Eglises d'Asie

APRES NEUF ANNEES D’EMPRISONNEMENT Une interview du provincial des jésuites du Vietnam, le P. Joseph Nguyên Công Doàn

Publié le 18/03/2010




Qu’avez-vous à dire à propos de votre retour au Vietnam en 1975?

La situation s’étant sérieusement détériorée au mois de mars de cette année-là, j’ai demandé au Père Pedro Arrupe qui était le supérieur général de la Compagnie de me laisser revenir dans mon pays. Je savais que lorsque les communistes auraient repris le Sud-Vietnam, je ne pourrais plus y revenir comme résidant. Je venais d’entamer mon troisième an (dernière période de formation jésuite. Il me restait aussi à terminer ma licence en Ecriture sainte. Au bout de quelques semaines, le P. Arrupe m’a fait appeler et m’a demandé de repartir au Vietnam le plus tôt possible.

Aviez-vous achevé vos études?

J’étais en train de faire mes valises lorsque j’ai passé mon dernier examen. Mais j’ai quand même pu terminer. J’ai quitté Rome le 23 avril et suis arrivé juste à temps, la veille de la fermeture de l’aéroport de Saigon. C’était la grande confusion. Chacun essayait de s’en aller avant l’arrivée des communistes dans la ville. Un policier de l’aéroport qui m’a vu arriver en habit ecclésiastique s’est étonné et m’a dit: “Pourquoi donc revenez-vous?” A mon tour, je lui ai demandé: “Et vous, pourquoi êtes-vous làIl m’a alors répondu: “Il faut que j’y sois”. J’ai alors conclu: “Je reviens pour être avec vous”. Six jours plus tard, les communistes se sont emparés de Saigon.

A l’entrée des communistes, y a-t-il eu des violences?

Non. Durant les premiers jours, il n’y a pas eu de troubles. Ils se sont contentés de maintenir l’ordre dans la ville. En fait, durant les cinq années qui ont suivi, je n’ai pas eu de difficulté à accomplir mes fonctions de prêtre. Les communistes ont laissé les gens continuer les pratiques religieuses, bien qu’ils se soient montrés plus soupçonneux à l’égard des congrégations religieuses qu’à l’égard du clergé diocésain.

Pourquoi cela?

Après la prise de pouvoir des communistes au Nord-Vietnam à la suite des accords de Genève de 1954, la plupart des congrégations religieuses, les deux-tiers des prêtres avec une majorité des évêques sont partis au Sud, si bien que les autorités ne savaient plus bien qui nous étions. Ils soupçonnaient tous les catholiques en général d’être, en leur for intérieur, des partisans de l’impérialisme. Leur soupçon se portait plus spécialement sur les congrégations religieuses; en conséquence, ils ne leur ont pas permis d’accepter de nouveaux membres. Ce n’est qu’en 1992 qu’un décret officiel a reconnu les congrégations et leur a permis d’accueillir à nouveau des postulants.

Vous dites avoir pu exercer vos fonctions de jésuite pendant cinq ans sans entrave. Quel genre de travail avez-vous accompli?

Peu de temps après mon retour, j’ai été nommé supérieur des jésuites vietnamiens. Je vivais dans une communauté de jésuites où se trouvaient aussi de jeunes candidats à la compagnie. En plus de l’accomplissement de ma tâche de supérieur, j’ai aussi travaillé avec la conférence des évêques à la publication de leur lettre pastorale. J’ai donné des cours d’Ecriture sainte et prêché les exercices spirituels de saint Ignace. Il y avait encore le travail du centre pour étudiants. Celui-ci contenait une bibliothèque, une salle de lecture, un foyer et une chapelle. L’ensemble a été ensuite pris par le gouvernement. Les étudiants qui le fréquentaient étudiaient dans les universités d’Etat. Beaucoup d’entre eux venaient à une des cinq messes que nous célébrions le dimanche. Il est même arrivé que 2 000 d’entre eux soient présents à la messe en une journée.

Quand les tensions avec le gouvernement ont-elles commencé?

