Eglises d'Asie – Divers Horizons
LA DIASPORA VIETNAMIENNE EN FRANCE UN CAS PARTICULIER : LA REGION PARISIENNE
Publié le 18/03/2010
I – La situation de la diaspora vietnamienne dans le monde
A – L’émigration vietnamienne avant 1975
B – Les divers flux migratoires après 1975
C – La répartition des Vietnamiens dans le monde
1 – En Amérique
2 – En Europe
3 – En Océanie
4 – En Asie
5 – En Afrique et au Moyen-Orient
II – La communauté vietnamienne en France
A – Rapide historique de l’immigration vietnamienne en France
1 – Les Vietnamiens implantés en France avant 1954
2 – L’immigration de 1954 à 1975
3 – L’effondrement de Saïgon et l’arrivée des réfugiés vietnamiens
B – Estimations générales
III – La communauté vietnamienne dans la région parisienne
A – Essai de détermination du nombre de Vietnamiens
B – Répartition des Vietnamiens dans la région parisienne
C – La reconversion professionnelle
1 – Professions médicales et paramédicales
a – Les effectifs
b – Répartition dans la région parisienne
2 – Autres catégories professionnelles
3 – Les jeunes sans formation
D – Les conditions d’existence et l’intégration
1 – Les conditions d’existence
2 – Intégration et identité culturelle
a – Identité culturelle et génération nouvelle
b – Les associations.
« Pendant que leurs voisins Chinois, Japonais, Cham … se font une réputation de grands pêcheurs et d’aventuriers, les Vietnamiens vivent, autant que possible, le dos tourné à la mer. Même à la limite de la misère, ils s’accrochent obstinément à leurs champs qu’ils disputent parfois à l’Océan lui même … gardant à la terre ferme toute leur confiance et leur préférence » (1). Ces considérations, écrites au milieu des années 1960, étaient destinées à rendre compte de ce qui apparaissait à leur auteur comme un trait distinctif du peuple vietnamien, à savoir son attachement au sol natal et son peu de goût pour les aventures lointaines ou les expatriations définitives. Des siècles d’histoire au cours desquels ni les guerres sanglantes, ni les dominations étrangères, ni les famines n’avaient fait défaut, pouvaient être donnés pour preuves de la stabilité de cette population et des liens étroits qui la fixaient sur son propre sol. Il aura fallu des événements bien considérables, un ébranlement très profond, pour que ces liens se défassent. C’est la fin de la guerre avec l’installation d’un nouveau régime au Sud-Vietnam en avril 1975 qui servira en quelque sorte de détonateur. L’ébranlement qui se produit alors met un terme à une tradition millénaire. Un exode massif, inimaginable quelques années auparavant, va entraîner des centaines de milliers de personnes loin de leur terre natale. La diaspora vietnamienne qui jusqu’alors était limitée à quelque 170 000 personnes va se gonfler rapidement, atteindre en quelques années plus de deux millions de personnes et s’étendre dans le monde entier.
Ce dossier, sans s’attarder aux motifs et aux causes profondes qui ont provoqué la naissance et le développement de la communauté vietnamienne à l’étranger, s’appliquera à répondre à un certain nombre de problèmes qu’elle pose à l’observateur. Une première partie, après avoir analysé les divers flux migratoires qui l’ont formée et fait grossir, détaillera les divers pays du monde où elle s’est implantée.
C’est en France qu’ont commencé à s’établir et à vivre les premiers groupes de Vietnamiens hors de leur pays. La diaspora vietnamienne en France a même eu une grande influence sur l’histoire politique du Vietnam au 20ème siècle. Dans une deuxième partie, nous nous interrogerons sur l’effectif de l’immigration vietnamienne en France, interrogation qui, en partie du moins, restera sans réponse. Mais ce faisant, nous aurons décrit la formation et les couches de population successives à partir desquelles elle a été formée.
Enfin, la région parisienne étant le lieu de prédilection des Vietnamiens en France, c’est à la communauté vietnamienne qui s’y est établie que nous consacrerons notre troisième partie. Grâce à une enquête réalisée à Paris et dans la banlieue sur un échantillon particulier de l’émigration vietnamienne, nous essaierons de nous faire une idée des problèmes qui se sont posés aux Vietnamiens au moment de leur établissement et comment ils ont réalisé leur insertion dans la société française.
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I – LA SITUATION ACTUELLE DE LA DIASPORA VIETNAMIENNE
DANS LE MONDE
A – L’émigration vietnamienne avant 1975
Les Vietnamiens émigrés à l’étranger étaient peu nombreux avant 1975. Au nombre d’environ 160 000 – 170 000 personnes (2), ils avaient surtout élu domicile dans les pays de l’Asie du Sud-Est (50 000 en Thaïlande, 40 000 au Cambodge, 30 000 au Laos). En dehors de l’Asie, c’est en France qu’ils étaient le plus nombreux, environ 30 000 sans compter les quelque 4 000 implantés en Nouvelle Calédonie depuis la fin du siècle dernier (3). Ils n’étaient guère que 3 000 aux Etats-Unis. Au cours des deux décennies qui ont précédé 1975, les « Viêt Kiêu » (Vietnamiens émigrés), venant tous du Sud-Vietnam, firent leur apparition dans un petit nombre d’autres pays occidentaux, la plupart du temps pour y poursuivre des études supérieures. Ils choisirent souvent pour cela des pays francophones comme le Canada, la Belgique, la Suisse. Certains allèrent aussi poursuivre des études dans les universités d’Australie, d’Allemagne occidentale et du Japon. Ce dernier pays jouissait d’une longue tradition d’accueil des étudiants vietnamiens.
B – Les divers flux migratoires après 1975
L’effondrement de l’ancien régime du Sud-Vietnam, en mars-avril 1975, fut accompagné d’un mouvement d’émigration sans précédent dans toute l’histoire du Vietnam. La première vague de réfugiés évacués par les forces armées américaines était essentiellement composée de civils et militaires appartenant, pour la plupart d’entre eux, aux classes dirigeantes de l’ancien régime ou aux milieux aisés (cadres, officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, banquiers, financiers, industriels, intellectuels, médecins, pharmaciens, dentistes, ingénieurs, commerçants, etc). Selon les statistiques de l’O.N.U. qui concordent avec celles dressées par Hanoï, le nombre de ces réfugiés de la première heure s’est élevé à 143 000 (4).
Après la réunification du Vietnam proclamée en juillet 1976, plusieurs vagues d’émigration clandestine se sont succédées, provoquées par les diverses mesures politiques qui ont marqué la progressive radicalisation de la socialisation au Sud-Vietnam: confiscation des biens et représailles exercées contre les « capitalistes compradores » et les « capitalistes commerçantscollectivisation des terres durant les années 1978-1979, la guerre sino-vietnamienne (février-mars 1979), accompagnée de l’expulsion sans ménagement de 276 000 Chinois du Nord-Vietnam vers la Chine. A partir de la mi-juillet 1978, sans que le mouvement d’émigration clandestine ne s’interrompe, une forme particulière de départ par voie maritime a vu le jour. Elle fut qualifiée à l’époque de semi-officielle (ban chinh thuc), puisque favorisée et organisée en sous-main par les autorités vietnamiennes (5). Cette forme semi-officielle de départ concernait en premier lieu les « sino-vietnamiens » qui, moyennant une forte somme payée à l’administration locale et à l’organisateur du voyage pouvaient s’embarquer pour l’étranger sur des embarcations de fortune. Cependant, beaucoup de personnes d’ethnie vietnamienne, réussirent à s’expatrier en même temps que les sino-vietnamiens dont le départ était favorisé par les autorités. Ces départs semi-officiels se prolongèrent longtemps après 1980.
Si la première vague de réfugiés était surtout composée de membres des classes dirigeantes et aisées, dès 1979 l’origine sociale de ceux qui prennent la route de l’exode est beaucoup plus large: beaucoup désormais appartiennent aux classes moyennes et populaires. Une enquête effectuée par le HCR (en juillet 1979) dans les camps de réfugiés de Pulau Bidong, la trop célèbre île de Malaisie, révèle que parmi les 11 135 pensionnaires vietnamiens (sur un total de 40 000 réfugiés sino-vietnamiens entassés dans ces camps), on comptait 2 525 militaires, 958 fonctionnaires, 115 médecins, 82 pharmaciens, 68 dentistes, 282 infirmiers, 263 ingénieurs, 565 ouvriers électriciens, 6 277 travailleurs appartenant à diverses catégories, menuisiers, paysans, pêcheurs, tailleurs, petits commerçants, etc.
