Eglises d'Asie

L’ISLAM INDONESIEN ET LA VAGUE ISLAMISTE

Publié le 18/03/2010




Ce n’est que ces dernières années que le terme “fondamentaliste” (1) a fait son apparition dans le discours indonésien, pour qualifier des groupes encore marginaux dont l’islam modéré se méfie tout autant que les chrétiens, les hindous et les bouddhistes, qui forment ensemble une minorité d’environ 13% de la population (2). Le monde universitaire accuse parfois la presse de diaboliser l’islam, mais tous deux jonglent maladroitement avec les termes comme islam fondamentaliste, islamisme, islam politique, islam modéré, islam moderniste, islam néo-moderniste, islam traditionaliste. Comment choisir, sans blesser les susceptibilités, et refléter une réalité qui échappe même à beaucoup d’Indonésiens?

On accuserait volontiers la presse occidentale d’avoir inventé le phénomène islamiste. Et lorsque les chercheurs tentent de faire la différence entre islam et islamisme, ils sont accusés de vouloir diviser l’islam. En fait, le problème est inhérent à la communauté musulmane et ne peut être résolu que par elle, l’Occident n’étant qu’un observateur, souvent honni pour avoir apporté les maux de la modernité, parfois secrètement admiré pour son respect des droits de l’homme.

L’Indonésie participe à cette crise et à une tentative de réforme de l’islam alors même qu’elle connaît une islamisation importante, dans le sens où les musulmans suivent plus assidûment

les rites, et adoptent parfois certaines coutumes arabes. Les indonésianistes faisaient jusqu’ici la distinction entre santri, musulmans pratiquants, et abangan, musulmans nominaux ayant gardé de fortes attaches à la culture et au mysticisme indo-javanais. Ces catégories des années 1950 que l’on doit à l’anthropologue américain Clifford Geertz ont été décriées depuis, mais elles reflètent une réalité indéniable, tout au moins sur l’île de Java (3). L’islamisation s’étant faite par les marchands musulmans établis dans les ports, les côtes de l’archipel ont été les premières islamisées tandis que les populations de l’intérieur ont gardé plus longtemps l’influence hindou-bouddhiste qui précède l’implantation de l’islam, entre le XIIIe et le XVIe siècles. Aujourd’hui, on parle d’une “santrisation” de la population, d’une progression spectaculaire de l’islam, les abangan étant marginalisés. Mais l’islam lui-même s’inquiète d’une “christianisation” de la population abangan, ce qui provoque des tensions grandissantes entre les deux communautés religieuses depuis la fin des années 1960, lorsque le monothéisme est devenu obligatoire. La distinction entre santri et abangan est réfutée par certains santri comme étant similaire à la différence entre catholiques pratiquants et non pratiquants en Europe, niant ainsi l’empreinte hindou-bouddhiste et le substrat local. Si l’on note une recrudescence du formalisme religieux, il reste que certains santri et abangan restent liés par une attirance particulière pour le surnaturel qui fait partie du quotidien indonésien, un surnaturel qui tire son inspiration tant de l’hindouisme que du soufisme.

La dichotomie santri/abangan se reflète également dans le domaine politique où les santri ont eu tendance à voter pour un parti musulman, tandis que les abangan ont été plus proches du nationalisme laïque – sans être anti-religieux pour autant.

Cet “islam politique”, auquel se référaient six partis islamiques en 1955 lors des premières élections, les plus libres qu’ait jamais connues le pays, représentait 43,9% de l’électorat. Aux dernières élections, en 1993, le parti musulman unique, le Parti uni pour l’unité et le développement (Partai Persatuan Pembangunan, PPP) ne représentait plus que 17,1% de l’électorat. Est-ce à dire que l’islam politique a été mis à l’écart du champ politique par le régime actuel du président Suharto, au pouvoir depuis 1965?

Paradoxalement, ces chiffres cachent une islamisation constante de la société et sans doute de la classe politique indonésienne, tendance favorisée par le fait que le président Suharto a choisi de courtiser l’islam au cours de ces dernières années. Un revirement dans la politique de laïcisation a été amorcé en 1988, lorsqu’une partie de l’armée n’a pas hésité à retirer son soutien à Suharto, en appuyant un autre candidat que le sien à la vice-présidence. L’armée lui reprochait tacitement son autocratisme et sa trop grande générosité envers ses propres enfants. Pourtant, elle avait été son alliée dans la prise du pouvoir et l’extermination brutale des communistes en 1965.

Une première partie de cet article sera consacrée aux années 1970, période de laïcisation ou de “dépolitisation de l’islam”. Une seconde partie touchera au revirement des années 1980 et 1990, où l’on constate une certaine islamisation de la politique.

I. La méfiance des années 1970

Après le “Mouvement du 30 septembre” au cours duquel six généraux furent tués par quelques officiers de gauche de l’armée, le président Soekarno fut progressivement évincé et le régime du général Suharto s’installa. Un des premiers gestes du nouveau régime, encore embryonnaire en 1966, fut de faire voter l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles, une mesure anti-communiste. L’islam avait tenté en vain de faire voter un tel projet sous Soekarno (4). L’enseignement religieux fut donc rendu obligatoire “depuis l’école primaire jusqu’à l’université” (5). Sur le long terme, cette mesure allait modifier la carte religieuse de l’Indonésie: les cinq religions officiellement reconnues (islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme) étaient désormais placées en position de rivalité plus serrée dans la mise en oeuvre de leurs objectifs: convertir ou amener à une pratique religieuse plus stricte une population encore très attachée aux rites et croyances animistes ou hindou-bouddhistes (6). D’autres concessions furent faites à l’islam: le budget des universités islamiques (IAIN) fut augmenté, ainsi que le quota des pèlerins allant à La Mecque. On décida d’accorder une attention particulière aux pesantren, écoles coraniques souvent fréquentées par la population rurale et par les couches plus défavorisées de la population urbaine (7).

La question du statut de l’islam au sein de l’Etat indonésien redevint néanmoins rapidement un point de dissension entre l’armée et l’islam, alliés provisoires de la lutte anti-communiste. En 1966, discrètement, puis de manière de plus en plus ouverte au cours des années suivantes, on parla de nouveau du lien entre islam et Etat. Les organisations islamiques célébrèrent l’anniversaire de la “Charte de Jakarta” les 22 juin, en souvenir du jour où, en 1945, l’assemblée préparant l’indépendance avait proposé de mentionner la shari’a dans la future constitution. La charte proposait comme principe fondateur “la croyance en un Dieu unique, avec l’obligation pour les musulmans d’appliquer la loi islamique, (shari’a), en accord avec une humanité juste et civiliséeA la demande des îles chrétiennes, la charte avait été abandonnée en août 1945. L’Assemblée constituante avait repris le débat en 1959, sans résultat puisque ni les tenants de la laïcité ni les partisans d’un Etat islamique n’avaient obtenu les deux tiers requis pour pouvoir s’imposer. En accord avec l’armée, le président Soekarno, de tendance laïcisante, avait dissous l’Assemblée constituante et proclamé le retour à la constitution laïque de 1945.

Ainsi, en juillet 1966, des députés musulmans demandèrent à l’Assemblée délibérative du peuple (MPRS) que la “Charte de Jakarta” restât inscrite dans les textes en préparation.

Les tenants de la laïcité s’employèrent à persuader l’Assemblée du danger de la formule: potentiel de conflit, vu l’absence de consensus et les différences régionales. Ils eurent gain de cause puisque l’Assemblée ne fit pas de la shari’a une source de droit. Entre 1967 et 1968, les débats du MPRS reprirent, à huis clos cette fois. L’islam demanda qu’on exclue le droit au changement de religion dans la définition des droits de l’homme, question grave dans la mesure où une bonne partie de la population “nominalement” musulmane était facilement tentée par le christianisme (8). La presse ne laissa percer que des bribes du débat alors que la shari’a devenait tabou et le débat autour de cette question perdait la légitimité qu’il avait eue dans les années 1950.