Avant tout, il y a eu une série de malentendus dûs à l’histoire. Après 1975, les évêques s’étaient engagés eux-mêmes à participer à la reconstruction du Vietnam. Au départ, les autorités avaient approuvé. Mais ensuite, elles ont commencé à redouter que les catholiques ne prennent une trop grande influence sur le peuple. Elles ont pensé que cela pourrait conduire à un mouvement un peu semblable à celui de “Solidarité” en Pologne. Les communistes nourrissaient aussi une méfiance spéciale à l’égard des jésuites. Par exemple, dans les conclusions de notre 31ème assemblée générale (1966), ils n’avaient pas aimé la référence à la nécessité de s’opposer à l’athéisme; c’est un appel qui nous avait aussi été adressé par Paul VI en 1974, à la 32ème assemblée; il avait été renouvelé par Jean-Paul II. Les communistes l’avaient perçu comme une attaque anti-communiste. Ils n’avaient pas non plus aimé quelques-unes des conclusions de notre 32ème assemblée concernant la mission de la compagnie, à savoir le service de la foi impliquant la promotion de la justice. Une revue russe, “Temps Nouveaudatée du 17 septembre 1980, vendue au Vietnam dans son édition française, avait fait paraître un article de trois pages. Celui-ci contenait une photo du P. Arrupe et critiquait très durement la compagnie, la présentant comme une organisation réactionnaire et utilisant à son endroit les arguments réservés habituellement aux ennemis du communisme.

Comment étiez-vous, vous-mêmes, considéré par les autorités?

Ils me tenaient pour dangereux, parce que j’étais le supérieur des jésuites et aussi parce que je collaborais avec les évêques – qui étaient alors une quarantaine – et ils savaient que ceux-ci me faisaient confiance. Ils m’ont même suspecté d’être secrètement un évêque.

Est-ce cela qui a provoqué votre arrestation?

Indirectement. Car, tout d’abord, c’est un autre jésuite travaillant au centre des étudiants, qui a fait l’objet de leurs soupçons pour avoir polycopié et distribué des commentaires des évangiles du dimanche. Il était illégal de publier sans permission. Des laïcs qui avaient été arrêtés pour subversion ont dit qu’ils connaissaient ce prêtre. Il a été arrêté le premier en décembre 1980. Dix jours plus tard les policiers arrêtaient trois autres jésuites qui travaillaient aussi avec les étudiants.

Ce fut ensuite votre tour?

Le 8 janvier 1981, les agents du gouvernement sont venus à la résidence des jésuites et m’ont invité à venir au poste de police. “Inviter” était le terme employé lors de l’arrestation. Celui qui menait l’enquête m’a interrogé, puis à midi on m’a enfermé à la prison centrale pour prisonniers politiques.

De quoi vous accusait-on?

De propagande anti-révolutionnaire. Durant les trois premiers mois, j’ai été interrogé quotidiennement deux ou trois heures à chaque fois, le matin et l’après-midi, quelquefois dans la soirée. Les questions portaient sur la Compagnie de Jésus, sur les évêques ou encore sur le 2ème concile du Vatican. Six mois plus tard, mon assistant a été arrêté et amené dans la même prison, mais nous étions gardés séparément. Finalement, nous fûmes sept à être arrêtés.

Quelles ont été vos conditions de vie durant les deux ans et demi passés à la prison centrale?

Ils m’avaient mis dans une petite cellule avec des barreaux aux fenêtres et une lourde porte en bois. Au début, il y avait avec moi un journaliste âgé et un policier également emprisonnés. Plus tard, le nombre de codétenus dans la cellule a augmenté jusqu’à atteindre environ la douzaine, ce qui constituait une grande affluence. Nous partagions toute la nourriture que nous recevions de nos visiteurs. En quelque sorte, nous étions comme une famille. Le plus difficile était de ne jamais pouvoir être seul.

Alors que vous entriez dans votre expérience d’emprisonnement qui allait durer neuf ans, ressentiez-vous de la peur?

