Eglises d'Asie – Japon
INFLUENCE DU BOUDDHISME SUR LE COMPORTEMENT ETHIQUE DES JAPONAIS
Publié le 18/03/2010
L’éthique japonaise n’est pas facile à analyser. Elle fait partie d’une totalité culturelle et participe de la complexité de ses phénomènes. La culture japonaise est en elle-même une réalité vivante qui tire ses origines d’un passé imprécis et lointain, qui s’est élevée à travers une série de processus de transformation à travers plusieurs siècles jusqu’à aujourd’hui, fertilisée par bien des influences tant asiatiques qu’occidentales.
De plus, en recherchant l’apport du bouddhisme dans la morale japonaise, il me faudra essayer d’isoler “une” des particularité de la réalité japonaise et définir l’influence d’un seul courant religieux sur la morale du Japon. Ce sera plus difficile que de discerner comment les principaux courants religieux du Japon et les idéologies dans leur ensemble ont marqué l’éthique du Japon. J’essaierai ici de voir comment le bouddhisme a contribué à façonner la conception qu’ont les Japonais du monde et de la vie avec ses question fondamentales et je me référerai dans le concret au comportement moral du peuple japonais.
I – La religion japonaise et la morale : y a-t-il contradiction entre la foi et les actes ?
Avant d’aborder mon sujet, l’influence du bouddhisme sur l’éthique japonaise, il me faut parler brièvement d’une question assez inhabituelle mais que mentionnent souvent les spécialistes des religions et de la culture du Japon. Il semble qu’au cours de leur processus de développement, les religions du Japon, bien qu’elles aient donné aux hommes une certaine idée du monde et de la vie, n’aient pas insisté sur l’importance des actes concrets. Autrement dit, religion et morale ne convergent pas. Les religions du Japon se sentent davantage concernées par l’intériorité des problèmes des hommes et traitent de leurs soucis et de leurs anxiétés par un remodelage de leur esprit. Elles visent l’obtention d’une sécurité et d’une paix intérieures face aux problèmes de la vie. L’idéologie confucéenne se préoccupe de la conduite des hommes et ainsi agit comme une morale au sens strict du mot. De ce point de vue, le christianisme qui insiste sur l’intégration du religieux et des principes moraux, semble être pour le Japon, une religion structurellement différente du bouddhisme et du shintoïsme (1). Si cette séparation entre religion et morale est exacte, nous devrions nécessairement conclure qu’au Japon, la foi et les actes ne vont pas de pair.
Il me semble, cependant, que ce point de vue ne correspond pas tout à fait au Japon d’hier et d’aujourd’hui. Bien qu’il soit exact que les bases métaphysiques d’une morale concrète aient manqué au shintoïsme, c’était surtout vrai durant la période des Tokugawa (1603-1867) où le confucianisme servait ouvertement de guide en matière de morale. Avant tout parce que cela convenait à l’idéal de l’Etat que le régime des Tokugawa voulait instaurer, à savoir la création et le maintien de la stabilité politique et de l’ordre social fondés sur un solide code moral (2).
Surévaluer le rôle historique donné au confucianisme par le shôgunat des Tokugawa pourrait conduire à la conclusion trop hâtive que les Japonais n’ont pas d’autres sources de morale. Je pense que la morale des Japonais est bien plus que cela. Elle est un mélange d’éléments religieux et idéologiques. Même si ces éléments idéologiques vus comme purement humanitaires tirent en fait leur origine d’un fond religieux.
N’est-ce pas précisément Hônen (1133-1212), l’initiateur du mouvement bouddhiste japonais de la “Terre pure“, qui, sans se lasser, a martelé la nécessité d’une bonne morale, contre ceux qui, prétextant la pitié d’Amida, cédaient au péché ? (3). Et que dire du rôle de Shinran (1173-1262), le plus brillant disciple de Hônen et fondateur à son tour de la “Vraie terre pure” qui, devenant de plus en plus conscient de son propre péché et de la décadence de son époque, était de plus en plus inquiet pour son propre salut ? Son influence n’a-t-elle pas été déterminante pour la vie concrète de millions de Japonais, hier comme aujourd’hui ? Dans cette perspective, bien des “nouvelles religions” (shinkôshûkyô) lient étroitement foi et morale et demandent à leurs adhérents d’adopter un mode de vie en accord avec le contenu de leur foi religieuse. Elles enseignent aussi qu’une religion, si elle n’est pas insérée dans la vie de tous les jours pour ne faire qu’un avec elle, est sans valeur. C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre, par exemple, l’engagement social de la Risshô Kôseikai (Société pour l’établissement de la vertu et de l’amitié). C’est ainsi également qu’il nous faut considérer les tentatives de la Sôka gakkai (Société pour la création des valeurs) et de son bras politique le Kômeitô (Parti pour un gouvernement propre), dans leur interprétation du bouddhisme Nichiren, et leur prise en charge des problèmes sociaux et politiques du Japon, malgré la résistance qu’ils suscitent de la part de beaucoup de Japonais (5).
