Eglises d'Asie

ASPECTS DE L’INTEGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

Publié le 18/03/2010




Cet exposé sur les aspects de l’intégration vietnamienne en France se propose de composer une sorte de mosaïque d’impressions et d’expériences vécues, d’aperçus et d’hypothèses appuyés sur l’observation au quotidien, sur des lectures, et plus encore sur l’introspection, laquelle est facilitée par ma situation d’immigré, arrivé en France en 1982, après un séjour de trois ans dans les camps de rééducation (1).

Après la chute du Sud-Vietnam en avril 1975, la France a accueilli environ 40 000 réfugiés vietnamiens fuyant leur pays soit sur des bateaux de fortune, ceux qu’on appelait alors les boatpeople, soit par regroupement familial. Jamais dans l’histoire du Vietnam, un tel exode massif ne s’était produit. Comment et pourquoi un peuple casanier si attaché à ses ancêtres et à leurs tombeaux, ne connaissant que l’horizon des rizières et des haies de bambous, s’est-il décidé en connaissance de cause à affronter les périls de la mer et les aléas de l’installation dans un pays hautement développé dont les coutumes lui sont totalement étrangères ?

La réponse en est simple: la peur et la haine du communisme, et le rejet de la domination d’une partie du Vietnam, la partie septentrionale sur sa partie méridionale. L’anxiété entretenue par les adultes à ce sujet les concernait moins euxmêmes que leurs enfants qui, pour eux, représentent l’avenir, un avenir toujours pensé dans le cadre de la famille restreinte ou élargie. Toutes les catégories de la société vietnamienne sont représentées dans la population des immigrés: depuis les intellectuels ayant plus ou moins connu la France auparavant, jusqu’aux fonctionnaires, aux travailleurs manuels, aux paysans, aux pêcheurs, aux commerçants… La plupart d’entre eux, à leur arrivée, ne pratiquaient que leur langue maternelle.

Mais le plus dur était encore à venir après l’arrivée en terre d’accueil. Le facteur qui a largement aidé et encouragé les immigrés dans leurs premiers pas est l’accueil généreux et compatissant des organismes officiels et officieux, des associations de quartier, je ne donne aucun nom de peur d’en oublier quelques-uns. Mieux encore, la population française traditionnellement humaniste et hospitalière a été largement favorable à l’accueil des Vietnamiens qui selon eux sont les héritiers d’une vieille civilisation. Cet aspect des choses a été souligné dans une remarque d’Emmanuel Todd contenue dans son ouvrage sur l’immigration dans le monde.

Selon Arnold Toynbee, la difficulté des obstacles à surmonter, le défi sont une incitation au dépassement pour les individus et les collectivités. Remarque valable pour les immigrés vietnamiens. Arrivés sur le sol français, les adultes titulaires d’un diplôme adéquat ont pu encore travailler dans un secteur déjà familier, médecine, enseignement, ingénierie, pharmacie, mais sans bénéfice de l’ancienneté. D’autres moins chanceux se sont retrouvés dans la restauration, la confection, ou encore chauffeurs de taxi… Bref ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour échapper à la malédiction du chômage. On a montré que les immigrés vietnamiens étaient les plus durement touchés par le chômage dans les années 80. Or le chômage chez eux n’a pas entraîné l’exclusion, la marginalisation et la fracture. C’est que l’entraide familiale matérielle et morale est un facteur important. Alain Touraine remarquait que les chômeurs italiens soutenus par leur famille souffraient moins que les chômeurs français du chômage. Remarque aussi valable pour les chômeurs vietnamiens. Ceux qui sont arrivés à un âge avancé sont naturellement recueillis par leurs enfants, les jeunes au chômage sont aidés et hébergés chez leurs parents. La cohabitation quotidienne pose peu de problèmes. “La maison est étroite mais le coeur est largedit un proverbe vietnamien.

Tout donne à penser que les immigrés vietnamiens qui n’ont pas un sort très enviable ne sont pas ouvertement mécontents de leur situation. C’est que tout leur est préférable au communisme. Spoliés, persécutés, humiliés, emprisonnés, dans le meilleur des cas traités en citoyens de seconde zone, ils ont trouvé en France une situation certes difficile mais dont personne en particulier n’est responsable.