Lors de la relance des mesures de socialisation systématique dans les années 1983-1985, les « boat-people » vont désormais se recruter dans les masses populaires (petits fonctionnaires, artisans, petits commerçants, paysans, pêcheurs, ouvriers, autres travailleurs manuels, etc). Les sommes exigées d’eux par les organisateurs de voyage ont baissé. De 8 à 12 taëls d’or en 1978-1980, le prix d’une évasion a été ramené à 2 ou 3 taëls (un taël=37,50 grammes) dans les années 1983-1990. Pourtant, il arrive souvent que faute de moyens, seul le chef de famille, ou à défaut un fils aîné réussisse à s’embarquer. Arrivé à destination, il entreprendra les démarches nécessaires pour faire venir toute la famille.
Durant les dix premières années, de 1975 à 1985, le Haut-Commissariat aux réfugiés a enregistré plus de 650 000 arrivées de boat-people sur les côtes des pays de premier asile de l’Asie du Sud-Est. Des dizaines de milliers d’autres Vietnamiens partis durant cette période ne sont jamais arrivés à destination, victimes des tempêtes, du soleil, des pirates thaïlandais ou malaisiens, des garde-côtes vietnamiens ou malaisiens, et de l’indifférence des navires marchands naviguant sur les eaux de la mer de Chine méridionale. Les experts du Haut-Commissariat aux réfugiés ont estimé que 20 ou 30 % des boat-people ont péri en mer. Ainsi en dix ans, environ un million de Vietnamiens ont fui leur pays pour chercher refuge à l’étranger.
De nouvelles voies d’accès à l’Occident présentant moins de risques furent ouvertes aux Vietnamiens à partir de 1979, date à laquelle se réunit à Genève une conférence internationale réunissant 46 Etats concernés par le problème des réfugiés. Dans l’intention de dissuader les départs clandestins du Vietnam et favoriser le regroupement familial, la conférence mit sur pied un programme de départs réguliers à partir du Vietnam, appelé ODP (Orderly Departure Program). Grâce à celui-ci, à la fin de l’année 1992, 380 000 Vietnamiens avaient quitté le Vietnam par voie aérienne. 60 % d’entre eux se sont établis aux Etats-Unis, 40 % dans d’autres pays dont la France, l’Allemagne occidentale, l’Australie, le Canada etc.). C’est au titre de l’ODP que les Etats-Unis ont obtenu du gouvernement vietnamien l’autorisation de faire émigrer un certain nombre de leurs anciens collaborateurs ayant passé un certain temps dans les camps de rééducation, ainsi que leurs parents proches.
A partir de 1980, un certain nombre d’autres Vietnamiens ont quitté le Vietnam à la faveur de la politique d’exportation de main d’oeuvre adoptée par le gouvernement vietnamien. 240 000 jeunes, âgés de moins de trente ans, furent ainsi envoyés dans les pays socialistes de l’Europe de l’Est (6) et en U.R.S.S.. 72 000 avaient été embauchés en Union Soviétique, 60 000 en Allemagne de l’Est, 30 000 en Pologne, 30 000 en Tchécoslovaquie, 20 000 en Albanie, 13 500 en Bulgarie, 5 000 en Hongrie, etc. Beaucoup de ces travailleurs ont été rapatriés au terme de leur contrat et après l’effondrement du régime socialiste en Europe de l’Est et de l’URSS. Cependant un certain nombre d’entre eux sont restés sur place, environ 100 000.
De la main d’oeuvre vietnamienne a aussi été envoyée et continue d’être envoyée dans certains pays du Moyen-Orient. Avant la guerre du golfe persique de 1991, il y avait seize mille travailleurs vietnamiens en Irak.
C – La répartition de la diaspora vietnamienne dans le monde
Selon des statistiques établies par le Haut commissariat aux réfugiés, plus de deux millions de Vietnamiens sont aujourd’hui dispersés dans près de 80 pays du monde (7):
1 – En Amérique: 1 150 000 Vietnamiens répartis comme suit:
a – Amérique du Nord: 1 100 000 personnes (Etats Unis: 950 000 – Canada: 150 000)
b – Amérique latine: 15 000 personnes (Mexique : 2 000, Brésil: 1000, Cuba : 2 000 personnes venus en ce pays dans le cadre de la « division du travail des pays socialistesChili: 500, etc)
2 – En Europe:
a – Communauté économique européenne (CEE): 356 000 Vietnamiens
– France: il est probable que le chiffre de 200 000 cité généralement (8) est surestimé. Ce chiffre sera discuté ultérieurement.
– Allemagne : 100 000 (9)
– 56 000 Vietnamiens se sont établis dans dix autres pays membres de la CEE: 25 000 au Royaume Uni, 10 000 aux Pays Bas, 7 000 en Belgique, 5 000 en Italie, 5 000 au Danemark etc …
b – Europe du Nord: 15 000 Vietnamiens (Norvège: 7 000, Suède: 5 000, Finlande: 3 000. Ces deux derniers pays ainsi que l’Autriche sont devenus membres de la C.E.E., depuis le 1er février 1995)
c – Autres pays d’Europe à économie libérale: La Suisse a accueilli 6 000 Vietnamiens, l’Autriche 3 000, la Turquie 2 000, etc…
d – Dans les ex-pays socialistes de l’Europe de l’Est et l’ancienne URSS, il reste encore 100 000 Vietnamiens envoyés dans ces pays comme travailleurs (10)
3 – En Océanie (sauf la Nouvelle Calédonie):
En Océanie se sont établis 168 000 Vietnamiens essentiellement répartis entre l’Australie où ils sont 160 000 et la Nouvelle Zélande qui en accueille 8 000.
4 – En Asie
a – Asie orientale: on y trouve plus de 300 000 Vietnamiens, presque tous d’ethnie chinoise:
– Chine: 276 000
– Taïwan: 15 000
– Macao : 4 500
– Japon : 6 000
– Corée du Nord: 2 000 travailleurs vietnamiens.
– Corée du Sud : 1 000 travailleurs expatriés en 1992, 2 000 en 1994, 5000 prévus en 1995.
b – Asie du Sud-Est: 250 000 Vietnamiens
– Thaïlande: 120 000
– Cambodge : 100 000
– Laos : 10 000
– Philippines: 5 000 Vietnamiens d’origine chinoise
– Indonésie : 2 000 Vietnamiens d’origine chinoise
– Singapour : 2 000 Vietnamiens d’origine chinoise
– Malaisie : 1 200 Vietnamiens d’origine chinoise
A cause de la situation politique, il est difficile de déterminer avec exactitude la nombre de Vietnamiens vivant au Cambodge et au Laos. Selon les statistiques diffusées par Hanoi, les « Viêt Kiêu » implantés en ces pays seraient au nombre de 100 000 pour le Cambodge et 10 000 pour le Laos. Cependant, selon les observateurs occidentaux ce chiffre serait très nettement sous-évalué. Il dépasserait largement le double de l’estimation officielle. D’après Bernard Hamel rédacteur en chef de « Reflets d’Asie » et d’autres experts occidentaux dans ce pays, il faudrait situer ce chiffre entre 400 et 500 000.
c – Asie du Sud: 3 600 vietnamiens de religion hindoue ou musulmane (2 000 en Inde , 1 000 au Pakistan, 500 au Bangladesh, etc)
5 – En Afrique et au Moyen Orient: près de 7 000
a – Afrique: Les 2 000 Vietnamiens établis en Afrique, dont 1 000 en Algérie et 500 au Maroc, sont pour la plupart des cadres, des techniciens ou des ouvriers qualifiés, venant souvent du Nord-Vietnam.
b – Moyen-Orient: plus de 4 000 travailleurs « expatriés », dont la plupart sont des ouvriers non qualifiés. Ils sont 2 000 en Irak, 1000 en Iran et 1 000 en Egypte.
