Eglises d'Asie

UN BOUDDHISME EN EVOLUTION DANS UN ETAT LAIQUE

Publié le 18/03/2010




LE BOUDDHA A SINGAPOUR

Les temples chinois

Tout “commencement” spécifique du bouddhisme à Singapour est très difficile à distinguer clairement sur l’arrière-plan général des temples chinois et de leurs pratiques cultuelles variées. Des immigrants originaires du sud de la Chine sont venus dans la péninsule malaise bien avant la fondation de Singapour par Sir Stamford Raffles en 1819. Ils émigraient “vers l’ouest et vers le sud de leurs lieux d’origine à la recherche du savoir et en quête de produits tropicaux exotiques” (Song 1984, p.1). “Au début, ils n’ont pas essayé de former des colonies permanentes mais à la fin de chaque voyage ils retournaient chez eux dans leurs jonques au moment du changement de mousson (du nord-est au sud-ouest) (ibid. p.3).

Plus tard, ils ont commencé à établir des colonies à Penang et à Malacca. Aussitôt après la fondation de Singapour, ils ont

rapidement commencé à s’installer sur l’île. Voici ce qu’écrivait Stamford Raffles lui-même en juin 1819 : “Ma nouvelle colonie se développe très rapidement. Il n’y a pas encore quatre mois que nous sommes établis et déjà une population de plus de 5 000 personnes s’est installée. Il s’agit principalement de Chinois” (ibid. p.7).

La place relativement mineure occupée par l’élément bouddhiste dans la religion populaire chinoise se constate dans les pratiques religieuses générales des colons chinois, dans la mesure où l’on peut deviner la nature de ces pratiques dans l’ameublement et la statuaire des plus anciens temples de Singapour.

La construction et l’entretien d’un temple chinois à Singapour exigeaient un degré très élevé de coopération financière et pratique entre un nombre important de gens. L’existence de cette forme de coopération indique en retour la présence d’une identité sociale déjà partagée. Dans les circonstances historiques du début du XIXème siècle à Singapour, une telle solidarité ne pouvait exister qu’entre des gens parlant le même dialecte et originaires de la même province de Chine. Lee Poh Hing a montré que “la solidarité s’originant dans la communauté de dialecte était probablement l’un des éléments établissant la confiance entre les marchands chinois et les petits marchands de la compagnie d’entrepôt” (Lee 1978, p.46).

Lee identifie le fondement de cette solidarité sociale de manière encore plus spécifique dans le fait que “proliféraient à Singapour beaucoup d’organisations rassemblant les gens d’un même territoire et du même sanget pas seulement d’une même communauté de dialecte. Par exemple, “les personnes parlant hokkien originaires de la préfecture de Chang-chou avaient leur propre association, l’association de Chang-chou, qui excluait toutes les autres personnes parlant hokkien” (ibid. note 24).

Lee donne d’autres exemples similaires. Une telle association exigeait quelque forme de construction permanente qui répondrait aux besoins principaux de l’association. Il semble que le temple chinois, précisément, répondait parfaitement à ces besoins.

Un exemple remarquable de temple remplissant cette double fonction était le temple hokkien situé dans la rue Telok Ayer, connu sous le nom de Thian Hok Khen, ou en chinois mandarin, Tian Fu Gong, ce qui signifie “Temple de la bénédiction céleste”. Ce bâtiment était utilisé par la communauté hokkien comme temple mais aussi comme hui-kua ou centre communautaire. Dans ce dernier rôle, les fonctions du bâtiment incluaient le soutien des activités culturelles et éducatives, l’aide aux membres à la recherche d’un emploi et, dans la mesure où c’était nécessaire, une certaine dose d’action politique. Lee ajoute que la manière caractéristique, pour des membres prospères, d’obtenir que la communauté hokkien reconnaisse leurs bonnes oeuvres et aussi leur fonction dirigeante, était de contribuer à la construction d’un temple (ibid. p.46). Le temple de la rue Telok Ayer, l’une des plus vieilles rues de Singapour, était situé à cette époque-là sur le bord de la mer. Par conséquent, il était dédié principalement à T’ien Hou, la déesse de la mer, mais parmi les divinités secondaires on comptait Kwan Yin et Kwan Ti (Yen 1986, p.11). L’inclusion de Kwan Yin, la Bodhisattva femme, indique le souci dévotionnel majeur de l’élément religieux bouddhiste à Singapour à ce moment-là. La construction, complétée en 1842, de ce temple sur ce site remplaçait un petit autel placé là par des marins et des immigrants qui y faisaient des offrandes et des actions de grâce à une statue de Ma Cho Po, mère des Sages célestes, afin d’obtenir sa protection au cours de leurs voyages sur mer (Beamish et Ferguson 1985, p.53).

La plus importante donation pour la construction du temple de Tian Fu Gong fut fournie par un marchand hokkien appelé Tan Tock Seng (Yen 1986, p.185), qui avait émigré de Malacca à Singapour vite après 1819 et était devenu l’une des personnalités principales de la communauté hokkien. Ayant fait l’effort financier le plus important, Tan Tock Seng se retrouva finalement directeur principal du comité de gestion du temple de Tian Fu Gong. Le temple était, et est toujours, d’abord un lieu de culte de la religion “chinoise”, plutôt qu’un lieu “bouddhiste”. Tout, dans ce temple, met l’accent sur le caractère chinois. “Tous les matériaux de construction furent amenés de Chine ainsi que la statue principale, celle de Ma Cho Po” (Beamish et Ferguson 1985, p.53). Il est clair par conséquent qu’il y avait dès le début un lien fort entre les temples chinois et les associations claniques, et qu’il y avait aussi un fort sentiment d’identification à la Chine et à la culture chinoise qui allait jusqu’à l’importation de matériaux de construction et d’ameublement des temples. De cette façon, les premiers temples de Singapour reflètent tout le champ de la religion populaire chinoise à ce moment-là. Il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve aussi des éléments de nature bouddhiste, et particulièrement la dévotion à la Bodhisattva Kwan Yin.

En 1881, le temple de Tian Fu Gong servait aussi de lieu de réunion pour une société du nom de Lo Shan She. L’une des activités de cette société était “d’organiser, le premier et le quinze de chaque mois lunaire, des conférences pour exposer les seize maximes sacrées de l’empereur K’ang Shi” (Yen 1986, p.292). Les audiences à ces conférences étaient composées pour l’essentiel de “marchands et d’intellectuels d’éducation chinoiseLes maximes sacrées concernaient généralement des sujets tels que “la piété filiale, la loyauté vis-à-vis du clan, le respect de la loi, l’importance du travail agricole, les relations avec les voisins et les autres villageois, la répudiation des fausses doctrines et l’exaltation du savoir correct

Il faut noter que la plupart de ces sujets possèdent une forte connotation confucéenne plutôt qu’un caractère bouddhiste. Pour les “nationalistes culturelsle propos de ces conférences était “d’arrêter et de renverser le courant de plus en plus puissant de l’occidentalisation” (ibid. p.292) et aussi de s’opposer au sabotage des principes sur lesquels les clans chinois étaient organisés. Il apparaissait en effet que ce courant ne pouvait qu’amener à terme la perte des valeurs traditionnelles chinoises et, encore pire, la perte de l’identité chinoise. Le but à long terme de ces conférences était donc de lutter contre les pensées hétérodoxes qui minaient la culture chinoise traditionnelle et en particulier le confucianisme. Il semblait donc que la meilleure politique était de “réaffirmer les valeurs morales confucéennes” (ibid. p.293). La promotion de la culture chinoise conçue essentiellement comme la promotion des valeurs confucéennes peut-elle être considérée comme compatible avec la promotion des valeurs bouddhistes ? On peut en débattre à l’infini. Néammoins, un élément bouddhiste était présent dans les temples chinois traditionnels, comme Tian Fu Gong, sous la forme de la bodhisattva Kwan Yin. Il existait au moins cet élément de coexistence, dans la tradition chinoise, entre bouddhisme et confucianisme.

