Eglises d'Asie

LE FERMENT CHRETIEN EN ASIE

Publié le 18/03/2010




Sous le ciel d’Asie, de rares clochers ont peine à percer la forêt des pagodes, des stupas et des minarets. Etant donné le caractère très minoritaire du christianisme en Asie, on peut se demander si la foi chrétienne exerce une influence quelconque sur les orientations idéologiques des dirigeants ou sur la mentalité des populations. C’est là pourtant une question qui préoccupe aussi bien l’Etat géant de Chine continentale que la petite cité-Etat de Singapour. Pour prendre la mesure de ces préoccupations, il n’est pas inutile en fait d’ausculter les sentiments des Singapouriens. Ces gens s’expriment sans fard, du moins dans les limites autorisées. Les grandes religions du monde coexistent dans ce petit Etat d’Asie du sud-est situé au carrefour des civilisations chinoise, indienne, malaise et occidentale. Un rapport d’enquête, daté d’octobre 1988, y note la progression particulièrement rapide du christianisme:

“Il est indiscutable que le nombre et la proportion des chrétiens dans la population ont augmenté ces dernières décennies. Suivant les recensements de 1921 et 1931, les chrétiens formaient seulement 2 à 3% de la population chinoise de Singapour. La proportion s’est élevée à plus de 10% en 1980. Nous n’avons pu établir une évaluation exacte du pourcentage des chrétiens à Singapour aujourd’hui, mais les évaluations courantes vont de 13 à 18%… Il est clair que cette croissance a été plus grande chez les protestants que chez les catholiques

Le rapport précise les facteurs et les limites de cette croissance chrétienne:

“Qui sont les chrétiens (et les convertis au christianisme?)

Différentes sources confirment que les chrétiens, comparés aux croyants des autres religions, tendent à être plus jeunes, plus instruits, de statut socio-économique plus élevé en termes d’emploi, de revenu, d’habitat, formés dans des écoles de mission, issus du courant d’éducation en anglais, et parlant l’anglais comme langue principale à la maison…

S’il y un lien inhérent d’une part entre le niveau d’éducation et l’usage de l’anglais et d’autre part la conversion au christianisme, alors il est presque certain qu’avec le présent système d’instruction cette influence croissante du christianisme va se poursuivre. Nous croyons pourtant en même temps que le rythme de croissance va s’épuiser après avoir atteint dans sa totalité le segment de population défini ci-dessus comme réceptif au christianisme. L’expansion du christianisme atteindra un point de saturation qui sera contrecarré par les autres catégories religieuses telles que ‘sans religion’ et ‘bouddhiste’. Comme le premier ministre l’a fait remarquer, Singapour est trop ‘asien’ pour devenir une société chrétienne” (1).

Etrange rapport d’enquête qui mêle des jugements de valeur à des données qui se veulent objectives. L’allusion finale aux vues du premier ministre M. Lee Kuan Yew semble indiquer que, pour lui, le christianisme ne fait pas partie des valeurs asiatiques. Avec lui, certains gouvernants de tradition chinoise s’inquiètent de l’érosion des valeurs confucéennes, seules considérées comme “asiennes”. Que devient cette société, pensent-ils, lorsque Noël est célébré avec plus de faste que le Nouvel An chinois?

Racines chrétiennes en Asie

Singapour étant une ancienne création britannique, il est naturel que le christianisme y paraisse lié à un apport occidental de la période coloniale. Nombre de pays asiatiques le pensent aussi pour leur propre compte, du fait que la grande expansion missionnaire en Asie a bénéficié de l’activité des puissances coloniales. Aujourd’hui, pourtant, l’optique tend à être différente: les pays d’Asie ont accédé à leur indépendance depuis un demi-siècle, l’Occident est en grande partie déchristianisé alors que les communautés chrétiennes d’Asie continuent à progresser. On s’intéresse aux racines historiques du christianisme en Asie.

L’origine géographique de la tradition judéo-chrétienne, aime-t-on à rappeler, est en Asie occidentale, chez les pasteurs nomades issus de la civilisation mésopotamienne. Les premières communautés chrétiennes sorties de Palestine se sont implantées solidement en Syrie, en Asie mineure, puis en Perse où elles étaient florissantes avant les invasions musulmanes. De la province romaine d’Asie elles ont gagné le monde gréco-latin à la faveur d’autres cultes orientaux en vogue dans l’Empire.

De Perse, les chrétiens se sont répandus en Inde. Les syro-malabars du Kerala peuvent tracer leur origine à un groupe de migrants venus de Perse au IVe siècle. Au VIIe siècle, le Catholicos de Ctésiphon envoyait en Chine une mission officielle dirigée par l’évêque Abraham. La stèle nestorienne de Xi’an, gravée en 781, atteste l’arrivée de l’évêque ‘Alopen’ à Chang’an en l’an 635.

