Eglises d'Asie

LES CHRETIENS ET LA RECHERCHE ASIATIQUE DE L’HARMONIE Réflexion théologique et pastorale

Publié le 18/03/2010




Gardant à l’esprit la préférence asiatique pour une expérience vécue de la réalité avant toute réflexion théologique systématique sur cette expérience et sur un programme éventuel d’action, nous devons examiner la pratique vivante de l’harmonie selon un nouvel ordre : d’abord une spiritualité de l’harmonie, ensuite une théologie de l’harmonie, et finalement, fondé sur ces deux bases, un engagement actif pour l’harmonie. En d’autres termes, nous nous déplacerons d’une pratique personnelle intérieure et communautaire à une réflexion et une formulation systématiques, et nous reviendrons ensuite à la pratique extérieure d’un engagement dans l’action ou dans l’application concrète.

Quoi qu’il en soit des diversités religieuses, culturelles et sociales de nos contextes respectifs, nous continuons de marcher sur un chemin de vie commun, en faisant l’expérience des joies et des peines de notre peuple, de la consolation et des contradictions de notre temps, façonnant et assimilant en même temps une vision de l’harmonie qui s’empare de nous et nous pousse à l’action.

La spiritualité de l’harmonie

Les réalités conflictuelles de notre situation en Asie, nous appellent, nous chrétiens, à une nouvelle spiritualité ou mode de vie qui nous permettra d’être témoins, messagers et médiateurs d’harmonie. Celle-ci est fondée sur les valeurs radicales de l’Evangile et enrichie par des apports et des valeurs provenant d’autres fois et cultures d’Asie.

La spiritualité chrétienne découlant de la tradition biblique a malheureusement quelque peu déplacé l’accent mis à ses débuts sur l’expérience intérieure de l’Esprit. Elle a emprunté d’autres formes d’exercices spirituels centrés sur soi, sous forme de dévotions pieuses. L’expérience de l’Asie exige un retour à l’expérience intérieure qui donne naissance à une nouvelle vision et à de nouvelles attitudes dans les relations avec l’extérieur et dans la vie. L’expérience du “macro-cosme” à l’intérieur du microcosme personnel, par la discipline du silence, de la solitude, du retrait intérieur et du dialogue avec soi-même facilite une spiritualité plus profonde de l’harmonie dans la personne.

Le dévoilement de la spiritualité

La spiritualité de l’harmonie envisage donc un dévoilement à quatre niveaux en partant de soi. Elle commence par la prise de conscience de la grâce divine de l’harmonie en soi-même, elle passe à une relation harmonieuse avec les frères humains, puis à l’harmonie avec la nature et l’univers. Ce dévoilement et cette prise de conscience de la bonne relation à l’intérieur de soi, avec les voisins et le cosmos, amène à l’expérience ultime de l’harmonie avec Dieu.

L’harmonie à l’intérieur de soi

Nous sommes créés à l’image de Dieu et la vie humaine est considérée dans la vision cosmique comme reflétant l’univers, et, en sens inverse, le “macro-cosme” est considéré comme une réflexion et une projection du microcosme de la personne humaine. Dans la spiritualité chrétienne, toute forme de péché perturbe, si elle ne la détruit pas, l’harmonie établie par Dieu. Par conséquent, l’harmonie intérieure de la personne humaine exige une lutte constante contre les forces du mal.

L’harmonie avec nos frères humains

L’harmonie avec nos frères humains consiste à reconnaître dans les autres “l’image et la ressemblance de Dieu” (Gn 1,26). Cette harmonie, dans sa forme ultime, est expérimentée en Jésus, “image du Dieu invisible” (Col. 1,15). Dans sa forme la plus noble, c’est l’amour que nous avons les uns pour les autres, comme Jésus lui-même aimait ses disciples (Jn, 13,34-55). Ceci exige une sortie de soi (kénose) et une ouverture de tout coeur à notre prochain, particulièrement les petits, contre les tentations d’égocentrisme et de vanité. “Vivez en harmonie les uns avec les autres. Ne soyez pas orgueilleux mais acceptez de vous associer avec des gens de basse condition. Ne soyez pas vaniteux” (Rom 12,16). “Finalement, vous tous, vivez en harmonie les uns avec les autres, manifestez de la sympathie et de l’amour à vos frères, soyez compatissants et humbles” (1Pierre, 3,8).

