Eglises d'Asie

EVANGILE, COMMUNAUTE, CULTUREDevenir communauté du Royaume dans le Tamil Nadu aujourd’hui

Publié le 18/03/2010




“Qu’ils soient tous un… afin que le monde croie que tu m’as envoyé” (Jean 17:21). C’est ainsi que priait Jésus après la dernière cène, ce grand signe de service, de partage et de communauté. “Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme parce que vous êtes tous un dans le Christ JésusGal. 3:28). C’est ce que proclamait Paul, écrivant aux Galates. Il nous faut avouer que cette vision de la communauté est loin d’être réalisée au Tamil Nadu, dans le sud-est de l’Inde, même après un demi-millénaire de présence chrétienne. Le mouvement de libération, lancé il y a quelques années par les dalits chrétiens qui protestaient contre l’exclusion et l’oppression subies par eux au sein de la communauté chrétienne et dans la société, a mis en lumière cette absence de communauté (1). Les dalits sont des intouchables qui sont traités comme des esclaves et ne jouissent pas de relations normales avec les autres communautés. Les tensions et l’absence d’unité, même parmi les prêtres appartenant à différentes castes, montrent que les dalits ne sont pas les seuls à se sentir discriminés. On peut dire que le sens de la communauté n’a jamais pris racine dans l’Eglise du Tamil Nadu, face à un système de castes apparemment inamovible. Le système des castes peut donc être considéré comme un défi à la mission continuelle de l’Eglise aujourd’hui. Avant de nous précipiter pour offrir des solutions au problèmes, nous devons comprendre et analyser notre échec passé afin de voir si ce passé peut nous indiquer le lieu de l’échec et la direction dans laquelle nous devons agir. Malheureusement, la caste n’est pas un problème nouveau. Néammoins, je n’ai pas l’intention d’offrir une histoire élaborée des 500 dernières années en ce qui concerne l’expérience qu’a l’Eglise de ce problème. Je me limiterai à examiner quelques études d’anthropologues de ces dernières années pour y trouver le point de départ de ma propre réflexion.

La légitimation du système des castes dans l’Eglise

Quand les missionnaires sont arrivés en Inde il y a cinq cents ans, ils se sont trouvés face à une société hiérarchiquement structurée selon le système des castes. Les pêcheurs de la côte orientale furent les premiers à être convertis par les missionnaires portugais. Selon la coutume missionnaire et la politique de l’époque, les convertis embrassèrent non seulement la religion mais aussi la culture des Portugais, adoptant leurs noms de famille, leurs manières de s’habiller, de se nourrir et d’autres coutumes. De cette manière, les missionnaires créèrent des enclaves culturelles étrangères tout le long de la côte. En fait, les pêcheurs vivaient en marge du système des castes (2). Celui-ci avait une force redoutable dans les communautés agricoles de l’intérieur des terres. Les propriétaires terriens et les princes étaient servis par des paysans intouchables, par d’autres guerriers de basse caste et par les prêtres brahmanes de haute caste. Les pêcheurs n’appartenaient pas (et n’appartiennent toujours pas) à cette hiérarchie parce qu’ils vivaient et travaillaient à leur compte au bord de la mer. Ils ne sont pas cependant totalement immunisés contre le système, car on trouve des différences hiérarchiques, assez similaires aux castes, au sein de leurs communautés. Si l’on établissait des équivalences avec les autres castes de l’intérieur des terres, ils se situeraient vers le bas de l’échelle hiérarchique. En devenant “culturellement” portugais et donc “étrangers”, les pêcheurs ont détérioré encore davantage leur position, ils sont devenus des “exclus”, probablement parce qu’ils se sont mis à manger du boeuf. Le christianisme lui-même était considéré comme une religion d’exclus.

Dans cette situation, on peut comprendre la réaction de Robert de Nobili au XVIIème siècle (3). Il voulait affirmer que l’Evangile était Bonne Nouvelle pour tous, et aussi pour les hautes castes. Il voulait mettre l’accent sur le fait qu’il n’était pas besoin de devenir un phirangee (étranger) pour être un disciple de Jésus. On peut être Indien et chrétien. Pour clarifier cette idée, il distingua entre “religion” et “culture” – ce que beaucoup font encore aujourd’hui – et déclara que l’on pouvait être culturellement indien et de religion chrétienne. Il considérait la stratification sociale dominante comme faisant partie de la culture et l’acceptait comme telle. Arrivant d’Europe où dominait encore un ordre social féodal, et probablement conscient du système d’esclavage pratiqué en Amérique, y compris dans les communautés religieuses, il est possible qu’il n’ait pas jugé le système des castes comme étant opposé au christianisme. Cette politique fut continuée par ses successeurs de manière systématique. Il y eut des missionnaires spécialisés dans les différents groupes de castes. Les castes avaient chacune leur coin spécial à l’église. Les missionnaires se conformaient au système social existant, tout comme l’Eglise primitive avait choisi de vivre avec l’institution sociale de l’esclavage. Rétrospectivement on peut aujourd’hui critiquer de Nobili. Mais il faut reconnaître que le pas qu’il fit pour affirmer l’identité culturelle des chrétiens indiens fut historique. Autrement, nous ne serions pas ici pour en parler.

