La plus importante d’entre elles est la Soka Gakkai. Elle revendique 10 millions d’adhérents, un Japonais sur douze, tous pleins d’ardeur pour trouver de nouvelles recrues et bien travailler. Elle fait fonctionner de nombreuses institutions d’éducation et d’échanges culturels internationaux. Elle est aussi très critiquée et crainte par beaucoup de Japonais.
Pour ses adhérents, il s’agit seulement d’un chemin qui les conduira au vrai bonheur. Mais l’image de la si miséricordieuse et si bienveillante Soka Gakkai s’est dégradée avec le temps. Elle est aujourd’hui largement critiquée pour ce que beaucoup d’étrangers à la secte considèrent comme une mauvaise influence politique et pour ses violentes réactions face aux critiques et à ses propres dissidents. Ceux qui veulent la quitter, en particulier les plus anciens, sont souvent persécutés et des bruits courent que quelques adversaires auraient été supprimés. La Soka Gakkai a été fondée en 1930 en tant que bras séculier de la secte bouddhique Nichiren Soshu, l’un des 130 groupes héritiers des enseignements du moine Nichiren (1222-1282). Des milliers de membres l’ont quittée en 1991 parce qu’ils considéraient que la secte avait été prise en main par Daisaku Ikeda pour des raisons politiques. La scission a provoqué de violentes algarades entre fidèles et membres dissidents. L’un d’entre eux, Tomiichi Yamada, assure avoir été persécuté pendant deux ans : “J’étais cadre, responsables de 4 000 membres. Après avoir quitté, je recevais des coups de téléphone pour me dire que j’allais être tué. On me téléphonait tous les jours, très tôt le matin ou la nuit. Plus tard, les appels téléphoniques se sont espacés. Ce n’est pas seulement à moi que c’est arrivé mais à tous ceux qui ont quitté l’organisation. Quelquefois, on me suivait jusque chez moi ou on me laissait des messages pour me faire peur : ‘Faites attention à ce qui peut arriver à vos enfants!’. Un membre de la Soka Gakkai m’a uriné dessus. D’autres que moi ont eu des chats, des rats ou des chiens crevés, jetés dans leur jardin par dessus la barrière. D’autres encore ont subi des coups de feu
La Soka Gakkai nie en disant que tout cela n’est qu’invention de journaliste. Yoko Kaitani, membre de la secte depuis quarante ans, est catégorique : “Chacun est libre d’aller et venir. Il n’y a aucune pression de la part de l’organisation. Chez nous, les rapports internes ne sont basés ni sur le gain ni sur l’intérêt. Il peut y avoir des membres motivés par l’intérêt personnel. Ceux-là ne continuent pas à pratiquer. Ils essaient mais ne restent pas. Ils sont libres de partir s’ils le veulent. Mais, malheureusement, certains ne comprennent pas que nous avons à nous défendre face à ceux qui critiquent la Soka GakkaiMichiko Watanabe, (ce n’est pas son vrai nom), témoigne exactement des mêmes méthodes de harcèlement envers les dissidents et leur famille. Elle affirme : “Il s’agit d’un ordre donné par Ikeda contre ceux qui ont abandonné la secteAucun témoignage ni preuve ne peuvent nous laisser penser que la Soka Gakkai en est arrivée aux méthodes extrêmes de la secte Aum. Mais les deux groupes partagent la même propension au même pharisaïsme et la même intolérance des critiques.