On peut donc estimer à plus de 2,3 millions, les Vietnamiens vivant aujourd’hui hors de leur pays. Parmi eux, 300 000 sont d’origine chinoise, installés surtout en Asie. Dans le cadre de cet article, nous concentrerons notre attention sur la communauté vietnamienne en France, plus particulièrement à Paris et en Ile de France.
II – LA COMMUNAUTE VIETNAMIENNE EN FRANCE
Il est très difficile de déterminer avec précision le nombre de Vietnamiens vivant en France pour un certain nombre de raisons dont on peut énumérer les principales. En premier lieu les statistiques sont globales et portent le plus souvent sur les immigrants d’origine indochinoise sans préciser leur origine nationale. Ainsi récemment, l’INSEE a publié un livre « Les étrangers en France » (11) fournissant le nombre total de Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens qui en 1994 avaient été naturalisés français, à savoir 75 000, sans en indiquer la répartition entre les diverses nationalités.
Par ailleurs, les statistiques sont rares, dispersées et manquent de continuité. Bien plus, elles ne concordent pas en fonction des diverses sources. Elles sont inexistantes pour des périodes entières et souvent partielles même pour une époque toute récente. C’est ainsi qu’on ignore encore le nombre d’immigrés vietnamiens illégaux, particulièrement ceux qui sont venus en France, après l’effondrement des pays socialistes de l’Europe de l’Est (1990) et de l’Union soviétique: la seule indication est donnée par des rapports du C.I.M. (Comité intergouvernemental pour les migrations) qui évaluent à 80 000 le nombre de réfugiés indochinois en situation illégale, sans davantage préciser la nationalité.
L’évaluation de la population d’origine vietnamienne en France est encore compliquée par le fait qu’une fois naturalisés, les étrangers disparaissent des statistiques des immigrés et se fondent dans la foule des français de souche. Enfin une dernière difficulté réside dans le fait que beaucoup de Chinois sont arrivés en France sous la nationalité vietnamienne, cambodgienne et laotienne. Aucune statistique officielle n’indique leur proportion, qui est sans doute très forte, au sein des divers groupes nationaux de l’ancienne Indochine.
Malgré ces redoutables difficultés, un certain nombre d’auteurs ont essayé de parvenir par diverses méthodes à une estimation raisonnable, tels le sociologue Lê Huu Khoa (12), les journalistes Christophe Lonviny (13) et Christian Jelen (14), un statisticien et économiste Trân Van Tong (15). C’est ce dernier qui propose l’évaluation la plus élevée. Selon lui le nombre de Vietnamiens serait de 250 000. Il nous semble que ce chiffre est surestimé aussi bien que celui de 200 000 avancé par d’autres auteurs. En nous livrant à une étude historique de l’immigration vietnamienne basée sur les statistiques du ministère de l’Intérieur (16), il sera possible de cerner de plus près la réalité sans, cependant, espérer parvenir à des estimations définitives et certaines.
A – Rapide historique de l’immigration vietnamienne en France
1 – Les Vietnamiens implantés en France avant 1954
a – Les soldats ouvriers des deux guerres mondiales
– C’est à l’occasion des deux premières guerres mondiales que s’est formé le premier noyau de l’immigration vietnamienne en France. Le premier contingent est arrivé à l’occasion de la première guerre de 14-18. Les Vietnamiens formaient la grande majorité des 50 000 Indochinois recrutés sur le territoire du Vietnam et du Cambodge (on comptait moins de 2 000 cambodgiens) pour participer à l’effort de guerre de la métropole soit dans le service armé, soit dans le service non armé. On les a appelés les « soldats-ouvriers » (Linh tho). Au 1er octobre 1918, ils étaient encore 42 840 employés dans divers secteurs de l’industrie militaire (16). Après leur démobilisation, certains se sont reconvertis dans l’industrie civile et dans l’artisanat. Malheureusement, il n’existe aucune statistique permettant de se faire une idée du nombre respectif de ceux qui se sont implantés en France et de ceux qui ont regagné leur pays d’origine à plus ou moins brève échéance.
On en est réduit à constater que ce sont ces « soldats-ouvriers » qui après la guerre de 14-18 ont constitué les premiers embryons de la population vietnamienne en France, sans pouvoir en déterminer son ampleur exacte. Pour se faire une idée de cette première immigration,il faut ajouter aux restes des soldats-ouvriers de la guerre 14-18, un certain nombre de leurs compatriotes recrutés, dès avant la guerre et après, par les grandes compagnies de navigation pour travailler comme marins, cuisiniers, boys, sur les lignes coloniales. C’est ainsi que Hô Chi Minh est arrivé à Marseille, sans doute en septembre 1911. Après la première guerre, les Vietnamiens en France ont essentiellement constitué une main d’oeuvre ouvrière et artisanale. On les trouve dans des usines textiles, dans certains ateliers de laqueurs à Paris et dans la région parisienne. Ils sont aussi employés à la construction de chemins de fer du nord de la France et dans divers artisanats. C’est grâce à eux que les premiers restaurants vietnamiens ont vu le jour à Paris et dans certaines grandes villes de province comme Bordeaux.
– A l’exception des catégories précitées, dans la période de l’entre deux guerres, les Vietnamiens arrivés en France ont été peu nombreux. Ce sont presque tous des étudiants issus en majorité de familles de riches propriétaires terriens cochinchinois, ou encore de familles de lettrés tonkinois. Les étudiants d’origine pauvre sont rares. Ici aussi, les statistiques sont défaillantes. On sait seulement que la plupart des 200 Vietnamiens arrivés en France en 1926 et 1927 y étaient venus poursuivre des études supérieures.
– En 1939, au début des hostilités de la seconde guerre mondiale, 20 000 travailleurs vietnamiens, la plupart originaires du Nord-Vietnam sont introduits en France au titre de la M.O.I. (Main d’oeuvre Indigène) tandis que 8 000 autres sont recrutés et amenés en métropole comme tirailleurs. Mais quelques mois après leur arrivée, la France était occupée par les Allemands. Quelques-uns des soldats ouvriers, environ 4 500, purent être rapatriés rapidement après l’armistice. Les autres restèrent dans des camps de la zone Sud. L’incertitude règne aussi sur leur sort. Selon les archives de la SLOFTOM (Service de liaison entre les Originaires des Territoires d’Outre-mer) (17), les soldats-ouvriers vietnamiens étaient encore 13 800 en janvier 1946 , date à laquelle commencèrent une série de rapatriements qui durèrent jusqu’en janvier 1951. A cette date, ils n’étaient plus que 3 000.
b – Après la deuxième guerre mondiale jusqu’en 1954
– A cette étape de l’histoire, c’est-à-dire au sortir de la deuxième guerre mondiale, nous pouvons nous faire une idée du chiffre de la population indochinoise en France (en majorité vietnamienne) grâce à une note de la Sûreté de l’Indochine datée de juillet 1945 (18). En plus des immigrés des deux guerres mondiales restés sur place, la population vietnamienne de cette époque comprend des anciens employés de grandes lignes maritimes, des employés de maison, 200 étudiants dont beaucoup vont repartir au Vietnam, et 150 Vietnamiens exerçant des professions libérales. Le nombre des membres de la communauté vietnamienne est estimé, toutes catégories confondues, à 27 350. Ce chiffre va baisser de dix mille dans les années qui suivent avec le rapatriement des soldats-ouvriers cités plus haut. On peut donc estimer que le nombre des Vietnamiens en France au début des années cinquante ne dépasse pas 15 000. Beaucoup parmi eux ne sont pas de véritables immigrés, en particulier les étudiants. A cause du retour de beaucoup au pays ainsi que des naturalisations, c’est un chiffre qui ne progressera pas jusqu’aux années 1960. Il va même baisser. En 1962, les statistiques du ministère de l’Intérieur ne mentionneront encore que 6 853 ressortissants vietnamiens en France.