Au XVIe siècle, à la suite de la renaissance européenne et de la réforme catholique du Concile de Trente, de grands missionnaires jésuites ont jeté les bases d’une symbiose entre le catholicisme et les traditions culturelles d’Asie. Robert de Nobili en Inde et Matteo Ricci en Chine conversaient en amis avec les sages de l’Asie. En Chine, les communautés catholiques de Shanghai et de Hangzhou ont pour fondateurs de grands lettrés confucéens convertis: Paul Xu Guangqi, Léon Li Zhicao et Michel Yang Tingyun. Le christianisme asiatique contemporain puise à ces sources antérieures à l’époque coloniale.

D’une manière générale, les intellectuels catholiques des pays d’Asie, qu’ils soient théologiens, historiens ou romanciers, tendent à mettre en oeuvre une expression de la foi chrétienne dans le contexte de leur tradition culturelle, suivant un principe qualifié dans les milieux ecclésiastiques du nom peu musical d'”inculturation”. Dans les pays où les chrétiens sont bien acceptés et jouissent de moyens importants, leur effort d’inculturation joue en faveur d’une mise en relief des valeurs asiennes. Là au contraire où ils sont faibles, plus ou moins réprimés, voire méprisés, on se méfie plutôt de leurs relations avec l’étranger, on craint les aspects prophétiques et universalistes de leur foi. Il importe donc de mieux situer les milieux chrétiens plus influents.

Germination chrétienne en Asie contemporaine

Qui sont les chrétiens d’Asie aujourd’hui?

A part les Philippines, catholiques à 87%, les chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants ne sont que de petites minorités dans l’immense continent asiatique: minorités plus fortes en Corée (25% en Corée du Sud dont 6% catholiques), au Vietnam (8% de catholiques), en Indonésie (8% dont 3% catholiques), à Sri Lanka (8%), en Malaisie (7% dont 3% catholiques); minorités infimes en Chine (2% sur le continent, 4% à Taïwan), au Japon (1,4% dont 0,34 catholiques), en Inde (1,9%), au Pakistan (1,7%) . Il est vrai que ces minorités sont généralement bien vivantes, en croissance relativement rapide et souvent influentes.

Ilôts ethniques

Au cours de l’histoire, les catholiques de Chine se sont souvent groupés en villages éloignés des centres urbains pour mieux s’abriter des persécutions chroniques. Ces chrétiens sont bien des Chinois de race Han mais qui ont pu être exilés sous l’Empire en pays ouighour ou khazak; d’autres, originaires de la province du Shandong, se sont réfugiés en Mandchourie au cours du XIXe siècle. En Mongolie intérieure, quelque 250 villages catholiques sont composés de migrants chinois Han. Les missionnaires belges de Scheut leur ont permis d’y cultiver des terres qu’ils avaient achetées aux Mongols. Solidement organisés suivant le rituel et les règles de vie catholique, ils forment des bastions chrétiens quasi indestructibles.

En d’autres pays d’Asie comme la Thaïlande et le Cambodge, les catholiques peuvent être de véritables minorités ethniques par la race. Ce sont souvent des Vietnamiens ou des Chinois d’origine, vivant en milieu culturel thaï ou khmer profondément bouddhiste. Dans ces pays, la religion tend à s’identifier à la race, de même qu’en Malaisie, être Malais, c’est être musulman.

La message chrétien a touché plus facilement les groupes minoritaires ethniques ou sociaux: aborigènes de Taïwan, Hmongs de Thaïlande, Zhuang, Sani, Yizu de la Chine du sud, parias en Inde. Plus ou moins rejetés par la société ambiante, économiquement pauvres et de croyances animistes régies par la coutume plutôt que par une doctrine bien structurée, ces minorités étaient plus perméables à l’évangélisation.

Quel est le tonus chrétien de ces convertis?

Distinguons au moins trois cas:

– ceux dont la ferveur chrétienne s’est affadie avec le bien-être matériel. Faute parfois de pasteurs pour la soutenir, ils sont tentés de reprendre leurs pratiques animistes.

– ceux qui demeurent fidèles même en l’absence de pasteurs, mais qui tendent à s’isoler du reste de la population.

– ceux qui font tache d’huile grâce à l’urbanisation et au développement des transports. C’est souvent le cas en Chine où les chrétiens bâtissent de nouvelles églises dans les centres urbains.