On ne peut envisager religion et morale comme deux domaines séparés et appliquer cette distinction aux tendances du bouddhisme japonais en général. Bien des efforts sont faits pour insérer le bouddhisme dans la vie. Il n’y a pas d’autre explication aux tentatives des penseurs modernes du bouddhisme qui prônent un retour au coeur même du message de Bouddha et soulignent leur responsabilité de bouddhistes dans le monde actuel. Les penseurs bouddhistes d’aujourd’hui ont sérieusement conscience de la solidarité qui les lie aux conditions de vie de la société japonaise, comme à celles du monde entier (6). Nous pouvons donc conclure que religion et morale au Japon ne sont pas tellement séparées l’une de l’autre mais bien plutôt imbriquées.
II – Une certaine conception de la vie et du monde forme l’arrière plan de l’éthique japonaise
Ici, arrière plan désigne une sorte de matrice ou de soubassement d’où se sont déployées d’elles-mêmes les religions japonaises et sur laquelle toutes se sont modelées. Il va sans dire que cet arrière plan est en étroite relation avec l’attitude fondamentale du Shintô, historiquement la première religion du Japon.
Cet arrière plan consiste, fondamentalement, en une vision globale du réel, caractéristique constante du peuple japonais et que l’on retrouve à travers toute leur histoire. C’est le refus de diviser la réalité en plusieurs catégories logiques. Les Japonais réagissent de façon spontanée quand ils refusent les dichotomies rigoureuses et le dualisme. Ceci se retrouve, non seulement dans leur conception de la réalité absolue, que ce soit le kami, (les dieux du Shintô) ou le Bouddha, mais aussi au niveau de la connaissance, où les Japonais évitent toute pensée rationnelle rigoureuse. Quand cette conception est appliquée au “sacréil en résulte, écrit Nakamura, que l’Absolu est enraciné dans le monde des phénomènes et que “l’attachement à ce monde est de la plus haute importance” (7).
On peut voir quelque chose comme cela déjà dans la mythologie japonaise. Toute mythologie se réfère à un certain degré de conscience qui transforme en objet de réflexion ce qui auparavant n’était que du “vécuCe caractère réflexif, cependant, n’est ni scientifique ni philosophique et pour cela n’objective pas complètement la réalité. Il participe plutôt de façon très intensive au “réel vécu”, si bien que ce qui y est exprimé doit être plus senti que compris (8). La mythologie japonaise, fuit la stricte rationalité, comporte peu d’ouvrages d’imagination métaphysique et donne une évidente priorité aux choses de ce monde. Ici pas de gouffre ontologique qui séparerait hommes et dieux en catégories fondamentalement différentes. Hommes et dieux sont radicalement semblables. La déité demeure dans l’homme et ceux-ci sont tous des kami potentiels. Il s’ensuit que les Japonais sont foncièrement intéressés par le monde en tant que tel. Ils sont profondément impliqués dans ce monde qui est le leur et qu’ils apprécient immensément. Il n’est donc pas étonnant que la technique occidentale, qui donne tant d’importance au développement des choses de ce monde, ait été accueillie avec passion par les Japonais de l’ère Meiji (1868-1912) et se soit si bien accordée au sentiment japonais. Qu’en très peu de temps cette technologie ait apporté au Japon un haut degré de modernisation n’a rien de miraculeux.
Poussant plus loin notre réflexion sur la mythologie japonaise, nous ne trouverons pas l’idée de valeurs alternatives. Ce monde des phénomènes est une réalité harmonieuse. La vie humaine entre dans le contexte plus large de la nature, et l’homme n’a pas à se séparer de son environnement naturel. De fait, les Japonais d’aujourd’hui, eux aussi, ont très envie de vivre en harmonie avec la nature et les réalités que leur offre l’environnement naturel de l’homme et ils voient leur propre expérience comme naturelle et bonne.
Nous sommes ici, au Japon, devant une profonde gratitude envers la nature et les choses en fonction du rôle de facilitation ou d’inhibition qu’elles exercent sur la vie humaine. Les gens s’emploient seulement à en écarter les effets nuisibles du reste de leur vie (10). Comme il n’y a pas d’alternative à ces valeurs, n’existe pas non plus l’idée d’une réalité absolue distincte de l’homme ou fermement fixée dans sa transcendance. Personne ne sera étonné si même aujourd’hui la question “Croyez-vous en l’existence de Dieu en tant que personne ?” puisse résonner de façon étrange aux oreilles des Japonais comme quelque chose de purement occidental, de consonnance surtout chrétienne. La seule réponse qu’on puisse attendre d’un Japonais qui n’aurait qu’une vague idée du christianisme sera : “Je ne sais pas“.
