Eglises d'Asie

LE POUVOIR VEUT SEDUIRE L’ELECTORAT MUSULMAN

Publié le 18/03/2010




Lorsque, le 20 avril 1997, le président Suharto est arrivé dans un jardin public de Jakarta pour y inaugurer un nouveau musée consacré à la culture islamique, des cohortes de jeunes filles souriantes ont entonné des chants en arabe. On aurait pu facilement croire qu’il s’agissait là de chants à la gloire du parti au pouvoir, le Golkar. Les jeunes filles tenaient, en effet, des tambourins ornés des symboles du parti et leurs tenues islamiques étaient jaunes, la couleur du parti. Lors du lâcher de ballons, des jaunes et des verts, on fit en sorte que les ballons jaunes montent plus haut.

Durant l’actuelle campagne électorale qui a débuté le 27 avril 1997, le Golkar espère bien prendre son envol et s’élever le plus haut possible grâce à l’impulsion que lui donnera le soutien des musulmans. Au cours des sept années précédentes, Suharto et son parti ont soigneusement cultivé les faveurs des dirigeants religieux musulmans et de la masse des fidèles. La création de ce musée est seulement un des gestes du gouvernement en leur faveur. Celui-ci a aussi construit des mosquées, des établissements éducatifs, augmenté son soutien au pèlerinage, accordé une promotion aux banques, aux tribunaux, aux groupes d’études, aux séminaires, aux films et aux fêtes islamiques.

Cet effort du gouvernement pour conquérir le clergé et flatter les fidèles illustre l’écart profond qui sépare sa position actuelle de l’attitude prudente adoptée par lui entre les années 70 et le milieu des années 1980, époque où l’islam était considéré comme une menace potentielle pour l’harmonie et l’unité de la nation.

Les réactions que suscite la stratégie actuelle du Golkar sont cependant mélangées. D’un côté, le parti engrange le soutien de quelques personnalités musulmanes influentes. Mais par ailleurs, certains critiques du Golkar affirment que les Indonésiens éprouvent de l’aversion pour ce qu’ils considèrent comme une “chasse aux votes” sans vergogne: “Le gouvernement ne se rapproche de l’islam qu’en fonction de ses intérêts immédiatsfait remarquer Mudrick Setiawan, responsable régional du parti rival, le Parti uni pour le développement (PUD), à Solo, au centre de Java.

Certains analystes politiques assurent que Suharto fait la cour à la majorité musulmane pour compenser le peu d’appui qu’il reçoit aujourd’hui des forces armées. Quelles que soient les motivations du président, il semble bien travailler dans son intérêt. Beaucoup d’Indonésiens n’ont pas encore fini de parler des images de Suharto projetées à la télévision à la veille de la fête du Lebaran. On l’a vu réciter sans faute les prières spéciales et frapper le tambour traditionnel durant les très solennelles cérémonies qui se déroulaient au Monument national à Jakarta. Comme son pèlerinage à La Mecque en 1991, cette exhibition était destinée à convaincre les spectateurs que leur dirigeant est fermement enraciné dans l’islam.

Mais cela se traduira-t-il par des bulletins de vote en faveur du Golkar, le jour de l’élection ? Les partisans du gouvernement l’affirment. Ils en donnent pour preuve le grand nombre de dirigeants musulmans qui se sont ralliés au Golkar, encouragés par le soutien officiel apporté à la rénovation de la culture et de l’identité musulmanes.

Certes, il y a des musulmans qui sont reconnaissants au gouvernement pour ses récentes largesses. C’est évident à Banten, à l’ouest de Java, qui fut autrefois la base arrière de la révolte islamique contre le pouvoir central. Bachraini, qui dirige une école coranique à Banten, entretient des relations très étroites avec les dirigeants nationaux et régionaux du Golkar. Depuis 1987, il a obtenu pas moins de cinq montres ornées d’un banian, le symbole du Parti. Il a l’intention de demander au gouvernement de lui accorder un don financier pour construire une nouvelle école islamique: “Je veux me réfugier sous le baniana-t-il confié.

Mais des critiques affirment que les tentatives du Golkar pour se faire adopter par les dirigeants musulmans n’ont réussi que superficiellement. Quelques membres du clergé affirment publiquement leur fidélité au Golkar pour des raisons pragmatiques, mais ne font rien ou très peu pour promouvoir la cause de ce parti au sein de la population. D’autres “mollahs” se contentent de prendre l’argent et de s’en aller, sans s’impliquer dans un quelconque soutien au parti de la majorité. C’est le cas, par exemple, de Thayib Amir, un religieux charismatique de Banten, formé en Arabie Saoudite. Il y a dix ans, le gouvernement le considérait comme un dangereux extrémiste et faisait en sorte qu’il n’ouvre pas la bouche durant la période sensible précédant les élections. Cette année, la muselière a été enlevée; plus encore, le gouvernement local y est allé de ses 250 sacs de ciment pour permettre à Tahyib de construire un jardin d’enfants à côté de son école coranique.

Mais Thayib ne s’est pas mis pour cela à la remorque du parti majoritaire. Il fait remarquer que les dirigeants religieux ne s’abaissent pas en échangeant des faveurs politiques contre des gains matériels. Citant un verset du Coran qui condamne l’avidité, il psalmodie : “Un chien garde sa langue pendante, qu’il soit affamé ou rassasié

Les masses musulmanes indonésiennes sont peut-être affamées de spiritualité; elles ne sont pas forcément rassasiées par les ouvertures symboliques du gouvernement à l’égard de l’islam. Inquiète des sommets atteints par la corruption et la concussion, de l’écart croissant entre les riches et les pauvres, la population doute de plus en plus du caractère véritablement musulman du gouvernement. En privé, les dirigeants se plaignent que même les sommes d’argent spécialement destinées par le gouvernement aux mosquées ou aux écoles sont détournées par la bureaucratie.