Jetant un coup d’oeil rétrospectif sur les cinq cents dernières années, on a l’impression que le système des castes lui-même n’était pas tout à fait aussi rigide qu’il apparaît aujourd’hui. Il y avait des mouvements internes au sein de l’ordre hiérarchique (4). Le cadre essentiel tenait bon, avec les brahmanes au sommet et les dalits en bas. Les deux autres castes “nées deux fois”, en dehors des brahmanes, c’est-à-dire les kshatriyas (guerriers) et les vaisiyas (commerçants), n’étaient pas présentes dans le sud. Ceux qui n’étaient ni brahmanes ni dalits étaient considérés comme sudras (travailleurs). Ils pouvaient être fermiers ou soldats, etc. Mais il y avait rivalité entre propriétaires terriens et castes de guerriers dans la lutte pour la suprématie (5). Le groupe qui réussissait à acquérir un pouvoir économique et politique cherchait à monter dans la hiérarchie des castes. L’une des formes que prenait cette lutte pour la mobilité vers le haut était de chercher à établir une relation spéciale au sacré, étant donné que la pureté rituelle et la pollution étaient des déterminants importants de position dans le système des castes. Les gens qui arrivaient à une domination économique et/ou politique dans un domaine particulier voyaient dans le temple, la mosquée ou l’église une manière de légitimer et d’affirmer leur nouveau statut social. Ils construisaient de nouveaux temples ou finançaient généreusement des temples existants afin de devenir leurs protecteurs. Ce patronage était reconnu par les prêtres du temple qui leur donnaient priorité dans la distribution des “honneurs” rituels quand ils rendaient visite au temple ou à l’occasion des fêtes. Ces “honneurs” pouvaient prendre des formes diverses. Quand le prasad – les dons de nourriture offerte à Dieu et donc bénis par lui – était distribué aux fidèles, le protecteur pouvait recevoir plus que les autres ou les meilleures parts. Il pouvait aussi être le premier à recevoir sa part. Sa position, plus ou moins proche du sanctuaire, à l’intérieur ou à l’extérieur du temple, pouvait aussi être significative. A l’occasion de la fête annuelle à laquelle toute la communauté participait, il pouvait avoir le privilège de commencer la procession de voitures en tirant le premier sur la corde. Ainsi, la distribution des “honneurs” du temple pouvait indiquer la hiérarchie sociale. Les rois et les princes étendaient leur patronage à tout le domaine du sacré à l’intérieur de leur royaume, quelle que fût son affiliation religieuse. Ainsi, un hindou pouvait offrir protection ou faire des faveurs à une église chrétienne, et donc en recevoir des “honneurs”. Un musulman pouvait de la même manière recevoir des “honneurs” d’un temple hindou. C’était d’abord une relation socio-politique au sacré, reconnue en tant que telle par la population. La foi personnelle du protecteur n’entrait pas en ligne de compte. Le prêtre, en tant que distributeur des “honneurs” du temple, était en position d’affirmer ou de refuser de reconnaître le statut social des protecteurs. On ne peut pas dire qu’il conférait ce statut, mais il reconnaissait certainement et légitimait la structure existante de pouvoir en la sacralisant. Quand deux groupes étaient engagés dans un conflit de statuts, le prêtre pouvait jouer un rôle déterminant, tout particulièrement au niveau des villages ou des districts, puisque ce modèle se reproduisait aussi aux niveaux inférieurs. Ceci se vérifiait particulièrement au moment de la fête du village qui reproduisait symboliquement la structure sociale existante de la communauté.