– Durant toute la guerre franco-vietnamienne jusqu’aux accords de Genève, beaucoup d’étudiants vietnamiens sont venus en France pour faire leurs études supérieures. Certains d’entre eux se sont implantés définitivement en France. Après les accords de Genève de 1954, un fort contingent de Vietnamiens de nationalité française ainsi que d’Eurasiens furent rapatriés en métropole. Il n’est guère possible de chiffer avec précision ces mouvements de population. On sait cependant grâce à de très nombreux témoignages que la vie associative des Vietnamiens en France à cette époque est très forte. De nombreux Vietnamiens militent dans divers mouvement politiques orientés vers l’indépendance.
2 – L’immigration de 1954 à 1975
Au début des années 1960, face à la menace de guerre subversive, certains bourgeois saïgonais ont préféré transférer progressivement leurs biens en France pour préparer une émigration éventuelle. Des étudiants sud vietnamiens (boursiers des gouvernements français ou vietnamiens, non-boursiers), malgré l’escalade de la guerre subversive en 1965, ont été autorisés à venir chaque année en France pour y poursuivre leurs études supérieures. Après l’offensive générale du « Têt Mâu Thân« , (le premier jour de l’année du Singe), suivie des négociations de paix à Paris (1968-1973), un grand nombre de bourgeois saigonais sont venus s’établir en France. Il est arrivé que leurs enfants soient envoyés en précurseurs, évitant ainsi le service militaire et préparant la venue de leurs parents et de leurs proches. L’ampleur de ce mouvement est illustré par les statistiques du ministère de l’Intérieur:
Ces données montrent que dès 1974 le nombre de Vietnamiens en France était en passe de doubler le chiffre de 1962. Ce gonflement soudain est significatif de l’aggravation de la guerre et du peu de confiance accordé au régime politique du Sud.
3 – L’effondrement de Saigon et l’arrivée des réfugiés vietnamiens en France
L’établissement du régime communiste au Sud-Vietnam 1975 et le brusque afflux de réfugiés en France vont modifier profondément le visage de la population vietnamienne vivant en France. Le tableau ci-dessous fait mesurer le changement de nature qui s’effectue à l’intérieur de cette diaspora à partir de 1975.
En cinq ans, plus de 22 300 Vietnamiens ont demandé le statut de réfugié politique en France. Parmi eux, 19 416 recensés par la Croix-Rouge, venaient du Vietnam ou des camps de réfugiés du Sud-Est Asiatique. Différents des ancien résidents vietnamiens en France par leur dénuement à leur arrivée, leurs opinions politiques, leur expérience de l’histoire du Vietnam, ils constituent une communauté différente et entretiennent des rapports mitigés avec leurs compatriotes arrivés en France auparavant. 1975 est une date qui départage désormais deux catégories de Vietnamiens en France. Ceux qui sont arrivés avant et ceux qui sont arrivés après.
a – Les anciens résidents vietnamiens en France
La population des anciens résidents en France va elle-même subir de profondes modifications. Comme le montrent les statistiques, le nombre de détenteurs de passeports vietnamiens va peu à peu diminuer. Ils étaient 14 196 en 1975; ils ne sont plus que 12 168 en 1980. Un certain nombre – parmi eux, beaucoup de ceux qui ont émigré en France au moment des accords de Paris et après – a demandé le droit d’asile en France.
Pourtant, en 1975, comme l’explique le livre du docteur Nguyên Ngoc Hà, qui fut chargé d’affaires auprès des Vietnamiens à l’étranger (19), une grande partie d’entre eux « espère qu’au lendemain de la libération (du Sud-Vietnam), ils rentreront reconstruire leur patrieMais, selon le même auteur, « en raison du changement de situation, la plupart ont résolu de se fixer longtemps ou définitivement en France ». Selon des informations diffusées par l’Association des Vietnamiens en France », seulement 10 % d’entre eux avaient demandé la nationalité française avant 1975. D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur, de 1970 à 1975, moins de 500 ressortissants vietnamiens avaient été naturalisés français. De 1976 à 1980, ce nombre s’élèvera à plus de 2 000, c’est à dire quatre fois plus.
Les raisons de cette attitude sont relativement bien connues. Avant 1975, une majorité de résidents vietnamiens en France soutenait inconditionnellement les dirigeants de Hanoi et du Front national de libération du Sud-Vietnam, après avoir sympathisé avec la cause viêtminh durant la guerre d’indépendance. La réunification du Vietnam souleva chez eux un grand enthousiasme, enthousiasme qui n’a pas tardé à s’émousser. L’absence de liberté et de démocratie constatée à leur arrivée au pays par les quelques « Viet Kiêu » qui, dès le début, se portèrent volontaires pour revenir travailler dans leur patrie, causa souvent chez eux une grande déception. D’autres plus sages, vinrent d’abord observer comme touristes la situation de leur pays et n’éprouvèrent plus aucun désir de s’y établir. Malgré tout, ce fut surtout l’arrivée en masse des réfugiés vietnamiens à partir de 1978, qui contribua à écarter les anciens résidents vietnamiens en France des nouvelles autorités de leur pays, sans toutefois leur faire adopter les sentiments violents éprouvés par les anciens « boat-people ». Cet éloignement a pu notamment être observé dans certaines revues vietnamiennes autrefois proches de Hanoi, qui changèrent peu à peu de ton et passèrent bientôt à une critique quelquefois agressive du nouveau régime.
b – Les diverses vagues de réfugiés
Les réfugiés vietnamiens, après leur arrivée dans les pays de premier asile de l’Asie du Sud-Est, lorsqu’ils ont eu la possibilité d’opter pour un pays d’asile définitif, n’ont pas privilégié la France. Selon diverses observations et sondages effectués dans les camps de réfugiés, 91 % des réfugiés ont exprimé le désir d’aller s’établir aux Etats-Unis. En fait, cette nation a été de loin le plus grand pays d’accueil. L’Australie a été demandée comme terre d’asile définitif par 6% des pensionnaires des camps, le Canada par 2 %, l’Europe par 2%. La France n’a été choisie que par 1,5 % des Vietnamiens réfugiés.
La France, malgré son long passé historique commun avec le Vietnam, a souvent été placé en presque dernière position dans le choix exprimé par les réfugiés. Ceux qui l’ont élu comme première destination avaient certains motifs précis, le regroupement familial, des diplômes acquis en France ou pouvant obtenir une équivalence en France (médecins, dentistes, pharmaciens), un goût, acquis au Vietnam, pour la littérature, la culture et le mode de vie français. Il est arrivé aussi que certains boat-people, en prédominance du sexe masculin, souvent célibataires de 14 à 25 ans, sans formation professionnelle et de bas niveau d’instruction, ont d’abord été déboutés de leur demande d’asile dans d’autres pays. Pour quitter le plus tôt possible les camps de réfugiés de premier accueil, ils ont saisi la chance offerte par la France.
Au total, du mois de mai 1975 au 31 décembre 1990, la France a accueilli 42 694 réfugiés vietnamiens, ce qui représentait le 1/3 des réfugiés d’Indochine arrivés en France durant cette période (126 100) (statistiques de France-terre d’asile). On peut ainsi analyser les différentes étapes de l’arrivée des réfugiés vietnamiens en France:
– Première vague 1975 – 1977 (5 270 personnes)
Pour ces trois années, les statistiques de France-terre d’asile mentionnent 5 270 réfugiés vietnamiens arrivés en France. Selon les statistiques du ministère des Affaires étrangères pour cette même période, ils sont 7 652 Vietnamiens à avoir demandé le statut de réfugié à l’O.F.P.R.A. (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Cependant ce chiffre ne représente pas seulement ceux qui sont arrivés en France durant ces années, puisque il englobe aussi des anciens résidents vietnamiens qui n’ont pas voulu garder leur passeport vietnamien et se sont placés sous la protection de l’Office.
Les réfugiés arrivés durant cette période font partie de la première vague de départs du Vietnam. Les tout premiers ont été « évacués » avant et pendant l’effondrement du régime du Sud-Vietnam. Après un bref séjour dans des bases militaires américaines (en Thaïlande, aux Philippines, à Guam, etc), certains ont obtenu un visa d’entrée en France. Certains autres ont tenté seuls la traversée du Vietnam aux Philippines, en Thaïlande, et en Malaisie. Accueillis par le Haut-commissariat aux réfugiés en ces divers pays, ils ont pu ensuite, sans trop de problèmes gagner un pays d’asile définitif. Leur insertion en France n’a guère posé de problèmes.