Le gouvernement Suharto n’était pas pour autant totalement laïque puisqu’un “projet de loi sur le mariage des musulmans” fut soumis au parlement le 22 mai 1967 (9), lequel légitimait ainsi la Charte de Jakarta:

Etant donné que le décret du président/commandant suprême des forces armées du 5 juillet 1959 mentionne que la Charte de Jakarta du 22 juin 1945 inspire et représente une partie intégrante de la constitution de 1945, ceci a pour conséquence que des lois en accord avec la shari’a musulmane peuvent être promulguées (spécialement) pour les musulmans.

Les explications accompagnant ce projet de loi étaient claires:

Presque tout le contenu de la Charte de Jakarta est inclus dans le préambule de la constitution de 1945, mis à part la partie suivant le mot Dieu, c’est-à-dire, “avec l’obligation d’appliquer la shari’a pour ses adeptesEtant donné l’existence du décret du président/commandant suprême des forces armées, il faut considérer que, après le mot Dieu dans le préambule de la constitution, la partie de la phrase mentionnée plus haut est écrite. Ainsi, la phrase devient: “La croyance en un Dieu unique, avec l’obligation pour ses adeptes, d’appliquer la shari’a” (10).

Non seulement une loi spécifique pour les musulmans était présentée, ce qui allait à l’encontre des desseins des juristes s’opposant à un dualisme juridique, mais encore, une nouvelle légitimité était donnée à la Charte de Jakarta qui devenait une source de droit. Ce projet fut très vite mis en échec par l’armée et les nationalistes laïques (11).

Cette même année 1967 vit une tension accrue entre l’islam et le gouvernement lorsque celui-ci prit la décision de ne pas fêter la cérémonie de l’anniversaire du Prophète (Maulud Nabi) au palais présidentiel, tradition établie de longue date (12). Les tensions culminèrent en 1968 lorsque le général Suharto fut élu président à part entière, avant que l’Assemblée délibérative du peuple ne se prononce sur la Charte de Jakarta et sur les restrictions demandées par l’islam en ce qui concernait les conversions religieuses. L’armée demanda et obtint l’arrêt des travaux de l’Assemblée, soulevant un tollé général des partis musulmans. La presse islamique se lança dans une vive polémique, légitimant l’Etat islamique qui, selon elle, aurait été voté en 1959, si l’on faisait abstraction du vote communiste. Le raisonnement pouvait paraître bien léger mais il avait un certain poids juste après la diabolisation permanente du Parti communiste indonésien (PKI). L’armée mit fin aux débats qui exacerbaient dangereusement les tensions sociales (13).

L’islam et la démocratie à l’occidentale étaient les deux obstacles, selon Suharto, au développement économique, priorité absolue de la période “anti-impérialiste” Soekarnienne. La charte de Jakarta devint tabou, tout en restant aussi vaguement définie qu’à ses débuts: que voulait dire l’expresssion “l’obligation d’appliquer la shari’aS’agissait-il du droit familial, du droit criminel? Des sanctions seraient-elles appliquées contre ceux qui ne pratiquaient pas? Toutes ces questions soulevées par les nationalistes laïques et les chrétiens n’eurent aucune réponse. Elles n’en ont toujours pas aujourd’hui.

Méfiante des partis, l’armée réorganisa la vie politique en sa faveur. Le plus grand parti politique jusqu’alors, le Partai Nasional Indonesia (PNI), soupçonné d’affinités avec la gauche, fut placé sous contrôle strict, et ses leaders désignés par le pouvoir: aux premières élections organisées par le régime militaire en 1971, il n’eut plus que 27,7% des voix contre 43,9% en 1955. Le second parti politique, le Masyumi, parti musulman dit “moderniste” – en fait réformiste radical et proche alors des Frères musulmans égyptiens – et ne fut pas réhabilité par Suharto, rendu méfiant par l’ambiguïté de certains de ses dirigeants face aux rébellions régionales des années 1950, ce qui lui avait d’ailleurs valu d’être interdit en 1960 par Soekarno. Un nouveau parti musulman moderniste fut mis en place, le Parmusi, dont les leaders furent choisis par le pouvoir. Son maigre succès en 1971 (5,4% contre 20,9% pour le Masyumi en 1955) montre également que ce parti ne présenterait aucun danger pour le pouvoir en place. Enfin, le 3e grand parti, le Nahdlatul Ulama (NU), fut la seule grande organisation politique à garder sa cohésion. Sa flexibilité légendaire – due autant à la tradition sunnite de modération et de légitimation du prince qu’à ses tendances nationalistes – en avait fait l’alliée de l’armée en 1965.

Enfin, le gouvernement imposa en 1973 la fusion des 10 partis politiques dans deux partis autorisés – le parti musulman (Parti pour l’unité et le développement ou PPP), et le parti démocratique (Partai Demokrasi). Le parti de l’armée, le Golkar, en sortit renforcé. Entre 1971 et 1993, il obtint invariablement entre 60 et 70% du vote aux élections législatives.

Soucieux de tolérance religieuse, le gouvernement proposa en 1979 à l’Assemblée délibérative du peuple de voter des cours d’instruction civique obligatoire pour toute la population indonésienne. Il s’agissait avant tout de leçons de tolérance religieuse au nom de l’idéologie nationale. Le parti musulman (PPP) s’y opposa partiellement mais, minoritaire et divisé, il n’eut pas gain de cause.

Deux années plus tard, en 1980, le président Suharto exigea que tous les partis politiques et les organisations de masse, sociales et religieuses, inscrivent l’idéologie nationale, le Pancasila, comme fondement unique dans leurs statuts. Un projet de loi soumettait leur maintien en activité à leur acceptation. Une opposition farouche monta au sein des organisations musulmanes mais aussi chrétiennes, hindoues et bouddhistes. Ce fut l’islam moderniste qui réagit le plus durement: Mohammad Natsir, ancien leader du Masyumi, devenu président du grand mouvement de prédication (Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia ou DDII), publia un pamphlet qu’il concluait sur un ton menaçant: “les conséquences (d’une telle politique) seront graves!” (14).

Cette politique d’unification idéologique amena des troubles en 1984: des émeutes furent réprimées dans le sang à Tanjung Priok suite à une rixe banale, des bombes explosèrent dans deux succursales d’une banque sino-indonésienne (Bank Central Asia) à Jakarta, au grand temple bouddhiste du Borobudur, puis dans un séminaire catholique à Malang, Java-est.

Ce fut l’islam traditionaliste, le Nahdlatul Ulama (NU), ancien parti politique devenu partie intégrante du PPP, qui fut le leader d’un mouvement de conciliation avec le pouvoir: il accepta de se fonder sur l’idéologie nationale tout en préservant son objectif d’établir, à terme mais pacifiquement, une société islamique ou du moins de plus en plus islamisée. Parallèlement, le NU accepta d’accorder son soutien au parti gouvernemental, le Golkar, cassant ainsi le monopole sur l’islam, dont jouissait jusque-là l’unique parti musulman, le PPP. Une page était tournée pour l’islam indonésien.

Des dissenssions entre le président et l’armée survinrent peu de temps après : on accusait le chef de l’Etat d’être de plus en plus autocratique et ses enfants de s’ingérer progressivement dans la vie économique puis politique du pays. En 1988, l’armée ne cacha pas son antipathie à l’égard de Sudharmono, choisi par Suharto comme vice-président. De plus en plus, l’islam serait appelé à remplacer l’armée comme pilier du régime.