Cependant, quelques-uns des temples plus récents se sont davantage spécialisés dans le sens qu’un temple peut donner une importance plus grande à un culte plutôt qu’à l’autre. Alors qu’au début de l’existence de Singapour il était inhabituel qu’un temple chinois soit considéré comme exclusivement taoïste ou exclusivement bouddhiste, ce n’est plus aussi clairement le cas aujourd’hui, et cela peut signifier l’existence d’une tendance plus forte, mais seulement une tendance, à une différentiation consciente chez ceux qui fréquentent les temples entre l’identité “bouddhiste” et l’identité “taoiste”. En 1987, dans le temple Feng Shan Shi de la rue Mohamed Sultan, l’auteur a demandé expressément à un groupe de bénévoles associés au temple si ce temple était considéré comme bouddhiste ou taoiste parce qu’on ne pouvait pas deviner la réponse en observant les statues qui servaient au culte. La question a plongé le groupe dans une discussion animée, les uns affirmant “c’est bouddhisteles autres niant vigoureusement et disant “non, non, c’est taoisteDans un autre ouvrage, ce temple particulier a été défini comme “syncrétiste” (Lip 1986, p.90). Pourtant, tout compte fait, il se pourrait bien que ce temple soit aujourd’hui considéré comme plus “bouddhiste” que “taoiste”, et certainement plus “bouddhiste” que quelques-uns des temples les plus anciens de Singapour. Un autre facteur qui a peut-être renforcé cette tendance chez les Singapouriens chinois à distinguer entre “taoiste” et “bouddhiste” est le fait que, au cours du recensement de 1980, taoisme et bouddhisme étaient différenciés sur la liste des identités religieuses parmi lesquelles les citoyens devaient choisir.

Ce qui a rendu possible cette croissante différentiation religieuse parmi les Singapouriens chinois peut aussi être analysé comme une conséquence de la grandissante assurance ethnique des Singapouriens chinois. Dans un article récent, Yao Souchou a attiré l’attention sur les dimensions symboliques et politiques de l’ethnicité. Il a argué que, “au fond de ce qu’on peut appeler les domaines de l’ethnicité personnelle et publique“, les questions posées ne sont pas seulement des questions économiques ou de classes sociales, mais aussi des questions d’ordre psychologique et historique : “Dans l’évolution d’une vie, les valeurs sous-jacentes exprimées dans les modèles ethniques donnent un sentiment de permanence et, peut-être, une solution simple à l’angoisse existentielle. Ceci est particulièrement important dans un contexte de vie citadine, très fluide et concurrentielle sur le plan social autant qu’économique” (Yao 1987, p.171).

Dans une telle situation, “les valeurs culturelles et religieuses qui constituent l’appartenance ethnique deviennent moralement évidentes par elles-mêmes” (ibid.). Pour les immigrants chinois de Singapour au XIXè siècle, ces valeurs culturelles et religieuses se manifestaient dans la construction et l’ameublement de leurs temples qui, comme nous l’avons noté auparavant, étaient aussi des lieux d’activités associatives chinoises.

Les plus anciens temples de Singapour se ressemblent tous dans cette dimension d’inclusion de tous les aspects de la culture religieuse chinoise : taoiste ou bouddhiste et souvent un élément confucéen. On peut donc penser que, dans “le contexte citadin très fluide et concurrentiel sur le plan social autant qu’économique” du début du XIXè siècle à Singapour, ce qui a donné aux Chinois ce “sentiment de permanence” a été “les valeurs religieuses et culturelles qui constituent l’appartenance ethnique” (ibid.). Ces valeurs étaient précisément celles qui étaient illustrées dans le temple chinois, plutôt que dans le temple plus spécifiquement bouddhiste.

Yen Ching-hwang (Yen 1986, p.11) observe que le Tian Fu Gong n’était pas le premier temple à être construit à Singapour, et pourtant “il est devenu le centre des activités religieuses pour toute la communauté chinoise pendant un certain tempsIl remarque que “il était fondé par les dirigeants de divers groupes dialectaux en 1838 et il était dédié principalement à T’ien Hou, la déesse de la mer, avec Kwan Yin et Kwan Ti comme déesses secondaires” (ibid.).

Mais il remarque aussi qu’à Malacca, le temple chinois le plus ancien était dédié à la Bodhisattva Kwan Yin, “incarnation de la qualité infinie de compassion de Shakyamani BouddhaLe temple Kwang Fu Kung de Penang, fondé en 1799, était aussi dédié à la Bodhisattva Kwan Yin, et “les fonds pour la construction du temple semblent avoir été rassemblés dans l’ensemble de la communauté chinoise” de Penang. Pourtant, à Singapour, le temple Tian Fu Gong était dédié à T’ien Hou et non pas à Kwan Yin. Yen estime que ce fait reflète la moindre importance accordée à Kwan Yin et la plus grande importance donnée à la déesse de la mer chez les Chinois de Singapour. Il suggère aussi que beaucoup de propriétaires de jonques qui fréquentaient le port de Singapour se trouvaient parmi les donateurs ayant contribué à la construction du temple Tian Fu Gong: “Ils semblent avoir cru que la prospérité de Singapour et les avantages qu’ils en tiraient étaient à mettre au crédit de la déesse de la mer; ils ont donc construit le temple en son honneurIl y avait pourtant aussi des propriétaires de jonques à Malacca et à Penang. Cette différence indique sans doute qu’il y avait “davantage de Chinois liés aux voyages et au commerce maritimes à Singapour qu’à Malacca ou à PenangCela n’est pas étonnant puisque “Singapour était devenu le principal port britannique du sud-est asiatique depuis 1819 et commerçait avec le monde entier” (ibid. p.12).

Voilà donc l’arrière-plan historique général du bouddhisme des temples chinois de Singapour. Il nous faut à présent considérer les développements plus récents, à Singapour, d’un bouddhisme que l’on peut qualifier de “bouddhisme associatif

LE DHAMMA A SINGAPOUR

La croissance du bouddhisme associatif

Le second des trois éléments constitutifs de ce que l’on a pour habitude d’appeler le “bouddhisme”, est le dhamma, c’est-à-dire le corps de doctrine que l’on considère comme ayant été enseigné par le Bouddha. Puisque les trois éléments constitutifs doivent être respectés, le souci d’étudier et de comprendre le dhamma est aussi important que la révérence pour le Bouddha et la communauté des moines bouddhistes. A Singapour, il y a, depuis quelques années, un intérêt croissant chez les laïcs pour une étude et une compréhension approfondies du dhamma. Dans quelques cas, ce réveil est dû aux efforts de moines bouddhistes soucieux de revenir à l’enseignement du dhamma. Un facteur également important dans le passé à Singapour a été une demande croissante de la part de citoyens de s’engager dans l’étude de la doctrine bouddhiste. Un certain nombre d’indications font penser que le nombre de ces laïcs est trop important par rapport au petit nombre d’enseignants disponibles. Diverses organisations ont cependant commencé à se pencher sur la question pour essayer de répondre aux besoins. Ce qui suit est la description de quelques-unes d’entre elles et l’analyse de leurs traits caractéristiques, de leurs activités et de leurs membres.

Dans un article publié en 1971, Joseph Tamney décrit ce qu’il considérait à l’époque comme l’échec du bouddhisme mahayana à Singapour. Il voulait ainsi signifier l’échec de ce bouddhisme qui n’a pas réussi à attirer la nouvelle génération des jeunes Singapouriens. Les résultats de son étude étaient fondés essentiellement sur des données rassemblées à partir d’une enquête conduite auprès des étudiants de l’université nationale de Singapour. Dans un article plus tardif, daté de 1978, il arrivait à une conclusion générale selon laquelle, à Singapour, la conservation ou non des croyances religieuses était liée à la stratification sociale, et que la non-conservation de l’identité bouddhiste était associée à la mobilité sociale vers le haut de l’échelle (La structure familiale chinoise, p. 217). C’est ainsi qu’à ce moment-là Tamney percevait “l’échec” du bouddhisme mahayana à retenir ses adhérents jeunes et engagés dans un processus d’ascension sociale.