L’harmonie avec la création

L’harmonie avec la nature exige que les hommes rejettent une vision anthropocentrique de l’univers et respectent toute la création comme étant une trace de Dieu. Ce respect génère l’harmonie qui reflète l’amour providentiel de Dieu pour ses créatures. L’humanité est appelée à découvrir dans l’univers la présence même de Dieu (Ps. 104, 109) et à participer à cette création en faisant fructifier la terre.

Puisque “la convoitise humaine, qui maltraite et pille la nature, est une menace sérieuse pour la survie de notre famille humaineun document de la FABC (BIRA IV/12, 1991) rappelle la responsabilité urgente des croyants de toutes les religions de s’ouvrir à la voix de la nature et à son mystère, de revenir à l’attachement primordial et au respect de la nature, de grandir dans une spiritualité centrée sur la création, de s’assembler dans le silence et l’amour devant la création, d’accepter l’ordre établi par Dieu et l’harmonie de la nature, de s’opposer aux forces d’exploitation et de ruine, parce que “l’harmonie avec la nature amène à l’harmonie des coeurs et à l’harmonie dans les relations humaines” (n° 33-34).

L’harmonie avec Dieu

Dieu est la source et le but ultime de toute harmonie. Il est son fondement et son accomplissement. Notre pèlerinage vers Dieu passe par Jésus, notre unique “le chemin, la vérité et la vie” (Jn 14,6). Avec lui et sous la conduite de l’Esprit, nous disons dans nos coeurs “Abba, Père” (Gal. 4,6), et “Maranatha, viens Seigneur Jésus” (Rév. 22,21). Ainsi, le mystère de la vie et de l’amour trinitaires est le mode de toute communion humaine et de toute vie de communauté (Gaudium et Spes, n° 24), amenant à l’accomplissement final.

La spiritualité de la communion et du dialogue

La spiritualité chrétienne est basée sur la révélation et l’expérience du Dieu trine. Dieu a daigné se révéler par son oeuvre de création, la rédemption et l’animation providentielle d’une unité dans la diversité. Notre foi en Dieu trine exige une vie plus intense de communion et de fraternité, qui ne soit pas limitée à notre religion ou culture particulières, mais soit ouverte à tous dans leur diversité.

Nous croyons que nous sommes tous les enfants d’un même Dieu, sans distinction de race ou de religion, bénéficiaires de dons divins pour un cheminement de vie commun vers un but commun. C’est sur cette base que notre esprit d’ouverture aux autres en tant qu’autres, pour le dialogue et la coopération (dialogue interreligieux, collaboration entre religions) peut être considéré comme un don qui nous fait vivre en communion fondamentale avec tous.

Cette communion doit se trouver une expression au niveau national et international, au niveau des cultures et des religions : pour nous chrétiens, c’est une obligation. Afin de réduire les conflits structurels et mettre davantage d’harmonie au sein de la communauté ecclésiale, il est nécessaire que les divers secteurs des Eglises partagent, participent, comprennent et pardonnent davantage. En tant qu’Eglise nous sommes appelés à harmoniser nos différences hiérarchiques et fonctionnelles. Seule une Eglise vivant et témoignant d’une vie de communion et de dialogue en son sein peut devenir témoin et messagère d’harmonie devant le monde. Une spiritualité pascale de l’incarnation est la voie de l’harmonie.