Il en va de même quand il s’agit de morale concrète. La mythologie montre que le bien et le mal ne s’opposent pas comme en un dualisme d’éléments. Le shintôisme primitif considère l’homme comme fondamentalement bon puisqu’il est enfant des dieux. D’où s’ensuit que, des origines jusqu’à nos jours, la conscience du péché n’est pas très développée chez les Japonais. Des mots comme tsumi (offense, abomination, péché), kegare (souillure) et ashi (mal) sont à comprendre comme autant de manquements à l’harmonie et à la beauté qui seront réparés par divers moyens, rituels purificateurs ou excuses polies. La nature de l’homme est bonne et il est fait pour réussir. Ses dispositions naturelles sont bonnes également si elles ne sont pas refoulées outre mesure. Ici, on trouve peu d’inclination pour un ascétisme rigoureux. Dans le Shintô primitif, tout mal est regardé avant tout comme occasionné par des éléments externes. Quant au Shintô d’aujourd’hui, il le tient aussi pour un intrus venu de l’extérieur (12).
La société japonaise a également développé l’idée de l’harmonie acquise par une pression forte du groupe. Il est indéniable qu’un Japonais se pense lui-même comme faisant partie d’un grand tout, si bien que dans les faits, c’est l’autorité du groupe qui, pour une large part, détermine la vie de l’individu. L’observation des normes du groupe est à respecter en fonction d’une réciprocité définie plus par les sensibilités de l’ensemble du groupe que par des catégories rationnelles. En d’autres termes, la société japonaise est telle qu’elle ne montre pas de distinction très nette dans leurs relations, entre l’individu-sujet et le groupe-objet. Moore qualifie cela d'”anti-individualisme”. Une expression que je voudrais compléter par la nuance : celle d'”un certain impersonnalisme”. J’ajouterai immédiatement que cet impersonnalisme change peu à peu surtout depuis la seconde guerre mondiale sous l’influence de l’Occident et du christianisme.
Ceci n’est qu’une esquisse grossière de ce qui fait l’assise du Japon. Bien que de grands changements se soient produits et se produiront, en particulier de par la présence de la technologie occidentale, la morale du Japon est en continuité avec le passé. En utilisant le mot “passé”, je n’ai pas du tout l’intention d’en parler comme d’un âge d’or. Il ne faut pas éprouver de nostalgie pour ce qui a existé autrefois et qui va maintenant en déclinant. Employé ici, le mot de “passé”, se réfère aux réalités fondamentales enfouies au niveau de l’inconscient de l’homme plus que dans son conscient. C’est à ce niveau de profondeur que conception de la vie humaine, comportement concret, et culture se modèlent à travers l’histoire et intègrent les apports extérieurs. L’homme sans cesse se remodèle, se recrée en référence à son assise profonde et se nourrit d’idées nouvelles qui, elles-mêmes, se remodèleront à partir du fondement initial. Ce point pourrait être approfondi dans une étude sur l’évolution religieuse du Japon, mais je dois, ici, m’en tenir à l’apport du bouddhisme dans l’éthique japonaise.
Le bouddhisme lui-même était autrefois une religion étrangère au Japon. Introduit par des immigrants coréens, il fut adopté par le très puissant clan des Soga, pénétra à la cour impériale et jouit, au début du VIIème siècles, des faveurs du prince Shôtoku Taishi (574-622). Traditionnellement, l’histoire religieuse du Japon donnait une grande importance au rôle joué par Shôtoku Taishi, mais de récentes études la réduisent à de plus justes proportions (16). Dès son arrivée, la bouddhisme, transplanté en terre japonaise, devint, par le processus de japonisation, un authentique bouddhisme japonais, modifiant, en lui donnant du poids, l’éthique japonaise. Sa contribution en ce domaine est visible sous bien des aspects de la pensée et du comportement concret des japonais. Nous ne pourrons ici qu’en traiter quelques-uns.
III – L’apport du bouddhisme aux conceptions japonaises de la réalité suprême
Le bouddhisme reconnaît la présence de la réalité suprême au sein du monde des phénomènes. Introduit pour la première fois au VIème siècle et pratiqué par le clan des Sôga et les immigrants coréens, le bouddhisme semble n’avoir été, à cette époque, guère plus qu’un bouddhisme adapté au chamanisme et au culte des ancêtres de l’Asie centrale ou de l’Asie de l’est. Les statues de Bouddha et de Miroku (Maitreya) étaient acceptées simplement comme un nouveau Kami (dieu) ajouté aux autres kami locaux. Le bouddhisme initial ne dérangeait ni le culte des ancêtres ni le chamanisme. Il n’était qu’une extension du Shintô ancien avec, en plus, l’éclat d’une sorte d’image d’un sauveur comme Miroku (16). Puisque le contexte japonais disait que le Kami et l’homme sont fondamentalement les mêmes et que la kami-ité résidait en chaque Japonais, le chemin était tout tracé pour une acceptation et une transformation de quelques aspects de la réalité suprême du bouddhisme.
