Eglises d'Asie

FOI ET COMMUNAUTE : COOPERATION ET DIALOGUE ENTRE CHRETIENS ET MUSULMANS DANS UNE ASIE EN EVOLUTION

Publié le 18/03/2010




Introduction

Comment musulmans et chrétiens peuvent-ils se comprendre et comprendre leurs fois respectives dans les domaines communs de la vie que nous vivons ensemble? Quelles sont les questions que nous pouvons traiter en commun, et comment pouvons-nous contribuer, chacun à notre manière ou ensemble, à la construction d’une société meilleure, plus humaine et plus paisible en Asie ?

C’est pour chercher des réponses à ces questions que nous nous sommes rassemblés à Quezon City dans le cadre de cette consultation (…). Nous étions trente-sept, musulmans et chrétiens, venant de l’Inde, d’Indonésie, du Liban, de Malaisie, de Birmanie, du Pakistan, des Philippines, du Sri Lanka, de Suisse et de Grande-Bretagne. Nous nous sommes réunis pendant quatre jours dans la prière commune, la réflexion, l’étude et la discussion autour des défis posés à la foi, à la religion et à la société dans une Asie en évolution.

La consultation était organisée par la Conférence chrétienne d’Asie (CCA) avec la coopération et le soutien du Conseil oecuménique des Eglises. Les préparations et la conceptualisation de cette réunion avaient été menées à bien par des musulmans et des chrétiens ensemble au cours de deux réunions de préparation et à travers la création d’un “comité d’invitation”.

La consultation avait pour but de fournir un lieu d’apprentissage mutuel de la foi, des perspectives et des engagements des uns et des autres, un lieu pour vérifier que nous pouvons développer une compréhension commune de la situation en Asie et explorer des chemins pour renforcer le dialogue et la coopération entre musulmans et chrétiens.

Les principales interventions sur ce thème furent faites par le Dr M.M. Thomas, de l’Inde, et le Dr Nurcholish Madjid, d’Indonésie. Les deux conférenciers ont noté que notre époque de globalisation exige des réponses nouvelles et créatives de la part des communautés croyantes. La recherche de justice et la nécessité de promouvoir le pluralisme et le dialogue interreligieux furent les thèmes forts de ces interventions et d’autres, faites pendant ces journées.

Le Dr M.M. Thomas mit l’accent sur l’idée que les religions doivent évaluer la modernité à partir de deux convictions : l’une est “la solidarité avec les victimesc’est-à-dire le peuple de la base, dans sa prise de conscience et dans sa lutte de libération. L’autre est la priorité du développement social sur le développement économique. Dans cette situation moderne de pluralisme religieux, le Dr Thomas appelle les religions à se réformer afin d’assimiler la créativité et les valeurs humaines de la modernité pour les remodeler comme principes d’un humanisme religieux.

Le Dr Madjid mit l’accent sur le fait que, dans ce monde pluriel, les gens sont devenus de plus en plus “transparents les uns aux autres à cause de la globalisationAffirmant que l’idée de pluralité est un principe fondamental de l’islam, il a souligné que les hommes doivent se donner une vision religieuse “qui fera justice à leur propre religion et à celle des autres communautés dans une prise de conscience positive des différences qui existent entre groupes diversIl appelle lui aussi à un dialogue soutenu entre les religions.

La consultation elle-même nous a donné l’occasion unique de nous enrichir mutuellement dans notre compréhension des évolutions de la situation politique, sociale et économique de la région et du monde, de la longue expérience de dialogue et de coopération entre musulmans et chrétiens en différentes parties du monde, de la dynamique des relations entre la religion, la politique et l’Etat, des questions de religion et de culture, et des relations entre communautés majoritaires et minoritaires.

Foi et communauté

Nous ne sommes pas entrés dans des discussions théologiques sur les questions de croyance, mais nous avons découvert l’existence d’un terrain commun entre les deux communautés de foi en particulier en ce qui concerne notre humanité commune et l’accent positif mis sur le pluralisme religieux. Dieu créateur est le Dieu de toutes les communautés humaines et la source d’inspiration et de révélation. Chrétiens et musulmans ensemble affirment leur foi en Dieu comme amour suprême et en Dieu toujours impatient de favoriser la justice.