Le 24 avril dernier, Shoko Asahara apparaissait en public devant le tribunal pour la première fois depuis son arrestation une année auparavant. Strabisme, visage rondouillard, barbe noire effilochée, et cheveux longs noirs : difficile de l’imaginer en gourou. Le culte d’Asahara a connu pourtant une progression fulgurante ces dernières années. Devant la cour, il a plaidé non coupable et a rejeté toutes les charges qui pèsent contre lui : meurtre de 11 personnes, tentatives de meurtre contre 3 796 personnes en mars 1995 avec l’attaque au gaz dans le métro de Tôkyô, meurtre d’un membre de la secte en 1994 et production illégale de thiopental, un “sérum de vérité”. “Avant d’être arrêté et ensuite, j’ai conçu un important projet pour aider les gens à se saisir de la vérité absolue, de la parfaite liberté et du bonheur infini” a-t-il déclaré au tribunal. Il s’agit là des propos d’un homme qui, de façon habituelle, appelait ses disciples au meurtre des opposants et des déserteurs, un homme qui s’était constitué un stock énorme d’armes de guerre et de produits biologiques et chimiques, et qui a montré, avec l’attaque au gaz du métro, comment il entendait voir se réaliser ses prophéties au sujet d’Armageddon.
Ce que la Soka Gakkai et la secte Aum ont en commun c’est leur doctrine quant à la distinction du bien et du mal, du ciel et de l’enfer. En suivant les enseignements d’Ikeda ou de Asahara, le disciple atteindra l’illumination et éventuellement le ciel. Ce qui les différencie, c’est leur code de morale, la manière qu’ils ont de le faire appliquer et la liberté qu’ont leurs membres de juger par eux-mêmes. Ce qui est répréhensible dans la secte Aum, c’est la technique employée pour faire appliquer sa règle. Après avoir attiré les gens par la promesse du salut, elle utilisait des “techniques spéciales” pour lesquelles elle a dépensé d’énormes sommes d’argent. L’esprit des fidèles était engourdi par des drogues, le manque de sommeil, le jeûne et l’isolement. Les critiques et les récalcitrants étaient torturés et supprimés.
Kevin Crawley, de l’université d’Iowa, a repéré quelques-unes des techniques d’endoctrinement qui séparent les sectes des autres groupes : assujettissement à l’angoisse et à la fatigue, isolement, pression et relations sociales perturbées, autocritique et humiliation, peur, anxiété et paranoia, information contrôlée, une progression des niveaux d’engagement et l’utilisation de l’auto-suggestion pour produire des expériences euphoriques. Aum Shinri Kyo apparaît sans doute sous chacun de ces chapitres, la Soka Gakkai sous la plupart d’entre eux, et une autre secte comme la “Science du bonheur” sous quelques-uns seulement. Un autre thème commun aux nouvelles religions du Japon est leur vision simpliste de la société et de la division entre le bien et le mal : les autres sont mauvais, nous sommes les bons. Ce simplisme et cette séparation stricte entre le bien et le mal pénètrent la vision que la Soka Gakkai projette sur la politique et l’éducation. Cette attitude donne à ses membres un zèle que les autres groupes politiques lui envient. Elle donne aussi des armes puissantes à ce que des critiques appellent la poursuite personnelle du pouvoir du chef de la Soka Gakkai, Ikeda. “La Soka Gakkai est toujours une force-clè de la scène politique japonaisedit un journaliste japonais expérimenté. “Une fois, j’ai entendu un parlementaire me dire qu’il avait quitté le LDP(Parti libéral) pour entrer dans le Shinshinto (alliance de partis d’opposition). Quand il n’était qu’un membre de la LDP, il avait toujours des difficultés à trouver des fonds et à réunir des soutiens. Mais, quand il a eu le soutien de la Soka Gakkai, il pouvait réunir des milliers de personnes pour sa campagne. Monter sur scène était devenu excitant. En même temps, il avait peur que ce parti en vienne un jour à dominer la scène politique japonaiseLe journaliste cite des chiffres révélant que la branche politique de la Soka Gakkai, le Komeito, qui est aujourd’hui l’une des factions majeures du parti d’opposition Shinshinto, est plus efficace que toutes les autres factions pour remporter les sièges qu’elle conteste. “Nous n’avons pas de preuve irréfutable, mais nous avons entendu dire par beaucoup d’hommes politiques que la Soka Gakkai déplace ses fidèles d’un district à un autre pour donner le maximum de chances à ses candidatsajoute-t-il. Hiroshima Kitano, professeur de droit à l’université Nihon de Tokyo, prétend que le chef de la Soka Gakkai, Ikeda, cherche à dominer la politique japonaise : “Cela pourrait mener à une espèce de nazisme et il pourrait être un autre Hitler