Le mystère de Dieu devenant partie prenante de notre humanité est un appel à être solidaire de toutes les réalités qui ont besoin d’être harmonisées. Devenir un autre, être avec un autre, être pour un autre exigent une kénose, que nous fassions le vide en nous-même, que nous nous libérions de la convoitise du pouvoir, du prestige et de la richesse. Le consumérisme de notre époque doit être combattu avec persévérance par l’ascétisme du don de soi.

Le mystère pascal, que nous célébrons dans la liturgie et que nous considérons comme la source et le but de notre itinéraire chrétien, nous appelle à accepter le chemin de la croix au sein des réalités conflictuelles de ce monde. Ces réalités provoquent douleur et souffrance à ceux qui sont pris consciemment ou inconsciemment dans le conflit. Le déni des droits fondamentaux de l’homme, la perte de la liberté, la destruction de vies et de biens sont quelques-unes des conséquences visibles des conflits dans nos régions. Accepter ces souffrances comme la croix de notre temps ou s’identifier à ceux qui sont appelés à ces souffrances sont le chemin chrétien de la libération et de l’harmonie.

Une spiritualité prophétique au service de l’harmonie

Les prophètes, serviteurs et témoins de la vérité, peuvent apparaître comme des perturbateurs et des voix discordantes à ceux qui acceptent passivement, quand ils ne s’y compromettent pas, des situations d’injustice et d’inégalité. Le rapport prophétique de Jésus-Christ à sa mission de réconciliation du monde en lui-même et à son père, manifeste la nécessité de prophètes pour la réconciliation et l’harmonie. Ecoutant la Parole de Dieu et s’efforçant d’y être fidèles, ils deviennent les témoins éloquents de la vérité sous ses formes diverses.

Une spiritualité prophétique nous éloigne de l’écoute des voix du monde et nous invite à nous mettre à l’écoute attentive de la Parole de Dieu. Elle exige que nous passions des images d’organisation extérieure, de pouvoir et d’efficacité profane à des images de simplicité, de présence et de service humbles. C’est la spiritualité de , spiritualité de compassion et de solidarité avec tous, qui est particulièrement adapté aux pauvres (FABC V, n° 9.5).

L’harmonie ne se construit pas par l’acceptation passive d’un statu-quo injuste ou par le compromis avec le mal ou par une tolérance passive de l’autre, mais par la condamnation courageuse du mal sous ses formes variées, par une tolérance active de l’autre dans son altérité. Ainsi, pour la construction de l’unité au sein de conflits et de différences culturelles et religieuses profondes, une spiritualité authentiquement prophétique est indispensable.

L’harmonie n’est pas un compromis passé au sein de réalités conflictuelles ni une complaisance vis-à-vis d’un ordre existant. L’harmonie exige une attitude et une action de transformation pour amener un changement dans la société contemporaine. Ceci ne peut être réalisé que par une spiritualité prophétique exerçant une critique charitable mais courageuse de la situation.

Tout en mettant l’accent sur la nécessité de connaître, d’apprécier et de comprendre les systèmes de valeurs existants, BIRA IV/10 (1986) recommande fortement une attitude critique, parce que les systèmes de valeurs existants peuvent aussi servir à légitimer un statu-quo qui perpétue la violence, l’injustice et la suppression de la liberté. Notre tâche en faveur de l’harmonie exige davantage d’engagement dans la transformation des structures sociales (n°4).

Une vie de prière profonde : un chemin d’harmonie dans la spiritualité

Le dévoilement de l’harmonie dans ses diverses étapes, de l’intérieur de soi à Dieu par le prochain et la nature, est aussi le mode de prière vécu par Jésus. Au cours de sa vie terrestre, il s’ouvrait constamment à son Père par le monde autour de lui. Notre prière chrétienne doit être redécouverte en suivant ce modèle.

Dans les sociétés asiatiques, riches de leurs traditions religieuses et culturelles, il conviendrait de développer certaines formes de contemplation orientale, d’expérience du désert, de récollection spirituelle et de vie communautaire, qui puissent aider les personnes à grandir dans leur expérience de l’harmonie cosmique aspirant à sa plénitude à la fin des temps.