La conscience que chaque membre de l’humanité possède une responsabilité d’intendant découle de la foi en Dieu créateur. Cela signifie que les communautés humaines doivent s’organiser sur le principe suivant lequel toutes les personnes sont égales aux yeux de Dieu et que la création doit être gérée de manière responsable.

Les implications de cette compréhension commune sont les suivantes :

1Dieu est celui qui révèle toutes les formes de la foi car la Bible dit que Dieu n’a été laissé nulle part sans témoin. Le saint Coran considère comme authentiques beaucoup de prophètes avant l’arrivée du prophète Muhammad. Ceci implique que nous développions le respect mutuel de la foi des uns et des autres.

2Les enseignements respectifs du prophète Muhammad et de Jésus concernant le service du prochain comme service de Dieu fournissent le fondement d’entreprises communes dans le contexte de l’économie mondiale, de la culture et des relations entre Etats et religions.

En plus de ces convictions étroitement parallèles, nous reconnaissons une longue histoire d’enrichissement mutuel et de fécondation réciproque entre chrétiens et musulmans dans beaucoup de parties du monde.

Cependant, en dépit des affirmations ci-dessus, nous reconnaissons avec tristesse l’histoire de conflits qui ont laissé une mémoire douloureuse et ont donné lieu à la prise de conscience aiguë d’identités séparées. Chacune des communautés fait preuve d’exclusivisme à l’encontre de l’autre. Nous remarquons aussi que, dans ce processus, l’accent mis à l’origine sur des principes moraux parfaits s’est peu à peu déplacé vers des valeurs de moindre importance, historiquement conditionnées et que l’on a absolutisées.

Nous reconnaissons par ailleurs qu’une adhésion forte à la culture traditionnelle s’associe au sentiment d’identité et au refus qui s’ensuit d’accepter des réformes fondées sur les principes d’origine. Entre autres choses, cette attitude rend difficile l’application de la justice entre les sexes.

Pour sortir de cette situation, nous devons faire des efforts concertés dans la fidélité pour réinterpréter les Ecritures et la tradition afin que nos communautés respectives développent du respect l’une pour l’autre et s’ouvrent au changement, en particulier dans le domaine de la justice.

Les questions économiques

1Musulmans et chrétiens font bon accueil aux bénéfices matériels qui accompagnent une prospérité croissante, et au progrès technologique qui rend la vie plus facile, plus saine et humainement plus agréable pour beaucoup. Ils notent avec satisfaction que beaucoup de pays en Asie marchent à grands pas pour s’éloigner d’une dépendance néo-coloniale vers l’autonomie économique, grâce à laquelle ils peuvent jouer un rôle dynamique dans l’économie mondiale.

2Cependant, disciples de deux religions dévouées au Dieu de justice et d’amour, chrétiens et musulmans s’inquiètent de certaines caractéristiques de ces développements. L’inégalité est endémique dans tous les systèmes économiques, et chrétiens comme musulmans vivent aujourd’hui à l’âge des marchés unifiés, des corporations transnationales et des autoroutes de l’information qui, ensemble, produisent le phénomène de “globalisation”. Les prix des produits de base ne sont souvent contrôlés ni par les producteurs ni par les consommateurs mais par les forces du marché, bien éloignées de la réalité vivante des peuples.

3Relativement peu de personnes jouissent des bénéfices d’une richesse sans précédent et des millions d’autres en réalité deviennent plus pauvres. Si des contrôles internationaux et étatiques ne sont pas mis en place, beaucoup plus encore de personnes rejoindront les rangs de ceux qui vivent en-dessous du seuil de la pauvreté. La situation actuelle appelle les groupes religieux à se montrer plus habiles dans leur expertise économique et à faire en conscience des propositions adéquates et opportunes pour le bien de tous.

4Chrétiens et musulmans ne peuvent pas oublier que beaucoup de secteurs sociaux, non seulement ne participent pas à la richesse croissante mais encore sont exploités et victimisés. Femmes, enfants, travailleurs migrants, peuples aborigènes et des groupes comme les dalits sont parmi ceux qui souffrent le plus des politiques et des pratiques économiques agressives. L’islam et le christianisme enseignent que l’exploitation, sous toutes ses formes, est une offense à Dieu et à la dignité humaine, et un obstacle à la construction d’une société juste et humaine.