Pourtant, dès 1988 on peut sentir qu’existe à Singapour un renouveau d’intérêt pour les idées bouddhistes et leur application dans une pratique personnelle. Il ne serait pas inapproprié de caractériser l’un de ses principaux éléments comme un regain d’intérêt pour la philosophie bouddhiste chez de jeunes Singapouriens possédant une éducation secondaire et, assez souvent, tertiaire. En même temps, il faut reconnaître l’acceptation de l’idée selon laquelle l’identité bouddhiste doit se fonder sur quelque chose de plus que la visite occasionnelle ou routinière à un temple chinois et la pratique des exercices rituels ordinaires. Il est intéressant de noter qu’un courant similaire peut s’observer en Malaisie, particulièrement parmi les Chinois. Ce courant y a conduit à la formation d’une association vigoureuse nommée “Les jeunes bouddhistes de Malaisie” dont les membres appartiennent majoritairement aux professions libérales. Cette association organise de temps en temps des conférences nationales malaisiennes, et au plan local, des séminaires et des rencontres autour de thèmes de philosophie et de morale bouddhistes. A Singapour aussi, ce courant a conduit à la formation de diverses associations. Il existe ainsi à Singapour un mouvement que l’on peut justement appeler un “bouddhisme associatif” même s’il n’est pas entièrement d’origine récente. Marjorie Topley, dans un article publié il y a trente ans, attirait l’attention sur une forme ancienne de retour à un accent plus philosophique à l’intérieur du bouddhisme chinois de Singapour avec l’institution du sen lin, ou “Forêt des laïcs”, formé en 1934, et dont l’un des buts était de “purifier le bouddhisme singapourien” (Topley 1956, pp.70-118, 1979). A ses débuts, ce mouvement ne semblait pas se soucier particulièrement de philosophie bouddhiste. Il trouvait des soutiens parmi les temples chinois déjà établis à Singapour, et dans les restaurants végétariens : “Beaucoup de ses membres ordinaires et quelques-uns de ceux du comité sont des femmes peu instruites, d’origine paysanne, qui gèrent leurs propres restaurants végétariens ou ceux auxquels elles ont été nommées par leurs dirigeants religieuxTopley 1979, p.179).

Il y avait aussi une tendance dans la première fédération bouddhiste de Singapour qui naquit en 1950 du mouvement de la “Forêt des laïcs”, de mettre davantage l’accent sur l’identité chinoise et les contributions faites par les Chinois au développement de Singapour (ibid.).

Comme le souligne Topley, les organisations religieuses de Singapour en cette période étaient remarquables par leur facilité à se chevaucher et s’interpénétrer, comme elles le font d’ailleurs encore aujourd’hui dans une certaine mesure. Un autre produit de “La forêt des laïcs” fut le Qi Shi Lin, dans la rue Kim Yam, où de pieux laïcs bouddhistes se réunissaient à la fin des années 1950, quelques-uns régulièrement et d’autres occasionnellement, pour chanter les Ecritures bouddhistes (ibid. p.166). Cette association est aujourd’hui connue sous le nom de Loge bouddhiste de Singapour et est devenue l’une des plus vivantes et des plus numériquement importantes associations bouddhistes de Singapour. Une brève description de ses activités illustrera la nature du bouddhisme associatif de Singapour.

La Loge bouddhiste de Singapour

Située dans la rue Kim Yam, près de la rue River Valley, la Loge est constituée par un vaste ensemble de bâtiments au milieu des arbres. Il est approprié d’utiliser le terme de “loge” dans ce cas précis, non seulement à cause du sens originel d'”abri temporaire” mais aussi parce que ce terme est celui utilisé par la franc-maçonnerie et des associations similaires. Le terme s’origine d’ailleurs en vieux français dans lequel son sens était celui de “hutte” dans les bois. C’était quelque chose comme cela qui était utilisé à l’origine par les anciens bouddhistes indiens qui étaient des citadins mais avaient l’habitude de se retirer dans la forêt (ibid. p.166). Dans le cas qui nous occupe, cette “loge” occupe un espace important dans ce qui est aujour’hui un district urbain central de Singapour. Les week-ends, et particulièrement les dimanches, le lieu est très animé. Dans le bâtiment principal, de pieux laïcs se rassemblent en grand nombre (1) pour chanter les sutras bouddhistes. Au-dessus d’un immense hall, un étage comporte des bureaux et une impressionnante bibliothèque de littérature bouddhiste, en chinois et en anglais. Beaucoup des livres que l’on y trouve nécessitent un niveau d’instruction élevé. Il faut noter ici que si, dans les étages inférieurs, on trouve des gens d’un certain âge occupés à chanter les sutras, ce sont les plus jeunes et parmi eux des étudiants d’écoles secondaires que l’on retrouve dans la bibliothèque. L’utilisation de la bibliothèque par des jeunes garçons et filles de cet âge est souvent liée au programme scolaire d’études bouddhistes qui est l’une des options offertes dans le programme des études religieuses encore en vigueur au moment où cette enquête a été faite.

La Loge bouddhiste de Singapour semble être l’exemple le plus ancien de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler aujourd’hui les associations bouddhistes. Le terme d'”association” pour cette forme de bouddhisme correspond au caractère chinois hui que l’on utilise pour une assemblée, une réunion, un syndicat, une association mais pas forcément, ou même de manière ordinaire, un groupe de caractère religieux. Le terme correspond dans une certaine mesure à une fonction. Son utilisation en référence à une pratique bouddhiste distingue celle-ci du bouddhisme habituel de ceux qui fréquentent les temples chinois. L’une de ses principales caractéristiques est que les adhérents à cette forme de bouddhisme s’intéressent sérieusement à ce que l’on peut appeler en termes généraux une formulation et une présentation plus philosophiques des idées et des pratiques bouddhistes. A Singapour, on trouve divers exemples de ce bouddhisme associatif.

En plus de la Loge bouddhiste dont nous venons de parler, il y a : la Loge Grâce, au nord de l’île à Punggol, la Bibliothèque bouddhiste, rue Foch, la Société bouddhiste mahaprajna, rue Foch, le Phor Kark See à Bright Hill, l’Union bouddhiste à Jalan Senyum, les trois sociétés bouddhistes des établissements d’éducation tertiaire de Singapour (université nationale, institut technologique Nanyang, école polytechnique), la Fédération bouddhiste de Singapour, l’Association bouddhiste chinoise de Singapour, la société Dharma Cakra à Jalan Eunos, les Amis du bouddhisme, l’organisation Buddha-Yana autrefois connue sous le nom d'”organisation de la jeunesse bouddhiste”, la société Buddha Sasana, d’origine tibétaine, rue Topaz.

Toutes ces organisations ont en commun le fait qu’elles sont constituées de membres qui se reconnaissent comme tels, dont l’appartenance est permanente et qui se préoccupent d’un type de bouddhisme différent de celui qui est pratiqué de manière irrégulière et au travers de rites individuels dans les temples et que l’on peut qualifier de bouddhisme de temple chinois. Il est important d’établir ce point parce que cette distinction est mentionnée consciemment de temps en temps par ceux qui représentent l’un ou l’autre des aspects les plus nouveaux de cette forme montante du bouddhisme que l’on peut appeler le bouddhisme associatif.