Considérons en premier lieu la conception de la vie après la mort. Le bouddhisme a peu à peu donné sa propre teinte personnelle à la vie dans l’autre monde. Les premiers Japonais avaient des idées très vagues quant à leur place dans l’univers et l’avaient vaguement relié à un au-delà. La haute plaine du Ciel ressemble au Japon, lui-même étant l’image en réduction du macrocosme. Une des plus notables influences du bouddhisme est qu’il vint élargir la conception qu’avaient les Japonais de la vie après la mort, grâce au culte des statues bouddhistes. L’idée de ciel, Tsushita (le ciel du satisfait), paradis lié au culte de Miroku, est venu affiner l’idée naïve qu’avaient les Japonais de la vie future. Un nouveau développement s’amorça avec le Tenjukoku mandara (le mandala de la terre de longue vie), un mandala brodé conservé dans le temple de Hôryuji à Nara, une représentation de l’au-delà et qui décrit la vie après sa mort du prince Shötoku. La piété bouddhiste médiévale de Hônen et de Shinran développèrent davantage encore l’idée occidentale du paradis ou de la “Terre pure” où une place spéciale était réservée par la miséricordieuse Amida à ceux qui invoquaient son nom et où tous pourraient jouir de la félicité sans mélange. Les mouvements de la “Terre pure” ou de la “Vraie terre pure” contribuèrent beaucoup au développement religieux du Japon. Ils modelèrent en profondeur la vie de millions d’hommes en leur apportant l’espoir d’une continuité de la vie après la mort auprès .
Le point le plus important ici, en quelque sorte, est la réalité absolue elle-même. Comme Nakamura l’indique, le développement culturel rend l’homme plus sensible aux problèmes philosophiques et métaphysiques. Bien que les Japonais n’éprouvent pas un grand intérêt pour la métaphysique, on ne peut pas dire qu’ils en soient complètement dépourvus. Il est aussi tout à fait naturel qu’ils ne veuillent pas s’accrocher pour toujours à une religion, même accommodante, et qu’ils partent spontanément à la recherche d’une plus grande vérité et un plus grand réalisme. Le bouddhisme leur donnait des réponses (17). Mais en fait, les Japonais interprétèrent la vision bouddhiste de la réalité absolue selon leur propre structure interne de pensée et lui firent une place dans leur monde à eux certes, mais en refusant de lui accorder le moindre caractère de transcendance. La position du bouddhisme, ici, fut d’accepter cette façon de voir. Bien des exemples peuvent le montrer.
La secte Kégon (introduite en 726) enseigne l’harmonie cosmique grâce au Bouddha-Vairocana, une doctrine moniste et naturaliste qui satisfaisait la psychologie profonde des Japonais (18). Cette doctrine dit que l’Absolu est identique à tous les phénomènes et, vice-versa, que tous les phénomènes de ce monde sont identiques à l’Absolu. Il y a donc de l’identique dans la différence et de la différence dans l’identique. Cette thèse métaphysique de Kégon se perpétue, intacte, dans le Japon d’aujourd’hui (19).
La fonte et la consécration de la grande statue de Bouddha-Vairocana sous l’impulsion de l’empereur Shômu (701-756) à Nara sont l’illustration concrète de la doctrine de Kégon. La statue représente la réalité absolue qui est la réalité totale et donc englobe toutes choses. Kami Amaterasu, consultée avant l’érection de la statue, donna son consentement et fit savoir qu’en fait, elle et Bouddha étaient identiques. Bien que ce soit difficile ici de distinguer réalité et légendes ajoutées plus tard par certains auteurs pour des motivations politiques, cette histoire réaffirme l’intériorité omniprésente de la réalité absolue. Amaterasu est une des plus importantes divinités du Shintô à laquelle les Japonais sont intimement reliés parce que, déesse de la nature, elle habite en chacun d’eux (20). Dans cette affirmation de l’identité d’Amaterasu et de Bouddha, nous rencontrons peut-être la première indication de la doctrine du honji-suijaku que nous retrouverons plus loin.
La réalité absolue ne saurait être atteinte par tous. Shôtoku Taishi est supposé avoir donné des cours sur deux soutras et écrit les commentaires de trois : le Hokkekyô (Lotus de la vraie loi), le Shômangyô et le Yuimakyô (21). Certains spécialistes mettent en doute l’historicité de ces assertions (22). Ce n’est pas notre problème ici. Notre problème est la nature de ces trois soutras : tous trois appartiennent au courant Mahaya (Grand Véhicule) et montrent le bouddhisme comme un chemin de salut ouvert à tous. Le Hokkekyô traite du salut universel (non seulement des moines mais aussi celui des laïcs), le Shômangyô, de la place de la femme bouddhiste, et le Yuimakyô, des laïcs. Ainsi, l’orientation principale du bouddhisme japonais, dès ses premiers développements dans le pays, a été un bouddhisme laïc pour tous. Ceci rejoint la propension japonaise originelle de voir l’homme uni à la Kami-ité. Il est donc normal que l’idée du sokushin-dôbutsu (devenir bouddha en ce monde) soit très répandue dans le bouddhisme japonais. Nous sommes ici en nette contradiction avec le bouddhisme indien qui tient que l’homme doit passer à travers le cycle sans fin de la transmigration pour atteindre le salut. D’après le bouddhisme japonais, l’homme atteint le salut dès ce monde. Cette croyance traversa la secte Tendaï et le bouddhisme Shingon au neuvième siècle. Elle passa également dans l’enseignement des grandes personnalités qui popularisèrent vraiment le bouddhisme dans le Japon médiéval. Shinran dit que la joie d’être avec Amida est possible ici et maintenant. Nichiren enseigne que, par l’invocation Namu myôhô rengekyô (Au nom du soutra du Lotus), le Bouddha caché dans l’homme se réalisera et l’homme deviendra Bouddha ici et maintenant.