5La destruction de l’écologie et la souffrance qui en résulte pour ceux dont la vie a dépendu pendant des siècles d’une relation fragile avec la nature ne peuvent pas être ignorées par ceux qui respectent le peuple de Dieu et apprécient les dons du créateur.

6La spéculation économique peut être considérée comme une forme dangereuse de jeu. C’est un souci particulier dans le domaine de la bourse où l’histoire nous donne beaucoup d’exemples des effets destructeurs d’une spéculation hors de tout contrôle qui affecte la vie de beaucoup de travailleurs et de consommateurs innocents.

7Il est nécessaire que chrétiens et musulmans s’engagent dans une analyse rigoureuse, qui inclut les dimensions religieuse, historique, sociale, culturelle, économique et politique, afin d’élaborer des propositions économiques concrètes pour des résultats concrets en termes de ce qui peut être obtenu pour le meilleur bien et pour le plus grand nombre possible. Une telle analyse devrait servir à discerner les groupes sociaux sans pouvoir et victimisés par les autres afin de les rendre capables de mieux défendre leurs intérêts.

Religion et politique

L’Asie est connue comme lieu de naissance de la plupart des grandes religions mondiales. Dans cette région, foi et spiritualité sont plus profondes, plus fortes, et font davantage partie de la vie du peuple. En fait, elles sont fortement imbriquées dans le tissu social et la vie des gens. A cause de cela, et parce que la religion est capable de produire des émotions fortes, la religion joue un rôle significatif pratiquement dans tous les aspects de la vie des hommes en Asie, dans les domaines social, culturel, économique et politique.

Il est dommage cependant qu’une telle richesse ait aussi le potentiel pour devenir une force destructrice. La diversité des religions est souvent perçue comme source de conflit. Dans ce domaine, certains modes d’expression et d’articulation religieuses, qui sont des produits très humains de la compréhension des enseignements divins, sont contraires au développement de relations harmonieuses entre les personnes de foi différente.

Le problème devient encore plus complexe quand la religion pénètre sur le terrain non théologique, comme celui de la politique et de beaucoup d’affaires de l’Etat. Il est généralement reconnu que dans de tels jeux, la politique occupe habituellement le siège du conducteur. Par conséquent, la coopération et la compréhension entre personnes de différentes religions ont été conditionnées par la manière dont religion et politique se positionnent sur l’échiquier du pouvoir.

Etant donné la nature de la société asiatique que nous avons décrite, l’Etat ne devrait pas s’identifier à une religion particulière, mais devrait incorporer des valeurs religieuses universelles. Comme l’indiquent les réalités asiatiques, il n’y a pas de modèle unique pour la manière dont il faudrait que la religion et la politique ou l’Etat soient reliés.

Il est généralement reconnu que la raison d’être de l’Etat est la protection des intérêts et des droits des citoyens. En même temps, les communautés de foi ont le droit d’exprimer une critique prophétique à la lumière de la justice pour tous.

Il est nécessaire d’opérer une distinction entre les conflits ethniques ou nationaux et ceux qui apparaissent comme des confrontations religieuses. La méfiance, les conflits ethniques, les guerres ne sont jamais le résultat de la religion mais celui de l’utilisation de la religion comme instrument idéologique. Il est également important de s’efforcer de faire en sorte que les symboles et les sentiments religieux ne soient pas utilisés pour mobiliser les passions contre des personnes d’une autre religion.

C’est seulement en en appelant au développement d’une plateforme commune, que l’on peut discerner dans les valeurs religieuses universelles comme les principes de justice et d’honnêteté, d’égalité et de démocratie, que les personnes de religion différente peuvent d’une part vivre dans l’harmonie et d’autre part “spiritualiser” le monde dans lequel ils vivent.

Dialogue

1Dans beaucoup de régions où ils vivent ensemble, de nouvelles réalités offrent de nouvelles opportunités et de nouveaux défis aux relations entre chrétiens et musulmans.

En Asie occidentale, lieu de naissance de la foi au Dieu d’Abraham, un “nouveau Moyen-Orient” est en train d’émerger avec de nouvelles alliances et de nouvelles configurations, avec aussi le danger de tensions dans les amitiés traditionnelles et les manières de vivre ensemble.

