiation de Yin-shun ont commencé à s’attirer l’attention du public. C’est le cas de Hsing-yun, fondateur de l’important centre monastique et culturel de Fokuangshan; de Sheng-yen qui milite activement pour la protection de l’environnement; de Cheng-yen dont la fondation Tzu Chi met l’accent sur un bouddhisme socialement engagé et capable de concurrencer les associations caritatives chrétiennes. Un tel courant n’est pas en contradiction avec le succès rencontré par les sessions chan et la recherche d’une libération spirituelle. Les communautés les plus attirantes semblent être celles qui enseignent une attitude existentielle selon laquelle “on doit travailler dans le monde dans l’esprit de quelqu’un qui le quitte”. Il est intéressant de noter que ceci est la caractéristique principale notée par l’auteur d’un article sur les religions de Taiwan publié en Chine continentale (46).

Un tel courant a donné au bouddhisme taiwanais une audience sociale et une indépendance sans précédent. Cependant, la prolifération de communautés rassemblées autour de maîtres spirituels en concurrence, les rend vulnérables à la manipulation politique. De plus, la critique sociale développée par le bouddhisme taiwanais reste très timide. Le chercheur Yang Hui-nan est connu pour demander avec force une approche plus radicale qui rendrait la tradition bouddhiste capable de mettre en question les structures capitalistes fondamentales de la société taiwanaise (47). Bien que minoritaires, ces idées sont de plus en plus répercutées. On peut trouver des positions similaires dans des milieux défendant une coopération interreligieuse plus audacieuse, même si leurs porte-parole ne rencontrent qu’une audience limitée à l’intérieur de leurs organisations respectives et de leurs Eglises.

La religion à Taiwan est une réalité vivante. La floraison des sociétés de bienfaisance, des pèlerinages, des retraites chan, des cérémonies dans les temples, des associations cultuelles témoigne des possibilités d’adaptation des croyances et des pratiques religieuses à la construction des communautés familiales, locales et politiques. En même temps, les croyances et les pratiques religieuses évoluent d’une manière qui est liée au processus de changement social en cours. Une telle évolution se déroule à l’intérieur du cadre procuré par la mémoire historique taiwanaise et la représentation du monde que l’on trouve dans les religions chinoises traditionnelles. Pendant les périodes de prospérité, ce cadre met l’accent sur l’accomplissement des pétitions individuelles dans le contexte de l’harmonie sociale et de l’affirmation culturelle. Cependant, les sentiments religieux populaires sont toujours chargés d’une vision millénariste qui pourrait être rapidement réactivée en période troublée.

Il est possible que le gouvernement veuille faire des religions de simples agents d’éducation éthique. Mais il est plus probable que les religions resteront un ferment de dissidence sociale, un canal à travers lequel la société civile continuera d’exprimer ses peurs et ses aspirations. Les métamorphoses de la religion dans la société chinoise contemporaine reflètent les questions qui

les habitent mais elles indiquent aussi que les pouvoirs politiques ne maitrisent pas facilement l’énergie qui coule des croyances et des pratiques religieuses.