II. L’islamisation des années 1980-1990

Dans les années 1980, compensant son intransigeance sur la laïcité (traitement égal des cinq religions reconnues), le gouvernement proposa quelques projets de loi plus favorables à l’islam. En 1982, il créa une section spéciale de la Cour Suprême qui traiterait des questions islamiques. En fait, dès 1966, l’islam avait en vain réclamé la création d’une Cour suprême islamique, idée rejetée par la direction de la justice religieuse et par les juristes laïcisants (15). D’un autre côté, une tentative de placer les tribunaux islamiques sous le contrôle de la Cour suprême avait été mise en échec en 1968. En 1970, une loi sur les quatre juridictions avait confirmé l’existence d’une juridiction islamique séparée et décidé que la Cour suprême pouvait juger en cassation les affaires des tribunaux islamiques (16). La décision de 1982 d’ouvrir une section spéciale pour l’islam à la Cour suprême mit ainsi fin à un vieux débat. Busthanul Arifin, un juriste favorable à une influence limitée de la shari’a sur le droit indonésien, fut nommé vice-président de la Cour suprême. Musulman modéré, il avait l’intention d’élaborer un code de la famille spécifiquement indonésien qui intégrerait valeurs traditionnelles et islamiques.

L’année suivante, Bushtanul Arifin, en liaison avec le ministre des Cultes Munawir Sjadzali, lança un grand projet de codification du droit islamique indonésien. Ce projet, devait initialement recevoir des subventions de l’agence d’aide américaine Asia Foundation. Devant les tergiversations de celle-ci, le président Suharto, par défi, décida de financer lui-même le projet (17). Celui-ci consistait, selon Busthanul Arifin, à définir un droit islamique dont le contenu confirmerait la “compatibilité entre la shari’a et le Pancasilaune manière d’établir un islam proprement indonésien. L’Indonésie voulait expressément s’éloigner des exemples de l’Iran et du Soudan, et tenter de fixer un islam moins rigoureux. Ce projet souleva l’opposition non seulement des nationaliste laïques mais également celle des oulémas qui accusèrent le gouvernement de talfiq (laxisme dans l’utilisation des écoles de droit ou madzhab sunnites). En effet, le ministre proposait un code préparé en choisissant des solutions dans les quatre écoles de droit, une manière d’assouplir le code indonésien tiré exclusivement de l’école shaféite. C’était un rêve sans doute irréalisable puisque la codification puisa en fin de compte à 90% dans l’école de droit shaféite. Ce conservatisme fut malgré tout compensé par une clause faisant obligation aux tribunaux islamiques de prendre en compte les “valeurs présentes de la sociétéune porte ouverte aux juges progressistes. Ainsi, ils pouvaient par exemple décider le partage égal de l’héritage entre filles et garçons, une pratique courante à Java (18). Malgré tout, le résultat le plus évident de ce projet gouvernemental semble être l’uniformisation du droit islamique, principalement inspiré de l’école de droit shaféite.

Second geste en faveur de l’islam: en 1989, le parlement vota un projet de loi élargissant la compétence des tribunaux islamiques en matière de mariage, d’héritage, de donation et de biens de main-morte aux régions de Java, Madura et Kalimantan-sud, régions jusqu’alors exclues de leur compétence (19). Pour les juristes laïques, ce projet de loi était la triste fin d’années d’efforts pour élaborer un code de statut personnel unifié. Le projet de loi rencontra une forte opposition au parlement, et le ministre, Alamsyah Ratuprawiranegara, dut lui-même faire appel à l’acceptation du projet de loi qui, s’il n’était pas voté, serait une “humiliation” pour le président. La loi fut votée après une longue période de 76 jours de débats.

Cette loi n’était pas claire sur le caractère obligatoire ou non de la juridiction islamique pour les musulmans qui, jusqu’à présent, pouvaient se tourner vers les tribunaux civils en cas de litige. Comme souvent en Indonésie, l’interprétation de la loi a varié et les musulmans radicaux contestent la liberté de choix entre les juridictions (article 49, ; 1). Un autre problème qui s’en est suivi est que l’application de cette loi a démontré le manque de compétence des juges islamiques qui se voyaient soudain dotés de pouvoirs substantiels.

Un projet de loi sur l’éducation fut également soumis au parlement, lequel prévoyait que l’enseignement religieux dispensé dans toutes les écoles devait être celui de la religion des parents de l’élève. Ce projet impliquait que les écoles catholiques devraient donner des cours de religion musulmane aux élèves musulmans (20). L’ambiguïté des textes ministériels qui suivirent permit cependant aux écoles privées de maintenir leur enseignement religieux propre.

Enfin, l’interdiction des mariages interreligieux par l’administration civile à Jakarta en 1986 déclencha un grand débat dans les villes où les nombreuses ethnies indonésiennes se côtoient et se mélangent. En 1991, le ministre des Cultes, Munawir Sjadzali, annonça son intention d’approuver ces mariages, qui valaient mieux que le concubinage. Mais il dut faire marche arrière devant le tollé soulevé par sa déclaration. La solution est la conversion à la religion du conjoint ou le mariage à l’étranger, avec l’espoir que le mariage sera reconnu en Indonésie plus tard. Trois ministres laïques soutinrent la proposition de Munawir. Beaucoup de personnalités musulmanes se sont prononcées contre le mariage interreligieux, même certains intellectuels d’habitude assez progressistes qui craignent ici les conséquences pour les enfants. En 1989, la Cour Suprême a accepté un mariage interreligieux. En 1991, un Allemand chrétien et une Indonésienne musulmane ont intenté un procès au bureau de l’état civil de Jakarta pour avoir refusé de les marier.

En conclusion, malgré les divergences d’interprétation de la loi, la législation des années 1980 représente un revirement dans la mesure où ce sont désormais les nationalistes laïques qui se trouvent sur la défensive et non plus l’islam radical.

Ce revirement s’est exprimé de manière particulièrement claire lorsque, en 1990, le président Suharto a donné son aval à la création d’une organisation d’intellectuels musulmans indonésiens (Ikatan Cendekiawan Muslim se-Indonesia, ICMI). L’ICMI a suscité l’enthousiasme des jeunes militants musulmans jusque là tenus à l’écart pour leur radicalisme, et souvent liés indirectement à l’ancien parti du Masyumi interdit en 1960. Plus que la mise en place d’une société islamique, il semble que ce soit la défense des intérêts politiques de la bourgeoisie musulmane par rapport aux chrétiens, et les intérêts économiques des musulmans par rapport aux Sino-indonésiens qui soit le ciment de cette association. Les militants de l’ICMI sont souvent les enfants des petits et moyens entrepreneurs qui ont souffert de l’apparition des conglomérats indonésiens et sino-indonésiens dans les années 1970 (21). L’ICMI est patronnée par le ministre de la Recherche et de la Technologie, B.J. Habibie, et reste entre les mains d’une bureaucratie musulmane très modérée. Néanmoins, sa défense de la communauté musulmane lui a donné des accents inévitablement sectaires, allant parfois à l’encontre du projet de société pluraliste et tolérante des débuts de l’Ordre nouveau de Suharto. De plus, l’ICMI s’est dotée d’un quotidien, Republika, dont les accents oscillent entre la modération et l’islamisme et dénotent par rapport aux années 1980 où la censure frappait la presse sur ces questions pour éviter tout conflit entre “races, ethnies et religions”. Les thèmes favoris de la presse musulmane en général sont l’expansion de l’islam et la décadence du monde occidental ainsi que la “christianisation” de l’archipel. L’ICMI a montré son poids politique lorsque, en 1993, les chrétiens ont perdu 4 postes importants au nouveau cabinet (il ne reste plus que 2 ministres chrétiens).