L’une des contributions majeures du bouddhisme a été la doctrine des trois corps ou des trois aspects de Bouddha (trikaya). Vu son importance quand il s’agit d’étudier l’apport du bouddhisme dans l’éthique japonaise, passons le premier et le deuxième, corps de transformation (nirmanakaya) et corps de compensation (sambhogakaya) pour nous arrêter davantage sur le corps de la Loi (dharmakaya). Il s’agit d’une sorte de corps cosmique et spirituel, identique à la réalité absolue et à l’essence de toutes choses. D’un côté il représente le cosmos, de l’autre il constitue l’unité fondamentale immanente de l’ensemble du monde des phénomènes. En ce sens, la nature de Bouddha n’est rien d’autre que la nature première de tous les êtres. La seule différence est que Bouddha est conscient de sa vraie nature alors que les autres êtres vivent encore dans l’ignorance. Le corps de la Loi est ainsi la suprême réalité du bouddhisme Mahayana. Cette réalité suprême se manifeste elle-même à tous les êtres, et la tâche principale de l’homme est de surmonter son ignorance pour voir cette nature de Bouddha en elle-même. Quand cette ignorance est surmontée, l’homme atteint la nature de Bouddha, c’est-à-dire le salut. Le Zen a beaucoup contribué à la diffusion de ces idées au Japon. En suivant la ligne de pensée de Suzuki, nous pouvons dire que la nature de Bouddha est présente à l’état latent dans chaque homme. Quand un homme prend conscience de sa nature de Bouddha, il s’éveille, illuminé, libre et souverain (25). L’arrière-plan japonais de la Kami-ité omniprésente a été comme un soubassement fertile où la philosophie de la nature du Bouddha et de la “bouddhaité” ont pu prendre racine.
IV – L’apport du bouddhisme à la conception japonaise de la nature
Le Japon est fortement attiré par la nature. Les relation du Japon et de la nature sont faites de familiarité et d’identité. Même ayant perdu le sens du respect envers la nature, les Japonais la considèrent toujours, non pas comme une simple chose, mais comme une réalité qui les enveloppe (26), et la culture japonaise ne cesse de vouloir garder l’homme uni à la nature. Cette attitude suppose une grande sensibilité aux changements qui s’y produisent. D’où, ce désir d’être incorporé au grand mouvement du monde. Ce qui ne signifie pas que les Japonais n’aiment que les rapports personnels qu’on peut avoir avec la nature. Ce qu’ils aiment, c’est le cours de l’existence qui s’infiltre et pénètre les choses au plus profond de leur être ou précisément la beauté et l’harmonie qui englobent l’univers (27).
Je voudrais en donner une illustration à partir du bouddhisme zen japonais. Dôgen (1200-1253), qui est à l’origine de la secte zen Sôtô, disait que ce monde et tout ce qu’il contient participe de la bouddhaité : “Ces montagnes, ces rivières et la terre sont toutes ensembles la mer de la bouddhaitéAinsi, le caractère toujours changeant du monde des phénomènes, sa fugacité elle-même sont bouddhaité. “L’impermanence de notre propre corps et de son esprit est en vérité l’être de Bouddha. L’impermanence d’un coin de terre et de son paysage est en vérité l’être de Bouddha. Vie et mort sont la vraie vie de Bouddha” (28). Il nous faut voir les points de vue de Dôgen et de la secte Sôtô sur le zazen sous le même éclairage. Au contraire de Eisai (1141-1215) et de la secte zen Rinzai, Dôgen et ses disciples donnent la priorité au zazen plutôt qu’au kôan qui demande un effort intellectuel. Le zazen requiert une discipline mentale, physique et morale, et sollicite l’homme dans son entier. Ainsi, la bouddhaité se réalise durant toute la vie de l’homme, jour après jour, par une action généreuse et un dur travail. La vie en ce monde, l’utilisation de la nature, le travail et la méditation, tout contribue à la réalisation de la bouddhaité. Le bouddhisme zen japonais ne suit pas le bouddhisme primitif dans son détachement des contingences de ce monde. Le monde en perpétuel changement, la fluctuation incessante du temps ne sont rien d’autre que la bouddhaité. La réalité immuable est ancrée dans le monde changeant lui-même, et tout cela est absolument en conformité avec l’état d’esprit originel des Japonais.
