Eglises d'Asie

LES MARCHANDS DE RELIGION

Publié le 18/03/2010




Appuyé sur son pupitre, les mains pointées vers le ciel, un homme aux fortes mâchoires et aux yeux perçants, vêtu d’un ensemble safari, déverse un torrent de paroles. Alors que son vibrato lyrique s’élève en crescendo, plus de 20 000 personnes sont subjuguées : “Priez, priez, criez vers le Seigneur pour qu’il vous enlève votre peine, vous donne la joie et la paix, priez et continuez de crier, le Seigneur qui est bon sera toujours à l’écoute.

Les hululements électriques de Duraisamy Samuel Dhinakaran, ancien employé de banque et aujourd’hui archiprêtre des évangélistes indiens, sont imprégnés de grâce divine. C’est du moins ce que beaucoup croient.

Un nombre croissant de gens se rassemblent, à travers tout le pays, pour écouter des prédicateurs comme Dhinakaran et son fils, Paul. Quelques-uns de ces évangélistes fonctionnent depuis plus d’une décennie, mais, ces dernières années, ils ont adopté des stratégies agressives, aidés en cela par les généreuses donations des croyants, en même temps que par une nouvelle et soudaine popularité. Dhinakaran a été peut-être le précurseur, mais aujourd’hui de nouveaux évangélistes arrivent sur le devant de la scène avec tout autant de ferveur et de triomphalisme. P.P. Job, évangéliste de New Delhi, était un militant de la fédération étudiante indienne, d’inspiration communiste, jusqu’à ce qu’un prêtre prie sur lui : “De l’électricité m’est passée dans le corpsdit-il. Récemment, il a attiré une foule immense à son Congrès charismatique qui s’est tenu sur le terrain du collège Nizam à Hyderabad. “Je dis aux gens de se réveillerdit Job. Quelque temps plus tard, à Bombay, il a mis en place une troupe de trois mille volontaires chargée de l’organisation de base en vue d’une convention qui aura lieu en mars prochain pendant trois jours.

A partir de juin 1997, pendant trois mois, Job sillonnera les Etats-Unis et l’Afrique, et ses admirateurs en Inde devront se contenter de ses sermons télévisés. Depuis le mois dernier, Job prêche une demi-heure chaque semaine sur la chaîne Asianet, où il paye cinquante mille roupies pour le créneau du vendredi matin. Dhinakaran, de son côté, achète des temps d’antenne sur deux chaînes, Raj TV en tamoul et Gemini en telugu.

Rien ne remplace pourtant le vrai spectacle pour lequel des hordes de croyants se déplacent, afin d’écouter et de prier, dans l’espoir de guérir le corps et l’âme. Au mois d’avril, au stade Nehru de Kottayam, dans l’Etat du Kerala, 20 000 personnes environ ont écouté les deux heures d’exhortation du P. Mathew Naickomparambil qui leur demandait d’accepter Jésus-Christ comme sauveur. Naickomparambil, prêtre catholique, de la congrégation St Vincent, s’est adressé à 5 000 congrès de ce genre au cours de ces dernières années. “Nous louons le Seigneur et nous prêchons l’Evangile. Nous avons été choisis par Lui pour libérer les gens de leurs souffrancesprétend le P. George Panackal qui, comme les autres évangélistes, arrive à se transformer sur scène en incarnation tangible du Tout-puissant.

L’idée est de vendre de l’espoir, que ce soit pour le corps ou pour l’âme. Le premier vendredi de chaque mois, des milliers de fidèles se pressent à la messe célébrée par le P. Salvadore, de l’ordre du Saint-Sacrement, à Siolim, sur le territoire de Goa. “Quand le P. Salvadore prie, les malades sont guérisprétend un résidant de Siolim.

C’est cette pressante espérance qui amène des personnes de toutes les religions à ces grands rassemblements. Il ne faut pas négliger non plus l’attrait qu’exerce sur des badauds curieux le halo de surnaturel dont s’entourent ces prêcheurs. Grâce à une saisissante éloquence, l’évangéliste crée ce mirage de miracles dont la clé se trouve dans un mélange de Bible, de paraboles et d’histoires souvent inventées d’interventions divines. Des stratagèmes de représentants de commerce, comme la distribution de cadeaux et de lettres personnelles à des milliers de personnes, ou l’utilisation d’écrans géants contribuent à faire monter la frénésie religieuse. Les petites réunions “charismatiques” au coin des rues des années 70 et 80 sont devenues aujourd’hui des méga-événements dans toutes leurs pompes.