La société indonésienne est aujourd’hui divisée sur le phénomène de l’ICMI. Pour certains, l’arrivée de l’ICMI serait le retour légitime d’un islam “moderniste” brimé depuis 1960. Ceux-ci continuent à faire confiance à la lucidité et à la poigne de fer de Suharto pour empêcher toute dérive. Mais les chrétiens commencent à s’émouvoir devant ce qui leur apparaît comme une montée lente mais régulière de l’islamisme.

Quant à l’élite intellectuelle musulmane libérale, et notamment celle du Nahdlatul Ulama (NU), elle déplore de voir ainsi légitimé l’islam radical et s’indigne des déclarations des intellectuels proches de l’ICMI qui ont condamné sans appel Salman Rushdie, tout comme ils avaient réclamé la fermeture du magazine indonésien Monitor pour avoir placé le prophète Mahomet au 11ème rang du hit-parade de popularité. De plus, les intellectuels proches de l’ICMI n’ont généralement pas pris la défense du plus grand hebdomadaire indonésien, Tempo, interdit par le ministère de l’Information en juin 1994. Tempo était un hebdomadaire libéral, de grande qualité, qui, en plus de ses critiques vis-à-vis du ministre de la Technologie, B.J. Habibie, patron de l’ICMI, se faisait l’avocat d’une société pluraliste et tolérante.

III. Les grands courants et mouvements de l’islam indonésien

Voici ci-dessous un tableau des grands courants et mouvements musulmans indonésiens actuels. Il est impossible de rendre compte de toutes les associations, organisations, institutions musulmanes qui sont extrêmement nombreuses et parfois d’une importance incertaine. Je me limiterai donc ici aux principales organisations.

La Muhammadiyah

Ce mouvement réformiste est le plus important actuellement en Indonésie. Depuis sa fondation en 1912 à Yogyakarta, il est considéré comme l’association de l’élite bourgeoise des commerçants musulmans des villes, la communauté des kauman (22). C’est vers l’année 1921 qu’il prend une dimension nationale, s’étendant en dehors de Java où il est, encore aujourd’hui, mieux représenté que le NU. En 1970, la Muhammadiyah avait 2 134 branches et revendiquait six millions de sympathisants (23). En 1986, elle comptait plus de 700 000 membres inscrits (24).

Son apport essentiel a été l’éducation de la population musulmane dans deux types d’écoles, l’un offrant un enseignement général suivant le modèle hollandais, subventionné par l’administration coloniale, l’autre suivant le modèle de la madrasah, donnant un enseignement partiellement religieux (25). L’autre succès important de la Muhammadiyah est la propagation de la foi musulmane auprès des femmes, pour lesquelles des mosquées spéciales sont construites depuis 1922. L’association des femmes musulmanes, Aisjijah, construisit de nombreuses écoles pour les jeunes filles. En 1938, elle avait environ 2 000 missionnaires féminins.

Le réformisme de la Muhammadiyah s’inspire de Moh. Abduh, d’Ibnu Taimiyyah, Jamaluddin al-Afghani et, entre autres, de Rashîd Ridâ. Ahmad Dachlan, le fondateur de la Muhammadiyah, rencontra ce dernier entre 1903 et 1905 lors d’un séjour au Moyen-Orient. Ce grand mouvement réformiste indonésien rejette le taqlid, l’obéissance aveugle aux écoles de droit sunnites du IXe siècle, et prône le retour au Coran et aux hadits pour résoudre les problèmes de la modernité. (interprétation des textes) ou (décision par analogie) sont les instruments conseillés pour résoudre toute question qui ne trouve pas de réponse dans le Coran ou la Sunnah (26). Dans les faits, avec le temps, la Muhammadiyah s’est montrée aussi conservatrice que le Nahdlatul Ulama dans ses réponses aux changements de société. La différence reste cependant celle de l’absence de référence formelle aux écoles de droit du IXe siècle.

La Muhammadiyah s’est écartée sciemment et résolument de la politique en 1971, ce qui lui a valu les critiques de ses membres radicaux devenus militants du Masyumi dans les années 1950. Cette année-là, après une tentative avortée de prise en main du nouveau parti moderniste, le Parmusi, en 1968, la Muhammadiyah s’est déclarée indépendante du nouveau parti. Elle semble avoir alors changé de profil et comprend un nombre relativement important de fonctionnaires (27). Puis elle a accepté le Pancasila comme unique principe fondateur en 1986, après le vote de la loi sur les organisations sociales et des assurances gouvernementales que cette idéologie ne serait pas érigée en religion d’Etat (28).

La Muhammadiyah, qui est connue pour l’efficacité de son organisation en matière d’éducation, avait, en 1988, 605 740 élèves et 44 430 professeurs dans ses 4 262 écoles (suivant le cursus du ministère de l’Education et de la Culture ou bien celui du ministère des Cultes) disséminées à travers toute l’Indonésie (29). Ce chiffre représente un très faible pourcentage (1,6%) des enfants en âge de scolarisation (environ 37,5 millions en 1990) (30). Mais la qualité de ces écoles leur donne un poids particulier car ces élèves font partie de l’élite musulmane.

Depuis une dizaine d’années, la Muhammadiyah a également mis l’accent sur la prédication. Elle possède un institut de prédication spécial pour les régions les plus reculées, à l’extérieur de Java. Les prédicateurs (dai), qui y vivent deux ans, sont en général des jeunes gens venant du lycée ou de l’université. Depuis 1978, 150 prédicateurs ont été envoyés par ses soins dans ces régions. En 1991, 75 prédicateurs de la Muhammadiyah étaient installés sur les îles périphériques, en Irian, à Buru, Seram, Mentawai et chez les Badui animistes à Java-ouest (31). Cette organisation socio-religieuse moderniste rayonne aussi par ses publications: Suara Muhammadiyah, publié à 10 000 exemplaires par semaine, ainsi que le magazine féminin Aisyiah d’un tirage similaire (32).

Des progrès ont été enregistrés récemment par la Muhammadiyah, sans doute au détriment du Nahdlatul Ulama. En effet, avant le vote de la loi sur le Principe unique, en 1985, des autorisations étaient nécessaires dans les districts (kecamatan) pour les prônes dont le texte devait de plus être présenté au préalable aux autorités. Cette pratique est désormais devenue plus rare. Le relâchement du contrôle gouvernemental a permis l’extension du mouvement qui s’est développé en particulier dans la province à dominante chrétienne de Nusa-Tenggara-est (3 branches avant 1985, 17 branches en 1991).

La Muhammadiyah a été dans l’ensemble d’une grande prudence dans le domaine de la politique et soucieuse de ne pas nuire à ses objectifs religieux, sociaux et éducatifs. Elle est également réformatrice mais de tendance modérée, montrant un peu plus de souplesse qu’auparavant envers les coutumes locales. La Muhammadiyah est avant tout puritaine, une tendance que l’on trouve chez la jeune et ancienne génération, bien que cette dernière soit souvent plus souple.

L’une de ses associations de jeunesse (Ikatan Remaja Muhamamdiyah) a ainsi protesté en juillet 1993, contre le passage sur deux chaînes de TV privées du film Hostage par Hanro Mohr et Percival Rubens, deux juifs américains: “Le film discréditait la religion islamique et la nation arabe, en les associant à la violence et au terrorismeLes deux chaînes ont présenté leurs excuses aux musulmans. Une autre organisation de la jeunesse Muhammadiyah (Pemuda Muhammadiyah) a dénoncé un show pornographique d’hommes en mai 1993.

Ce puritanisme n’est qu’un aspect culturel de la Muhammadiyah. Il existe en son sein un courant radical politisé mais ne faisant partie d’aucun parti politique, dont le représentant le plus connu, Amien Rais, a été élu en 1994 à la présidence de la Muhammadiyah. Diplômé d’une université américaine, enseignant la science politique à l’université de Yogyakarta, Amien Rais est un spécialiste – et en partie admirateur – des Frères musulmans égyptiens.