Le gouvernement a essayé de prendre des mesures pour faire taire les protestations des religieux de Jakarta contre la corruption. Il a limité leurs invitations dans les mosquées des campagnes, évitant ainsi que le mécontentement ne se répande. “Les prédicateurs de la capitale parlent de tous les cas récents de corruptionrapporte Abdullah Hasbi, un religieux de Sukabumi, dans l’ouest de Java: “Le gouvernement a peur qu’on ne lui enlève son masque”.

Cependant, quelques religieux, des étudiants et militants politiques ont commencé à regarder en face une douloureuse vérité: jusqu’à présent le renouveau de l’islam en Indonésie a peu contribué à la réalisation des idéaux musulmans de justice sociale, évoqués par les prédications dispensées dans les écoles coraniques ou dans les mosquées. “Si la justice n’est pas respectée et si les injustices sont simplement camouflées par des symboles religieux, alors les problèmes deviendront encore plus sérieuxa déclaré Masdar Mas’udi, le directeur d’un groupe de développement communautaire qui travaille avec les écoles coraniques. Selon lui, un certain désarroi dû à la perte de crédibilité du gouvernement s’est fait sentir lors de récentes réunions de son groupe avec des dirigeants religieux de la base. Ceux-ci règlent des disputes de terrains et autres questions juridiques dans lesquelles leurs ouailles s’estiment lésées. “Ils ne pensent pas, affirme Masdar, que l’on puisse continuer ainsi plus longtemps. Ce sont les attributs symboliques de l’islam qui sont utilisés pour attirer la sympathie et non son esprit, sa nature profonde

En tant que parti entretenant les liens historiques les plus forts avec la communauté musulmane, le Parti uni pour le développement (PUD) devrait être le mieux placé lors des prochaines élections pour exploiter la perte de crédibilité du gouvernement. Mais ce parti ne bénéficie que de possibilités très limitées pour diffuser son message. Ses dirigeants soulignent les restrictions imposées à la campagne électorale, l’interdiction des manifestations de masse et l’imposition de la censure aux discours télévisés. A cause des intimidations des autorités centrales et de l’imprécision de son programme politique, le parti n’a jamais été en mesure de s’affirmer comme une force politique réellement indépendante.

Cependant, un certain nombre de membres du Parti unifié pour le développement ont exprimé leur écoeurement devant le ralliement au Golkar de quelques personnalités musulmanes. Ce sont de tels sentiments qui se sont exprimés à Pekalongan (1) lors des émeutes qui ont éclaté à la veille de la venue prévue de deux personnalités dans une école coranique favorable au Golkar : Zainuddin Ma, prédicateur le plus renommé d’Indonésie et Rhoma Irama, musicien musulman déjà entré dans la légende, qui a quitté le PUD pour le Golkar et est aujourd’hui candidat à la députation.

Certains commentateurs pensent que si les émeutes se multiplient, c’est qu’elles sont des exutoires qui permettent aux Indonésiens d’exprimer leur insatisfaction. Les religieux disent que la foi musulmane implique le droit à la critique, mais que celui qui veut exercer ce droit en Indonésie prend un risque. Ils prennent comme exemple Amien Rais, président du puissant groupe islamique Muhammaddiyah (2). Ce dirigeant religieux a perdu les faveurs des autorités pour avoir critiqué la politique minière du gouvernement et avoir déclaré que les contrats miniers des terrains aurifères de Busang étaient inconstitutionnels. Ces déclarations et certaines autres ont irrité Suharto et provoqué son exclusion hors de l’Association pro-gouvernementale des intellectuels musulmans. Mais elles ont fait l’admiration de cercles musulmans hors de la capitale. “Si ceux qui sont au sommet sont assez courageux pour parler, alors ceux de la base auront plus d’audacefait remarquer Syarief Hidayat, chef de des forces de sécurité de la section du Parti unifié pour le développement à Jogjakarta, dans le centre de Java.

Personne cependant ne pense que de tels sentiments puissent aujourd’hui se traduire par une volte-face des musulmans. Le souvenir encore vif des jours où l’islam était en disgrâce contribue à rehausser les mérites du gouvernement pour l’attitude favorable adoptée aujourd’hui. Des événements comme la prestation télévisuelle de Suharto, le jour de la fête du Lebaran, ont sur les masses, un grande retentissement émotionnel. Par ailleurs, les dirigeants musulmans régionaux

gèrent souvent des affaires qui dépendent étroitement des contrats passés avec les autorités locales; il ne serait pas prudent pour eux de dénoncer le haut degré d’hypocrisie du gouvernement.

De plus, le mécontentement musulman n’aura sans doute pas d’influence sur le résultat des élections, pour la simple raison que la contrainte et la peur du risque sont des facteurs beaucoup plus importants en période d’élection.

Le gouvernement devrait tout de même rester aux écoutes tant qu’il n’est pas trop tard, affirment des professeurs comme Loekman Soestrino de l’université Gadjah Mada à Jogjakarta. Il affirme que les tentatives du Golkar pour se gagner les faveurs de religieux musulmans, reconnus comme des “guides”, discréditent ceux-ci et finalement provoquent le besoin de chercher de nouveaux dirigeants. “Il y a un grand manque de “guides” pouvant assurer direction et protection et nous recommander ce dont nous avons besoin”.