Des recherches anthropologiques récentes ont montré que ce modèle se vérifiait aussi dans des églises chrétiennes du Tamil Nadu. Il a été suggéré qu’un des motifs de conversion pourrait avoir été la possibilité d’accéder à de tels “honneurs” dans un nouveau cadre rituel qui n’était pas disponible dans l’ancien. Le rôle joué par les grands temples pouvait être joué par des Eglises liées aux petits notables locaux ou à des groupes de castes rivales en compétition pour le statut. Quelquefois, les prêtres semblent avoir joué le rôle de ceux qui récompensent la loyauté ou promeuvent un changement social limité. La présence dans la région de deux centres de pouvoir ecclésiastique, c’est-à-dire ceux qui dépendaient de la juridiction d’évêques loyaux aux rois du Portugal ou missionnaires du padroado, et ceux qui dépendaient de la juridiction d’évêques plus récents nommés par la Propaganda Fide, ne pouvait qu’ajouter à la confusion et aux tensions. Les deux réseaux de prêtres essayaient de prendre le contrôle d’Eglises et de paroisses, et, dans ce processus, favorisaient l’une ou l’autre des castes selon la perception qu’ils avaient de sa loyauté à leur égard. Avant de continuer notre réflexion, jetons un coup d’oeil sur quelques cas.

Quelques études de cas

Vadakankulam possédait une communauté catholique de Nadars (6). Ceux-ci sont plutôt au bas de l’échelle dans la hiérarchie des castes. Les missionnaires jésuites du XVIIIème siècle, suivant l’option prise après de Nobili de respecter la hiérarchie des castes, ne désiraient nommer à des postes de responsabilité dans l’Eglise que des membres de la caste plus haute des Vellalas. Ils nommèrent un catéchiste vellala. Une immigration vellala renforça la présence de la communauté dans le village. Les Vellalas monopolisèrent tous les “honneurs” dans l’Eglise : accompagner le missionnaire dans ses tournées, manier les vases sacrés, servir la messe au prêtre, s’asseoir tout près du sanctuaire, présider la prière quotidienne en l’absence du prêtre, diriger la fête du village, contrôler la quête de la fête etc. Quand le statut économique des Nadars s’est élevé grâce au commerce et à d’autres facteurs, cette domination des Vellalas fut contestée. Il y eut des émeutes et de l’agitation sociale à répétition. La possibilité de conversion au protestantisme et même à l’hindouisme fut utilisée comme une menace par les deux partis. Au XIXème siècle, avec les missionnaires français aux options plus égalitaires, peut-être à la suite de la révolution française, on s’efforça de distribuer équitablement les “honneurs” entre les deux castes. Cette égalité divisée trouva son expression dans la construction d’une nouvelle église en 1872. Elle possédait une grille au milieu pour diviser l’espace sacré selon les considérations de caste. Les Nadars n’étaient pourtant toujours pas satisfaits parce qu’ils étaient classés avec d’autres basses castes. En 1910, la grille fut enlevée, et une tension sous-jacente continua d’exister entre les deux groupes malgré l’attitude de neutralité choisie par les prêtres après cette date, attitude qui pouvait générer l’hostilité des deux groupes à la fois. Toute la dispute cependant marginalisait complètement les dalits et les castes plus basses dans la hiérarchie sociale.

Suranam est un autre village dans lequel la hiérarchie locale était respectée au moment de la distribution des “honneurs” pendant la fête du village (7). En réalité, le premier “honneur” allait aux chefs hindous du village. Ainsi, la fête légitimait la hiérarchie, non seulement au sein de la communauté chrétienne mais aussi au sein de la communauté du village en tant que telle. La communauté dominante à l’époque était formée de Vellalas. Les Utaiyars, qui jouissaient d’un pouvoir économique grandissant, contestèrent cette domination. Ici, cependant, le prêtre arriva finalement à affirmer son autorité sur l’Eglise et l’espace sacré, assumant ainsi un rôle “royal” autant que “sacerdotal”. A partir de cette position de pouvoir, il décréta l’égalité des “honneurs” entre les deux castes, vers 1915, si bien que chacune des castes pouvait assurer la direction de la fête du village en alternance tous les deux ans. En 1936, le rôle des chefs hindous du village fut mis en question si bien que les non-chrétiens furent exclus des “honneurs”, tout en pouvant participer individuellement à la fête pour obtenir la bénédiction du protecteur du village, en l’occurence St Jacques. De cette manière, la fête qui était une fête du village devint une fête uniquement chrétienne. A Suranam existe un groupe de dalits Pallars. A mesure que la conscience sociale s’est développée au cours de ce siècle, grâce au mouvement de l’indépendance, ils revendiquèrent aussi la reconnaissance et le partage des “honneurs”. Comme ils contribuaient financièrement à la célébration de la fête, ils avaient droit aussi aux “honneurs”. Ils finirent par gagner une partie des “honneurs” dans la célébration de la fête de St Jacques en jouant habilement des disputes entre les castes plus hautes, mais ils en vinrent à assumer totalement le contrôle d’une fête secondaire en l’honneur de Notre-Dame de Lourdes, non sans lutte cependant et avec le soutien du prêtre. Depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, l’égalité au moins juridique de tous les citoyens a été proclamée et les Pallars se sont organisés pour affirmer leurs droits non seulement dans la sphère religieuse mais aussi dans la sphère sociale.