FABC II (1979) a déjà inclus parmi les éléments d’une spiritualité chrétienne authentique “une prière richement développée de la personne toute entière dans l’unité du corps, de l’esprit, de la psyché” (n° 32). C’est une manière de mettre l’accent sur la nécessité de l’harmonie dans la vie spirituelle qui requiert la croissance de la personne humaine jusqu’à sa pleine stature matérielle et spirituelle. L’accomplissement des aspirations de la personne humaine à l’égalité, à la participation, à la dignité humaine et à la liberté, “le désir intérieur d’une relation vivante entre Dieu et son peuple dans la vie quotidienne, dans les situations concrètes, religieuses, culturelles, sociales, économiques et politiques” ont été largement soulignés par l’assemblée (n°2).

Il faut donc s’efforcer de dépasser la tendance à un mysticisme pieux et fondamentalement égocentrique. Les chrétiens doivent être motivés en ce qui concerne leur place dans le cosmos, le respect de la création divine de la personne humaine et de la nature, à pratiquer une spiritualité qui met en avant l’harmonie sociale par l’action concrète. Des dévotions centrées pour l’essentiel sur les besoins personnels ne peuvent pas promouvoir une spiritualité de l’harmonie centrée sur l’autre.

La théologie de l’harmonie

L’absence croissante d’harmonie dans les diverses réalités de l’Asie, y compris dans les réalités culturelles et religieuses, est une cause de grande inquiétude pour tous les hommes de bonne volonté sur le continent asiatique. Pour leur part, les Eglises chrétiennes en Asie ont essayé de contribuer à leur mesure à l’amélioration de la compréhension entre les personnes et les peuples, elles ont mis l’accent sur l’harmonie dans leurs oeuvres éducatives et charitables. Mais, en même temps, les Eglises sentent que, étant donné la richesse de leur message, leur position de médiatrices et leurs liens institutionnels, elles auraient pu faire beaucoup plus pour la stabilité et l’harmonie entre les peuples.

Dans les années qui ont suivi Vatican II, il y a eu une reconnaissante croissante des riches ressources culturelles et religieuses de l’Asie ainsi qu’une préoccupation plus intense pour l’harmonie sur le continent. Ainsi, l’absence d’harmonie dans les réalités conflictuelles de l’Asie est lue et relue non seulement avec un coeur compatissant et généreux mais aussi avec une ouverture à l’esprit oeuvrant dans les réalités d’Asie, et la volonté de faire davantage pour l’harmonie. Les Eglises doivent consolider ce qui a été fait jusqu’à présent en faveur de l’harmonie mais aussi rechercher de nouveaux moyens d’améliorer leur contribution.

Les situations de conflit et d’absence d’harmonie ne sont pas seulement des situations de péché ou des structures qui nécessiteraient guérison et restauration selon notre propre manière chrétienne de guérir et de restaurer, mais aussi des réalités qui révèlent l’Esprit de Dieu au travail en elles. Par conséquent, faire de la théologie sur la restauration de l’harmonie dans les situations de conflit n’est pas une approche extérieure à la situation par quelqu’un qui vient d’ailleurs, mais le travail de ceux qui vivent et expérimentent ces situations de conflit en lisant et écoutant le message de Dieu dans ces réalités, aussi conflictuelles soient-elles.

Une théologie de l’harmonie ne peut donc pas se former uniquement dans les catégories de la théologie chrétienne traditionnelle, en lisant la révélation chrétienne et en appliquant ses principes aux situations conflictuelles d’Asie. Elle doit être lecture et réflexion sur ces réalités elles-mêmes, elle doit être menée avec les autres révélations culturelles et religieuses, à partir des messages qui naissent constamment de ces conflits eux-mêmes. Bref, une théologie de l’harmonie en Asie ne peut être qu’une théologie contextuelle faite de l’intérieur du contexte de l’Asie, en solidarité profonde avec les situations conflictuelles en Asie. En même temps, elle doit être faite en communion avec les riches ressources religieuses et culturelles des personnes qui font l’expérience de ces situations. Elle ne peut pas être non plus une théologie qui s’adresse à ces situations ou qui est dirigée vers ces situations. Elle doit être une théologie qui sort d’en bas, de ceux qui vivent ces situations. C’est dans cet esprit de solidarité profonde avec le contexte et dans un esprit d’ouverture aux riches traditions religieuses et culturelles de l’Asie qu’une théologie de l’harmonie peut être tentée.