– 1978 – 1980, deuxième vague (14 146 personnes).
Le nombre d’arrivées a considérablement augmenté durant cette période. France-terre d’asile mentionne 14 146 entrées de demandeurs d’asile vietnamiens en France, dont 6861 pour la seule année 1979. Le chiffre global pour cette période est très largement le double de celui de la première vague. De son côté, le ministère de l’Intérieur a enregistré 14 663 réfugiés nouveaux, parmi lesquels il y a encore un certain nombre d’anciens membres de la diaspora en France ayant renoncé au passeport vietnamien.
La majorité des Vietnamiens arrivant en France viennent désormais des camps de réfugiés qui se sont constitués en Thaïlande, à Hongkong, en Malaisie, aux Philippines, à Singapour et en Indonésie. Dès la fin de 1979 et au début de 1980, grâce au programme ODP mis en place après la Conférence de Genève de 1979, les premiers contingents vietnamiens venant directement de Hô Chi Minh-Ville au titre du regroupement des familles commencent à arriver.
1981-1990 – (23 278 arrivées)
Durant les trois premières années de cette période (1981 – 1983), le nombre d’arrivées de réfugiés vietnamiens en France se maintiendra à un rythme élevé, aux alentours de 3 000 par an. Ce nombre passera au dessous de 2 000 dans les années qui vont suivre. Il ne se relèvera brusquement que vers la fin de la période. En 1990, le nombre de Vietnamiens accueillis dépassera une dernière fois la barre des 3 000 (3 668).
Au début de cette période, ce sont encore les « boat people » en provenance des divers camps de réfugiés du Sud-Est Asiatique où ils ont été regroupés, qui fournissent la plus grande part du contingent annuel de réfugiés. Mais peu à peu, le nombre de ceux qui arrivent directement du Vietnam par avion au titre du regroupement familial et à d’autres titres dans le programme ODP va prendre le dessus. A tel point que pour les années 1984 et 1985, la proportion des arrivées en provenace de Saigon sera respectivement de 1 213 et 1 379, soit environ 70 % du total des arrivées. En 1990, la proportion des arrivées de Saigon n’est plus que de 50 %.
Les dernières arrivées 1991- 1994
Durant cette période, 3 736 réfugiés indochinois sont arrivés en France, parmi lesquels plus de 3 300 Vietnamiens. Le contingent annuel des réfugiés d’Indochine, arrivés au cours de cette dernière période, n’a cessé de baisser. Il était encore de 2 065 en 1991. Mais en 1994, ce chiffre était tombé à 172.
La raison essentielle du tarissement réside dans les diverses politiques restrictives mises en place à partir de 1989 par le Comité directeur de la Conférence de Genève pour les réfugiés d’Indochine. Depuis 1989, à leur arrivée dans les pays du Sud-Est Asiatique, les demandeurs d’asile sont soumis à la procédure du « Tri » (screening) destiné à déterminer s’ils sont des « réfugiés authentiques ». A l’issue de cette sélection, moins de 8 % obtiennent la qualité de réfugié. Les autres sont classés dans la catégorie des migrants illégaux destinés au rapatriement. C’est désormais le rapatriement qui est privilégié sous sa forme volontaire ou forcée. En 1996, les camps de réfugiés devraient être vides.
B – Estimations générales
Les données que nous avons recueillies au cours des précédentes analyses des diverses vagues d’immigration des Vietnamiens en France ne nous permettent pas d’aboutir à des conclusion sûres sur l’effectif de la population vietnamienne résidant actuellement en France. On peut cependant se livrer à certaines estimations. Si l’on prend en compte les diverses données enregistrées au cours des trois périodes décrites plus haut et que, par ailleurs, on note que le taux de croissance démographique de la population vietnamienne est supérieur à celui enregistré chez les Français de souche, (deux enfants par famille en moyenne), on peut penser que la nombre de Vietnamiens en France se situe aujourd’hui aux alentours de 150 000. Ce chiffre englobe tous les Vietnamiens ayant acquis la nationalité française et leurs descendants. Par contre, il ne tient pas compte des Vietnamiens ou des Eurasiens arrivés en France avec la nationalité française.
Pour saisir à quel point les estimations varient, qu’il suffise de faire remarquer que le recensement général de la population française en 1990 avait enregistré 72 178 Vietnamiens dont 38 435 devenus français par acquisition.
III – LA COMMUNAUTE VIETNAMIENNE DANS LA REGION PARISIENNE
A – Essai de détermination du nombre de Vietnamiens en région parisienne
Pour le cadre réduit de la région Paris-Ile de France – c’est à dire la ville de Paris plus les sept départements qui l’entourent, Seine-et-Marne, Yvelines, Essonne, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val de Marne, Val d’Oise – il n’existe pas non plus de document officiel enregistrant le nombre de Vietnamiens qui s’y sont établis. L’INSEE fournit seulement des chiffres incluant toutes les minorités asiatiques. Selon les estimations officielles d’origine municipale de 1989 (20) que nous retiendrons, le nombre des Asiatiques vivant dans la région oscillerait entre 75 et 80 000. Une estimation plus récente du GRISEA, datée de 1993, (Groupe de recherches sur l’immigration du Sud-Est asiatique) parle de 150 000 Asiatiques dans la région parisienne.
– Une partie de cette population asiatique (45 000) réside à l’intérieur de la ville de Paris. Elle est particulièrement concentrée dans le 13ème arrondissement où les Asiatiques sont environ 25 000 selon une estimation de M. Geny, premier adjoint au maire, ainsi que dans le 18ème et le 19ème (plus de 15 000).
– En banlieue parisienne, résident 35 000 Asiatiques, regroupés surtout à l’est, dans la région de Marne la Vallée, au sud et au sud-est de Paris, dans les départements des Hauts-de-Seine et du Val de Marne.
Diverses méthodes ont été utilisées pour déterminer le pourcentage de Vietnamiens au sein de la population asiatique de la région parisienne. Elles convergent et indiquent toutes un pourcentage à peu près semblable.
Une enquête effectuée sur un échantillon de 108 familles domiciliées dans le 13ème arrondissement (21) nous a permis de parvenir à une première approximation. 86 familles étaient d’ethnie chinoise, la plupart originaires du Cambodge (76 sur les 108 familles interrogées). Sur les 22 familles restantes, 17 étaient vietnamiennes et 5 cambodgiennes ou laotiennes.
Cette enquête dans le 13ème a été complétée par d’autres observations dans les tours du même arrondissement, où nous avons interrogé les gardiens d’immeubles et compté les noms sur les boîtes aux lettres. Certaines tours, celles qui sont situées dans l’avenue d’Ivry par exemple appartiennent à la ville de Paris et sont occupées par des familles françaises de souche. Par contre, les tours de propriété privée, tels que les immeubles Tokyo, Helsinki, etc, sont habitées par une majorité d’Asiatiques (environ 50 %). Sur les 95 familles asiatiques de la tour Tokyo, 21 sont vietnamiennes (22,10 %), 3 cambodgiennes ou laotiennes (3,15 %), 71 sont chinoises (74,5 %). Dans la tour Helsinki habitent 97 familles asiatiques dont 32 sont vietnamiennes (32,9 %), 7 cambodgiennes (7,1) ou laotiennes, 58 chinoises (60%)
Il n’est pas possible d’utiliser le même procédé pour les autres arrondissements de Paris, car il n’y existe pas de tours sauf quelques-unes dans la 19ème, habitées par des familles françaises de souche. Les Asiatiques y vivent dispersés dans des vieux immeubles de 2 ou 3 étages. La solution choisie a été d’interviewer au hasard les Asiatiques rencontrés dans la quartier de Belleville (au carrefour du boulevard de la Villette et de la rue de Belleville jusqu’au niveau de l’avenue Bolivar et de la rue des Pyrénées). Cette méthode de « comptage » nous a permis d’estimer le pourcentage de Vietnamiens par rapport au reste de la population asiatique du 18ème et du 19ème arrondissements. Sur 10 Asiatiques rencontrés, 6 ou 7 sont chinois, 2 ou 3 vietnamiens, 1 ou 2 cambodgiens ou laotiens. Le même procédé appliqué dans le 13ème aboutit à des résultats légèrement différents. Sur 10 Asiatiques interrogés au hasard dans les avenues d’Ivry, de Choisy, dans les rues Caillaux, Baudricourt, la Porte d’ivry, Dunois, Nationale, 7 ou 8 sont d’ethnie chinoise.