En 1982, les évêques du Tamil Nadu décidèrent d’abolir le système des “honneurs” dans l’ensemble de l’Etat. Quand le prêtre de Suranam supprima tous les rôles des castes dans la fête du village, la fête chrétienne devint effectivement une fête ecclésiastique. Ceci signifie que la participation de chacun y est déterminée non plus en termes de sa place dans la société mais en fonction de sa place par rapport à l’Eglise, c’est-à-dire pratiquement au clergé. Ainsi la fête devient purement religieuse et perd son rôle social dans le village. Cependant, la hiérarchie sociale reste toujours en évidence dans le choix de ceux qui contrôlent le pouvoir de décision et les contributions à la célébration. Les aspirations des Pallars à l’égalité sociale prennent aujourd’hui la forme d’organisations politiques et de mobilisations populaires, en dehors de la sphère ecclésiastique.

Viragalur est un village où les chrétiens appartiennent à quatre hautes castes différentes et à d’autres plus basses (8). Après une lutte pour la domination, comme dans les autres villages, qui provoqua l’interruption de la fête du village pendant plusieurs années, les castes acceptèrent un système de rotation. Cet accord reflète un changement dans l’équilibre économique entre les différentes castes. Mais les dalits restent marginalisés. On ne leur permet même pas de contribuer à la fête du village. Ils ont leur propre fête qu’ils peuvent contrôler. Les efforts du curé de la paroisse pour promouvoir l’égalité sociale se limitent à l’espace sacré. Il a réussi à abolir les distinctions de castes dans la participation liturgique et dans d’autres événements d’Eglise. Mais il n’a aucun contrôle sur la fête du village. Sa suggestion, proposant qu’une contribution financière pour la fête du village soit aussi demandée aux dalits, a été rejetée par les hautes castes. Ici aussi la rivalité des castes s’exprime de plus en plus dans la sphère politique.

Le sacré et le profane

Ce ne sont là que quelques exemples de conflits que l’on peut retrouver dans beaucoup d’autres villages du Tamil Nadu. J’ai gardé les récits aussi brefs que possible, en retenant seulement l’essentiel. Dans toutes ces histoires nous voyons à l’oeuvre un même processus. L’Eglise commence non seulement par reconnaître mais par soutenir activement la hiérarchie des castes. La demande de changement ne provient pas du prêtre au nom de l’Evangile, mais de groupes de caste qui se sentent opprimés. La cause en est souvent une égalité économique grandissante qui amène la recherche d’un statut social égal. Le prêtre est alors obligé d’imaginer beaucoup de compromis. Mais il conserve le pouvoir de conférer le statut. Tout ce mouvement se déroule pour l’essentiel à l’intérieur de l’espace sacré. Mais ce qui arrive là reflète la réalité extérieure. Le système de hiérarchie sociale lui-même n’est pas touché. Mais des groupes autrefois opprimés se déplacent vers le haut à l’intérieur du système.

Dans les premières années de ce siècle, s’est produit un changement d’idéologie et de politique particulièrement dans le clergé étranger. Les prêtres défendent activement l’égalité sociale, mais ils ne réussissent pas toujours. La pratique consistant à assigner des places séparées dans les églises et les cimetières et à limiter l’accès des basses castes aux fonctions liturgiques publiques comme la lecture proclamée, le service du prêtre à la messe, continue. Même là où le succès est possible, il se limite à la sphère sacrée. Les options faites par l’Eglise et la nouvelle situation sociale dans une démocratie laïque amènent une séparation grandissante entre l’Eglise et l’ordre social. La lutte des castes pour la mobilité vers le haut ne se situe plus aujourd’hui dans l’espace sacré mais davantage dans la sphère socio-politique. Cependant, le cas des dalits est différent et ceux-ci restent encore très largement marginalisés dans la société comme dans l’Eglise.