Une théologie de l’harmonie comme structure d’intelligibilité d’une coopération asiatique

La situation présente de conflit et de crise en Asie est une chance et un défi pour les ressources religieuses et culturelles du continent : elle leur offre l’opportunité de chercher des voies pour en sortir. Il y a une prise de conscience croissante parmi les religions et les cultures que les conflits ne doivent pas être nécessairement résolus par l’utilisation de la force ou l’imposition de structures étrangères, mais qu’ils peuvent l’être en activant le potentiel existant, religieux et culturel, y compris celui du christianisme, à l’intérieur du continent. Il existe déjà des mouvements qui travaillent selon cette option idéologique.

Les Eglises asiatiques, bien que très minoritaires dans la plupart des pays, sont de plus en plus conscientes du rôle prophétique qu’elles peuvent jouer dans les situations de conflit et de crise. Elles ont aussi pleinement conscience qu’elles ne peuvent pas remplir ce rôle seules mais seulement dans une collaboration courageuse et humble avec les autres religions et mouvements en Asie. Pour cela, elles ont besoin d’une structure d’intelligibilité qui établisse leur compatibilité et leur potentiel pour la collaboration avec d’autres dans ce domaine.

Enrichies par les traditions théologiques occidentales du passé, elles ont, d’une certaine manière et petitement, joué un rôle prophétique de dénonciation des injustices et des oppressions, comme celui d’annoncer les valeurs du Règne de Dieu. Ce mode d’action était facilement compris et soutenu par l’Occident chrétien, et pourtant il n’avait pas le potentiel de collaborer avec les mouvements religieux et culturels d’Asie pour agir contre les conflits. Cette incapacité des chrétiens et de leurs Eglises à collaborer plus étroitement avec les autres mouvements asiatiques est due en premier lieu à la représentation du monde et à la vision théologique que nous, chrétiens, avons eues dans le passé.

Notre vision théologique devient de plus en plus fondée sur une vision organique du monde. Le résultat en est que dans notre approche des réalités asiatiques, de ses anomalies et de leur solution, nous trouvons une approche organique qui est plus adéquate et répond à la situation de l’Asie.

Les obstacles qui empêchent l’Eglise d’être un agent d’harmonie

Avec une représentation du monde nourrie de philosophie gréco-romaine, et la théologie qui en résulte, particulièrement ses principes moraux sur l’unité, la justice, la paix et l’harmonie, les Eglises tendent à résoudre les questions conflictuelles par l’imposition de la loi, de la force et de l’ordre, en demandant une justice distributive et en condamnant les personnes à l’exlusion dans des situation irrémédiables.

Par ailleurs, notre position, arrogante et absolue, de seuls juges et critiques de morale, sans collaboration avec d’autres pour résoudre les conflits, nous fait apparaître comme des pharisiens isolés. Ainsi, l’Eglise a été d’une certaine manière handicapée par sa théologie et son approche pastorale dans ses essais de collaboration pour la paix et l’harmonie.

Un appel pour une nouvelle éthique de l’harmonie

Si les chrétiens et leurs Eglises veulent devenir des instruments efficaces de réconciliation et d’harmonie parmi les peuples, il est nécessaire de réviser quelques-unes des valeurs éthiques et morales en ce qui concerne la vérité, la justice et la liberté. Ces valeurs étaient supposées préserver l’éthique et l’esthétique des bonnes relations dans l’harmonie originelle. Elles étaient supposées régler et former la relation et la collaboration entre les personnes pour l’harmonie. Mais, malheureusement, ces valeurs ont été émoussées historiquement par les institutions et leurs lois. Elles ont perdu leur radicalité originelle des Evangiles et ont passé des compromis faciles au nom du conformisme et de l’obéissance.