Foyers d’influence

Le rayonnement des chrétiens déborde largement leur petit nombre et le cadre des églises. On les connaît par leurs oeuvres, leurs personnalités marquantes, par la presse et les médias qu’ils savent utiliser. Les écoles de mission, généralement très côtées à cause de leur discipline morale et de leur succès aux examens, ont ici et là formé l’élite du pays, des ministres ou leurs épouses, voire même l’impératrice du Japon. De nombreux Japonais adoptent un idéal chrétien sans être baptisés. Ils ont même un certain goût pour les rituels chrétiens qui leur sont accessibles. Une bénédiction du mariage à l’Eglise tend à remplacer la cérémonie shintoïste. Certains hôtels spécialisés dans les noces se passent même de l’Eglise et offrent à leur clientèle un rituel chrétien de leur cru.

Hôpitaux et cliniques tenus par des ordres religieux veillent à un bon accueil des malades en même temps qu’à la qualité des soins médicaux. Les asiles de vieillards où se dévouent sans compter les Petites soeurs des pauvres sont particulièrement appréciés dans des populations qui tiennent au respect des personnes âgées.

En Chine, en Indonésie, au Japon, en Inde, des universités catholiques et protestantes ont contribué à former des personnalités influentes. Des écrivains chrétiens ont su toucher le grand public. Quelques uns, tels le Chinois John Wu dans son ouvrage Par delà l’Est et l’Ouest ont décrit leur itinéraire de conversion, montrant qu’on peut être chrétien sans rien perdre des meilleures traditions asiatiques. Les grands pays d’Asie ont aussi leurs théologiens.

L’Institut allemand Missio, qui publie une bibliographie des études théologiques dans le monde, relève une quarantaine de titres de périodiques pour l’Asie dont 15 pour l’Inde seulement (2). Cette liste est loin d’être exhaustive. Les travaux de théologie abordent les questions de fond sur le sens de la présence chrétienne en Asie. Les nouvelles concernant la vie catholique locale sont glanées par l’agence U.C.A News basée à Bangkok et à Hongkong pour la partie chinoise. Cette information est reprise en français par la Société des Missions étrangères de Paris dans sa publication bi-hebdomadaire Eglises d’Asie (3).

Radio Veritas aux Philippines et divers émetteurs protestants couvrent de vastes secteurs de l’Asie. En divers pays comme à Taïwan, les chrétiens fournissent aussi des programmes de qualité à la télévision locale et produisent un riche échantillonnage de vidéo et audio-cassettes.

Structures continentales

Conscientes de la grande diversité des pays d’Asie, les Eglises catholique et protestantes ont pourtant créé des structures de coordination et de réflexion à l’échelon du continent asiatique. Leur approche pluraliste a permis des échanges d’expérience et une meilleure compréhension des particularités de l’Asie.

La FABC (Fédération des conférences épiscopales d’Asie) a été constituée dans les premières années 70 à la suite du 2ème concile du Vatican. Réunie à Taipei en 1974, elle étudiait d’emblée les conditions d’un développement plus autonome de l’Eglise locale. la Fédération comporte aujourd’hui 6 bureaux (religions, justice sociale,etc.) et une commission théologique (TAC). Cette dernière a organisé un premier colloque théologique international à Pattaya (Thaïlande) du 10 au 16 avril 1994.

Les théologiens y ont fait une analyse poussée des évolutions économiques, sociales et culturelles d’où ils ont tiré une vision renouvelée de la mission de l’Eglise. Ils requièrent une “conscience plus profonde des ressources humaines“, parmi lesquelles “la personne humaine, la famille, la jeunesse et les femmes

“Avec ces ressources humaines et d’autres, l’Eglise doit défier l’ambivalence des réalités asiatiques, utiliser les éléments positifs pour un développement humain…

Nous sommes un petit troupeau en Asie. Nous sommes seulement l’une au milieu d’une multitude de communautés marchant vers une vie plus pleine. Notre contribution spéciale à cette marche est notre ambition d’arriver à une ‘communion de communautés’ qui commencerait avec la famille, une nouvelle manière d’être Eglise qui amènerait le nouveau visage du Christ à l’intérieur même de la société asiatique” (4).

Le théologien indien Félix Wilfred propose une théologie asiatique de l’harmonie qui ne ferme pas les yeux sur les réalités conflictuelles. Il attire aussi l’attention sur les expressions de la foi dans la culture populaire et pas seulement chez les élites. De nombreux théologiens adoptent une attitude très positive à l’égard des grandes religions d’Asie où ils reconnaissent d’authentiques quêtes de vérité. Le “dialogue interreligieux” est une préoccupation fondamentale du christianisme en Asie. Ils soulignent le point suivant:

“Dans un contexte de fondamentalisme religieux, de violence inter-religieuse, de déstructuration sociale et de destruction écologique, nous affirmons la validité de l’intuition de la FABC d’être une Eglise de dialogue. Le dialogue est pour l’Eglise d’Asie le mode premier de la promotion de l’harmonie. Mais comme notre Maître, nous ne pourrons faire avancer l’harmonie qu’en prenant le chemin d’un amour préférentiel pour les pauvres“(5).