Les membres de la Soka Gakkai sont évidemment furieux d’entendre cela. Leur porte-parole, Rie Tsumura, utilise une autre analogie. Elle dit que la Soka Gakkai subit la même persécution et la même intolérance que les juifs dans l’Allemagne d’avant-guerre. Hirokazu Shimizu, un comptable membre de la secte, affirme : “Je sais qu’il y a beaucoup de critiques à l’encontre de la Soka Gakkai et d’Ikeda dans les médias. Mais où sont les preuves de ces allégations. Ce qui est vrai, c’est que la Soka Gakkai est très critiquée à cause de son engagement dans la politique, et c’est compréhensible parce que la Soka Gakkai est devenur une organisation très importante et très nombreuse, et que nous soutenons des partis politiques. Mais je voudrais clarifier un malentendu. Cette participation dans la politique n’est pas forcée ou obligatoire pour les membres. Seuls ceux qui se sentent motivés pour l’action politique y participent. Je pense que les partis établis ont peur que les gens ordinaires prennent le pouvoir. Les gens ordinaires sont en train de devenir plus conscients grâce aux enseignements de la Soka Gakkai. Parce que la Soka Gakkai prend position pour les gens ordinaires et pour leur bonheur, il sera de plus en plus difficile pour les autorités de contrôler les masses. En d’autres termes, en donnant du pouvoir aux individus on commence à mettre les politiciens en question”. “La Soka Gakkai est juste une assemblée de gens ordinaires, ajoute Yoko Kaitani, un autre membre, et nous croyons que des citoyens responsables doivent garder un oeil sur la politique. Je peux dire que, en tant qu’individu, je suis fier d’être engagé en politique, parce que je veux que la politique s’améliore. Evidemment, il y a des gens qui ne peuvent pas comprendre ce genre d’idéal; il est trop élevé pour eux”. La Soka Gakkai dit que son but est de sauver l’humanité à l’heure où le vrai dharma bouddhiste a été oublié. Elle fait vigoureusement campagne pour éradiquer tous les vestiges des fausses religions. Pour la Soka Gakkai, toutes les autres religions sont de fausses religions. Noah Brannen, ancien professeur de linguistique à l’université chrétienne internationale de Tôkyo, a pu écrire dans son livre sur la Soka Gakkai, publié en 1968: “L’extermination des fausses croyances, qui ont trompé le peuple, plongé la nation dans le désespoir et finalement amené la défaite du pays lors de la deuxième guerre mondiale, est le cri de guerre des membres de la Soka Gakkai. C’était déjà celui de Nichiren lui-mêmeTomiichi Yamada dit que rien n’a changé depuis que Brannen a écrit son livre : “La force de la Soka Gakkai vient de son organisation en beaucoup de branches locales. Son éthos de ‘shakubuku’ est de dire aux gens qu’il faut abandonner les messages erronés et accepter celui de Nichiren qui est correct
Le shintoïsme s’était donné une doctrine distincte quand les dirigeants de la restauration Meiji l’avaient remodelé pour en faire l’idéologie nationale dont ils avaient besoin pour transformer le Japon en une société moderne. Mais ce shintoïsme n’avait pas plu à tout le monde. L’insatisfaction provoquée par des traditions religieuses sclérosées fit surgir de nouvelles religions basées pour la plupart sur le shintoïsme officiel et sur le bouddhisme. Pendant la période militariste des années 1930, les nouvelles religions furent de plus en plus persécutées et le shintoïsme fut à nouveau encouragé comme instrument de l’Etat, pour soutenir cette fois l’effort militaire en faisant de l’empereur le symbole de la nation japonaise et aussi pour aider à bâtir une loyauté sans faille dans la population. Après la deuxième guerre mondiale, les forces d’occupation américaines étaient déterminées à éradiquer le nationalisme extrémiste qu’ils considéraient comme la cause principale du militarisme. Elles interdirent le shintoïsme d’Etat et imposèrent une nouvelle constitution qui garantissait la liberté de religion. Le shintoïsme déclina mais ne disparut pas. Chez beaucoup de Japonais, il fut remplacé par la préoccupation de la croissance économique avant tout le reste. Ce développement n’était pourtant pas la panacée universelle. Les laissés pour compte du miracle japonais formèrent la première vague d’adhésions aux nouvelles religions d’après guerre dans le tumulte social et culturel de la reconstruction. Ce fut la plus grande période de croissance de la Soka Gakkai. L’industrialisation rapide du Japon amena la disparition de la famille traditionnelle élargie. Elle fut remplacée par les petites unités familiales urbaines. Ces déplacements provoquèrent la disparition du culte traditionnel familial dans les sanctuaires shinto et bouddhistes avec tout ce qu’il comportait de fêtes et de routines.