Mais, même à l’intérieur du bouddhisme associatif on peut discerner deux accents assez différents. Dans le premier on trouve un intérêt d’abord philosophique. Il ne s’agit pas d’un intérêt intellectuel pour des idées ou d’une sorte d’éclectisme mais bien de la philosophie bouddhiste, c’est-à-dire d’un “amour de la sagesseen vue de l’acquérir et d’en vivre. Dans ce cas, l’objet recherché est une explication spéciale de ce en quoi cette “sagesse” consiste, à savoir l’explication du bouddhisme mahayana; En effet, c’était le “Grand véhicule”, le Mahayana qui se souciait clairement des questions d’ordre philosophique, dans le sens où on comprend habituellement la philosophie. De son côté, la tradition intellectuelle theravadin, dont les textes étaient en pali, se préoccupait d’analyser l’univers matériel et sensoriel, la complexité des interactions possibles entre toutes les parties du réel (2). Cette tradition s’est tellement préoccupée d’analyse et d’analyse de l’analyse que toute retombée pratique et immédiate en termes de vie éthique et méditative des bouddhistes réels était inexistante. C’est ainsi que l’on peut comprendre la revendication du bouddhisme mahayana selon laquelle, contrairement à la tradition theravadin et d’autres similaires, c’est lui qui est le grand (maha) véhicule (yana) qui peut transporter la vaste majorité des gens ordinaires vers le salut, alors que l’école theravadin et d’autres similaires à la même époque ne pouvaient offrir le même service qu’à un tout petit nombre. Elles étaient donc le petit (hina) véhicule (yana). C’est essentiellement la forme mahayana de pratique et d’enseignement bouddhistes qui a retenu l’attention du peuple chinois dès les débuts jusqu’aujourd’hui. C’est encore cette même tradition qui caractérise le bouddhisme associatif tel qu’on le trouve maintenant à Singapour.

La Loge Grâce de Punggol

La côte nord-est de Singapour est découpée en plusieurs péninsules, chacune séparée des autres par la mer. C’est l’une d’elles que l’on appelle Punggol. Sa location lui donne un aspect isolé et celui d’un lieu propice aux retraites. Néammoins, Punggol a commencé récemment à se développer, et chacun sait que le développement à Singapour peut être rapide. La Loge Grâce peut être décrite en termes généraux comme un “centre bouddhiste” ressemblant en principe à la Loge bouddhiste de la rue Kim Yam. Le lieu le plus visible du magnifique bâtiment est le grand hall dans lequel on chante les sutras bouddhistes, et cette salle contient jusqu’à cinq cents personnes debout et assises. Ceux qui prennent part au chant qualifient leur action en disant qu’ils ont “trouvé refuge“: ce qui signifie qu’à un moment donné ils sont passés par la cérémonie au cours de laquelle le fidèle affirme sa foi dans le Bouddha, le dhamma (sa doctrine), et le sangha (sa communauté). Le signe visible de cette profession de foi est la robe portée par chacun de ceux qui participent au chant dans le hall. L’une des religieuses de la Loge Grâce souligne que le port de cette robe représente l’appartenance à “la communauté bouddhiste” en général et pas nécessairement l’appartenance à la Loge Grâce. Le nombre exact des membres de la Loge Grâce était incertain au moment de l’enquête. Le sentiment “d’association” bouddhiste ou l’identification encouragée et nourrie à la Loge Grâce dépassent de beaucoup l’appartenance stricte à la Loge. Il s’agit, en principe, d’une identification consciente à tous les autres bouddhistes qui professent leur foi, c’est-à-dire qui ont “trouvé refuge” où que ce soit. On peut par conséquent affirmer qu’il y a ici un sens fort d’identité commune avec tous les autres bouddhistes, ce qui n’est pas le cas chez ceux qui fréquentent habituellement les temples chinois traditionnels et y pratiquent des rites individuels : ceux-ci n’ont pas le sentiment conscient de posséder une identité bouddhiste universelle.

Une participation régulière aux cérémonies à la Loge Grâce se maintient au moyen d’un registre des membres et la publication d’un petit bulletin mensuel de huit pages contenant non seulement des informations sur les activités de la Loge mais aussi des articles d’intérêt général dont l’intention affichée est de contribuer à une éducation bouddhiste. Parmi ceux-ci on trouve des articles pour les enfants aussi bien que pour les adultes. Ce mensuel est distribué aussi aux autres associations bouddhistes de Singapour, et il est utilisé pour inviter les autres bouddhistes aux cérémonies et célébrations qui ont lieu à la Loge Grâce. Un autre aspect du fort caractère associatif des activités de la Loge apparaît dans les retraites de week-ends qui sont organisées chaque fois qu’un jour férié suit ou précède un dimanche, rendant ainsi possible un séjour de deux journées de retraite à la Loge. Le programme de ces retraites consiste en conférences et en sessions de chant des sutras.

Les participants de ces retraites de week-end sont très divers par l’âge et le niveau d’instruction scolaire. Un jeune homme, se décrivant lui-même comme libre penseur, s’avouait très intéressé par ce qu’il avait vu et entendu à la Loge Grâce et “sentait qu’il devait apprendre davantage sur le bouddhismeEn termes d’identité religieuse, du moins dans le sens qui concerne le recensement officiel de la population à Singapour, il disait qu’il choisirait probablement de s’inscrire parmi les “sans-religion”, mais il se pourrait qu’il choisisse finalement de s’inscrire comme “bouddhiste” puisqu’il a l’habitude de rendre visite à des temples bouddhistes. Il ajoutait cependant : “Je dois en apprendre davantage à ce sujetQuand on lui demande comment il envisage de le faire, il répond: “En lisant davantage de livresDans son cas particulier, de toute évidence, c’était cet assemblage de jeunes et de vieux, qui affirmaient leur foi en Bouddha, le dhamma et le sangha, qui l’avait foncièrement impressionné. Ce jour-là était sa troisième visite au temple, et il était venu la première fois en réponse à l’invitation de son employeur qui était aussi présent ce jour-là. Parmi ses parents et les membres de sa famille, quelques-uns, disait-il, étaient taoistes (ses parents), d’autres étaient bouddhistes et un était chrétien. C’est sa soeur, elle-même bouddhiste, qui commença à lui enseigner “quelque chose sur le bouddhismeElle l’emmena d’abord à la Loge bouddhiste de la rue Kim Yam. Puis, il découvrit que son employeur était bouddhiste bien que sa conversion fût récente (trois ou quatre ans).

Une jeune femme, enceinte de plusieurs mois, disait qu’elle venait à la Loge Grâce régulièrement bien que vivant à Tampines, qui se trouve à une douzaine de kilomètres, et qu’elle décrivait comme un “lieu éloignéComme elle, d’autres venaient régulièrement de lieux assez éloignés tels que Seletar et Jurong. Elle ajouta que quelques-unes de ces personnes ne venaient pas seulement le dimanche mais aussi le samedi et le mardi soir pour chanter les sutras. Son mari et elle appartenaient déjà à la Loge quand elle se réunissait à Telok Kurau. C’est son mari qui l’avait introduite. Ses parents aussi avaient participé à la Loge pendant quelque temps, mais pas ses frères qui sont taoistes. Comme le jeune homme avant elle, elle mentionna spécialement la séance de chant des sutras du premier dimanche de chaque mois lunaire, parce que beaucoup de monde y participe et partage ensuite un repas végétarien. Pour l’anniversaire de la naissance de Kwan Yin et pour le jour du Vesak, la Loge était toujours pleine de monde.

Ces exemples ne peuvent servir que de manière limitée à montrer l’intérêt de ces personnes dans la forme philosophique du bouddhisme, même si cet intérêt est présent. Ils manifestent pourtant clairement une qualité “associative” du bouddhisme qui existe beaucoup moins dans ce que l’on considère habituellement comme le “bouddhisme de Singapour”, c’est-à-dire les rites conventionnels des temples chinois qui sont de caractère plus ou moins bouddhiste.

La Bibliothèque bouddhiste

Une forme importante de bouddhisme associatif à Singapour et l’une de ses formes les plus anciennes est représentée par la Bibliothèque bouddhiste (pour davantage de détails, voir Mok 1986): c’est un centre d’activités variées liées à la présentation et à l’enseignement de la philosophie et de l’éthique bouddhistes. Elle a été fondée en 1981 sous le nom de “Société de recherche bouddhiste”. Son fondateur est le vénérable Dhammaratana (ibid. p.10), moine cingalais qui a été impressionné par le travail accompli à Kuala Lumpur par le vénérable Dhammananda. Quand un recensement de ses membres fut effectué en 1986, cinq ans après la fondation, il y avait déjà huit cents inscrits. En avril 1988, le nombre des disciples était estimé à 3 000. La Bibliothèque propose un programme régulier de conférences et d’enseignement sur des sujets bouddhistes aussi bien que des sessions de prières dirigées par un moine bouddhiste.

