Eglises d'Asie

LA LIGNE TRACEE SUR LE SABLE Le repositionnement politique du président Suharto dans le monde islamique indonésien

Publié le 18/03/2010




Dès son retour d’Allemagne, au début de février, le ministre de la Science et de la Technologie, B.J. Habibie, a été convoqué par le président Suharto à une réunion de cinq heures. Alors que le ministre prenait des notes sur le cahier qu’il a l’habitude de réserver à ses tête-à-tête avec le président, Suharto se déchaînait contre le dirigeant musulman, Amien Rais, qu’il accusait de faire des déclarations “subversives”. Selon le président, Rais est beaucoup plus dangereux que son rival Abdurrahman Wahid.

En l’espace de quelques jours, Rais avait “démissionné” de son poste de président du comité des experts de l’Association indonésienne des intellectuels musulmans, organisation formée par Habibie en 1990 pour canaliser les aspirations politiques des musulmans. Accusant le gouvernement de paranoia, Rais s’est lamenté un peu plus tard: “Il y a des gens qui n’arrivent pas à distinguer les tigres des chats. Je ne suis qu’un chat, et bien maigre encore Rais reste cependant à la tête du Muhammadiyah, organisation musulmane de masse. Il n’est que la dernière victime d’un système dans lequel l’islam politique doit se soumettre à la ligne officielle. Même si Suharto a donné des gages aux musulmans depuis sept ans, la loi non écrite est que le dialogue doit rester à l’intérieur des paramètres établis par le président. Dans une Indonésie à majorité musulmane, l’islam et la politique peuvent s’entremêler, mais c’est Suharto qui décide dans quelle mesure.

Sri Bintang Pamungkas a lui aussi franchi la ligne tracée par Suharto sur le sable. En 1995, il a été démis de son siège au parlement par son propre parti, puis exclu de l’Association des intellectuels musulmans de Habibie. Sri Bintang doit bientôt passer en jugement pour “activités anti-constitutionnellesSon crime : avoir adressé des cartes de voeux musulmanes suggérant un boycott des élections parlementaires prévues pour le 29 mai prochain. Il a déjà été condamné à 34 mois de prison pour avoir “insulté” Suharto dans un discours en Allemagne en 1995.

Ces remous au sein de l’Association indonésienne des intellectuels musulmans, regroupé autour de Habibie, et la réconciliation symbolique qui a eu lieu entre Suharto et Wahid, chef du Nadhlatul Ulama, principal rival du Muhammadiyah (1), semblent avoir porté un coup sérieux à Habibie et à ses alliés partisans d’un islam moderniste radical. Le ministre a déjà subi pas mal de déboires avec la mise en veilleuse de son projet favori, l’ Industri Pesawat Terbang Nusantara ou société nationale de construction aéronautique, et ses difficultés à vendre aux investisseurs étrangers le programme bâti autour de la réserve de gaz de Natuna. Enfin, le 11 mars 1997, un coup supplémentaire lui a été porté avec l’annonce que la création prévue depuis longtemps d’une usine nucléaire était suspendue pour les vingt ans à venir.

De son côté, Wahid a été, depuis le début, un critique acerbe de l’Association indonésienne des intellectuels musulmans de Habibie, rejoignant ainsi l’opinion d’un certain nombre d’officiers de l’armée selon laquelle cette association représente une menace potentielle pour la laïcité à l’indonésienne. Bien entendu, cette association menace aussi la position de Wahid qui se veut une voix religieuse modérée. Au cours d’un entretien récent, Abdurrahman Wahid a déclaré : “C’est le plus grand coup qui ait été porté contre l’Association des intellectuels musulmans. Toutes les ambitions nourries par les modernistes radicaux de dominer la vie politique se sont évanouies. Il ne reste plus maintenant à Habibie qu’à purger son organisation en excluant tous les radicaux qui occupent des positions clès. L’association doit être neutralisée et nettoyée

En même temps, Wahid n’est pas très sûr de la sigification à donner à ces récents événements dans un pays où la place de l’islam dans la politique est encore un sujet de débat : “S’agit-il d’un ajustement tactique ? Ou bien s’agit-il d’un réel changement dans l’idée de Suharto que l’islam ne doit pas être manipulé à des fins politiques ? On doit se souvenir que le président est un joueur de cartes très astucieux et il ne dévoile pas son jeu

Ce qui a causé la disgrâce de Rais c’est l’attaque verbale portée par lui contre la compagnie minière américaine basée en Irian Jaya, Freeport Indonesia, et contre la politique minière du pays en général. Il a lancé ses accusations au moment même où de basses querelles avaient lieu pour le contrôle de la réserve d’or géante de Busang dans le Kalimantan oriental. Son erreur a été sans doute de décrire les termes des contrats miniers en vigueur comme étant “anti-constitutionnelsune accusation qui ne pouvait qu’irriter profondément Suharto qui considère la constitution comme le coeur de sa légitimité politique.