Non! A mon arrestation, je n’ai pas eu peur. J’avais déjà prié très souvent sur Matthieu 10 19-20 : “Lorsqu’ils vous livreront, ne vous inquiétez pas de savoir comment parler ou que dire; ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’esprit de votre Père qui parlera en vous”. J’ai senti alors que je recevais une grâce par l’intermédiaire de l’Esprit qui me débarrassait de ma peur. Au cours d’un de mes interrogatoires, un mois après mon arrestation, un cadre m’a dit: “Vous êtes le troisième jésuite a être arrêté, mais vos prières ne vous ont pas aidé à échapper à nos mains…” Je lui ai répondu: “Je ne prie pas pour échapper à vos mains mais pour rester dans les mains de Dieu”. Il ne m’a pas répondu. Le Père Arrupe m’avait envoyé en mission. J’avais accepté tout ce qui faisait partie de cette mission.

Comment avez-vous prié durant votre incarcération?

Je récitais beaucoup le rosaire: quinze dizaines de chapelet, trois ou quatre fois par jour. Nous nous réveillions à cinq heures du matin et les interrogatoires commençaient à sept heures. Entre temps, mais aussi le matin de bonne heure, l’après midi, ma prière prenait souvent la forme de litanies. Je nommais tous les saints dont je me souvenais. Comme intentions, je citais chacun de mes codétenus. Je n’avais pas de bible. Aucun livre n’était autorisé. Ainsi la prière mentale était fort importante.

Pouviez-vous dire la messe?

Durant les trois premières années et demie de ma prison, je n’avais aucune possibilité de le faire. C’était interdit. Mais chaque matin, je célébrais une sorte d’Eucharistie en récitant de mémoire les prières de la messe. Alors même que je croyais qu’ils ne me relâcheraient jamais, je me sentais en paix et prêt à passer le restant de ma vie en prison. Au cours de la seconde année, on m’a demandé de traduire du français au vietnamien une histoire de la compagnie et divers articles tirés des annuaires des jésuites contenant un aperçu des activités de la Compagnie dans le monde. Ils avaient pris ces ouvrages dans notre résidence pour en connaître davantage sur nous.

Paradoxalement, ce travail de traducteur que j’exécutais dans une autre pièce m’a aidé dans ma prière et ma méditation. C’était comme une continuation du troisième an jésuite que j’avais dû écourter lorsque j’avais quitté Rome pour revenir au Vietnam en catastrophe. Dans l’un de ces annuaires, j’étais tombé sur un article concernant Ruppert Mayer, un jésuite allemand emprisonné sous Hitler, et j’ai commencé à le prier dans mes litanies, comme un camarade prisonnier. Il est mort peu après la seconde guerre mondiale et a été, depuis, béatifié.

Avez-vous été amené devant le tribunal ?

Oui, le 29 juin 1982, le jour de la fête de Saints Pierre et Paul. J’ai trouvé extraordinaire que mon procès commence le jour où les catholiques honorent deux chrétiens qui, eux aussi, ont été arrêtés et emprisonnés. Nous étions treize à être jugés: sept jésuites, un dominicain et cinq laïcs, des hommes et des femmes. L’accusation était la même pour tous: propagande anti-révolutionnaire. Le procès a duré deux jours. A la fin, on m’a permis de parler pendant 15 minutes. J’ai dit que je n’avais jamais rien dit contre le gouvernement. Mais, ils n’ont pas fait de différence. Pour eux, les jésuites étaient de dangereux intellectuels, spécialement moi, leur supérieur au Vietnam. J’ai été condamné à 12 ans de prison.

Après le procès, qu’est-ce qui s’est passé?

Ils m’ont envoyé à la grande prison des condamnés de droit commun à Saigon, une construction octogonale de trois étages. J’ai été placé au rez-de-chaussée dans une cellule spacieuse mais bondée; elle contenait parfois jusqu’à 80 personnes. Durant la seconde année, il y avait tellement de monde que chacun d’entre nous, la nuit, n’avait que 25 centimètres d’espace sur le plancher pour dormir. Mais, finalement, c’est dans cette grande prison que, au bout de trois ans, j’ai pu dire la messe, clandestinement, il est vrai.

Avez-vous pu accomplir quelque ministère auprès des autres prisonniers?