On peut ici ouvrir une parenthèse pour parler des intellectuels et techniciens vietnamiens et du regard qu’ils semblent porter aujourd’hui sur leurs pays natal. Dans les années 50, à la faveur de la surévaluation de la monnaie vietnamienne, nombreux furent les jeunes vietnamiens d’origine petitebourgeoise ou bourgeoise, partis faire leurs études en France. Ils étaient animés de nobles aspirations patriotiques et la plupart n’envisageaient pas de se fixer en France. Effectivement, les uns rentrèrent au Nord pour édifier le socialisme, les autres plus nombreux au Sud pour moderniser la nation. Au Nord, Trân Duc Thao, philosophe marxiste, ancien élève de l’Ecole normale supérieure fut marginalisé, mis en quarantaine, bref brisé. Même situation pour Nguyên Manh Tuong, professeur de lettres françaises et avocat rentré beaucoup plus tôt, ou pour le physicien Vu Nhu Canh. Au Sud, la presque totalité des intellectuels et techniciens, revenus de leurs études en France, ont été envoyés en camps de rééducation pour peu qu’ils aient travaillé sous l’ancien régime. Le traumatisme a été si violent et si profond qu’il y a fort à parier que la deuxième vague d’immigrés vietnamiens à partir de 1975 hésitera à retourner au pays pour contribuer à sa reconstruction malgré les promesses toujours mensongères des autorités communistes. Certains y retournent cependant, pendant de courtes périodes, pour des raisons sentimentales peutêtre aussi pour monter quelques affaires bien incertaines.

Autant de raisons qui nous font comprendre que les conditions historiques et politiques rendent l’intégration des Vietnamiens obligatoire quels qu’en soient les modalités, les succès et les insuccès. Leur volonté d’intégration s’est plus particulièrement manifestée à travers un phénomène qui a le plus attiré l’attention des observateurs: le succès scolaire et universitaire des jeunes immigrés vietnamiens même de la première génération malgré le redoutable obstacle linguistique. Chaque année, la moisson des succès aux concours d’entrée des grandes écoles, des diplômes d’ingénieur, de science et de médecine, est abondante. On remarque la focalisation sur les études d’ingénierie et scientifiques et l’obsession des diplômes du même type. Le succès scolaire des jeunes immigrés vietnamiens de la première génération est homogène, sans distinction de classes sociales. A l’école ils sont estimés autant pour leur savoir et savoir faire que pour leur savoir être. Disciplinés, motivés, gentils, polis, respectueux et affectueux ils sont en revanche timides et participent le moins possible. “Co biêt thi thua thôt không biêt thi dua côt ma nghe” : “Si tu sais, exprimetoi, si tu ne sais pas, adosse toi et écoute”, affirme le proverbe vietnamien. Leurs maîtres souhaitent souvent qu’ils soient plus contestataires. Comme délégués de classe, ils ne trouveront jamais aucune anomalie ou irrégularité à signaler. Leur famille qui joue un rôle majeur dans l’éducation, les rappelle constamment à l’obligation de réussir pour être dignes du pays d’accueil, pour ne pas perdre la face. De telle sorte qu’à l’école, leurs maîtres n’ont plus à s’occuper de leur “prééducation” morale et civique indispensable a la bonne marche des études. “Tiên hoc lê hâu bac van“Apprenez d’abord les rites et la morale, étudiez ensuite les lettres”, enseigne la tradition vietnamienne. Il ne faut pas oublier non plus le rôle prépondérant de la mère dans l’éducation. En effet, le rôle des femmes vietnamiennes est très important, une importance encore renforcée par une guerre de 30 ans qui avait envoyé tous les hommes au front. Aujourd’hui, la situation des femmes est considérée comme un critère aussi important que le PIB et le taux de croissance dans l’évaluation du niveau sociocultureléconomique d’un pays. A cet égard, le Vietnam dépasse la Chine et beaucoup d’autres pays. Dans la vie active, les Vietnamiens nombreux dans l’ingénierie la recherche et la médecine sont appréciés pour leur conscience professionnelle, leur sérieux et leur discrétion.

Tel est le plus beau fleuron de l’intégration vietnamienne en France, une intégration scolaire et professionnelle satisfaisante des jeunes immigrés de la première génération. Il convient ici de remarquer l’affinité entre la mentalité française et la mentalité vietnamienne qui considèrent la possession d’un diplôme comme un signe de distinction sociale, un symbole de la caste nobiliaire, un atout majeur de promotion sociale. L’idéologie des lettrés que partagent tous les Vietnamiens sans distinction de classe rappelle le prestige des intellectuels en France. Le fameux roman de Simone de Beauvoir sur les intellectuels français portait justement le titre: “Les MandarinsIl va sans dire que cette affinité idéologique en contribuant au rapprochement des deux communautés, favorise l’intégration des Vietnamiens.