Ces valeurs doivent être redécouvertes comme elles ont été enseignées par le Christ dans son Evangile et leur compréhension doit être enrichie par l’héritage religieux et culturel des peuples d’Asie. Ces valeurs sont nécessaires pour guérir nos situations d’absence d’harmonie en Asie. C’est pour cela que les chrétiens d’Asie et leurs Eglises ont besoin d’acquérir une plus grande sensibilité aux violations de la vérité, de la justice et de la liberté. Leur zèle et leur action en faveur de l’harmonie seront en proportion de leur sensibilité morale et éthique. Une telle sensibilité facilitera les dénonciations courageuses des injustices, des inégalités et de l’oppression.

Cet appel à une nouvelle éthique de l’harmonie qui met l’accent sur les valeurs de vérité, de justice et de liberté humaine, ne doit pas être mal interprété comme une réduction du christianisme à un système de valeurs morales et éthiques, ou à un néo-libéralisme. Tout au contraire, un tel accent rendra le christianisme asiatique plus fidèle à l’Evangile et mieux articulé sur le besoin asiatique d’harmonie.

Une relecture de la Révélation à travers une théologie de l’harmonie

Tout en chérissant les traditions théologiques que nous avons héritées du passé, d’authentiques efforts sont faits pour relire la Révélation chrétienne, particulièrement les évangiles, dans notre contexte religieux, culturel, social et politique d’Asie. La théologie asiatique, qui est aussi au service de la révélation et est guidée par l’Esprit, doit être encouragée à redécouvrir et à reformuler la foi de l’Eglise en Jésus-Christ comme en Celui qui a été envoyé par le Père pour réconcilier, restaurer et récapituler l’univers entier. C’est-à-dire que nous devons produire une théologie cosmique de l’harmonie. C’est seulement en se fondant sur une telle christologie que la théologie de l’Eglise pourra aller au-delà de ses soucis institutionnels pour se comprendre essentiellement comme une Eglise centrifuge, ouverte à tout l’univers et présente dans et pour l’univers (ecclésiologie cosmique). Une telle vision ecclésiologique nous permettra, en ce qui concerne les réalités religieuses, culturelles, sociales et politiques, d’élargir une vision centrée sur l’Eglise à une vision centrée sur Dieu.

Si tant est que nous puissions dire quelque chose sur la mission de l’Eglise en ce qui concerne l’harmonie, et sur une missiologie, nous pensons que l’objet de son engagement et de son action doit être, non pas ecclésial, mais l’accomplissement eschatologique qui va de pair avec l’harmonie et la paix finales dans le monde.

Le Christ comme sacrement de la nouvelle harmonie

Quand le péché est compris comme la perturbation de l’harmonie originelle de la création, et Jésus-Christ comme Celui qui a été envoyé pour réconcilier et rétablir l’harmonie, on attire l’attention sur son message et son action centrale, à savoir la proclamation des valeurs du Règne de Dieu et son mystère pascal de vie à travers la mort. Il a donné sa vie et il est mort pour les valeurs qu’il a proclamées, l’amour, la vérité, la justice et la dignité de l’être humain. En comprenant le Christ comme le sacrement de la nouvelle harmonie qu’il a inaugurée, nous devrions nous comprendre nous-mêmes comme ses disciples dans notre attitude vis-à-vis de ces valeurs.

Si les réalités conflictuelles de notre situation asiatique exigent l’amour et le don de soi, une prise de position courageuse pour la vérité, la justice et la dignité de la personne humaine, alors les chrétiens asiatiques ne peuvent qu’être des agents actifs de l’amour, de la vérité, de la justice et de la dignité humaine. Le Christ comme sacrement de la nouvelle harmonie ne peut être réalisé que par notre courageux témoignage de ces valeurs.