Oui et, plus spécialement, auprès des jeunes gens d’une vingtaine d’années. Ils avaient appris que j’étais prêtre; ils sont venus à moi et m’ont fait leurs confidences. Je les ai aidés à réfléchir sur l’Evangile, j’ai écouté leurs confessions et leur ai donné la communion. A leur tour, ils sont devenus apôtres et m’ont amené leurs camarades, se disant entre eux: ” Celui-là, là-bas est catholique, amène-le au Père!” Ainsi, beaucoup sont revenus à la foi. Des non-chrétiens sont aussi venus me voir et m’ont parlé: quelques-uns ont demandé le baptême. Malgré notre nombre, il y avait une véritable unité entre nous. Mes camarades prisonniers m’ont protégé. Ils retenaient les gardiens pour que ceux-ci ne remarquent pas ce que je faisais. Chaque fois que quelqu’un venait me parler, ils s’écartaient de nous, pour que nous puissions avoir un peu d’intimité.

Il y avait des catholiques dans les autres sections de la prison et ils s’étaient donné le mot pour s’approcher de la porte de ma cellule lorsqu’ils descendaient de leurs étages pour prendre leur bain, deux fois par semaine. Il y avait à cet effet deux réservoirs d’eau au rez-de-chaussée où je me trouvais. Il nous était interdit de nous parler, mais il était possible de communiquer par signes. Par exemple, pour la confession, si quelqu’un voulait l’absolution, il inclinait la tête et posait la main sur le coeur en regardant dans ma direction. Je plaçais ma main sur l’oreille pour montrer que j’avais compris et j’inclinais la tête, ce qui signifiait que l’absolution lui était accordée.

Leur donniez-vous la communion?

C’était possible mais seulement en nous cachant. J’avais des hosties consacrées, chacune contenue dans une enveloppe en plastique. Lorsque les prisonniers descendaient pour le bain, je me tenais derrière les barreaux de la porte. Quand un catholique désirant communier passait par là, il prenait la serviette dans ses mains et j’y plaçais l’hostie. Il repliait alors la serviette, la mettait sur l’épaule et retournait à son étage. La nuit, il pouvait alors communier quand tous les autres dormaient. Lorsque j’apprenais qu’un malade à l’infirmerie voulait la communion, je m’arrangeais pour lui envoyer le corps du Christ par l’intermédiaire d’un autre prisonnier. Grâce à la collaboration des autres prisonniers à mon apostolat, j’ai pu accomplir beaucoup de travail tout en restant confiné dans ma cellule d’où je ne sortais que pour le travail de traduction ou pour les visites qui avaient lieu une fois par mois.

Quelle était l’attitude vos gardiens?

La majorité d’entre eux étaient amicaux. Il y avait un chef de section qui se contentait de jeter un coup d’oeil sur le sac de provisions que m’apportaient mes cousins une fois par mois avant de me faire signe de passer. D’autres étaient moins bienveillants. Un autre chef de section, un jour d’inspection de la cellule, découvrit dans mes affaires un petit récipient avec du vin. C’était du vin de messe, mais je lui ai dit qu’il s’agissait d’un onguent pour mes rhumatismes. Il interrogea l’infirmier qui, par chance, était au courant de la situation. Il prit le vin et s’en frictionna la jambe, en disant: “C’est un médicamentIl y en avait l’équivalent d’une tasse, une assez grande provision qui devait durer encore quelque temps.

Une seconde fois, je l’ai échappé belle. Un prisonnier qui avait demandé à être baptisé pour la nuit de Noël m’avait prié de lui écrire le “Notre Père”. Comme il était très difficile de se procurer du papier et de quoi écrire, j’avais pris du papier d’emballage sur lequel j’avais écrit avec du mercurochrome. Le prisonnier mettait le papier dans sa poche lorsque des gardiens sont entrés. L’un d’eux l’a vu. M’imaginant ce qui pouvait arriver si ce papier était trouvé, je me dirigeai vers les toilettes. Alors que les gardiens s’approchaient de lui, le catéchumène froissa le papier et me le jeta. Je le fis disparaître en actionnant la chasse d’eau. Les gardes s’emparèrent de mon ami et après l’avoir frappé, heureusement pas trop violemment, le renvoyèrent dans la cellule. Plus tard, je lui dis: “Aujourd’hui, tu as souffert pour ton Seigneur”.