En procédant, à de nombreuses reprises, et à des époques différentes, à ce même décompte, on aboutit à des pourcentages analogues. Il en ressort que la population asiatique de Paris est composée en majorité de Chinois. Ils représentent 70 à 80 % des Asiatiques du 13ème arrondissement et 60 à 70 % des Asiatiques des 18ème et 19ème arrondissements. Les Vietnamiens viennent au second rang et représentent de 15 à 18% des Asiatiques à Paris. Ils sont 17 % dans le 13ème, (estimation qui est aussi celle de M. Geny cité plus haut) et 20 à 25 % dans le 18ème et le 19ème. Dans ces trois arrondissements sont regroupés environ 8 000 Vietnamiens, soit 44 à 47 % des 17 à 18000 vietnamiens installés dans la capitale.
M. Dang Vu Biên, professeur à la faculté de pharmacie a obtenu des résultats tout à fait analogues en utilisant une très originale méthode d’évaluation mise au point par lui-même (22). S’appuyant sur la liste des noms de familles vietnamiens présentée dans un ouvrage de Lê Trung Hoa sur ce sujet (23) et tenant compte du fait que le nom de famille « Nguyên » est porté par 27,7 % des familles vietnamiennes, il en a conclu qu’il suffit d’affecter au chiffre constitué par le nombre des familles Nguyên le coefficient 3,6 (24) pour avoir le nombre total des familles vietnamiennes. En 1994, dans les 7 départements de la région parisienne, on comptait 3 109 Familles « Nguyên ». On peut estimer à 4 les membres de la famille vietnamienne en France contre 2,7 membres pour les familles françaises de souche. Il y aurait donc 12 436 membres des familles « Nguyên ». Si on applique à ce chiffre le coefficient 3,6, on obtient le nombre total de Vietnamiens dans la région parisienne, à savoir 44 769. La même méthode appliquée à la population vietnamienne dans la ville de Paris aboutit à une chiffre qui se situe entre 17 et 18 000.
Par conséquent, le nombre de Vietnamiens domiciliés à Paris et dans les 7 départements environnants totaliserait environ 63 000 personnes (18 000 personnes à Paris – 45 000 en banlieue).
B – Répartition des Vietnamiens à Paris et dans la région parisienne
Le 13ème arrondissement et plus tard le quartier de Belleville (11ème, 18ème et 19ème arrondissements) ont été principalement marqués par la présence chinoise. Ce sont en effet les commerçants chinois qui, à partir de 1977, ont fait la prospérité du triangle formé par les avenues d’Ivry, Choisy et le boulevard Masséna, et ont fait de lui le plus grand centre d’approvisionnement asiatique de la CEE. Les anciens commerçants français ont vendu les murs et le bail de leurs commerces aux nouveaux venus et sont allés s’installer ailleurs. Ce quartier asiatique tend aujourd’hui à dépasser les limites de l’ancien triangle et s’étend vers les communes de la banlieue du Sud-Est, Ivry sur Seine, Vitry sur Seine jusqu’à rejoindre « Chinagora », centre commercial et culturel récemment construit à Maisons-Alfort au confluent de la Seine et de la Marne.
Le même phénomène s’est reproduit quelques années plus tard dans le quartier de Belleville, traditionnellement peuplé de communautés étrangères. Rapidement les grands axes du quartier, boulevard de la Villette, rue de Belleville ont été occupés par des supermarchés et des grands restaurants aux enseignes lumineuses flamboyantes. Progressivement, le quartier se transforme en deuxième centre commercial asiatique de Paris et lui aussi continue de s’étendre vers l’Est.
Les minorités vietnamiennes, cambodgiennes et laotiennes qui se sont installées dans ces quartiers sont beaucoup plus discrètes. Les Vietnamiens plus individualistes et recherchant en priorité l’insertion dans la société française ne s’y sont établis que pour des raisons professionnelles. Certains y tiennent des petites boutiques peu concurrentielles, comme par exemple des librairies, boutiques video, magasins de traiteur et petits restaurants. Mais bon nombre de ceux qui ont élu domicile dans le 13ème y sont employés dans des secteurs de service, en particulier dans la restauration asiatique (chefs-cuisiniers, aide-cuisiniers, garçons de salle plongeurs, etc ..). Ne rentrant chez eux que tard dans la soirée, ils ont cherché un domicile près de leur lieu de travail. De plus, leur conjointe, ignorant souvent la langue française à son arrivée en France, comme la plupart des femmes vietnamiennes de la tranche d’âge 31-65 ans (25), retenue au foyer par les soins du ménage et la charge de 2 ou 3 enfants, avait, dans ce quartier, la possibilité de travailler à domicile pour le compte d’ateliers chinois installés dans l’arrondissement et ainsi améliorer le modeste salaire de l’époux. Dans beaucoup d’appartements vietnamiens, on peut voir à côté du mobilier ménager sommaire une machine à coudre professionnelle.
Si l’on excepte ces relatives concentrations de Vietnamiens dans le 13ème arrondissement et dans le quartier de Belleville, c’est plutôt la dispersion de la diaspora à travers tous les arrondissements de Paris qui est la règle pour la communauté vietnamienne à Paris, comme le confirme la recherche des noms de famille vietnamiens dans le bottin.
Cette dispersion se manifeste aussi dans l’implantation de la diaspora en banlieue. Cependant, il faut noter que l’extension de la zone urbaine de la région parisienne vers le département de Marne-La-Vallée a favorisé le développement de la communauté vietnamienne dans cette direction. Des immeubles nouveaux se sont élevés à Champs sur Marne, Noisy le Grand, Lognes, Torcy, etc. Profitant des prêts à long terme (comme les P.A.P.) (26) accordés aux familles nombreuses à revenu modeste, beaucoup de Vietnamiens arrivés en France dans les années 1980 ont eu la possibilité d’accéder à la propriété d’un logement. Par ailleurs, cette région avait l’avantage d’être desservie par des moyens de transport rapides et commodes.
Depuis quelques années, un certain nombre de familles vietnamiennes dont le revenu est relativement élevé (médecins, chirurgiens dentistes, pharmaciens, ingénieurs, etc …) sont venus résider dans la banlieue sud, sur la ligne de Sceaux, dans des communes comme Bourg-la-Reine, Antony, etc ..) . Ils y ont été attirés par le cadre de vie, la commodité des transports, la proximité de certaines écoles supérieures, la faculté de pharmacie de Châtenay Malabry, l’université d’Orsay, etc …) (27).
C – La reconversion professionnelle
Les diverses statistiques concernant les réfugiés originaires de l’ancienne Indochine font état de leur profession d’origine; elles notent toutes la forte proportion de cadres diplômés. Les études récentes sur la répartition professionnelle actuelle de cette population mentionnent le déclassement subi par beaucoup lors de leur réinsertion dans leur pays d’accueil (28). Cependant, il existe peu d’études sur ce sujet concernant directement les Vietnamiens. Aussi, pour contribuer à la connaissance des mécanismes de la reconversion professionnelle chez les Vietnamiens réfugiés, nous avons mené une enquête auprès de 107 chefs de familles ou personnes isolées. Ils constituent un échantillon particulier de la diaspora vietnamienne dans la région parisienne. En effet du point de vue de leur profession d’origine, ils se répartissent comme suit:
– 50 d’entre eux avaient exercé des professions médicales ou paramédicales (25 médecins, 20 pharmaciens, 10 chirurgiens dentistes)
– 57 autres appartenaient à des professions diverses: 5 hauts fonctionnaires, 4 officiers supérieurs, 5 juristes, 8 ingénieurs, 7 enseignants, 6 commerçants, 22 jeunes (élèves, étudiants, ouvriers sans qualification et paysans)
Nous étudierons successivement les problèmes de reconversion qui se sont posés aux Vietnamiens du premier groupe cité, aux cadres supérieurs et moyens du deuxième groupe, enfin aux jeunes sans formation de ce même groupe
1 – Professions médicales et paramédicales
a – Les effectifs
A la veille de la chute de Saigon en avril 1975, on estimait à 4 500 le nombre de médecins et à 3 200 le nombre de pharmaciens en exercice dans le Sud-Vietnam (29). En 1971, on comptait 353 chirurgiens dentistes au Sud-Vietnam (30). Ce chiffre s’élevait à 404 en 1974 (31). Ces trois professions libérales jouissaient d’une certaine considération au sein de l’ancienne société sud-vietnamienne. La position sociale que leurs membres occupaient et les appuis dont ils bénéficiaient auprès des autorités vietnamiennes et américaines leur ont permis de faire partie des premières vagues d’émigration en avril 1975. Ils ont quitté massivement le pays. Ce départ a vidé les hôpitaux, les cliniques et les maternités du Sud-Vietnam d’une bonne partie de leur personnel. Des médecins formés au Sud-Vietnam ou à l’étranger avant 1975, seuls environ 500 sont restés sur place.