Le fondateur, le vénérable Dhammaratana, est originaire du Sri Lanka, d’un village voisin de Colombo. Il fut ordonné comme novice à l’âge de treize ans dans le chapitre de Kotte qui appartient à un ordre bouddhiste cingalais prestigieux, le Siam Nikaya. A l’âge de trente-trois ans, il fut invité à Singapour par le Mangala Vihara cingalais afin d’aider à l’administration de ce temple. Après un court séjour au Sri Lanka, il retourna à Singapour jusqu’en 1973 pour devenir l’assistant du moine résidant de Mangala Vihara et il resta deux ans à ce poste. Il retourna au Sri Lanka pendant quatre ans et revint à Singapour en 1977 pour diriger l’Association bouddhiste Tisarana qui venait d’être fondée. Il s’agissait là d’une sorte de mouvement oecuménique bouddhiste qui se souciait surtout de la propagation du bouddhisme. Selon Dhammaratana, cela incluait une activité missionnaire directe, la promotion d’études bouddhistes sérieuses, et la pratique de la méditation. Dhammaratana s’était rendu compte qu’il n’y avait pas à Singapour à ce moment-là de lieu qui proposait de telles activités. C’est à partir de cette perception que fut fondée la Société de recherche bouddhiste en 1981, ce qui conduisit ensuite à l’établissement de la Bibliothèque bouddhiste officiellement inaugurée en juillet 1983.

Il est important de noter en relation avec ceci que c’est un moine bouddhiste d’origine cingalaise qui a perçu un besoin et a fondé la Société de recherche bouddhiste; pourtant, c’est une population singapourienne bouddhiste très majoritairement chinoise qui l’a suivi. En 1986, les membres chinois de la Société formaient 96,2% de l’ensemble et 89,5% d’entre eux s’identifiaient comme bouddhistes (ibid. p.99). L’autre catégorie la plus importante était les “sans-religion” qui étaient 6%. Les conférences sont données soit en anglais soit en chinois mandarin et quelquefois il y a une traduction en hokkien. En ce qui concerne l’âge, les deux tiers des membres ont entre vingt et quarante ans. En ce qui concerne le niveau d’éducation, 60% ont terminé leurs études secondaires (18% dans l’ensemble de la population) et 32% ont reçu une éducation tertiaire (2,7% dans l’ensemble de la population) (ibid. p.97). La majorité des membres n’étaient pas de ceux qui fréquentaient régulièrement les temples. 40% seulement se rendaient souvent dans un temple. 60% allaient dans un temple “à l’occasionou “pas très souventou encore “jamais” (ibid. p.113). Pour résumer, on peut dire que la majorité des membres de la Bibliothèque bouddhiste sont jeunes (entre vingt et quarante ans), Chinois pour la plupart, et possèdent un niveau d’instruction secondaire ou post-secondaire, un tiers d’entre eux étant pourvu de diplômes universitaires. Comme nous avons pu le constater, 90% d’entre eux s’identifient comme bouddhistes et pourtant pas plus de la moitié ne fréquente régulièrement les temples. Il y a donc un haut degré de corrélation chez les Chinois de Singapour entre le niveau d’instruction et le type de pratique bouddhiste à savoir la traditionnelle fréquentation des temples chinois bouddhistes ou ce que l’on peut appeler maintenant le bouddhisme associatif.

La Société bouddhiste mahaprajna

Voici ce que cette Société dit d’elle même : “En août 1985, un groupe de bouddhistes a décidé de former une société bouddhiste afin d’exprimer la foi dans les enseignements du Bouddha et pour pratiquer et propager le dharma. La société a été formée en octobre 1985 avec un moine bouddhiste, le vénérable Hou Zhong, jouant le rôle de guide et de conseiller. La société a décidé que ses objectifs seraient d’une part, de promouvoir l’éducation morale par la propagation du véritable esprit du bouddhisme, et d’autre part, d’élever le niveau du bouddhisme en s’occupant de financer la vie et l’éducation des moines et des religieuses approuvés par la Société” (Objects).

Dans sa publication, la Société précise qu’elle est une organisation bouddhiste laïque, qui est guidée néammoins par des membres du sangha bouddhiste. Par conséquent, “on ne peut pas dire qu’elle soit tout à fait une organisation bouddhiste laïque ni tout à fait une organisation du sangha” (interview du vénérable Zhi-Ru, 17 avril 1988). Le chef de la Société, le vénérable Hou Zhong, écrivant en décembre 1985, exprimait l’espoir que ses membres “aient la volonté d’apprendre et de se cultiver moralement” (Objects).

La fondation de la Société en 1985 avec l’ambition de promouvoir l’éducation morale par la propagation du véritable esprit du bouddhisme venait à un moment où le sujet de l’éducation morale dans les écoles secondaires était devenu un objet de discussion publique et de planification gouvernmentale, en particulier pour les élèves des deux dernières années. Le plan, établi en 1982, était d’offrir un certain nombre d’options à ce niveau. Huit options furent décidées, chacune couvrant une tradition religieuse majeure; l’une de celles-ci était l’étude du bouddhisme. Dès 1985, le curriculum bouddhiste avait été préparé et écrit par des spécialistes des études bouddhistes en consultation avec le ministère de l’Education de Singapour. Tout le sujet du bouddhisme commençait à être considéré, au moins dans les cercles de l’éducation à Singapour, d’un oeil relativement nouveau par rapport aux idées et à la culture singapouriennes de cette époque. Ce n’est donc pas tout à fait par hasard que la Société bouddhiste mahaprajna naquit à ce moment-là et commença à prendre forme au début de 1986.

Mais ce n’était pas le seul élément d’explication, comme l’affirme l’un des membres fondateurs, aujourd’hui religieuse bouddhiste : “Ma famille était plus taoïste que bouddhiste et je n’ai jamais tellement fait attention à la religion de ma mère, jusqu’à ce qu’elle commence à participer à la Loge bouddhiste pour chanter les sutras. Quelques-uns des membres de ma famille l’accompagnaient quand il y avait des cérémonies. Après cela, nous nous sommes intéressés davantage au bouddhisme mais nous avons voulu en savoir davantage sur les doctrines (3).

A cette époque, un moine bouddhiste de Taiwan donnait des conférences à la Loge bouddhiste, et elle commença à suivre son enseignement. Quand il y eut une demande pour des sessions plus régulières d’enseignement, il fallut trouver un lieu pour se réunir. Pendant quelque temps, les conférences eurent lieu dans le grenier d’un temple de la rue Upper Thomson. C’est à la suite de ces sessions d’enseignement qu’il fut décidé de former une société bouddhiste plus formelle et d’inviter le moine taiwanais à prendre la responsabilité de l’instruction. La Société bouddhiste mahaprajna fut donc formée au début de 1986.

Très vite, la Société est devenue florissante. Son programme d’enseignement du dhamma, à quatre niveaux (introduction, débutant, intermédiaire, avancé), est très complet en ce qui concerne les bouddhismes chinois et indien. Chacun de ces niveaux comporte vingt-quatre unités de deux heures chacune qui sont ouvertes à tous les membres de la Société. Les sessions de chant sont une autre caractéristique du programme de la Société, et les sutras mahayana sont chantés en chinois mandarin ou en hokkien. L’objet de ces sessions de chant est triple : progrès spirituel, culture bouddhiste et création d’un sentiment de communauté parmi les membres. Dès la fin de l’année 1987, la Société avait besoin d’un nouveau centre pour développer ses programmes et répondre à la demande de membres de plus en plus nombreux.