Habibie a confié plus tard à quelques-uns de ses associés qu’il avait protégé Rais dans le passé contre beaucoup de ses critiques, mais qu’il n’était plus en position de le faire aujourd’hui. Il est certain que Rais s’était mis les autorités à dos dès les années 80, quand ses sympathies pour la révolution iranienne le firent accuser d’être un fondamentaliste chiite. C’était une étiquette très négative dans une communauté musulmane de forte obédience sunnite. La perception d’un changement de ton chez Rais au début des années 90 avait suffi à lui faire gagner la présidence du Muhammadiyah en 1995. Apparemment, cela n’a pas suffi pour le faire enlever de la liste des personnes surveillées par les services secrets militaires. “Les militaires se sont toujours méfiés de Rais et il est considéré comme beaucoup trop nationaliste pour être à la tête d’une organisation si importante“, affirme une source bien placée et très informée des opinions du milieu des services secrets. Le discours percutant de Rais s’est concentré sur la corruption, les réformes démocratiques, et la durée des mandats politiques. Au congrès du Muhammadiyah en 1995, un allié de Rais, Syafi’e Marif, avait présenté une résolution de la commission politique de l’organisation, appelant à limiter le mandat présidentiel à deux quinquennats. La résolution fut ensuite laissée de côté au cours de la session plénière parce qu’elle ne faisait pas l’unanimité.

Les observateurs ont été frappés par l’absence de réaction à la démission de Rais de l’Association des intellectuels musulmans. Cela pourrait changer si, comme le prédisent certains, une initiative était prise pour l’exclure de sa position dans le Muhammadiyah. “Le Muhammadiyah n’est pas le PDI (Parti démocrate indonésien), et si quelqu’un essayait d’y intervenir, comme on l’a fait avec le PDI, il y aurait des troubles très sérieuxdit un intellectuel musulman respectable, Nurcholis Madjif, membre-fondateur de l’Association des intellectuels musulmans, en se référant à l’exclusion, manigancée par le gouvernement, de Megawati Sukarnoputri, de la tête du PDI (2).

Rais, que Nurcholis décrit avec tact comme un “romantiquetrouve ses partisans les plus zélés parmi les étudiants d’université et les jeunes membres des professions libérales. Même s’il partage le même idéal démocratique que Wahid, leurs différences reflètent le gouffre qui sépare les deux organisations musulmanes. Plutôt urbain et considéré comme plus orthodoxe que le Nahdlatul Ulama de Wahid dans son interprétation du Coran, le Muhammadiyah est implanté principalement à travers Java, Sumatra, Kalimantan et Sulawesi. Les 35 millions de membres du Nahdlatul Ulama, qui professent un credo modéré, sont concentrés dans le coeur rural de Java central et Java oriental.

Il n’avait sans doute pas anticipé la chute de Rais, mais Wahid a quand même manoeuvré avec beaucoup d’astuce. Il demeure proche de Megawati, mais sa poignée de main, symboliquement importante, avec Suharto en novembre dernier, a marqué le premier contact entre les deux hommes après que Wahid eut refusé de reconnaître la réélection de Suharto en 1993. Cette rencontre très médiatisée a été suivie au début de février 1997 par une rencontre similaire de Wahid avec la fille aînée de Suharto, Siti Hardijanti Rukmana ou Tutut. On raconte dans les milieux informés que cette rencontre aurait été arrangée par le chef de l’armée, le général Hartono.

De bien des manières, cette succession d’images a servi les intérêts de Suharto comme ceux de Wahid. Pour le président et Tutut – présidente avec sept autres personnes du parti Golkar – le message envoyé avant les élections parlementaires est que tout va bien entre le gouvernement et l’organisation musulmane la plus importante d’Indonésie. Quant à Wahid, dont le statut religieux ne diminue en rien l’adresse politique consommée, cela lui permet de regagner la position de porte-parole de l’islam, apparemment aux dépens de Habibie et de son Association des intellectuels musulmans.

Des observateurs estiment que c’est son étroite alliance avec Wahid en fin 95 qui a amené l’exclusion de Megawati de la direction du PDI. Wahid insiste pour dire qu’il essayait d’empêcher qu’elle soit trop influencée par les éléments les plus radicaux du PDI. “Il ne peut pas être une figure d’opposition, il doit se situer au centreexplique Ulil Abshar Abdullah, membre du comité de recherche et développement du Nahdlatul Ulama. Il ajoute : “Il est important de maintenir la culture et l’équilibre de l’organisation. C’est pour cela qu’il doit jouer le jeu du balancier

Même si Suharto n’a pas grand chose à voir avec la conception actuelle de l’Association des intellectuels musulmans, son patronage de l’organisation lui a permis de co-opter beaucoup de ses critiques. Reste à savoir si l’organisation lui survivra. Rais reconnaît que l’Association n’aurait jamais vu le jour si ses dirigeants n’avaient pas été en harmonie avec le gouvernement. Il estime aujourd’hui que cette relation est devenue trop étroite. Néammoins, il pense que l’association survivra, “mais de manière différente