Les Japonais sont sensibles à la fragilité de la nature et de l’homme et à leur contingence. Comme Basabe le fait observer, en profondeur le caractère des Japonais cache un esprit de résignation devant la triste réalité de la vie, mais une résignation qui n’est teintée ni d’amertume ni de sentiment de frustration (29). Ce qui arrive n’est que le développement immuable de la nature. Le bouddhisme a aiguisé davantage encore la conscience aiguë qu’ils avaient de la contingence et de la cassure. L’expression “Kirei ni akirameru” (se résigner paisiblement et sans amertume) atteste cette influence du bouddhisme et procure la sérénité au milieu des hauts et des bas de la vie. Quelque chose de semblable apparaît, me semble-t-il, dans le fameux “mono no aware” qu’on trouve dans la poésie du Manyôshu (Collection of Myriad Leaves, VIII-ème siècle) et dans le Genji Monogatari (Les paroles du Genji), circa 1030). Ces mots expriment une douce tristesse et une rare sensibilité aux choses. Bien qu’il soit exact que les Japonais d’aujourd’hui n’emploient plus ce mot de “awarece qu’il signifie reste encore très vivace. Des expressions fréquemment utilisées dans la langue japonaise indiquent le même renoncement délicat, serein et paisible, et peuvent être considérées comme l’expression d’une certaine philosophie de la vie. “Mi no hodo wo shire” (avoir conscience de sa place dans la vie) : l’homme doit se contenter de ce qu’il est. “Kurô wa hito ni tsukimono” : l’homme et la souffrance sont inséparables. “Tsuki ni murakumo, hana ni kaze” : la lune est couverte de nuages et les fleurs secouées par le vent. “Ue wo miruna, shita wo miyo” : ne regarde pas ceux qui sont au dessus de toi, mais ceux qui sont au dessous, on doit rester à sa place, celle que le monde et la nature vous ont donnée. Tout ceci, propre au Japon, semble être différent de ce que l’on trouve chez les Européens qui aiment défier la nature, la conquérir et la dominer (30).
V – La réalité suprême a plusieurs noms
Si quelqu’un regarde le Japon avec des yeux d’Européen, il sera déconcerté d’apprendre que beaucoup de Japonais participent simultanément aux cérémonies shintô et aux coutumes bouddhistes. C’est que la réalité suprême pour les Japonais a plusieurs noms. Kami et Bouddha se confondent souvent. De plus, le shintô et le bouddhisme sont multicolores et révèlent plusieurs influences, taoïste, confucéenne et chrétienne. Je m’en tiendrai ici au shintoïsme et au bouddhisme. Dans l’ancien Japon, les groupes ou les clans (uji) avaient leurs propres Kami. Les membres de chaque clan jouissaient ainsi d’une sorte de relation exclusive avec leur Kami. Amaterasu, la déesse du soleil, jouissait d’une proéminence nationale parce qu’elle était la première des principaux Kami du groupe impérial, la première parmi les autres. Le bouddhisme, en tant que religion pour qui la nature de Bouddha est en toutes choses et qui ouvre la bouddhaité à quiconque, exerçait une forte pression sur le shintoïsme au point que, au bout du compte, le Kami finit par dépasser le cadre strict du clan.
Ce que l’on sait de la construction et de la consécration de la grande statue de Bouddha-Vairocana, comme nous l’avons dit plus haut, montre l’amorce d’une identification du Kami et de Bouddha. Les doctrines du bouddhisme Tendaï et Shingon, les premières tentatives d’envergure de propagation du bouddhisme au IXème siècle, furent à l’origine des systèmes comme celui du Sannô Ichijitsu Shintô (l’unique véritable shintô de la montagne royale) et du Ryôbu Shintô (le shintô dual), qui ouvrirent les portes à l’identification des kami aux déités bouddhistes. L’élaboration doctrinale de ces deux systèmes ne fut pas l’oeuvre de Saichô (767-822) et de Kûkai, les fondateurs respectifs du bouddhisme Tendaï et Shingon. Cette élaboration vit le jour durant la période de Kamakura (1185-1333), grâce à la théorie dite honji-suijaku. L’idée fondamentale de cette théorie vient de l’Inde et de Chine. Les intellectuels bouddhistes de la période de Kamakura prétendaient, en résumé, qu’une hypostase d’une divinité bouddhiste ou sa substance originelle, appelée honji, était à la base de chaque Kami. Ce honji est une divinité bouddhiste et, finalement, le Bouddha cosmique. Pour remédier à la faiblesse humaine, la divinité bouddhiste a laissé des traces manifestes (suijaku) au Japon sous la forme concrète des Kami. Ce processus de fusion du shintô et du bouddhisme, ou des Kami et des divinités bouddhistes, était le résultat final d’un long processus qui se terminait par une certaine subordination du shintô au bouddhisme. Ce fusionnement fut aussi facilité par la tradition des ubasoku (ascètes et guérisseurs) et de yamabushi (ceux qui dorment dans la montagne). C’était des chamans qui, unissant shintô et bouddhisme pour leur propre usage, vivaient très proches du petit peuple.