Les dirigeants de la Société comme ses membres s’identifient à la tradition mahayana du bouddhisme. Mais ils ne se perçoivent pas comme en concurrence ou en opposition avec la tradition hinayana. L’intention affichée est que les membres “aient une vue globale de ce que le bouddhisme est” (4). C’est un point de vue typiquement mahayana, puisque l’essence même du mahayana est “l’inclusion” plutôt que “l’exclusion” ou la revendication d’une possession exclusive de la vérité bouddhiste. En ce qui concerne les relations formelles avec les autres organisations bouddhistes de Singapour, elles sont minimes. Mais, informellement, elles sont très ouvertes et, en ce qui concerne la Société, plutôt bonnes. La Société compte un “conseiller” ou spécialiste religieux qui est un moine de Taiwan “très engagé dans la SociétéIl joue de la même manière le rôle de conseiller dans les sociétés bouddhistes de l’école polytechnique (Singapour et Nanyang) à la suite de contacts avec des étudiants membres de la Société mahaprajna. Quelques-uns des membres en sont aux débuts de leur carrière professionnelle et, dans beaucoup de cas, viennent à peine de fonder une famille; d’autres sont encore étudiants. La raison donnée pour expliquer la présence majoritaire de ce type de membres est que “la participation aux sessions d’enseignement que nous organisons exige l’habitude de la lecture, de la recherche et de la rédaction de rapportsOn considère donc que les autres classes de la population pourraient trouver trop difficile de participer aux sessions. Celles-ci viendront cependant ” pour différentes autres activités comme les sessions de chant et les conférences du samedi soirEn fait, toutes les catégories de membres participent à ces conférences car elles n’exigent pas de travail personnel et “il suffit de s’asseoir et d’écouter

Le nombre de ceux qui suivent les sessions d’enseignement continue d’augmenter. En 1985, une classe moyenne était composée de vingt étudiants et en 1988 ils étaient déjà cinquante. Comme le conseiller religieux s’exprime en chinois mandarin dans ses sessions d’enseignement, celles-ci sont plus suivies que les classes où la langue anglaise est utilisée. Tous les membres de la Société sont chinois.

Un point sur lequel les dirigeants de la Société mettent fortement l’accent est la nécessité à Singapour de distinguer clairement entre bouddhisme et taoisme. Une phrase qui revient tout le temps dans ce qu’ils disent est : “Il est important de promouvoir le véritable esprit du bouddhismeL’intention n’est pas de critiquer une autre forme de bouddhisme, mais, selon ce qu’ils disent, de distinguer les pratiques du bouddhisme de celles du taoisme. Comme le dit l’un d’entre eux, “le bouddhisme est une religion, mais une religion différente du taoisme parce qu’il se soucie d’un mode de vieL’attitude par rapport aux fidèles plus traditionnels qui fréquentent un temple comme le Tian Fu Gong de la rue Telok Ayer, possèdant à la fois des caractéristiques bouddhistes très nettes et d’autres de nature plus taoiste, est que ceux qui fréquentent ce temple peuvent être considérés comme bouddhistes mais on espère qu’ils vont finir par comprendre pleinement “ce qu’est le bouddhismeC’est là l’objet de la Société : essayer d’éduquer la population dans le sens et la pratique du bouddhisme.

La Société singapourienne Bouddha sasana (Sakhya Tenphel Ling)

Un autre exemple d’association bouddhiste apparue à Singapour ces trente dernières années est la Société Bouddha sasana. Elle trouve son origine dans ce qui était autrefois le Cercle de la jeunesse bouddhiste de Singapour, fondé en 1959. En 1965, il prit un nouveau nom et commença d’être connu comme la Société singapourienne Bouddha sasana. Son conseil exécutif comme l’ensemble de ses fidèles comptent principalement des membres jeunes appartenant majoritairement aux professions libérales. En 1979, après vingt ans d’existence, un quartier général permanent fut établi à la rue Topaz. Ceci fut rendu possible par les efforts des membres et des amis qui contribuèrent à la construction. Les affaires de la Société sont aux mains d’un conseil exécutif jeune composé de quinze membres qui sont tous chinois. Il y a un moine résident d’origine tibétaine, le vénérable Lama Tashi Tenzin La. Cependant, la société précise qu’elle met l’accent autant sur la tradition mahayana que sur la tradition theravada. Le projet général de la Société dans le contexte singapourien est, selon son président, Michael Yang, de “proposer le bouddhisme d’une manière qui convient à une société moderne de progrès tout en restant fidèle à des racines très anciennes

Les activités de la Société sont une preuve claire de son attitude largement oecuménique en tout ce qui concerne le bouddhisme. En elle-même, cette attitude est une illustration de l’approche générale de la tradition mahayana. Au cours du deuxième semestre de l’année 1980, les activités proposées étaient les suivantes : le dimanche, conférences sur différents thèmes bouddhistes par des moines ou des laïcs; à neuf heures du matin, un acte rituel ou puja; à onze heures, une session de chant des sutras en pali, le rite de “trouver refuge” (dans le Bouddha, le dhamma et le sangha), et l’écoute des préceptes moraux. Un passage d’un texte pieux est lu par l’un des participants et est suivi par la méditation. L’ensemble des cérémonies se termine par le chant d’hymnes bouddhistes.

Le mercredi et le vendredi soir on chante un texte tibétain suivi d’une méditation sur ce qui a été chanté. La pratique tibétaine de la prostration est utilisée le vendredi. L’accent général de la Société Bouddha sasana est donc clairement mahayana parce qu’elle inclut des formes et des traditions diverses de la dévotion bouddhiste.

Les sociétés bouddhistes dans les institutions de l’enseignement tertiaire

Comme nous l’avons déjà montré, le bouddhisme associatif de Singapour éveille de l’intérêt surtout, mais pas uniquement, chez de jeunes Singapouriens majoritairement éduqués en langue anglaise qui demandent qu’on leur enseigne le bouddhisme. Un tel intérêt peut aussi se développer en direction des activités de dévotion. Ceci devient très clair dans le cas des associations bouddhistes qui se sont organisées dans les institutions de l’enseignement tertiaire à la fin des années 80.

La Société bouddhiste de l’université nationale de Singapour

Elle vit le jour en 1981. Sa conception était due à “un besoin” ressenti par de jeunes bouddhistes qui voulaient se mettre ensemble pour partager leurs expériences dans la pratique du bouddhisme. Au début de 1989, la société comptait 160 membres même si ses réunions attiraient davantage de monde. Le programme habituel de la Société est composé de conférences et de leçons, de l’étude en petits groupes de l’enseignement et de la pratique du bouddhisme, les groupes étant formés sur la base des facultés de l’université. La participation à ces activités est ouverte à tous les étudiants de quelque religion qu’ils soient. La seule exigence est qu’il faut être inscrit à l’université nationale de Singapour. La majorité des membres sont Chinois, il y a quelques Indiens mais aucun Malais. Parmi les membres on estime à 20% le nombre de ceux qui ont été attirés récemment au bouddhisme. La principale raison donnée pour leur attirance vers le bouddhisme par les étudiants de première et deuxième année était le fait qu’ils avaient suivi le programme d’études bouddhistes dans les dernières années de leur école secondaire, programme qui avait commencé dans les années 1985-1986. Ce sont les étudiants de première année de l’université nationale de Singapour qui forment la majorité des membres de la Société parce que, selon les personnes interrogées, les étudiants des autres années ont trop de travail scolaire à fournir si bien que beaucoup d’entre eux ne s’enregistrent pas comme membres. Il est possible aussi que l’intérêt diminue après la première année. Ceux qui restent membres jusque dans les dernières années d’université sont certainement des membres très engagés dans les activités de la Société. Quelques-uns appartiennent à des organisations bouddhistes en dehors de l’université comme la Bibliothèque bouddhiste, la Mission bouddhiste de Singapour, le temple Phor Kark See, et la Loge bouddhiste.