Une des grandes préoccupations d’Amien Rais est la “christianisation” de l’archipel indonésien. Selon lui, les musulmans étaient largement majoritaires en 1950, et ont perdu trop de fidèles depuis: “en 1950, 95%, in 1992: 88Il s’inquiète avant tout pour l’île de Java (Java Central, Yogyakarta, Java-Est). Il cite des cas de conducteurs de tricyles (becak) qui auraient été payés 3 500 rupiah par jour pour aller à l’église avec leurs femmes et leur famille. Pour lui, les musulmans indonésiens sont de plus en plus marginalisés du point de vue social, économique et politique. Dans le domaine économique, il n’existerait que quatre musulmans parmi les 100 plus grands hommes d’affaires indonésiens, les autres étant Sino-indonésiens. Par ailleurs, la solidarité islamique fait défaut car certains musulmans regardent les autres musulmans avec condescendance. Il cite l’exemple de Wahid et d’autres qui ont fondé le Forum Demokrasi pour contrebalancer l’ICMI (Media Dakwah, septembre 1992).

Le discours d’Amien Rais, qui consiste à blâmer Sino-Indonésiens et chrétiens est fort apprécié dans les cercles étudiants, et au sein de l’ICMI, dont il est devenu une des personnalités dominantes. Son discours, qui aurait été censuré dans les années 1980, reste tolérable pour le régime car il reste dans le cadre de l’Etat-nation, et il ne fait aucune critique du président Suharto lui-même.

Le Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia (DDII)

Le DDII représente l’islam réformiste radical, le courant du Masyumi qui a dominé ce mouvement après son congrès de 1949 à Yogyakarta. Son radicalisme a été accentué après l’interdiction du Masyumi en 1960 (33). Faute d’avoir pu contrôler le Parmusi en 1968, les réformistes les plus politisés choisirent de se consacrer davantage à la prédication. Mohammad Natsir fonda le DDII qui devint le plus important, le mieux organisé et le plus radical des instituts de prédication.

Le DDII réclame une “purification” religieuse (34). Il ne reconnaît aucune des écoles de droit sunnites (madzhab) et prône le retour au Coran et aux hadits. Ses activistes se disent influencés entre autres par Ibn Taimiyah, par les Frères musulmans (Ikhwân Muslimîn), par Sayyid Qutb et par Maududi. Il est en faveur du travail des femmes, mais n’accepte la mixité dans les écoles que dans la mesure où les rangées sont séparées. Au sujet de place de la shari’a dans le code pénal, sujet tabou en Indonésie, l’ambiguïté est de mise.

Par rapport à la Muhammadiyah, le DDII se dit plus “universel” et veut englober toutes les tendances de l’islam moderniste indonésien (35). Dans le cadre de cet effort de patronage de l’islam, les prônes du DDII tentent d’éviter les problèmes délicats de la légitimité des écoles de droit sunnites et du culte des saints (36).

Le DDII a pu échapper aux contraintes de la loi exigeant l’introduction de l’idéologie nationale dans les statuts, en raison de son statut juridique de “fondation” et non d'”organisation sociale”. Il n’a donc ni membres ni branches régionales mais des “représentants” dans 26 provinces (sauf Irian Jaya) et dans les régences (37). C’est pourtant un groupe de prédication religieuse extrêmement efficace. Ses militants sont en général des anciens membres du Masyumi voire de leurs familles, des étudiants en théologie ainsi que les jeunes organisés autour des mosquées (jemaah mesjid). 500 prédicateurs ont déjà été envoyés dans les régions reculées de l’archipel par le DDII, bien plus que la Muhammadiyah ou la Majelis Ulama Indonesia officielle. La structure assez lâche du DDII est compensée par un plus grand effort de publication: le mensuel Media Dakwah tirait à 20 000 exemplaires en 1991 (dix fois plus qu’à sa création en 1967/1968); Suara Mesjid à 25 000 exemplaires, Majalah Sahabat (pour les enfants) et Serial Khotbah Jumaat à 20 000 exemplaires (38). Cette dernière publication hebdomadaire fournit la matière des sermons du vendredi. Le texte est cependant surtout suivi dans les régions éloignées par des prédicateurs manquant d’expérience. Le DDII distribue ses publications aux groupes organisés autour des mosquées (Jemaah Mesjid, Kuliah subuh), aux pesantren (du NU et de la Muhammadiyah) et aux campus universitaires. A Jakarta, le texte des sermons est distribué aux 50 mosquées gérées par le DDII qui organise une réunion des prédicateurs (khotib) chaque vendredi matin. Un responsable fait ensuite un exposé sur le thème choisi.

Un des thèmes favoris des prônes du DDII concerne la “christianisation” de l’Indonésie (39). Le DDII s’inquiète du nombre des chrétiens, soit 13 millions de catholiques et protestants selon le recensement de 1980 (40). Pour l’organe de prédication, les chrétiens font obstacle à l’Islam depuis l’indépendance, ils veulent dominer la scène politique et sont intolérants (41). La faute de cette “christianisation” incomberait non pas au gouvernement mais aux “chrétiens utilisant leur position au sein du gouvernementCe discours antichrétien reflète une frustration intense au sein de l’islam politique indonésien, laquelle a été quelque peu atténuée par la réduction du nombre de ministres chrétiens du gouvernement: de six ministres de confession chrétienne nommés à des postes essentiels (dont la défense et l’économie) dans le cabinet de 1988, on est passé à deux sur un total de 38 ministres en 1993.

Le rapprochement du DDII et du pouvoir est à noter depuis le début des années 1990 (42). A peine toléré dans les années 1970, dirigé par le plus farouche opposant au régime, Mohammad Natsir (43), le DDII a réussi deux exploits: se tailler une part prépondérante dans la prédication indonésienne et devenir plus tard un partenaire respectable du pouvoir. Désormais, les divers ministères en quête de prédicateurs pour la prière du vendredi viennent solliciter le DDII. Un projet UNICEF d’information sur la santé des enfants se déroule actuellement en collaboration avec cet organisme sur les recommandations du gouvernement. Depuis quelques années, le DDII invite de hauts fonctionnaires à intervenir dans les conférences qu’il organise. Ainsi, le responsable du département islamique à la Cour Suprême, Busthanul Arifin, et le ministre des Cultes, Munawir Sjadzali, furent invités en 1991 à parler devant une assemblée de prédicateurs du groupe (44). En 1990, les jeunes responsables d’un magazine d’information du DDII, Prospek, publié à Yogyakarta, furent invités à des discussions amicales avec des responsables militaires, ce que Moh. Natsir citait comme signe évident de la récente reconnaissance officielle de son mouvement (45).

Au sein du DDII, on aspire aussi à des relations plus cordiales avec les autorités. Ainsi, lors d’une réunion du vendredi en juin 1991, plusieurs prédicateurs intervinrent oralement pour demander aux dirigeants du mouvement de s’adapter au calendrier fixé par le gouvernement pour les fêtes religieuses comme Adha, la fête du sacrifice: “Il ne faut pas que le gouvernement nous perçoive toujours comme son ennemi. Nous devrions suivre la majorité, nous serions mieux acceptés”. Un autre intervenant ajoutait: “Les gens disent que le DDII n’est pas assez proche du gouvernement. Nous devrions y prêter plus d’attention” (46).

Le DDII profite désormais d’un relâchement de la censure en matière religieuse. Son magazine, Media Dakwah, multiplie ses attaques virulentes contre la “christianisation” de l’archipel et contre les musulmans modérés.