A la fin de période de Kamakura et pendant celle de Muramachi (1336-1467), peu à peu émergent des essais d’opposition, une auto-réflexion à l’intérieur du shintô dont Yoshida Kanetomo (1435-1511) est un bon exemple. Il retourna simplement la théorie du honji-suijaku et développa son Yui-itsu shintô (le pur shintô), disant que les Kami sont les substances originelles ou honji et que les divinités bouddhistes sont les suijaku ou les traces manifestes des Kami.
La fusion du shintô et du bouddhisme n’a pas été la fonte, dans un ensemble, de deux religions ou organisations. Il s’agissait d’une confluence plus subtile, élaborée doctrinalement par des intellectuels qui réfléchissaient méthodiquement sur la réalité absolue et en même temps répondaient à l’intuition du petit peuple qui désignait déjà de différents noms la même suprême réalité. Tout ceci permettait la coexistence des deux religions.
Le gouvernement de Meiji déclencha une campagne contre cette fusion historique et essaya, même violemment, de séparer les deux religions. Cependant, en dépit de toutes les ordonnances légales, les idées du honji-suijaku restèrent très vivantes et le sont encore aujourd’hui.
VI – La contribution du bouddhisme au comportement concret des Japonais
L’éthique japonaise insiste fortement sur l’harmonie des rapports sociaux entre les hommes. Se présente donc la question suivante : cette harmonie n’est-elle pas parfois totalement superficielle, sans lien avec l’homme intérieur ou, en termes d’anthropologie religieuse, cette harmonie ne résulte-t-elle pas d’une conduite personnelle et sociale centrée sur des problèmes d’étiquette et de honte (culture de honte) sans réel sentiment de culpabilité et conscience du péché (culture de culpabilité) ? Je pose la question clairement en signalant l’existence de deux opinions contraires parce que je pense que beaucoup trop de gens défendent avec excès l’un ou l’autre des ces points de vue. Un certain nombre en effet soutiennent que les Japonais sont un peuple qui vit dans une “culture de honte”. Dans le contexte japonais, la conscience du péché est sûrement superficielle, mais ne s’est-elle pas approfondie quelque peu grâce au bouddhisme ? Benedict analyse le Japon comme une “culture de honte” dans laquelle la désobéissance à l’obligation d’avoir une bonne conduite appelle la honte. Ce primat donné à la honte signifie que chacun s’inquiète, avant tout, du jugement de l’opinion publique sur ses actes (32). On dit souvent que la conduite des Japonais est déterminée entièrement par l’acceptation des usages et des cérémonies. Ce qui trouble les relations harmonieuses entre les gens et immédiatement suscite la réprobation est ce qui est “mal”. Il a même été dit que les Japonais ont été incapables d’aborder le problème du mal au cours de leur histoire (33).
Tada décrit la conduite morale des Japonais comme une réalité extrinsèque, exclusivement liée à l’opinion des autres. L’opinion publique est la norme à partir de laquelle on juge le comportement de quelqu’un. Les Japonais ont peur des moqueries des autres. Ils vivent dans la crainte constante de la honte (34).
Ceux qui s’opposent très fort à cette opinion affirment que sens du péché et conscience de culpabilité sont réels, aussi bien dans l’histoire religieuse du Japon que dans la vie de tous les jours. Kôsaka montre dans son analyse de l’histoire religieuse du Japon du XIIème au XVIIème siècle que la meilleure preuve qui puisse contredire l’interprétation de Benedict est le thème du péché chez Shinran. Le bouddhisme japonais est rempli du soulagement apporté aux âmes individuelles que torture le sentiment de culpabilité (35).
Je pense qu’il n’est pas raisonnable de ne prendre en compte qu’un seul de ces points de vue. Plutôt que de traiter le sujet par voie d’exclusion, il est préférable d’adopter une ligne de pensée globalisante reconnaissant que des liens existent entre honte, sentiment de culpabilité et péché. Bien que la honte soit réellement un facteur de la vie japonaise, on ne peut exclure l’existence d’un sentiment intérieur de culpabilité et de péché. De plus, comme le fait remarquer Doï, la honte en elle-même n’est pas qu’une affaire de perte de face, mais quelque chose de discret et d’intérieur, et bien des écrits occidentaux sur le Japon témoignent d’un préjugé culturel unique qui est qu’il est honteux d’être une culture de la honte.