Les années 1970 amenèrent une nouvelle génération de “nouvelles religions”. C’était un temps d’affluence croissante, d’urbanisation galopante, et de déclin prononcé du mode de vie rural. Le journaliste Shoichi Okawa dit que l’attraction de ces nouvelles religions était provoquée par la désintégration de la petite unité familiale qui a été causée par la croissance économique rapide : “Les parents et les enfants vivent toujours sous le même toit, mais leurs vies sont devenues séparées; le père, intoxiqué du travail, quitte le domicile tôt le matin et revient après que les enfants sont couchés; la mère prend un travail à temps partiel pour payer les emprunts et les enfants vont dans des écoles surpeuplées pour essayer d’obtenir une entrée dans une école meilleure ou pour une meilleure profession. Ils vivent ensemble mais ils ne partagent plus leur temps ensemble
“Il y a trente ans, ajoute le professeur Kitano, quand le Japon a réussi une forte croissance économique, les gens ordinaires ont perdu le sens de ce qu’ils faisaient. Les revenus sont élevés, les gens sont instruits, mais leurs coeurs sont vides. C’est cette situation qu’ont utilisée Asahara et Ikeda
Michoi Ochi, professeur d’anglais à l’université Meiji de Tokyo, affirme que ce vide spirituel est le produit de la société de haute technologie du Japon : “A cause de la haute technologie, parce que nous utilisons le fax et le téléphone et nous regardons la télé, nous n’avons plus de relations directes avec les autres. Au Japon, nous avons été habitués à une culture de groupe. La culture du riz implique la coopération de la communauté et nous sommes très bons pour le travail de groupe. Au début, quand le Japon a commencé de se moderniser, nous adorions vivre dans une société hautement industrialisée, à cause des relations indirectes qu’elle générait. Nous en avions assez des relations directes des communautés rurales où l’on est toujours surveillé par d’autres et où l’on ne sent pas libre. Mais quand nous avons eu des enfants, nous nous sommes rendu compte qu’ils manquaient d’esprit de communauté. Nous n’avons rien pu faire contre cela. Quelques hippies et des gens de la nouvelle gauche ont essayé de stopper cette dérive dans les années 1960 et vers la fin de la guerre du Vietnam, mais cette contre-culture a échoué. L’attraction des nouvelles relmigions provient du fait qu’elles répondent au besoin de communauté
Une autre opinion veut que la science et le rationalisme ont échoué dans leur ambition de répondre aux questions les plus profondes des hommes. Si l’on considère la religion dans son sens le plus large, comme une manière d’expliquer des vérités fondamentales, alors la religion de la modernité est la science, et le rationalisme est son credo. La croissance des sectes au Japon, cet Etat moderne parmi les modernes, semble nous dire que le rationalisme et la science ne satisfont pas pleinement le besoin humain de réponses aux questions fondamentales.