Le Nahdlatul Ulama

C’est le plus grand représentant de l’Islam dit traditionaliste, proche des confréries soufies qui sont au nombre de 44 en Indonésie. C’est le garant du sunnisme traditionnel, majoritairement de l’école shaféite, gardien de l’islam tel qu’il a été introduit en Indonésie depuis le XIIIe siècle. Ses grands oulémas rejettent ainsi le chiisme, même si les discussions sur le thème sont autorisées au sein de la communauté.

Le NU présente une image très complexe qui déroute les observateurs. Il a en son sein des oulémas fort conservateurs, souvent les théologiens spécialistes du fiqh (jurisprudence islamique), mais aussi des militants politiques, religieux ou sociaux, qui peuvent être d’un grand libéralisme.

Fondé en 1926 pour faire face au wahhabisme qui s’implantait à La Mecque, le NU a pris de plus en plus d’ampleur, et est devenue une sorte d’association d’oulémas, le plus souvent directeurs ou enseignants dans les écoles coraniques (pesantren), nombreuses à Java.

Le Nahdlatul Ulama est un phénomène unique dans le monde musulman. A l’inverse de l’islam du sous-continent indien, lui aussi fort imprégné de soufisme, il va choisir en 1945 l’intégration dans l’Etat-nation indonésien. Tandis que l’Inde se scinde en deux Etats avec la création du Pakistan musulman, l’Indonésie, quant à elle, se dote d’une constitution fondée sur le monothéisme mais ne donnant aucune place privilégiée à l’islam. Elle place l’unité nationale au-dessus des particularismes religieux. A la différence du Pakistan, l’islam traditionaliste s’organisera donc très tôt, se politisera fortement et représentera vite une portion impressionnante de l’électorat indonésien: 18% contre 12% pour les Barelvi et les Deobandi ensemble au Pakistan.

La propagation de la foi n’a pas été sa seule raison d’être puisque, dès 1952, il s’érigeait en parti politique, sur l’initiative d’un de ses oulémas très nationaliste, Kyai Wahab Hasbullah. Depuis, organisation réunissant oulémas et hommes politiques, les uns étant parfois l’un et l’autre, le NU s’est taillé une place de choix sur la scène politique indonésienne. Le NU a contrôlé le ministère des Cultes dans 20 des 23 gouvernements qui ont existé entre 1945 et 1965. Depuis 1971, il a perdu ce privilège.

La famille fondadrice du NU, issue de Kyai Hasyim Asy’ari, domine l’organisation depuis 1926. Son fils, Wahid Hasyim, puis son petit-fils, Abdurrahman Wahid, depuis 1984, appartiennent à cette catégorie de musulmans modérés et nationalistes. Abdurrahman est devenu dans les années 1980 et 1990 le champion de la démocratie, du pluralisme et de la tolérance religieuse. Mais il cohabite avec des oulémas bien plus conservateurs que lui. Ainsi, en 1989, ceux-ci interdisent les mariages interreligieux.

Le gouvernement, s’il apprécie les efforts de Wahid en faveur de la tolérance religieuse, le harcèle pour ses critiques acerbes du régime. Dès 1990, Wahid n’est plus réélu membre du Conseil des oulémas (MUI), un organe semi-officiel représentant les intérêts du gouvernement auprès de . Après la création du Forum Demokrasi dont il est le président, Wahid sera de plus en plus désigné comme l’ennemi public numéro un. Il résiste à une véritable campagne de dénigration, mais il poursuit son discours sur l’ICMI, qui, pour lui, est un piège anti-démocratique et la porte ouverte à l’islamisme.

Bien que que peu de jeunes musulmans partagent ses inquiétudes sur l’islamisme, il a auprès de lui toute une jeunesse modérée qui apprécie son discours pluraliste et démocratique, qui cherche la “substance” de l’islam plutôt que son légalisme rigide. Masdar Mas’udi, un des plus brillants intellectuels du NU, affirme que la prédication doit s’attacher à améliorer la qualité des musulmans plutôt que la quantité.

Le “fondamentalisme” musulman

L’image souvent donnée de l’islam indonésien est celle d’un islam tropical aux allures bon enfant, pacifique et tolérant. Pendant longtemps, on a parlé de l’islam “orthodoxe” du Nahdlatul Ulama, de l’islam “moderniste” de la Muhammadiyah et du DDII, et des “extrémistes musulmans”, petits groupes peu connus dont les noms paraissaient dans la presse lors d’arrestations et d’exécutions (trois exécutions d’extrémistes musulmans depuis le début du régime).

Ne désirant rien déformer, la presse occidentale, a repris ces termes de frange “radicale” ou “extrémiste” ou d’islam politique. Lors de la fondation de l’ICMI, certains chercheurs américains ont commenté que la formation de l’ICMI était une preuve de l’ouverture du système politique, de la formation d’une société civile. La bourgeoisie musulmane osait enfin s’affirmer, et le régime la laissait s’organiser.

Ce sont les musulmans modérés indonésiens qui ont les premiers utilisé le terme “fondamentaliste”, mettant le doigt sur le problème d’un nouveau formalisme musulman, calqué sur l’islam moyen-oriental, un islam rebelle, désireux d’établir un régime plus islamique ou complètement islamique, ayant une foi sans faille dans le retour vers un islam authentique, l’islam “pur” des origines, solution aux maux de la modernité et de l’anomie apportée par le développement et l’urbanisation. Pour mieux gérer la société “corrompue”, il fallait que l’islam puisse s’imposer aux niveaux les plus hauts de l’Etat.

Ce phénomène est décrit différemment selon les interlocuteurs. On parle de “renouveau islamique” pour mettre en lumière l’espoir d’une société islamique parfaite, guidée par les grands principes moraux du Coran, mais on parle de “fondamentalisme islamique” lorsque l’on craint les effets pervers d’un tel système, notamment l’éclatement du pays (plus de 13 000 îles et 300 ethnies) et la fin du pluralisme tolérant des grandes religions.

Que les nationalistes laïques et les chrétiens soient inquiets semble alors pour le moins normal, même si les “revivalistes” musulmans tendent à imputer cette attitude “négative” aux préjugés occidentaux, enracinés de longue date. Mais il est intéressant de constater que cette inquiétude est désormais partagée par certains musulmans modérés, qui condamnent les tendances sectaires du mouvement, notamment de l’ICMI. C’est le cas par exemple d’Abdurrahman Wahid du Nahdlatul Ulama. Dans une lettre au président Suharto écrite en mars 1992, celui-ci se plaint des obstacles placés par le gouvernement pour contrecarrer son action, qui vise à construire une communauté musulmane démocratique, pluraliste et tolérante. Excédé par la crainte qu’il inspire au régime, qu’il trouve injustifiée, il prévient que l’Indonésie pourrait bien avoir le potentiel de suivre l’exemple algérien dans une dizaine d’années. Beaucoup ont alors souri devant une perspective jugée trop alarmiste. Mais, les intellectuels de l’ICMI ont repris l’argument, que, sans leur organisation, l’Indonésie aurait pu prendre la voie de l’Algérie et du FIS. C’est-à-dire qu’un islam n’ayant pas de place aurait pu se radicaliser. Pourtant, la double identité de l’ICMI – néo-moderniste modérée et fondamentaliste – est indéniable. Un des jeunes intellectuels musulmans les plus en vogue, proche de l’Iran, Jalaluddin Rahkmat, écrivait ainsi en 1991 : “L’année 1990 a été une année néfaste pour le monde musulman en général. Néanmoins, on trouve des lueurs d’espoir en Algérie, le parti islamique a gagné les élections, en Jordanie, le groupe Al-Ikhwan al-MUslimun s’est taillé une place au parlement. En Indonésie, les intellectuels musulmans ont réussi à créer l’ICMI avec le soutien total du président SuhartoL’ICMI est en fait perçu comme étant bien le bras politique de l’islamisme.