Etes-vous resté longtemps dans cette grande prison?

Un an et demi, de juillet 1983 à décembre 1984. En décembre, avec cinq autres, parmi lesquels le premier jésuite arrêté en 1980, j’ai été transporté en camion à 100 km au nord de Saigon, dans un camp de travail abritant 800 hommes, des prisonniers politiques et des officiers de l’ancien Sud-Vietnam. Sur le chemin, un incident m’a profondément ému. Nos gardiens nous avaient fait arrêter à un carrefour devant un petit étalage. L’argent en notre possession au moment de notre arrestation, nous avait été rendu. Les gardiens nous demandèrent si nous voulions acheter quelque chose pour déjeuner. Quand les vendeurs s’aperçurent que le camion transportait des prisonniers, ils nous donnèrent quatre fois plus d’alimentation que nous en aurions dû normalement en recevoir pour la somme donnée. Les Vietnamiens sont généreux lorsqu’il voient la souffrance d’autrui.

Quelle était votre vie dans le camp de travail?

Nous étions divisés en groupes de trente personnes et logions dans des baraquements, deux groupes dans chaque. Les conditions de vie étaient meilleures qu’en prison. Nous avions plus de liberté de mouvement et nous ne dormions pas sur le plancher. Il y avait des couchettes superposées en bois. Il m’était aussi plus facile de me procurer du vin de messe, car les visites étaient permises une fois par semaine, mais il fallait toujours l’apporter en cachette et le dissimuler en quelque chose d’autre.

On éteignait les lumières dans les baraques à 9 heures du soir. Je grimpais sur ma couchette. J’avais délibérément choisi une couchette supérieure, de telle sorte que le gardien ne pouvait pas me voir lorsqu’il passait devant la fenêtre. Je disais alors la messe, recouvert par le filet de la moustiquaire. Ma célébration durait une heure. Ensuite je dormais de dix heures du soir à cinq heures du matin.

Le dimanche, toujours d’une manière clandestine, quand cela était possible, je disais la messe pour un groupe de catholiques rassemblés autour d’une table dans la cour, avec les hosties et le vin dans ma poche. Il y avait là un certain nombre de petites tables. Comme on ne travaillait pas le dimanche, les prisonniers avaient le droit de s’asseoir autour d’elles pour boire du thé ou fumer. J’étais toujours assis en face de l’entrée de la cour pour surveiller le gardien lorsqu’il rentrait. Dans ce cas, s’il se dirigeait vers nous, nous interrompions la messe, allumions des cigarettes et faisions semblant de converser. Si le gardien s’asseyait avec nous, nous lui offrions des cigarettes et bavardions avec lui jusqu’à son départ.

A cette époque, j’avais une bible en anglais – j’ai appris l’anglais à l’école – qu’un colonel détenu avec moi m’avait donnée. Je devais la cacher car nous n’avions pas encore la permission d’avoir des livres. Elle m’a aidé à dispenser la catéchèse à ceux qui y étaient intéressés. Dans le camp, il nous était plus facile de nous procurer du papier et de quoi écrire; je me servais de la bible pour rédiger une page ou deux chaque semaine sur un thème évangélique. Mes camarades les recopiaient et les distribuaient autour d’eux.

Les jours de semaine, comme nous étions libres de nous déplacer et d’adresser la parole aux autres prisonniers, je pouvais entendre les confessions après le travail. Lorsque le travail était fini à quatre heures de l’après midi, quelques uns jouaient au football et je faisais semblant de regarder. Si quelqu’un voulait se confesser, il venait s’asseoir à côté de moi. Et tout en ayant l’air de bavarder, il faisait sa confession.

Quel était votre travail?

Nous travaillions la terre. Nous plantions et soignions la canne à sucre, le maïs et les haricots. La nourriture nous était fournie chichement – du riz, trois fois par jour, avec quelques légumes pour le déjeuner et le dîner; de la viande une fois par mois. Mais comme à la grande prison, nos visiteurs pouvaient nous apporter de l’alimentation préparée de telle sorte que nous pouvions la garder longtemps sans qu’elle se gâte. Nous en partagions une grande partie avec les prisonniers qui ne recevaient rien de l’extérieur.