Cependant les jeunes Vietnamiens poussés par leurs familles privilégient nettement l’ingénierie, les sciences exactes; la médecine est de moins en moins choisie. Les autres branches considérées comme mineures sont négligées. S’il est vrai que ce choix volontaire favorise une carrière professionnelle prometteuse, il est aussi le signe d’une mentalité réaliste, utilitariste, même terre à terre, conformiste et conservatrice. Longtemps absents sur la scène artistique, culturelle, littéraire et philosophique, ils risquent d’en être absents pour longtemps encore. “Xuong ca vô loai” : “Chanteurs et musiciens n’appartiennent à aucune catégorie” (proverbe vietnamien). Tran Anh Hung, le jeune réalisateur talentueux de de la papaye verte et de Cyclo se plaignait d’être le seul cinéaste vietnamien reconnu; il racontait aussi que son père était navré de le voir opter pour cette carrière pleine d’embûches, jusqu’à son succès. C’est dire que même les Vietnamiens se sentent étouffer dans cette atmosphère conformiste et utilitariste. Intégration unidimensionnelle, diraiton. Puisque la France est un pays de grande culture, l’intégration semble incomplète et superficielle si l’on n’intègre pas ou si l’on refuse d’intégrer, dans son idéologie et ses aspirations, la dimension culturelle: musique, peinture, sculpture, littérature, philosophie. Absents de la scène culturelle, ils le sont aussi de la scène politique et sociale. Presque pas d’activité politique à tous les niveaux, peu de participation aux activités associatives. On ajoutera à cela qu’ils ne sont pas médiatiques.

Dans le domaine économique, l’esprit d’entreprise des immigrés vietnamiens semble briller par son absence. La richesse est moins importante et moins recherchée que le prestige du diplôme. Il semble, en ce domaine, qu’ils sont plus aptes à s’intégrer dans une structure d’accueil déjà mise en place que d’en inventer de nouvelles plus autonomes qu’indépendants.

Plutôt que d’évaluer les succès et les insuccès de l’intégration vietnamienne il est préférable de montrer sa spécificité. On peut tenter de la comprendre à travers une explication idéologique. Les trois grandes philosophies ou religions d’Extrême-Orient pourraient fournir des éléments de réponse. Il ne s’agit pas ici de les prendre dans leur développement doctrinal et savant mais de les considérer dans leur vécu quotidien, authentique et premier, qui imprègne l’inconscient collectif depuis de nombreux siècles.

En effet, est confucéen celui qui respecte l’ordre établi, l’autorité, la hiérarchie, celui qui cherche à se maîtriser, qui place la collectivité audessus de l’individu, celui qui pratique les vertus cardinales de l’homme de bien: fidélité, loyauté, rectitude; celui qui recherche le juste milieu – le milieu juste

corrigeait Etiemble -et enfin celui qui croit à la méritocratie. A travers cette caractérisation, on retrouve nombre de traits de l’immigré vietnamien. Loyauté envers le pays d’accueil qui implique le respect de ses institutions républicaines, abnégation devant l’adversité, discrétion, modestie, obligation d’adopter un profil bas, de ne pas attirer l’attention; d’où aussi l’absence de l’esprit d’entreprise. On peut citer ce vers du plus grand poète vietnamien, Nguyên Du, synthèse vivante du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme: “Troi xanh quen thoi ma hông danh ghen “Le ciel bleu à son habitude est jaloux des jolies créatures féminines”. Une interprétation métaphorique pourrait s’énoncer ainsi: “le Destin, à son habitude, s’acharne sur ceux qui sortent du lot ordinaire”. Conservatisme, conformisme, utilitarisme, réalisme étroit pourraient rendre compte de l’allergie des immigrés vietnamiens à la culture désintéressée. L’amour exclusif de la famille et de leurs enfants limite aussi bien des horizons et des perspectives. Le culte de la méritocratie expliquerait la focalisation sur les études et la fascination des diplômes.

Est taoïste celui qui, opposé au confucéen, privilégie la vie de l’esprit, celui qui, hostile à l’interventionnisme, est adepte du nonagir, celui qui affectionne l’idéal de l’ermite, celui qui sait que la faiblesse est plus puissante que la force, celui pour qui le principe féminin l’emporte sur le principe masculin. Il y a dans le comportement de l’immigré vietnamien quelque chose d’insaisissable qui évoque ces attitudes: effacement, nonimplication ou la moindre implication possible dans la vie publique.

Enfin le bouddhisme, à bien des égards proche du taoïsme, prône la tolérance, l’impermanence, la non-violence et imprègne de façon ineffable les manières d’être des immigrés vietnamiens faites de silences et de sérénité. Disons enfin pour conclure que, avec ses points forts et ses faiblesses, l’intégration vietnamienne en France est une intégration sans histoire.