“Ces prêcheurs et ce lieu possèdent la grâce de Dieu, nous venons donc chaque annéedéclare Santosh Thomas, qui fréquente le “Centre de retraite divine” de Naickomparambil, près de Thrissur dans le Kérala, afin de guérir sa belle-mère de l’alcoolisme. Job, qui possède un doctorat en herméneutique, science de l’interprétation, estime que le noyau positif de l’esprit passe des signaux au corps pour combattre la maladie. L’atmosphère d’hypnose, créée par l’écho et le ton des incantations ou des exhortations, amène beaucoup de gens à croire que leur douleur a disparu. “La guérison par la foi est un fait établi et elle se produit dans nos rassemblementsprétend Dhinakaran.

Au cours d’une récente réunion de ce type, tenue par Dhinakaran et Paul, un garçon malade âgé de dix ans a été porté sur scène par sa mère qui dit qu’il ne pouvait pas même ramper sur le sol jusqu’à ce qu’elle l’amène là. Depuis cette réunion, dit-elle, il peut se lever et rester debout. Dhinakaran, qui se dit catalyseur de Dieu, a imposé les mains sur le front de l’enfant, puis il a supplié Dieu dans la prière d’avoir pitié de lui.

Le service de Dieu n’exclut pas pour autant le service de Mammon. Tout en ayant un emploi du temps très chargé, en prédications et en guérisons, ces évangélistes n’ont pas oublié de bâtir des empires financièrement florissants. Dhinakaran et sa famille possèdent l’Institut technologique de Karunya, près de Madras, qui a connu des problèmes l’année dernière parce que des étudiants ont dénoncé l’obligation qui leur était faite de participer aux réunions de prières. Depuis son quartier général de quatre étages, à Madras, livres et tracts en sept langues sont distribués partout. L’immeuble est équipé d’un studio d’enregistrement audiovisuel pour préparer le matériel de propagande. Dans les bureaux, des volontaires répondent instantanément par téléphone, aux nombreuses demandes de prières pour les occasions les plus diverses.

Le Centre de retraite divine de Naickomparambil attire dix mille personnes de tout le pays chaque semaine. Chacun y paie 175 roupies pour nourriture et logement. Le revenu mensuel y est de 700 000 roupies. De son côté, Job possède la Sabina Press que l’on dit être “la plus grande imprimerie chrétienne de l’Inde

Le grand nombre des disciples et une puissance financière grandissante font que ces prêcheurs individuels se posent en concurrents directs des Eglises établies, qui ont toutes les raisons de penser que ces pirates pleins d’audace sont en train de mordre sur une partie du gâteau chrétien en mettant en question leur position d’arbitres uniques du salut. Les charismatiques ne sont pas encouragés à établir des institutions indépendantes, mais, à l’heure actuelle, au moins au Kerala, l’Eglise semble avoir décidé de se joindre à eux puisqu’elle ne peut pas les contrôler autrement. La publication du Centre de retraite divine est éditée par l’archevêque de Thrissur.

D’autres dirigeants d’Eglises sont plus sceptiques. L’archevêque de Goa, Raul Gonsalves, a demandé l’interdiction des séances de guérison du P. Salvadore. Si l’on en croit Mgr Masilamani Azariah, évêque de Madras pour l’Eglise du sud de l’Inde (protestante), “des prêcheurs comme Dhinakaran ne font que trouver des solutions simplistes et ‘instantanées’ aux problèmes. Dans le processus, ils encouragent une relation à Dieu inadéquateJob n’est pas d’accord. Il estime que les grandes institutions comme les Eglises sont des barrières qui empêchent davantage de gens de faire l’expérience de la grâce de Dieu : “La religion est créée par l’homme et Jésus a considéré l’homme comme homme

Le mépris des sceptiques et des rationalistes n’empêche pas des millions de personnes de se presser aux réunions de ces hommes de Dieu itinérants. “Exciter des milliers de personnes et les amener collectivement à un paroxysme émotionnel pour les laisser ensuite sur place pourrait avoir des conséquences explosives. Même si on n’arrive pas à des situations extrêmes comme le suicide de masse de la secte de la porte du ciel, la situation peut déraper dangereusementdéclare l’écrivain en malayalam, Paul Zachariah.

C’est peut-être ce paroxysme émotionnel que recherchent les gens. Ou bien, est-ce une recherche désespérée pour créer un paradis dans cet enfer et transformer la misère de leurs vies quotidiennes ? Pour beaucoup, la recherche va continuer, la prédication aussi.