Six mois après mon arrivée au camp, le chef de mon groupe me demanda de prendre des notes sur notre exploitation, de mesurer la terre cultivée et de déterminer le lot à cultiver pour chacun. Quelques années plus tard cette tâche me fut confiée pour le camp tout entier. Ce qui me permettait de parcourir librement les 200 hectares du camp et de contacter aisément les autres prisonniers. Au cours de ma dernière année au camp, on me demanda encore de traduire divers livres comme par exemple une histoire des missionnaires français au Vietnam de 600 pages.

Avez-vous pu quelquefois quitter le camp où vous étiez détenu?

Oui, à partir de 1987 on a commencé à m’envoyer à Saigon avec deux gardes, une fois par mois, pour prendre des contacts destinés à rendre moins pénible la tâche des prisonniers âgés, pas assez robustes pour le travail des champs. Je trouvais pour eux la matière première à Saigon et, le mois suivant, je ramenais à Saigon, le produit fini. Les gardiens me permettaient de rester la nuit à la résidence des jésuites, et y demeuraient, eux aussi, comme nos invités.

Environ vingt-cinq prisonniers du camp étaient atteints de tuberculose, sans médicaments pour se soigner. Au cours d’un de mes voyages à Saigon, j’ai pris contact avec les services de santé du gouvernement. J’ai décrit leur situation. Trois jours plus tard, le directeur est venu me voir et m’a laissé une provision de médicaments. Lors d’une autre sortie, j’ai contacté ma communauté de jésuites et obtenu davantage d’argent: si bien que sur vingt-cinq, vingt-trois s’en sont tirés.

Quand avez-vous finalement été libéré?

Après 7 ans d’incarcération, ils ont commencé à réduire ma peine, qui était de 12 ans. Enfin, le 4 janvier 1990, j’ai été libéré après neuf ans de prison. Mes activités étaient encore soumises à des restrictions. Je ne pouvais ni célébrer la messe en public, ni prêcher. Mais je pouvais me déplacer dans les différentes communautés religieuses et y donner les exercices spirituels. Depuis deux ans, je peux enseigner la théologie et l’Ecriture sainte aux séminaristes, les jésuites et les autres.

Quelle est la situation des vocations au Vietnam, actuellement?

Il y a beaucoup de vocations, autant qu’avant la chute de Saigon de 1975. La difficulté vient précisément de ce nombre: il y a plus de candidats au sacerdoce que les séminaires ne peuvent en accepter. Il y a six séminaires dans le pays: deux au Nord, deux au Centre et deux au Sud. A cause du manque de places, les jeunes jésuites ne peuvent entrer dans les séminaires diocésains. C’est donc nous-mêmes qui les formons.

Lorsque les jésuites candidats à l’ordination sont prêts, nous les présentons au gouvernement à qui nous demandons la permission. Cette année, nous en avons sept qui ont fini leur théologie. Il est peu probable que la permission soit donnée à tous les sept. L’année dernière, la permission qui avait été demandée pour deux a été accordée à un seul. Le gouvernement agit ainsi pour montrer son autorité. Chaque année, il ne donne une réponse favorable que pour une partie des demandes. Au cours des cinq dernières années, il y a eu cinq ordinations de jésuites, une par an.

Avez-vous ressenti le soutien des jésuites au cours des neuf années de détention?

Toujours …, en dépit du fait que je n’ai jamais

obtenu l’autorisation de recevoir des lettres. Cependant, une fois que j’ai été au camp de travail, des jésuites vietnamiens ont pu venir me voir en se faisant passer pour mes oncles et mes cousins. Le P. Arrupe, lui-même, m’avait accompagné à l’aéroport de Rome en 1975, lorsqu’il m’a envoyé en mission. Après ma libération, en 1990, j’ai eu la permission d’aller à Rome. C’est le P. Kolvenbach, le successeur du P. Arrupe, comme général de la compagnie, qui est venu m’accueillir dans le même aéroport.