L’apport du bouddhisme au sens péché et au sentiment de culpabilité des Japonais serait mieux compris si nous nous reportions, avec Dumoulin, à la position du bouddhisme sur la souffrance et ses racines qui sont l’ignorance de ce que nous sommes, la soif, le désir et le karma (37). La souffrance comme première caractéristique de l’homme contient une certaine analogie avec le point de vue chrétien sur la cassure provoquée par le péché originel et la faut individuelle, le tout étant fondé sur l’expérience humaine. Le bouddhisme indien dénombre différentes sortes de péchés et de pénitences (38). La conscience extrême du péché conduisit Shinran à la conclusion qu’il était incapable d’un acte bon et, dans ce sens, il sous-estimait la capacité de l’homme à l’autodétermination. Pourtant, l’amidisme ne donne pas dans l’amoralisme pour autant. La miséricorde d’Amida ne peut être accusée de permettre le péché.
VII – L’apport du bouddhisme à la conscience sociale
Le dernier aspect du comportement concret des Japonais traité ici, mais brièvement, sera l’apport du bouddhisme à la sensibilité collective et à son activité. Certains disent que le bouddhisme, jusque récemment, ne s’est pas engagé dans l’action sociale (40). Le nombre de choses qui nous prouvent le contraire n’est pas mince. La raison en est claire : le bouddhisme s’est toujours placé du point de vue de l’intériorité, celui de l’Absolu, dans le contexte japonais. Cela ne pouvait pas être sans conséquences pratiques dans le comportement social des Japonais. Ils développèrent leur propre univers inlassablement et forgèrent ainsi le bouddhisme japonais. Bien sûr, il y eut des époques dans l’histoire religieuse du Japon où le bouddhisme n’eut guère d’influence sur la vie sociale, surtout pendant la période des Tokugawa quand les normes de la morale se cherchaient officiellement dans le confucianisme. Mais dire que le bouddhisme n’était généralement pas engagé dans la vie sociale n’est pas exact.
Le bouddhisme abordait les gens grâce à son action sociale. On peut en citer maints exemples depuis l’époque de Taika (645), jusqu’à la fin de la période de Kamakura (1333). Des gens comme Gyôgi (670-749) et ses disciples, les ubasoku, les représentants du chamanisme shinto-bouddhiste, Dôsho (629-700), Kukai (774-835), Eison (1201-1290), Ninshô (1218-1303)) et bien d’autres, étaient des constructeurs de ponts, de bateaux, de routes, de citernes, de retenues d’eau et de canaux. Un nombre incalculable de ports et de foyers d’hébergement ont été construits pas des prêtres bouddhistes. La secte Ritsu était particulièrement populaire dans le petit peuple pour son travail d’aide sociale. C’était d’autant plus remarquable pour une secte qui, à l’origine, appartenait au bouddhisme hinayana, lequel n’est pas très enclin aux activités sociales. La secte zen Sôtô de Dôgen insistait sur l’action humanitaire, très importante à ses yeux pour réaliser la bouddhaité. De plus, les efforts de bouddhistes dans le monde de la santé furent remarquables. Quand le gouvernement japonais introduisit le meilleur de la médecine chinoise entre le VIIème et le IXème siècle, ce fut en priorité au bénéfice de la famille impériale et de la noblesse. Les soins médicaux pour le petit peuple étaient prodigués presque exclusivement par les prêtres-praticiens bouddhistes dans les infirmeries de bien des temples, du VIIème siècle au XVème. A partir du XVIème siècle, la pratique médicale passa graduellement aux mains de professionnels séculiers, quoique beaucoup d’entre eux continuèrent à se raser la tête et à porter le manteau bouddhiste. Le temple de Gokurakuji, de Kamakura, entretenait un hôpital et une léproserie qui auraient vu, disait-on, défiler prés de 57 000 patients en vingt ans (42). Plus récemment, les nouvelles religions issues de la famille bouddhistes suivent de toute évidence les mêmes chemins, guidées par une forte conscience sociale. Dans cette perspective, elles continuent l’idée philosophique du bouddhisme que la réalité cosmique est faite de tout et comprend tous les aspects de la vie humaine. S’il y a compénétration de la réalité absolue en toutes choses, et si chaque homme est porteur de cette réalité absolue, l’homme est en lui-même lié, en profondeur, à la totalité de l’humanité et donc chargé de responsabilités sociales (43). Une religion moderne d’inspiration bouddhiste qui n’aurait pas un important engagement social est impensable au Japon. A vrai dire, le souci et la pratique de l’action sociale sont les corollaires nécessaires du principe pragmatique de salut bouddhiste, que l’homme doit être utile à lui-même et aux autres (44).
L’apport du bouddhisme à l’éthique du Japon est varié et riche. J’ai essayé d’analyser cet apport en m’appuyant sur le contexte fondamental du Japon. Bien que j’aie relié très étroitement ce contexte au Shintô (en tant que première manifestation religieuse), je me suis intéressé d’abord à ce contexte dans toutes ses dimensions et dans son sens le plus profond de dépôt sous-jacent ayant façonné et façonnant encore les religions et la vie concrète des Japonais. Ce dépôt sous-jacent est une réalité toujours vivante qui ne peut changer d’un jour à l’autre. La richesse du bouddhisme s’est greffée dessus et lui a donné une grande profondeur.