En Europe, il y a une convergence d’intérêts entre l’est et l’ouest, et une redéfinition de l’identité collective européenne. A moins que musulmans et chrétiens ne s’engagent maintenant dans la construction de ponts, les deux communautés pourraient voir leurs relations se tendre, non seulement en Europe mais à travers le monde entier.

L’Asie du sud-est est engagée dans une croissance économique rapide et dans des processus de démocratisation qui n’ont pas de précédent historique, mais un développement inégal et l’exclusion de secteurs significatifs de la population dans beaucoup de pays donnent à penser que la globalisation économique pourrait avoir comme conséquence la création de nouvelles masses de pauvres marginalisés et exploités.

2Tout ceci souligne l’urgence d’un dialogue entre chrétiens et musulmans. Dans le dialogue, chrétiens et musulmans peuvent identifier “les questions du temps”, même s’ils ne sont pas encore capables de trouver des solutions. L’attention principale du dialogue ne doit pas porter sur des questions théologiques controversées, mais plutôt sur les soucis humains communs auxquels font face les croyants modernes dans leur engagement de construire des sociétés qui reflètent des valeurs humaines et divines authentiques.

3Le dialogue ne doit pas demeurer le domaine des experts et des chefs religieux, mais il doit chercher à atteindre la base afin d’effectuer une transformation des attitudes. Particulièrement important est le dialogue entre les sections des communautés musulmanes et chrétiennes qui, jusqu’à présent, y ont été assez peu invitées. Nous souhaitons particulièrement le dialogue entre les femmes musulmanes et chrétiennes d’Asie et chez les jeunes des deux communautés.

4Le dialogue n’est pas une simple condamnation des positions politiques extrémistes ou des idéologies du marché, mais un effort d’analyse historique et culturelle pour identifier les éléments sociaux qui mènent à la polarisation, au conflit et à la violence.

5Par dessus tout, le dialogue entre musulmans et chrétiens signifie qu’ils travaillent ensemble, qu’ils sont solidaires et défendent ceux qui sont traités injustement et dont la dignité humaine n’est pas respectée. Ceci exige une attitude de respect pour les pauvres, d’intérêt pour comprendre leurs exigences légitimes et de soutien à leurs luttes pour la dignité.

6Nous reconnaissons la nécessité de défendre les droits authentiques de l’homme et de trouver un équilibre entre les droits individuels et ceux des sociétés. En même temps nous rejetons l’instrumentalisation des droits de l’homme pour des objectifs politiques et l’utilisation du principe des “deux poids deux mesures” dans leur application.

Recommandations

A partir des discussions que nous avons eues, voici les recommandations que nous pensons devoir faire :

1 Des séminaires d’éducation pour les travailleurs des médias, les hommes d’affaires, des groupes d’étude pour une relecture des Ecritures, de la politique et de la religion, les problèmes entre les sexes etc. des voyages d’étude, la circulation de l’information et de la documentation sur les exemples de coopération mutuelle, particulièrement en période de conflits, bulletins d’information etc.

2Encourager les initiatives locales pour des activités qui diminueront la méfiance, les luttes locales contre l’oppression, la participation dans les activités religieuses des uns et des autres.

3Le dialogue doit être entrepris à tous les niveaux entre les communautés et à l’intérieur des communautés, en mettant l’accent sur les jeunes et les femmes.

4Prendre position contre ce qui est socialement destructeur dans les films, les spectacles de télévision, contre les industries et le commerce d’armements, et d’autres questions.

5Les questions autour des femmes méritent l’attention et l’action de la part des deux communautés, par des lettres pastorales et des actions positives particulièrement dans les lieux où se prennent les décisions.

6Une attention particulière doit être portée aux populations marginalisées, aux personnes déplacées, aux travailleurs migrants, aux réfugiés etc. Pour eux, l’accession doit être facilitée aux soins de santé, aux services sociaux et médicaux ainsi qu’à l’aide légale.

7Renforcer la formation des organisations non gouvernementales et des organisations populaires pour l’emploi et le développement autonomes.

8Etablir des organismes de surveillance pour les questions concernant les consommateurs.

9Etablir un mécanisme qui permette de continuer les conversations et les discussions sur les problèmes majeurs soulevés au cours de la consultation ainsi que d’autres entreprises communes.