Au cours des dernières années, de nouveaux centres de pouvoir politique ont émergé. Les élites traditionnelles perdent leurs positions en faveur de nouveaux riches ayant acquis leur richesse autrement que par l’agriculture, c’est-à-dire dans le commerce ou au service de l’armée ou du gouvernement, à travers l’émigration etc. Dans cette nouvelle situation, c’est le fondement même de la revendication de statut qui change. Un dirigeant politique local peut avoir davantage de statut que le riche propriétaire terrien local. Le statut s’acquiert à présent moins par une relation au sacré que par la relation au nouveau centre de pouvoir qu’est l’Etat. Dans la société laïque qui est en train d’émerger en Inde, la séparation entre le sacré et le profane est en train de devenir une réalité, et le sacré est progressivement refoulé dans sa propre sphère quand il n’est pas entièrement privatisé.

En se construisant un nouvel espace sacré pour lui-même et pour ses activités, le prêtre rejette tout lien effectif au monde profane. Il ne jouit plus de la même influence pour amener des changements dans la société séculière. Il peut faire ce qu’il veut à l’intérieur de l’église mais ses pouvoirs s’arrêtent exactement au portail de l’église. Nous avons fait un cercle complet. De Nobili distinguait entre religion et culture. Mais la religion acceptait et donc d’une certaine manière légitimait les structures culturelles. Aujourd’hui nous sommes arrivés à une situation où la coupure, entre la religion et la culture en tant que structures sociales, est complète. La conséquence en est que la religion n’a plus aucun pouvoir dans la sphère séculière. Ceci évidemment ressemble à l’isolement institutionnel grandissant de l’Eglise en Europe et ailleurs. Quand elle n’est plus engagée dans la culture et sans même un pont vers elle, qu’advient-il de la mission d’inculturation de l’Eglise, comprise comme transformation de la culture ?

Une Eglise du laïcat

Cette impasse devrait nous amener à découvrir ou re-découvrir que l’Eglise n’est pas d’abord l’Eglise-institution ou bâtiment, ou l’espace sacré dans lequel elle se tient. L’Eglise n’est pas non plus le clergé quelle que soit l’autorité et le pouvoir institutionnel dont il jouit. L’Eglise est d’abord le peuple. Ceci est vrai à l’intérieur de l’Eglise mais aussi dans sa relation au monde. La présence au monde de ce peuple ne sera effective et authentique que si ses membres ont des responsabilités au sein de l’Eglise.

Notre première tâche est donc de faciliter l’émergence comme peuple de Dieu d’une communauté chrétienne authentique. Depuis cinq cents ans, la stratégie de l’évangélisation a été d’enseigner les vérités de la foi au peuple sous une forme catéchétique simplifiée et d’encourager leur participation dans la vie liturgique. La liturgie elle aussi était très formelle, mettant l’accent sur la célébration des mystères divins plustôt que sur la célébration de la vie. La conversion était envisagée essentiellement en termes de morale personnelle en lien avec le sacrement de réconciliation personnelle avec Dieu, plutôt qu’avec les autres. Les véritables besoins socio-psychologiques du peuple n’étaient pas traités. Le peuple a donc continué beaucoup de coutumes socio-religieuses liées aux rites du cycle de la vie. Il a aussi développé beaucoup de dévotions très populaires. Tout ceci amenait une pratique religieuse parallèle, introduisant une dichotomie entre une religion plus élevée s’occupant des problèmes du salut et une religion populaire traitant des besoins plus terre-à-terre et souvent personnels (9). La sphère publique était laissée totalement en dehors. Le temps est venu de changer de stratégie et de faire rencontrer l’Evangile par les gens, et de le laisser transformer leurs vies, non pas seulement en tant qu’individus mais aussi en tant que communauté. Le pouvoir de transformation de l’Evangile doit atteindre particulièrement leurs cultures structurelles en tant que modes d’organisation et de relations sociales.

L’Eglise dans le monde

Ce processus de réponse à l’Evangile est mieux réalisé par le peuple que par le clergé, non pas dans l’atmosphère sacrée de la liturgie mais au sein de la lutte qui se déroule dans les réalités du monde, avec ses injustices et ses discriminations, ses marginalisations et ses dominations. Ce processus prend au sérieux le défi lancé par Jésus, non seulement celui d’être pauvre à la lumière des béatitudes, mais aussi celui de faire une option pour les pauvres et de lutter à leurs côtés pour la libération de tous. En percevant l’impact contre-culturel de l’Evangile sur le monde, ils percevront aussi ses exigences contre-culturelles dans leur propre vie et celle de leur communauté.