Comment s’exprime-t-il alors, cet islamisme qui semble en même temps si loin et si près des préoccupations indonésiennes? Douglas Ramage, un universitaire américain qui vient de publier un livre sur la politique indonésienne et l’Etat de tolérance, parle de “l’absence d’un fondamentalisme pénétrant en Indonésie

Si l’on utilisait plutôt le terme “revivalisme islamique”, le jugement de Ramage ne serait plus le même. Car en effet, si le fondamentalisme dans le sens d’un retour aux sources du Coran et d’une arabisation des rites reste marginal, il semble cependant clair que la classe moyenne islamisée regarde de plus en plus vers un nouveau “centre”, l’Arabie Saoudite. Ainsi, on note une recrudescence du pèlerinage à La Mecque – 58 000 en 1989 contre 123 000 en 1993 – par rapport au pèlerinage aux tombes des nombreux saints locaux. De même, l’islam en tant que nouvelle identité culturelle est revendiqué par une partie croissante de la population, si bien que la religion devient un critère de choix politique, économique et culturel.

Les “fondamentalistes” ou “néo-revivalistes” se trouvent avant tout dans les milieux des étudiants des universités d’enseignement général, des sciences exactes aux sciences humaines. Les mosquées universitaires des facultés techniques sont, comme au Moyen-Orient, les centres les plus dynamiques d’islamisation. De nombreux doyens se sont plaint auprès des autorités de ces mosquées qui échappent à leur contrôle. L’influence des étudiants “islamistes” ou “revivalistes” sur la population rurale est grande grâce au prestige de leurs connaissances scientifiques, au langage qu’ils utilisent et aux thèmes choisis, souvent plus en accord avec les préoccupations des villageois. Parmi les villes les plus militantes, citons Bandung (Mesjid Salman, entre autres) et Bogor où l’Institut d’agronomie est considéré par les autorités comme un des nids du radicalisme (47). Ses étudiants, issus des lycées les plus islamiques, ont réussi à imposer de plus en plus le port du voile, en se fondant sur la levée de son interdiction dans les écoles publiques en 1991.

C’est dans ces universités que se cotoient les musulmans modérés modernistes ou traditionalistes et les fondamentalistes, souvent regroupés dans des groupes appelés “usroh“. C’est ainsi qu’ils sont qualifiés par les musulmans modérés. Usrah veut dire famille en arabe. Ce sont de petits groupes islamiques dont le nombre va grandissant sur les campus universitaires. Tout comme les modérés néo-modernistes (Nurcholish Madjid), ils veulent proposer une réforme dans la lecture et la réalisation de l’islam. Leur but est de faire revivre la gloire passée de l’islam. Ceux qui se sentent attirés par ces usroh, étudiants et professeurs, trouveraient en leur sein une oasis de paix et de réflection sur la société en pleine mutation. Ils sont néanmoins loin d’approuver les idées de Nurcholish Madjid et de Mohammad Arkoun, qui recommandent l’étude de l’anthropologie pour mieux comprendre les préceptes du Coran, ou comme Fazlur Rahman, qui conseille, quant à lui, l’étude de l’histoire et de la sociologie. Ces usroh offrent un mode de vie dit “exclusif” en Indonésie, mettant l’accent sur les symboles religieux et sociaux de l’islam, comme la manière de se vêtir et de manger. Les universités d’enseignement religieux sont moins touchées que les universités d’enseignement général par ces mouvements ce qui prouve que les milieux sans grandes connaissances religieuses sont plus réceptifs à leur message.

Les usroh sont regroupés autour d’un professeur dont le nom est gardé secret. Certains intellectuels musulmans indonésiens modérés avancent que la majorité des étudiants des universités d’enseignement général seraient acquis aux théories islamistes anti-establishment, anti-ordre étatique et familial, anti-occidentales et anti-chrétiennes. Mais tout se passe dans la clandestinité. Ces groupes émergent lors de circonstances particulières comme le mariage. Des femmes musulmanes se plaignent ainsi de ce que leur fille ou leur fils ne les aient pas laissé organiser le mariage, qu’ils aient choisi leur professeur de religion comme wali (en islam, le représentant lors du mariage doit être de la famille), et qu’ils séparent femmes et hommes lors de la cérémonie, parfois un affront pour des personnalités âgées et respectées que l’on prie de changer de place. Certains parents s’opposent à ces mariages, d’autres les acceptent à contre coeur. Certains quittent leur quartier, honteux, par la suite. Bref, les drames familiaux commencent souvent au campus.

Les militantes des grandes organisations musulmanes comme la Muslimat et Aisyiah rencontrent ce phénomène plus couramment. Selon une militante Muslimat: “Nous avons peur que nos enfants se laissent entraîner par leurs lectures, mais notre organisation estudiantine, le PMII, s’occupe de bien garder ses membres et de les préserver” (48).

En dehors de l’université, les réseaux musulmans se développent en associations de jeunes formés autour des mosquées (Remaja mesjid), qui sont souvent sous le contrôle des militants radicaux en quête d’une alternative à une société jugée corrompue et matérialiste. Comme l’idéal d’un Etat de type islamique est devenu tabou ou ne semble plus être une priorité, l’accent est mis sur l’observation des doctrines et préceptes de l’islam dans la société: d’où l’importance accordée aux signes extérieurs, symboles et styles islamiques pour les opposer aux signes de laïcité. Sans qu’elles soient nécessairement politisées, ces associations inquiètent les autorités, surtout lorsqu’elles pratiquent, comme c’est parfois le cas, un art martial traditionnel, le pencak silat.

Les islamistes indonésiens les plus radicaux, qualifiés d'”extrémistes” par le pouvoir, sont soit dans la clandestinité, soit à l’étranger (notamment en Malaisie), soit en prison. Un des théoriciens indonésiens les plus connus de l’islamisme est Abdul Qadir Jaelani, condamné à deux ans et six mois de prison pour subversion en 1980 (49). En 1985, après les émeutes sanglantes de Tanjung Priok, il fut condamné de nouveau à 18 ans de prison pour son action au sein du groupe islamiste, Komando Jihad (50). Jaelani plaide pour une révolution visant à établir un Etat islamique dans l’archipel (51). Selon lui, l’idéologie laïque actuelle “rejette les valeurs religieuseset les efforts musulmans pour faire accepter la syariah ont été “trahis” en 1945, puis en 1959 tandis que les mouvements armés partisans d’un Etat islamique ont été anéantis par les autorités. Accepter un système politique autre que l’islam entraînerait les musulmans à devenir “des infidèles et des pécheurs” (kafir, fasiq). L’islam ne peut fonctionner que dans un gouvernement qui l’adopte formellement. La guerre pour établir cet Etat islamique est sacrée et ceux qui refuseraient de se battre seraient des hommes sans foi. Les musulmans étant les plus nombreux en Indonésie et leur participation à la révolution étant la plus grande, ils ont le devoir d’islamiser le pays car aucun groupe de la population ne s’est acquis autant de droits qu’eux. Le thème actuel de la nécessité du développement économique est “un camouflage” qui sert à la consolidation du pouvoir militaire qui utilise à cette fin les Chinois “rusés”. La révolution devra se faire donc par “l’établissement d’une organisation puissante, l’infiltration du gouvernement, la collecte de fonds et la création d’une situation favorable à cette révolution” (52).