L’Eglise comme serviteur-sacrement de l’harmonie

Dans Vatican II, l’Eglise s’est définie comme sacrement de l’unité : unité avec Dieu et parmi les hommes et les femmes. Se fondant sur l’unité trinitaire, l’Eglise s’est proclamée comme un signe efficace parmi les nations, de communion avec Dieu et dans le genre humain. Dans cette perspective qui fait d’elle en même temps un sacrement de l’unité et le serviteur du Royaume, l’Eglise doit redécouvrir son rôle humble mais messianique en Asie.

Dans ce rôle de sacrement universel de salut, l’Eglise en Asie doit réinterpréter et situer son rôle localement comme sacrement d’harmonie irradiant une grâce réconciliatrice sur les réalités conflictuelles. Les Eglises doivent purifier, renouveler et réformer leur vision et leur mission afin de devenir plus efficaces au sein des réalités religieuses et culturelles du lieu.

Quelquefois, il reste au sein de l’Eglise des vestiges d’une période et d’une mentalité passées qui provoquent des situations d’absence d’harmonie ou même de conflit dans l’Eglise, et empêchent ou affaiblissent sa mission pour l’harmonie. Ces questions doivent être résolues avec une vision harmonieuse dans la théologie de l’Eglise locale. Ainsi le pluralisme asiatique, religieux, culturel et idéologique est en même temps un défi à vivre et travailler avec d’autres pour l’harmonie, et une force capable de faire naître une ecclésiologie de l’harmonie.

Les valeurs du Royaume – amour, compassion, pardon, justice, unité, paix, telles que proclamées par Jésus-Christ – sont les semences de la nouvelle harmonie qu’il a inaugurée. Afin de semer ces graines ou plutôt de les offrir aux autres dans l’humilité, en dehors de tout triomphalisme, il faut une Eglise qui soit harmonieuse au sein d’elle-même.

La vision du Christ comme sacrement de la nouvelle harmonie, et de l’Eglise comme serviteur-sacrement, exclut toutes formes de conformisme aux situations conflictuelles et de compromis avec des valeurs contraires à l’amour, à la vérité, à la justice et à la dignité de la personne humaine.

Un engagement actif pour l’harmonie

Tout chrétien a mission d’aider à la restauration de l’harmonie dans ce monde de tension et de conflit. La paix n’est pas seulement un don que nous recevons. Nous sommes appelés à être des faiseurs de paix. Ayant fait l’expérience de ce que signifie être une nouvelle création, d’entrer dans une relation d’harmonie avec nous-mêmes, avec Dieu, avec nos frères humains et avec le reste de la création, nous avons reçu la capacité de proclamer et de partager l’harmonie dont nous faisons l’expérience. Nous pouvons accomplir cette tâche comme individus, comme communauté d’Eglise et en collaboration avec d’autres.

Un appel à l’examen de conscience

Les Eglises d’Asie ont un besoin urgent de ré-examiner leur représentation du monde, leur vision de foi, leur vie interne, leurs attitudes, leurs relations, leurs structures et leurs programmes pastoraux. Le deuxième concile du Vatican donne l’exemple en ce sens. Ce concile était d’abord un examen de conscience de l’Eglise sur le mystère de Dieu et de sa relation au monde. Il a décrit l’Eglise comme sacrement d’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain. L’Eglise est signe et instrument de cette unité et de cette union (Lumen Gentium, 1L’Eglise doit d’abord incorporer et réaliser en elle-même cette unité et cette union dont elle est signe. Ensuite, elle doit irradier cette harmonie dans sa relation avec le monde.

L’Eglise a besoin de renouveler sa compréhension d’elle-même

Leur institutionnalisation a rendu les Eglises d’Asie insulaires et a mis leurs structures à leur propre service. Elle a ainsi rendu presque impossible l’entrée de ces Eglises dans le courant principal de l’histoire, de la culture et de la vie nationale des peuples. L’Eglise doit entrer dans un nouveau processus de compréhension d’elle-même, afin de s’identifier elle-même par rapport aux communautés concrètes, ethniques et religieuses, dont nous partageons la vie et la lutte.