Une manière concrète de mettre ceci en pratique est d’encourager les communautés de base inter-castes et de les utiliser ensuite comme agents de transformation dans la communauté. Ils peuvent pratiquer ce qu’ils prêchent. Je pense qu’il est important de lancer ceci sous forme de mouvement laïc, non seulement parce que les ecclésiastiques ont aussi besoin de conversion et de transformation, mais aussi parce que toute sacralisation ou formalisme pourraient faire dévier le processus de transformation sociale. On ne peut pas oublier que, dans le passé, le clergé a non seulement légitimé le système des castes mais a aussi activement défendu le statut des plus hautes castes dans la sphère sacrée et, par voie de conséquence, dans la société.

Aujourd’hui, les dalits aussi demandent l’égalité dans la communauté (10). Mais dans une société hiérarchique où ils sont économiquement, socialement et politiquement opprimés, ils n’y arriveront jamais par eux-mêmes. Ils auront besoin du soutien de tous les hommes de bonne volonté, parce que la mobilité du statut est aussi une question de reconnaissance sociale. Dans la sphère sacrée, le clergé peut jouer un rôle positif en vertu de son autorité. Les opprimés auront besoin d’un soutien comme celui-là de la part de ceux qui ont du pouvoir. Ce sera une manière de promouvoir une inculturation authentique au cours de laquelle l’Evangile transforme réellement la culture dans le processus même de son incarnation en elle.

La liturgie aussi doit changer : d’une célébration formaliste des mystères divins sous le contrôle du clergé qu’elle était, elle doit devenir une célébration de la vie par le peuple dans le contexte du mystère pascal du Christ qui la transforme. Elle sera organisée par le peuple lui-même et le clergé n’y jouera qu’un rôle de service et de facilitateur. Par exemple, l’Eucharistie est un symbole de fraternité et de partage dans la communauté. C’est dans la célébration d’une telle communauté que le Christ devient présent dans son mystère pascal. Les deux aspects doivent aller ensemble. Si nous regardons la célébration simplement comme une célébration du mystère pascal, alors elle devient sans conséquence. Si nous la voyons seulement comme la célébration de la communauté, alors elle perd son authenticité et son mystère chrétiens. Ceci signifie que si une communauté n’est pas réellement ensemble ou du moins n’est pas activement en train d’essayer de dépasser ses divisions, elle n’a pas le droit de célébrer l’Eucharistie. St Paul ne disait pas autre chose aux Corinthiens (1 Cor. 11: 17-34).

Afin de promouvoir une inculturation réelle, le fossé entre l’Evangile et la culture doit être comblé. Mais ceci ne peut être fait en acculturant la culture à l’Evangile ou à son expression courante dans l’Eglise institutionnelle, mais en acceptant que l’Evangile se perde dans la culture pour se trouver un nouveau chemin.

Mettre en question le système des castes

Jetons un coup d’oeil rapide à ce “dé-saisissement”. Dans un lieu comme Suranam, l’Eglise avait le pouvoir de légitimer la hiérarchie sociale locale qui incluait les hindous autant que les chrétiens. Puis ce pouvoir s’est limité aux chrétiens. Finalement il a complètement disparu. Dans le même temps, s’est formé un nouvel ordre social et politique. Les terrains d’opération des conflits sociaux plus larges se sont déplacés. Les luttes de caste continuent de se dérouler au sein de l’Eglise, mais elles se limitent à l’espace sacré. Les dalits revendiquent davantage de participation et de pouvoir. Les autres castes se battent entre elles pour le peu de ressources qu’offre l’Eglise en termes d’emplois et de projets de développement. Mais au sein de la société dans son ensemble, l’Eglise en tant qu’institution, représentée par le clergé, n’est plus une force. L’initiative et la capacité de faire des choses passe à l’Eglise-peuple, comme je l’ai expliqué plus haut. Le système des castes n’est pas seulement un phénomène chrétien, mais un phénomène indien qui affecte tous les groupes religieux du pays. L’Eglise comme peuple ne peut rien faire pour transformer l’ordre socio-culturel sans collaborer avec les autres groupes religieux et tous les hommes de bonne volonté qui veulent un changement. L’Eglise n’est plus le seul acteur de la pièce. Etant un petit groupe minoritaire elle ne pourrait avoir aucun impact si elle agissait seule.