– Quelque 2 500 médecins (32) (soit 55 % de la totalité du corps médical sud-vietnamien) furent évacués par les forces américaines dès 1975.
– Dans les années qui suivirent, 1 500 autres quittèrent le pays. Beaucoup, dans les années 1978-1980, participèrent à l’exode des boat-people, dans la clandestinité ou bien encore par la voie semi-officielle dont nous avons parlé précédemment. D’autres s’expatrièrent enfin dans le cadre du programme ODP qui leur donna la possibilité de rejoindre leurs familles déjà en France, par voie aérienne.
Tous ces médecins sont aujourd’hui dispersés dans le monde. Nombre d’entre eux ont été portés disparus au cours de leur exode maritime. D’autres, pour des raisons diverses à leur arrivée dans leur pays d’accueil définitif, ne se sont pas recyclés et n’ont pas obtenu l’équivalence de diplôme leur permettant d’exercer leur métier à nouveau. Leurs noms ne figurent pas sur la « Liste des médecins du monde libre » (33) qui dénombre 2243 médecins aujourd’hui en exercice ou à la retraite en dehors du Vietnam.
Le nombre de pharmaciens exerçant aujourd’hui leur profession à l’étranger s’élève à 1580 (34), ce qui représente environ 50 % du total des pharmaciens exerçant au Sud-Vietnam avant 1975.
Le tableau ci-dessous représente la répartition des médecins et des pharmaciens dans le monde:
On constate que les médecins et pharmaciens sont installés surtout sur trois continents, l’Amérique du Nord, l’Europe à économie libérale et l’Australie. C’est l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) qui constitue leur terre de prédilection. Plus des 2/3 d’entre eux y sont établis: 69,1 % des médecins et 61,1 % des pharmaciens. De plus, l’Europe à économie libérale attire moins de médecins que de pharmaciens, alors que c’est l’inverse qui se produit en Amérique du Nord et surtout en Australie.
En Europe, les médecins et pharmaciens sont répartis dans les divers pays comme l’indique le tableau ci-dessous:
On peut observer que la majorité des médecins et pharmaciens établis en Europe ont choisi la CEE. A l’intérieur de celle-ci, c’est la France qui en a accueilli le plus grand nombre, 80 % des médecins et 88 % des pharmaciens, alors que l’Allemagne et les autres pays de l’Europe libérale n’en ont reçu que 20 % et 12 %.
Plusieurs raisons expliquent leur forte concentration en France. Médecins, pharmaciens et chirurgiens dentistes, comme la plupart des intellectuels du Sud-Vietnam restent attirés par la culture et la civilisation françaises. Presque tous parlent français, ce qui leur permet de s’intégrer immédiatement dans leur milieu. De surcroît, il existe un système d’équivalence entre les diplômes français et ceux qui ont été obtenus dans les facultés de médecine, de pharmacie et d’odontologie de l’université de Saigon. Les diplômés de l’université de Saigon d’avant 1965 peuvent exercer leur profession à condition de repasser l’examen de dernière année. Ceux qui ont obtenu leur diplôme après cette date devront suivre à nouveau deux ou trois années d’études selon les cas. Tous pourront ensuite exercer leur profession, sous réserve qu’il aient acquis la nationalité française, ce qui, pour la plupart, a été chose aisée dans les décennies 70 et 80.
Pour toute cette catégorie de Vietnamiens des professions médicales et paramédicales, le problème de la reconversion professionnelle ne s’est pratiquement jamais posé. D’après le président de l’amicale des pharmaciens vietnamiens en France, le nombre des pharmaciens et médecins vietnamiens qui n’ont pas exercé à nouveau leur ancienne profession après leur venue en France est infime. On en compte au plus une dizaine pour chacune des deux professions. Des circonstances très exceptionnelles, l’âge élevé, une santé chancelante, une famille nombreuse ont expliqué cet abandon. Notre enquête confirme ces affirmations. Dans l’échantillon étudié par nous, nous avons rencontré un cas unique de reconversion professionnelle. Agé de cinquante ans, il a reçu du gouvernement français une mission de coopération dans un service de santé en Afrique. A son retour en France, grâce à ses économies, il a pu fonder une entreprise familiale.
Il faut noter que la réinsertion des médecins, pharmaciens et chirurgiens dentistes a été largement facilitée par le soutien apporté par les familles. Les parents proches les ont aidés et accompagnés aussi bien financièrement que moralement. Il est souvent arrivé que ce soit l’épouse qui, par son travail, a subvenu aux besoins de la famille pendant toute la période de temps nécessaire au recyclage de son époux.
Il est par ailleurs important de souligner que le chiffre de 375 médecins établis en France et retenus sur la liste des médecins vietnamiens du monde libre ne représentent que ceux qui avaient auparavant exercé au Vietnam. Le nombre total des médecins vietnamiens en France, compte tenu de ceux qui sortent des universités françaises et ont toujours pratiqué en France est beaucoup plus important. Selon le docteur Trân Quang Lôc, président de l’Association des médecins du Vietnam, ils sont au moins 2 000 pour toute la France.
b – Répartition des médecins et pharmaciens vietnamiens dans la région parisienne
La concentration de cette catégorie professionnelle dans la région parisienne est encore plus forte que celle de la moyenne des Vietnamiens émigrés en France. Sur la totalité des 2 000 médecins vietnamiens en France mentionnés par le Dr Trân Quang Lôc, 1 100 exercent dans la région parisienne (55 %), 500 à Paris, 600 en banlieue. Les autres sont allés chercher une clientèle surtout dans les grandes agglomérations urbaines françaises. La concentration dans la région parisienne est plus forte encore si l’on ne tient compte que des médecins inscrits sur la liste des médecins vietnamiens du monde libre, que l’on pourrait qualifier de médecins « réfugiés ». 26, 5 % d’entre eux ont établi leur cabinet à Paris, 50 % exercent la médecine en banlieue.
Seule une toute petite minorité des 445 pharmaciens établis en France est allée s’installer en dehors de la région parisienne. Ils sont moins de 50 en province, environ 10 %. Tous les autres exercent leur profession à Paris où ils sont une centaine et en banlieue où près de 300 d’entre eux ont ouvert des pharmacies.
On peut expliquer facilement ce regroupement massif des professions médicales et paramédicales dans la région parisienne. En premier lieu, à leur arrivée en France, l’obligation de suivre un recyclage en vue d’obtenir une équivalence de leurs diplômes les a poussés à élire domicile dans une grande ville universitaire. La région parisienne avec ses universités, ses grandes écoles, leur convenait particulièrement, d’autant plus qu’ils songeaient déjà à l’avenir de leurs enfants et à leurs études. Par ailleurs, comme pour tous les autres réfugiés, le lieu de résidence de leurs répondants en France déjà installés pour la plupart dans la région parisienne a joué un rôle déterminant dans leur choix d’une région où s’établir. Il s’agissait souvent de leurs enfants, de parents proches, d’amis intimes qui au début les ont hébergés, puis ensuite se sont portés garants pour la location de leur logement. C’est avec leur aide, leur conseil qu’ils ont pu trouver du travail, installer un cabinet médical ou encore acheter un fonds de commerce de pharmacie.