Accent sur la formation de la communauté chrétienne

La communauté chrétienne doit apprécier cette nouvelle vision de l’harmonie et la manifester dans sa vie quotidienne. La mission de la communauté est d’une certaine manière communication de sa propre vie interne d’harmonie. Une communauté qui serait déchirée par des tensions et des conflits continuels ne pourrait pas remplir sa mission d’apporter l’harmonie au monde.

La formation pour une vie d’harmonie dans la communauté chrétienne peut prendre différentes formes selon les circonstances. L’un des moyens les plus efficaces est peut-être de faire de la paroisse une communion de communautés dans laquelle la vision de foi peut être vécue et traduite en action de manière significative. Dans les petites communautés au sein de la paroisse, une méditation priante de la parole de Dieu, dans le contexte de la communauté plurireligieuse et pluriethnique que nous partageons avec les autres, rendra les fidèles plus sensibles aux problème d’injustice sociale, de discrimination, de conflits etc. Ils se donneront ainsi la capacité de forger des liens avec d’autres groupes appartenant à d’autres traditions religieuses, pour collaborer avec eux en matière de justice et de paix.

Une direction prophétique de la communauté

Tout disciple de Jésus et la communauté chrétienne toute entière doivent jouer un rôle prophétique, c’est-à-dire proposer la libération dans l’esprit de l’Evangile et selon la pratique de Jésus. Différents groupes – les hommes, les femmes, la jeunesse – doivent être formés dans cette fonction, et cette formation doit être un processus continu dans la communauté paroissiale, à travers des réunions de prière, des discussions, des séminaires etc. La vie liturgique de la paroisse peut être un instrument efficace pour introduire chez les gens un véritable esprit oecuménique dans cette direction.

Des leaders prophétiques

Dans le clergé et dans le laïcat, nous devons former des leaders prophétiques qui

développeront cette vision plus large. Une telle formation doit devenir part du programme des séminaires qui éduquent les prêtres. La formation des dirigeants laïcs pour cette vision nouvelle de l’harmonie doit prendre place à différents niveaux de l’Eglise. Une formation systématique avec des cours réguliers, des séminaires etc. est un besoin urgent. Le modèle et l’inspiration d’une formation chrétienne des leaders se trouvent dans la personne et la pratique de Jésus. Jésus a joué son rôle de leader libérateur de manière prophétique dans son contexte, et il s’est montré prêt à affronter les conflits en solidarité avec les opprimés.

Des équipes de formateurs doivent être développées afin de conduire les programmes aux niveaux diocésain, régional et national.

La formation dans la famille

L’absence d’harmonie dans notre société s’enracine souvent dans l’absence d’harmonie dans les familles. Si l’harmonie existe dans toutes les familles, la nation sera en paix. Dans une famille centrée sur Dieu et respirant l’amour, la primauté des relations sur les choses matérielles ainsi qu’une relation correcte aux choses matérielles seront encouragées. La famille doit être la première école d’un mode de vie dialogal. Le respect pour la foi de nos frères des autres traditions religieuses, le souci des questions de justice sociale, doivent commencer dans la famille. Les contacts religieux et sociaux, la participation et l’engagement dans diverses activités et programmes de construction d’une communauté fraternelle doivent être encouragés.

Formation pour gérer le conflit

La gestion efficace des situations conflictuelles est une technique sociale qui doit être apprise. Si nous, chrétiens et promoteurs de l’harmonie, voulons être efficaces dans notre travail, nous devons acquérir les techniques nécessaires à cette tâche délicate. Des programmes de formation pour les leaders, le clergé et le laïcat, doivent être créés par des experts et utilisés par tous ceux qui désirent s’engager dans ce domaine.