Structurellement, la société bouddhiste de l’université nationale est associée à d’autres organisations bouddhistes de Singapour telles que les sociétés bouddhistes des autres institutions de l’enseignement tertiaire : l’Institut technique de Nanyang, l’école polytechnique de Ngee Ann, l’école polytechnique de Singapour et l’Institut de l’éducation. Ces cinq sociétés bouddhistes forment ensemble la “Fraternité bouddhiste de l’enseignement tertiaire”. Est aussi membre de cette fraternité, l’association bouddhiste des anciens élèves de l’université. En 1989, cette Fraternité avait une réunion par mois pour écouter une conférence et régler les affaires courantes.

La Société bouddhiste de l’école polytechnique de Ngee Ann

La société bouddhiste de l’école polytechnique de Ngee Ann fut enregistrée au moment de la fondation de l’école en 1974. Elle existait avant cette date de manière non officielle dans ce qui était encore le collège technique de Ngee Ann. Ses objectifs, selon la présidente, Choo Boon Noi, sont de propager le bouddhisme à l’intérieur de l’école et de corriger les interprétations erronées qui en sont faites habituellement. Au cours des années récentes, il y a eu un intérêt croissant pour le bouddhisme parmi les étudiants de l’école polytechnique. Selon Choo Boon Noi, cet intérêt a été la conséquence de l’introduction du programme d’instruction religieuse dans les écoles secondaires. Un autre élément d’explication de cette croissance serait l’image générale de tolérance associée au bouddhisme qui attire les étudiants par contraste avec l’image projetée par d’autres traditions religieuses. Tous les membres de la Société étaient chinois, mais dans le passé on avait compté un ou deux Eurasiens et quelques Indiens.

La Société est membre de la Fédération bouddhiste de Singapour et de la Fraternité bouddhiste de l’enseignement tertiaire, mais n’entretient aucun lien avec des organisations religieuses non bouddhistes ou avec les bouddhistes Nichiren japonais qui, selon Choo Boon Noi, “rejettent l’enseignement fondamental du bouddhismeElle définit l’essentiel du bouddhisme comme la croyance “aux quatre vérités nobles”, “aux cinq préceptes” et à l’accomplissement du nibbana comme objectif ultime. Les activités de la Société incluent des réunions pour l’enseignement du dhamma bouddhiste et de la méditation avec des chants en pali avant et après chaque session. Il y a aussi des conférences et des leçons, des participations à des foires du livre, des visites à des maisons de retraite pour personnes âgées, des visites à des temples bouddhistes de différentes traditions, thaï, tibétaine, srilankaise et chinoise. Selon les estimations de Choo Boon Noi, des membres de l’association fréquentent aussi individuellement des temples chinois pour leurs dévotions. Elle pense par ailleurs qu’il y a “un renouveau qualitatif du bouddhisme” à Singapour. Les jeunes Chinois sont maintenant à même de distinguer entre bouddhisme et taoïsme.

Diversité culturelle du bouddhisme

Si l’on analyse ces diverses associations bouddhistes on se rend compte qu’il y a des différences considérables dans l’enseignement et la pratique bouddhistes qui y sont en vigueur. Par exemple, le Cercle de jeunesse bouddhiste Ananda Metyarana concentre ses activités autour du temple bouddhiste Ananda Metyarana dirigé par les moines thaïlandais, alors que ceux qui fréquentent le temple tibétain, Sakya Tenphel Ling, observent des rites du bouddhisme tibétain et sont guidés par un moine ordonné dans le bouddhisme tibétain. Les Singapouriens chinois entrent ainsi en contact avec diverses formes de bouddhisme qui ne sont pas des formes traditionnelles du bouddhisme chinois. La société singapourienne est fortement sinisée en beaucoup de ses aspects culturels mais on ne peut pas dire qu’elle soit purement et simplement chinoise. On doit plutôt la qualifier de singapourienne. Le bouddhisme s’est exprimé en Chine à travers des formes d’enseignement et de pratique appropriées au contexte culturel chinois, mais les citoyens de Singapour sont exposés à des cultures et des traditions autres que celles de leurs ancêtres, qu’ils soient Chinois, Indiens ou autres. Il n’y a pas de raison majeure pour que les jeunes Chinois de Singapour et leurs parents limitent leur intérêt pour le bouddhisme à ce qui en est perçu comme appartenant strictement au bouddhisme chinois, à savoir la forme qui réussit à s’établir en Chine il y a longtemps. A l’inverse, il n’y a pas non plus de raison majeure pour que leur intérêt se limite au bouddhisme hinayana tel qu’il est pratiqué par les Thaïlandais ou les Srilankais. On ne voit pas pourquoi celui-ci serait de quelque manière que ce soit plus authentiquement bouddhiste.

La longue histoire du bouddhisme suggère que la forme du bouddhisme théorique et pratique, qui serait appropriée à un contexte tel que le Singapour moderne, est encore à venir et a peut-être aujourd’hui commencé de naître. Il n’est certainement pas nécessaire qu’il se tourne vers le modèle de bouddhisme né dans le contexte culturel indien et fortement marqué par les influences de l’environnement brahmanique, en croyant que ce serait le seul modèle approprié dans tous les contextes culturels. Gautama, le Bouddha, appartenait au clan Sakya et l’histoire suggère que les Sakya et leur clan avaient des affinités en dehors de la société indienne dominée par les brahmanes et au-delà des frontières de cette partie de l’Asie qui a depuis lors été connue comme l’Inde.

LE SANGHA A SINGAPOUR

L’importance primordiale du sangha bouddhiste

Le sangha bouddhiste est un élément constitutif essentiel des diverses formes culturelles prises par le bouddhisme dans le sud-est asiatique. Le terme sangha (comme celui de compagnie de moines bouddhistes) peut se référer soit au corps local des moines bouddhistes, soit à leur communauté universelle. La manière générale dans un contexte asiatique de se référer à ce qu’on appelle dans les langues occidentales “le bouddhisme” est : le Bouddha, le dhamma (ou dharma) et le sangha (5), ce que l’on peut traduire par “l’Illuminé”, sa doctrine et la communauté. Cette communauté est celle des moines qui préservent la doctrine, l’enseignent et la pratiquent.

Le sangha est donc un élément essentiel et intégral du dhamma, ou, pour employer une autre terminologie, du “bouddhisme normatif”. Quand il n’y a pas de sangha et si cette absence est un état plus ou moins permanent, on ne peut pas à proprement parler dire que le bouddhisme existe dans son sens plein et normatif. Même là où, comme dans quelques pays non asiatiques, des laïcs ont entrepris, après beaucoup de lectures et d’études d’enseigner le dhamma bouddhiste et que quelques-uns des disciples ont commencé à pratiquer la voie bouddhiste ou marga, la situation qui en résulte ne peut pas être décrite correctement, selon l’usage bouddhiste classique, comme l’établissement du bouddhisme dans ce pays, aussi longtemps qu’aucune forme de sangha n’y existe avec des membres vivant selon les lois et réglements du vinaya, c’est-à-dire le code de conduite, la discipline et l’association communautaire de moines bouddhistes ou bhikku (6).

A Singapour, les bouddhistes constituaient 26,7% de la population en 1980. Ils forment la deuxième catégorie religieuse la plus importante, la première étant formée par les taoïstes avec 29,3%. Néammoins, on voit moins de moines bouddhistes à Singapour qu’on n’en voit par exemple à Bangkok ou Rangoun, même si on prend en compte le fait que les bouddhistes sont un plus petit pourcentage de la population à Singapour que dans ces deux autres villes. A Singapour, moins de jeunes hommes, même dans les familles bouddhistes, sont prêts à devenir moines pour la courte période traditionnelle du début de l’âge adulte, et en ceci aussi la situation est différente de ce que l’on constate à Rangoun ou à Bangkok. Pour un jeune homme, une période d’absence de son emploi pour raisons de service militaire national est considérée comme “normale”, mais elle serait perçue comme “anormale”, même par les 27% de bouddhistes, s’il s’agissait d’une période d’absence pour gagner des mérites en portant la robe de moine. Une autre considération à prendre en compte est que la majorité des bouddhistes de Singapour appartiennent à la tradition mahayana, contrairement à ceux de Thaïlande ou de Birmanie où les theravadin sont les plus nombreux et chez lesquels l’entrée pour une période dans le sangha pour gagner des mérites est considérée comme plus importante que chez les bouddhistes mahayana de tradition chinoise. Pour quelque raison que ce soit, il est rare de voir un moine bouddhiste dans un lieu public à Singapour alors que c’est un spectacle courant à Bangkok et à Rangoun.