2 – Autres catégories professionnelles (cadres moyens ou supérieurs)
Deux grandes observations peuvent être tirées de la comparaison des résultats de l’enquête portant sur les Vietnamiens appartenant à des professions médicales ou paramédicales, avec ceux qui concernent les diverses autres catégories professionnelles. On retrouve les mêmes grandes tendances, en particulier celles qui les poussent à venir refaire leur vie dans les grandes métropoles et les vastes agglomérations urbaines. Cependant une très grande différence apparait dans le domaine de la reconversion professionnelle. Les médecins, pharmaciens et chirurgiens dentistes ont pu, à quelques exceptions près, poursuivre leur ancienne profession en France. Il est loin d’en être de même pour les Vietnamiens d’autres formations. Non seulement, ils ne purent assurer leur subsistance avec leur ancien métier, mais pour la plupart, ils furent contraints à un déclassement concernant aussi bien leur profession que leur statut social.
Parmi les chefs de famille de notre échantillon, certains étaient diplômés de grandes écoles françaises. Ils n’ont pas pu retrouver un emploi correspondant à la valeur de leurs diplômes à cause de leur âge relativement élevé (50-55 ans) et de la conjoncture économique difficile. Le plus souvent, une période de temps relativement longue s’est écoulée, de 6 mois à un an, entre leur arrivée en France et l’obtention d’un emploi que bien souvent ils ont trouvé grâce à la solidarité et à l’entraide de camarades français de la même promotion.
D’autres avaient été des cadres supérieurs dans des succursales françaises implantées à Saigon avant 1975. Ils ont été immédiatement embauchés par l’entreprise-mère en France. Cependant de tels cas ont été rares. Ils ne sont que deux dans l’échantillon étudié par nous.
Les diplômés de la section des sciences humaines et des lettres ont rencontré les plus grandes difficultés pour leur reconversion professionnelle. Beaucoup ont mis plus de deux ans à trouver un emploi stable, mais qui, presque toujours, a entraîné pour eux un déclassement considérable. Beaucoup d’enseignants des universités du Sud-Vietnam ont tenté mais en vain d’accéder par voie de concours à un poste d’enseignement supérieur ou de recherche. Ils ont dû presque tous y renoncer et accepter bon gré mal gré leur déclassement. Les uns travaillent comme agents contractuels de l’Etat dans différents ministères (« aide-greffier » au Palais de Justice, « aide-bibliothécaire », moniteur chargé d’encadrer les jeunes immigrés, instituteur pour élèves handicapés, etc.). Certains cependant, après leur titularisation à un poste de fonctionnaire de catégorie D ou C, ont réussi, par voie de concours interne, à accéder au niveau supérieur.
Beaucoup de hauts fonctionnaires (anciens ministres, administrateurs ou diplomates), des cadres moyens (professeurs, instituteurs, techniciens, etc.), dans l’impossibilité de continuer à exercer leur profession en France, ont carrément tourné la page et se sont reconvertis dans le privé. Cette reconversion a été beaucoup plus facile pour ceux qui avaient réussi à emmener avec eux des ressources venant du Vietnam ou qui ont pu bénéficier de prêts de personnes privées ou d’associations d’entraide. Ils ont créé des entreprises familiales, bien souvent dans la restauration. Le mari devenait gérant, sa conjointe cuisinière, tandis que les enfants servaient les clients aux heures de repas et consacraient le reste de la journée à la fréquentation de l’école ou de l’université.
Les exemples de reconversion que nous venons de citer se sont réalisés à un niveau relativement élevé et ils n’ont été le fait que d’une minorité. La plupart des Vietnamiens, cadres supérieurs ou moyens dans leur pays avant le changement de régime de 1975, ont dû assurer la survie de leur famille en acceptant les premiers postes vacants qui leur étaient proposés. D’anciens professeurs, instituteurs, officiers, sont devenus gardiens d’entrepôts, veilleurs de nuit, agent de sécurité, coursiers dans des entreprises françaises, ou encore garçons de salle, plongeurs, aide-cuisiniers dans les restaurants asiatiques. Grâce aux allocations familiales, aux bourses scolaires de leurs enfants, ils sont arrivés à assurer le budget de leur famille. Dans cette catégorie, les exemples d’ascension sociale au bout de quelques années ne sont pas rares. Grâce à des cours (du soir) ou des stages de formation professionnelle, à leurs efforts et à leur application, un certain nombre d’entre eux sont devenus aide-comptables, techniciens en informatique, électronique ou en d’autres domaines. La seconde génération deviendra ingénieur, mais tel n’est pas l’objet de notre dossier.
3 – Les jeunes sans formation
Notre échantillon comportait aussi un certain nombre de jeunes gens sans formation. Ils ont quitté leur pays par voie maritime, presque tous pour éviter le service militaire au moment de la guerre avec le Cambodge. Lorsqu’ils ont quitté le Vietnam, ils étaient presque tous célibataires, certains encore mineurs.
Parmi eux, deux anciens militaires du génie qui ont déserté l’armée vietnamienne au Cambodge, ont remarqué à leur arrivée en France la grande vétusté de certains immeubles de la région parisienne. Aussi ont-ils décidé de se former dans des professions relatives au bâtiment. N’ayant ni proches ni répondants à Paris, au sortir du centre d’accueil, ils sont envoyés dans un foyer de province où ils sont pris en charge pour une période d’un an durant laquelle ils ont pu recevoir une formation professionnelle sommaire. Ils ont maintenu le contact avec leur compatriotes de Paris et grâce à eux, à la fin de leur formation, trouvent un premier emploi et s’installent en région parisienne. Avec quelques amis, ils cohabitent dans un appartement et se partagent les charges du loyer. Lorsqu’ils estiment avoir une expérience suffisante du métier, ils décident alors de créer leur propre entreprise. Ils proposent leurs services pour des travaux de ravalement, de rénovation à des restaurants asiatiques ou à des compatriotes propriétaires de pavillons de banlieue. Leurs prix défient toute concurrence. Leur entreprise est prospère et les fait vivre convenablement.
Les autres jeunes (anciens étudiants ou bacheliers), au début de leur séjour en France, se sont formés dans des professions comme typographe (1 cas), serrurier (1 cas), fraiseur (1 cas), technicien électro-mécanicien (1 cas), prothésiste (2 cas). Leur apprentissage terminé, deux ou trois mois leur ont suffi pour trouver une embauche. Ce sont les prothésistes qui, semble-t-il, reçoivent la meilleure rémunération. L’un des deux, aidé financièrement par ses proches, a créé un laboratoire. Sa conscience professionnelle, sa compétence inspirent confiance aux chirurgiens dentistes. L’afflux de commandes l’a déjà obligé à embaucher deux employés.
La reconversion professionnelle des immigrés vietnamiens emprunte donc des voies différentes selon la profession d’origine. On peut cependant affirmer que d’une manière générale, à l’exception de certaines professions privilégiées comme celle des médecins pharmaciens et dentistes, ou encore des anciens élèves des grandes écoles, le déclassement professionnel et social est le lot commun. Malgré cela, pour la grande majorité des immigrés, après un début parfois très difficile, la reconversion s’est réalisée d’une manière satisfaisante et leur a permis de gagner correctement leur vie. Et les exemples d’ascension sociale et professionnelle ne sont pas rares non seulement dans la seconde génération, mais aussi dans la première. Nous détaillerons les conditions d’existence des diverses catégories d’immigrés dans le chapitre suivant.
D – Conditions de vie et intégration des Vietnamiens dans la société française
1 – Les conditions d’existence
Après les débuts difficiles décrits plus haut, la situation financière de l’ensemble des familles vietnamiennes établies en France s’est généralement améliorée progressivement au cours des dix ans qui ont suivi leur arrivée en France. Nous passerons ici en revue les diverses catégories de familles découvertes à travers notre enquête.
Après avoir achevé le recyclage exigé d’eux pour exercer leur profession, la plupart des médecins et chirurgiens dentistes préfèrent créer leur cabinet en banlieue parisienne où les frais d’installation sont moins élevés et la concurrence moins rude qu’à Paris. Les médecins sont presque tous des généralistes; cependant pour élargir le plus possible leur clientèle, ils pratiquent l’acupuncture, spécialité en