La structure socio-culturelle, comme le système des castes, que nous voulons transformer, n’est pas le monopole d’un groupe particulier. Même si nous avons dépassé le stade hégémonique dans lequel les opprimés acceptaient leur oppression parce qu’ils avaient intériorisé les structures oppressives, et que nous sommes à présent arrivés au stade des conflits dans lesquels les opprimés exigent un changement, ce changement dans la structure socio-culturelle ne peut pas s’opérer si tout le groupe social n’est pas impliqué d’une certaine manière. Il est vrai que le moteur réel du changement se trouve dans les groupes opprimés. Mais en optant de travailler avec ces groupes, l’Eglise ne peut pas se permettre de négliger un dialogue continu avec les autres groupes sociaux, en essayant en particulier de trouver parmi eux la collaboration d’hommes de bonne volonté.

Même si l’option de l’Eglise pour les pauvres exige qu’elle travaille avec les groupes opprimés pour la libération de tous, ce ne sera pas une tâche facile. Travailler activement avec eux n’implique pas nécessairement un simple suivisme. Quelques-uns dans ces groupes peuvent avoir comme but l’obtention de bénéfices économiques immédiats. D’autres semblent viser une plus grande respectabilité sociale et une mobilité vers le haut à l’intérieur du système existant des castes, plutôt que de chercher à changer le système lui-même. Le système des castes lui-même connaît peut-être des évolutions subtiles. Si jamais elles ont constitué, à une certaine époque, un ordre hiérarchique rigide, les castes semblent aujourd’hui devenir des groupes rivaux en compétition pour des ressources rares. Dans l’ordre démocratique, elles semblent renforcer leur identité, amenant ensemble d’autres castes hiérarchiquement ou géographiquement proches afin de défendre plus efficacement leurs intérêts politiques et économiques communs en constituant des blocs électoraux au moment des élections. Même les dalits semblent avoir intérêt à rester des dalits pour bénéficier des programmes gouvernementaux par leur action d’affirmation d’eux-mêmes. L’Eglise-peuple va donc entrer sur une scène très ambiguë et, à l’occasion, devra faire des choix ambigus, tout en conservant la liberté d’analyser la situation et d’y opérer un discernement. L’alternative évidemment est de ne rien faire.

L’une des manières à partir de laquelle l’Eglise-peuple peut aider la communauté dans son ensemble est évidemment de montrer par l’exemple qu’un groupe de gens appartenant à des castes différentes, dalits inclus, peut vivre et travailler ensemble en vérité dans une égalité sociale qui dépasse les distinctions de caste. Je ne sais pas si le système des castes pourra jamais disparaitre complètement. Chaque caste possède une sous-culture propre et les castes pourraient continuer d’exister comme des groupes claniques, même si elles ne s’inscrivent plus au sein d’une hiérarchie. Mais nous devons certainement viser à faire disparaitre leurs aspects discriminatoires et hiérarchiques. L’Eglise-peuple peut activement défendre un tel changement en son sein. De cette manière, elle peut devenir un témoignage de contre-culture à l’intérieur de la communauté dans son ensemble, en ne se contentant pas de dénoncer mais en proposant une alternative constructive. L’Eglise-institution peut jouer un rôle en inspirant une telle action à partir de la perspective de la Bonne Nouvelle.

L’évolution du contexte et des méthodes de la mission

Je pense que ceci manifeste une nouvelle situation de la mission. Le système des castes et la position de l’Eglise dans la société sont en train d’évoluer. Par conséquent, toute action apostolique en direction de la société dans son ensemble devra être inventive et créative, prenant en compte les nouveaux facteurs. Je me limiterai dans ce domaine à quelques suggestions.

L’Eglise possède un réseau d’institutions éducatives. Elle pourrait faire une priorité de la conscientisation de tous les étudiants qui passent dans ses écoles. Cette prise de conscience pourrait s’effectuer par l’expérience, même si c’est de manière limitée, en engageant les étudiants dans des programmes de promotion sociale des dalits et de promotion de l’égalité sociale de tous les groupes de caste dans des situations concrètes.

En deuxième lieu, l’Eglise peut agir en solidarité avec les dalits. Nous avons vu plus haut que l’égalité sociale devient possible quand des groupes de caste atteignent une certaine égalité économique et quand la pression en faveur du changement vient d’en bas. Agir en solidarité avec les dalits peut concrètement signifier les aider à améliorer leur statut économique de toutes les manières, et, à travers cela, leur statut social. Une autre façon pourrait être de défendre leur liberté humaine fondamentale et leurs droits. Les atrocités, individuelles et communautaires, contre les dalits sont encore communes. On voit aussi que quelquefois les forces politiques et la police se joignent aux groupes des castes dominantes. On peut voir comment défendre leurs droits fondamentaux dans de telles situations, tout en prenant la défense de la paix et de la justice entre les groupes de caste en conflit.