Un autre aspect du bouddhisme institutionnel à Singapour est le relativement petit nombre de monastères bouddhistes, si on le compare à ce qui existe dans des pays du sud-est asiatique comme la Birmanie et la Thaïlande. Ce petit nombre de monastères est en contraste avec le grand nombre de temples bouddhistes. Cela reflète aussi la moindre importance accordée à la vie monastique par les bouddhistes chinois de Singapour contrairement à l’attitude qui prévaut dans les pays theravada du sud-est asiatique. Il est possible que ceci soit dû en partie au fait que dans les régions de culture chinoise, les bouddhistes ne se soucient guère de vie monastique contrairement à ce qui se passe en Thaïlande, en Birmanie et au Sri Lanka. Jusqu’à présent au moins, la vie monastique bouddhiste n’a que peu d’importance à Singapour et, dans l’évaluation même du bouddhisme, on ne s’en soucie guère. Ceci peut être la conséquence de l’aversion chinoise à permettre à de jeunes hommes sains de s’enfermer loin de la vie familiale normale même pour les courtes périodes habituelles en Thaïlande ou en Birmanie. C’est peut-être aussi une indication de la priorité donnée à Singapour aux considérations économiques et, en ce cas, à la production économique. En ce qui concerne en tout cas la “production” de moines bouddhistes, on peut dire que Singapour n’est pas spécialement productif puisqu’il faut inviter des moines de Taiwan ou d’ailleurs pour enseigner, aussi bien que pour les fonctions spécialisées du bouddhisme.

Mais à ce point, il importe de mettre l’accent sur le “jusqu’à présentOn commence en effet à voir des signes d’une réévaluation de l’importance d’un sangha permanent. Néammoins, en ce qui concerne la disponibilité de moines spécialisés il apparaît nécessaire souvent d’inviter des moines de Taiwan ou d’ailleurs.

De ce que nous venons de voir brièvement sur l’extension du bouddhisme à Singapour il ressort que ce bouddhisme ne s’est pas, au moins jusqu’à présent, conformé au modèle normatif que l’on trouve dans le reste du sud-est asiatique ou à celui que l’on trouve traditionnellement en Chine, à savoir le modèle basé sur les trois éléments principaux: le Bouddha, le dhamma et le sangha; le “triple joyau” ou “les trois refuges”.

Sangha et sasana

Une manière traditionnelle de résumer l’enseignement de ce qu’on appelle le bouddhisme est celui des trois pitaka. On peut traduire ce terme par “panier” ou “collection”. Il y en a trois (tri) et on se réfère donc à l’ensemble en parlant de tri-pitaka (en pali tipitakaLes trois pitaka sont : Le Vinaya pitaka, ensemble d’enseignements concernant le sangha bouddhiste et ses disciplines, le Sutra pitaka (en pali Sutta), ensemble d’essais et d’histoires attribué pour l’essentiel à Bouddha, et le Abhidharma pitaka (en pali Abhidhamma), ensemble qui concerne des aspects plus complexes de la doctrine bouddhiste et de la pratique de la méditation. Le premier et le troisième concernent essentiellement les moines bouddhistes plutôt que les laïcs. Le deuxième, le Sutra pitaka, composé d’histoires du Bouddha et d’histoires racontées par le Bouddha, est la source majeure de l’enseignement bouddhiste pour les laïcs comme pour les membres du sangha.

Bouddha sasana

Le processus selon lequel les enseignements du Bouddha, la manière de vivre et de comprendre le bouddhisme, est appréhendé et pratiqué s’appelle le Bouddha sasana, un terme que l’on peut traduire généralement par “règle de vie bouddhiste” ou peut-être dans un langage plus moderne, “mode de vie bouddhiste”. Dans la tradition bouddhiste, ceci signifie entre autres choses une interaction appropriée et dans une certaine mesure réciproque entre moines et laïcs. Pour les laïcs cela signifie rendre service et soutenir financièrement, et pour les moines enseigner et conseiller. C’est en relation avec cette idée que la pratique du bouddhisme par les laïcs a été comprise traditionnellement en milieu bouddhiste comme exigeant la présence d’un sangha permanent, c’est-à-dire un corps de moines bouddhistes. En Asie de l’est et du sud-est, cela a été le cas en Birmanie et au Cambodge, en Thaïlande et au Tibet. Quand ce type d’arrangement existe et fonctionne, on dit que le Bouddha sasana est florissant.

A Singapour, il apparaît que le sangha n’est pas un trait caractéristique du bouddhisme local comme il l’est dans le reste du sud-est asiatique moderne. On peut faire deux observations sur cette apparente anormalité. Tout d’abord, beaucoup de ce qui est vu à Singapour comme “pratique” bouddhiste se trouve dans les temples où l’on peut voir des laïcs faisant des gestes rituels de révérence devant des statues du Bouddha. Ces gestes consistent essentiellement à agiter de haut en bas des bâtonnets d’encens et peut-être à répéter silencieusement quelque formule rituelle. Dans l’ensemble, ces gestes sont caractéristiques de la pratique mahayana bien qu’ils aient leur équivalent dans les temples bouddhistes theravada du Sri Lanka, de Birmanie ou de Thaïlande. A Singapour, on a davantage de chances de voir des moines bouddhistes (bhikku) dans les temples plus grands et plus récemment développés comme le Shuang Li Si de Jalan Toa Payoh (1909), le Long Shan Si de la rue Race Course (1926) et le Phor Kark See de Bright Hill Drive.

L’organisation du sangha bouddhiste de Singapour (7)

Malgré cela, le sangha existe maintenant officiellement à Singapour sous la forme d’une organisation enregistrée légalement : l'”Organisation du sangha bouddhiste de Singapour” (SBSO). Cet organisme a été officiellement enregistré en 1966 et son quartier général se situe dans le temple de Phor Kark See, fondé en 1925. Le SBSO est ouvert à tous les moines bouddhistes ordonnés de Singapour. En mars 1989, le SBSO avait 88 membres. Certaines conditions existent cependant pour pouvoir y appartenir : un candidat doit être recommandé par un membre et doit donner une preuve écrite de son identité, un certificat de son temple ou de son supérieur; il doit aussi fournir la preuve qu’il est un résident permanent de Singapour ou bien qu’il a un permis de travail ou de séjour. Les moines qui ne sont pas “résidents permanents” de Singapour sont principalement des Thaïlandais, des Chinois et quelques Tibétains. Les moines de cette catégorie viennent généralement pour de courts séjours et ne demandent pas à devenir membres du SBSO.

En plus de l’aide fournie par le SBSO aux moines venant de l’étranger, ceux-ci peuvent aussi recevoir un certain soutien de l’organisation connue sous le nom de Fédération bouddhiste de Singapour. Celle-ci n’inclut pas seulement des moines mais aussi des bouddhistes laïcs principalement chinois. La Fédération est plus ancienne que le SBSO et la langue utilisée dans les réunions officielles est le chinois mandarin. Pourtant, quelques moines bouddhistes de Singapour ne parlent que des dialectes chinois et l’utilisation du mandarin par la Fédération limite la participation de ces moines dans ses affaires internes. Au contraire, les réunions du SBSO se passent en anglais et en thaï si bien que la participation des moines chinois de Singapour y est limitée à ceux qui parlent anglais ou peut-être thaï. De manière générale on peut dire que seul un moine qui parle chinois mandarin et anglais pourra participer pleinement en même temps au SBSO et à la Fédération bouddhiste. Il semble qu’il n’y ait qu’un petit nombre de moines dans ce cas.

Le sangha et l’