Le radicalisme islamique indonésien s’est exprimé plusieurs fois de façon violente sous l’Ordre nouveau. Le groupe Jemaah Imran attaqua, en mars 1981, un poste de police à Cicendo, Java-Ouest: trois sous-officiers (bintara) furent tués. Le même groupe détourna un avion de la compagnie aérienne nationale Garuda sur Bangkok la même année: le commandant de l’avion et un membre des forces spéciales indonésiennes furent tués. Trois ans plus tard, en septembre 1984, une foule de manifestants marcha sur un poste de police pour y libérer de jeunes musulmans à Tanjung Priok: la manifestation fut réprimée dans le sang, faisant de 30 à 100 morts selon les estimations officielles ou la rumeur publique. Cinq ans plus tard, en 1989, l’armée encerclait un village où s’était retranchée une secte musulmane responsable de la mort d’un administrateur local au Lampung, Sumatra-sud, faisant peut-être une centaine de morts (53).

Les sectes

Certains grands groupes ressemblent fort à des sectes, présentant des discours extrémistes ou simplement déviants de l’orthodoxie sunnite représentée par le Nahdlatul Ulama. Elles restent minoritaires, d’un impact limité et mal connu. La presse ne rapporte pas toujours les interdictions des autorités. La première secte interdite au début de l’Ordre nouveau fut le Jama’ah Qur’an Hadits, fondé par Nurhasan AlUbaidah en 1941 à Kediri, Java-est (54). Il était nommé “amirul’mukminin” (le chef des musulmans) et exigeait une obéissance totale. La secte préconisait l’emploi exclusif de l’arabe dans la vie quotidienne, l’endogamie, et ne reconnaissait comme valides que les mariages enregistrés au sein de la communauté. Ses membres devaient par ailleurs faire preuve d’une passivité totale devant toute question ou moquerie sur leur groupe de la part des personnes extérieures. L’autorité de dans l’interprétation du Coran était absolue, semblable à l’autorité de l’imam chez les chiites (55). Selon le ministère des Cultes, 30 interdictions de sectes, de publications ou de prédicateurs jugés déviants de l’orthodoxie sunnite ont été décrétées entre 1971 et 1989 (56). Beaucoup de petites sectes offrent par exemple de ne plus faire le pèlerinage à La Mecque mais en Indonésie même.

Une grande secte controversée et ayant pignon sur rue est le Darul Arqam, qui a environ 2 000 membres en Indonésie. Elle est interdite en Malaisie son pays d’origine où elle est née en 1972. Son leader, Muhammad Suhaimi, est né à Wonosobo, Java central. Certaines provinces indonésiennes ont déjà suivi l’exemple malaisien, dont Sumatra-Ouest dès 1990, mais elle continue pourtant d’y être active. La particularité du Darul Arqam est de contrôler quelques petites entreprises comme des librairies, des magasins de vidéo et cassettes de musique, des instituts de beauté pour femmes musulmanes, des magasins de design pour T-shirts, une usine de sauce de soja à Tasikmalaya. Les hommes ont des barbes, s’habillent et mangent comme les Arabes, ce qui serait en accord avec la tradition du prophète. Les femmes sont entièrement couvertes, jusqu’au visage, ce qui est très peu fréquent en Indonésie.

Les membres de la Jamaah Tabligh ont des manières de vie similaires. Ils se brossent les dents non pas avec une brosse à dent mais avec un morceau de bois (siwak) comme le Prophète. Le mouvement a été fondé par Shikh Maulana Muhammad Ilyas (1917-1965) à Sahranapur, en Inde en 1930. Il s’est développé en Indonésie depuis 1952 et est désormais présent dans les 27 provinces indonésiennes. Le nombre des adhérents n’est pas connu. Ses membres marchent à pied plus de trois jours de suite pour propager la foi, s’abritant dans les moquées, et à leurs propres frais. Ils doivent faire ceci au moins 40 jours dans leur vie. Ils ne sont alors pas autorisés à parler politique, ni à demander l’aumône, ou à parler mal de personnes ou de gouvernements.

Le Hizb al-Tahrir, un mouvement libanais qui vise à rétablir un style de vie islamique et le califat, a fait son entrée en Indonésie en 1987, en particulier sur les campus universitaires de Surabaya, Jakarta, Bandung, Yogyakarta et Bogor. Au contraire d’autres sectes, ses membres ne portent pas la robe blanche ou la barbe, et n’ont rien contre la musique et la télévision. Ses adhérents sont tenus de ne pas dévoiler leur identité. Le mouvement est interdit dans beaucoup de pays moyen-orientaux où certains activistes ont trouvé la mort, mais il est permis en Indonésie.

Le Daarut Tauhid est un mouvement qui est basé dans une école coranique au nord de Bandung, Geger Kalong Girang. Cette école veut produire des musulmans pleins d’initiatives et louanges de Dieu. Elle a plus de 2000 élèves et enseigne des matières religieuses et pratiques (sauvetage, natation, etc.).

Les intellectuels musulmans indonésiens semblent penser que c’est le temps qui décidera de la viabilité de ces sectes. Un mouvement de pensée anti-sectaire s’est également développé dans les milieux musulmans, que l’on appelle le néo-soufisme, un effort de recherche de spiritualité dans un monde de plus en plus consommateur, avec en plus une tolérance religieuse qui sied à bon nombre d’intellectuels. Le néo-soufisme appelle à une spiritualité qui ne s’exclut pas de la société.

Il est impossible de rendre compte de toutes les sectes, dont certaines ont été interdites par le gouvernement, sur les conseils de la MUI. Un exemple cependant: la secte Buki Sahidin se dissout en 1993: elle considérait que Satan était un ami de l’homme, et qu’un mahdi naîtrait bientôt au sein de cette secte qui n’avait que 81 membres.

L’islam indonésien offre donc une complexité étonnante. On retiendra les distinctions que font les Indonésiens eux-mêmes, entre les conservateurs, souvent les oulémas orthodoxes qui sont pour la fidélité aux textes, d’où le terme “scripturaliste” ou “légaliste” et puis les autres, les “progressistes” (intellectuels modérés) qui cherchent une interprétation contextuelle des textes sacrés, d’où le terme “substantialistes”. On parle aussi volontiers des “revivalistes”, terme qui a une connotation moins péjorative que “islamistes” qui sont plus en faveur d’une rupture avec l’islam institutionalisé. Mais le débat reste souvent vague et l’on se perd facilement dans les labyrinthes de la nouvelle “pensée musulmane”. Notons deux domaines cependant où les progressistes et les conservateurs se distinguent tout particulièrement: la question des femmes (qui ont joui d’un statut nettement supérieur à celui de la femme au Moyen-Orient et en Asie du Sud), et la question des chrétiens (qui s’inquiètent de plus en plus à la pensée de devenir des citoyens de seconde zone).

Il existe malgré tout peu d’intellectuels indonésiens pour se rendre compte que ce n’est pas tant l’islam et l’Occident qui s’affrontent, comme l’écrit Samuel Huntington, mais bien deux perceptions divergentes de l’islam chez les musulmans. Comme le dit l’Indonésien modéré Moeslim Abdurrahman: “L’exemple du Soudanais Ustad Mahmud Taha qui rejetait l’impact de l’islamisation sur le statut de la femme, sur les pauvres (voleurs amputés), sur les chrétiens dont on fait des citoyens de seconde classe est une preuve dans ce sens. La résistance de Taha n’est pas un projet occidental, mais représente une dynamique et une tension inhérentes à l’islamécrivait en 1993 Moeslim dans un article de l’hebdomadaire Tempo, interdit un an plus tard (18/12/1993). Un signe des temps qui changent. Tandis que l’Occident est de plus en plus perçu comme dépravé et mauvais (liberté sexuelle, “double standards” et “hypocrisie” dans la guerre du Golfe et de Bosnie, image véhiculée par bon nombre d’islamistes) et que le missionariat voyant des églises charismatiques américaines progresse, on peut s’attendre à des troubles plus fréquents dans une Indonésie longtemps citée en exemple pour sa grande “tolérance religieuse”.

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