A un autre niveau, il y a divers groupes et diverses forces dans le pays qui cherchent à promouvoir l’égalité sociale. Les chrétiens ne devraient pas chercher à agir seuls, mais devraient joindre leurs forces avec toutes les personnes de bonne volonté qui luttent pour une bonne cause. Dans de telles situations, l’Eglise peut ne pas être tout le temps sur le devant de la scène. Mais l’Eglise doit être prête à servir dans l’humilité.

Conclusion : Evangile et culture

Ces suggestions générales pour l’action provoquent quelques réflexions d’un point de vue missiologique. Quand on parle d’inculturation, on a tendance à mettre l’accent sur le besoin pour l’Eglise de devenir indienne. On oublie la nécessité pour l’Evangile de mettre en question et de transformer la culture. L’Evangile ne peut jamais s’identifier à une culture. Par conséquent, l’incarnation pourrait être un paragdime trop fort pour refléter un tel processus. Peut-être pourrait-on considérer cette situation plutôt comme un dialogue continu entre l’Evangile et la culture. Ceci semble d’autant plus évident que nous prenons conscience que l’Evangile et la culture ne sont pas dans une situation de dialogue à deux en Inde. La culture indienne est actuellement “animée” par une multiplicité de religions. Par ailleurs, il faut aussi prendre en compte la différenciation croissante entre les institutions religieuses et socio-culturelles et les structures d’un ordre démocratique laïque. En conséquence, si l’Eglise peut agir seule dans son ambition de devenir indienne, elle ne peut agir qu’en collaboration avec les autres croyants et les hommes de bonne volonté pour transformer l’ordre socio-culturel. L’inculturation ne peut pas être vue comme un moyen d’augmenter le nombre des fidèles dans l’Eglise. La vision d’une Eglise davantage indienne, engagée dans la lutte au côté des pauvres et des opprimés, pourrait amener des personnes à devenir disciples de Jésus. Mais l’Eglise ne peut plus se prévaloir de la “gloire” de l’action solitaire. Ceci est aujourd’hui vrai même dans les pays soi-disant chrétiens. C’est d’autant plus vrai dans un pays pluri-religieux comme l’Inde.

Un problème particulier est posé par le fait qu’en Inde l’idéal communautaire en est venu à s’identifier à la religion, à cause de la domination successive des musulmans et des britanniques puis à l’hostilité qui dure encore entre l’Inde et le Pakistan. Etant donné la forte présence du système des castes dans la structure de la communauté religieuse hindoue et l’utilisation des communautés de caste comme réserves de voix électorales et cibles de l’action gouvernementale, il devient difficile de parler de communauté sinon en termes de castes et de religions (11). La conséquence en est que si l’Eglise affirme fortement son identité communautaire en se séparant des autres communautés, elle en vient inconsciemment à n’être qu’une communauté comme une autre, caractérisée par l’affiliation religieuse. En pratique, elle devient simplement une caste comme une autre dans une région particulière. A ce stade, elle perd toute possibilité de devenir un signe prophétique et une force de promotion de la communauté. Le défi pour l’Eglise aujourd’hui en Inde est de déterminer comment elle peut devenir une communauté du Royaume qui transcende la caste et même la religion dans une communauté empêtrée dans des identités de caste et de religion.

On parle quelquefois de communauté “liminale”. Mais une existence sur les “frontières” est difficile à vivre sur une longue période sans une orientation et un engagement clairs. Elle peut difficilement coexister avec une politique agressive d’évangélisation qui suscite l’hostilité de tout le monde. L’Eglise ne peut pas non plus survivre en tant que communauté “liminale” si on cherche à la structurer en institution forte, bien organisée et hiérarchique, avec des racines apparentes aussi bien que non apparentes à l’extérieur du pays. Je

ne pense pas exagérer en disant que la nécessité pour l’Eglise-peuple d’être unecommunauté évangélique est le défi très important, sinon le plus important, auquel elle doit faire face aujourd’hui en Inde. Ce défi devient encore plus problématique quand un demi-millénaire d’histoire est vu non pas comme une tradition sur laquelle s’appuyer, mais comme un modèle à rejeter. Notre loyauté à Jésus et à sa Bonne Nouvelle exige que nous continuions à chercher comment devenir des communautés du Royaume dans l’Inde d’aujourd’hui (…)