Les protestants disposent également d’une structure asiatique de réflexion et d’échanges: c’est la CCA (Conférence chrétienne d’Asie), un organisme qui fêtait ses 38 ans d’existence en 1995.

La première rencontre eut lieu à Prapat en Indonésie en 1957. On y créa d’abord une Conférence des Eglises d’Asie orientale (EACC) avec participation de l’Australie et de la Nouvelle Zélande. Les objectifs furent précisés à la réunion de Kuala Lumpur en 1959:

“La réalisation de l’indépendance nationale, la marche vers un meilleur niveau de vie pour tous et la renaissance des anciennes religions contribuent à créer une situation nouvelle et révolutionnaire pour le commun des hommes…

C’est dire que le peuple chrétien doit pénétrer tous les aspects de la vie de nos peuples, en politique, dans les services sociaux et nationaux, dans le monde de l’art et de la culture, oeuvrer en partenariat réel avec les non-chrétiens et témoigner du Christ dans ces domaines” (6).

L’une des questions auxquelles la CCA s’est trouvée confrontée dès les origines a été celle des ‘valeurs asiatiques’. Le Rev. Ron O’Grady, secrétaire de la CCA de 1973 à 1980, rappelle que dans les années 1950 et 1960 on discutait longuement de ce qui pouvait faire de l’Asie une région distinctive:

“une région de grande pauvreté – qu’en était-il du Japon? une région non chrétienne? Mais les Philippines? une région d’anciennes colonies? Mais la Thaïlande?… La question de l’asianité, poursuit-il, refit surface dans les années 1970 et 1980 quand il y eut de sérieuses violations des droits humains en de nombreux pays. Ferdinand Marcos aux Philippines, Indira Ghandi en Inde, et Park Chung Hee en Corée cherchèrent à étayer leur régime autoritaire en affirmant que les idées asiennes des droits de l’homme étaient différentes des définitions ‘occidentales’ de ces mêmes droits. Ceci leur permit d’être aussi autocrates qu’ils le désiraient et de se cacher derrière l’écran de la différence asiatique…

Une fois de plus dans les années 1990, on nous demande de croire que certaines valeurs asiatiques spéciales rendent la région différente de autres lieux. Celles-ci sont maintenant définies par l’ancien premier ministre de Singapour, Lee Kuan Yew, surtout en termes de valeurs familiales plus fortes en Asie. C’est une perspective qui paraît curieuse lorsque son gouvernement au début de cette année a du passer une loi autorisant les parents à intenter un procès à leurs propres enfants pour assurer leur entretien. Dans quelques années, le mythe actuel des valeurs asiatiques aura rejoint les autres dans la poussière de l’histoire“(7).

L’auteur, visiblement irrité, termine sur ces mots: “Notre unité est dans ce que nous avons choisi et les valeurs qui nous réunissent sont les valeurs de l’Evangile“.

Cette vision quelque peu subjective, formulée d’ailleurs par un Occidental, diffère peut-être quelque peu des positions catholiques. Les documents officiels catholiques requièrent plus d’attention aux réalités culturelles et sociales. Ils soulignent sans doute l’identité des droits fondamentaux de l’homme en Orient et en Occident, mais en notant que leur expression culturelle peut être différente et que le champ d’application des droits secondaires peut varier suivant le degré de développement des pays.

L’Evangile dans le monde asiatique se heurte en fait aux mêmes défis. Catholiques et protestants cherchent à y réfléchir ensemble.

Dynamique conflictuelle

De par leur doctrine,les chrétiens sont ‘dans le monde’, mais ils ne sont pas ‘du monde’. Ils visent à une libération des désirs égoïstes de ce monde et témoignent d’ une révélation de l’amour divin dans le monde. Leur tâche en Asie tire son dynamisme d’oppositions conflictuelles:

Du sacral au séculier

Les peuples d’Asie ont le sens du sacré. Les rituels chinois, shinto, hindous, mélanésiens et autres sont d’une grande richesse d’expression symbolique. La liturgie et les sacrements chrétiens s’inscrivent sans difficulté majeure dans cet univers religieux même si, au cours de l’histoire, ils ont pu se heurter aux rites les plus respectés de la tradition locale. Les gouvernements d’Asie autorisent généralement la coexistence de différents rituels pourvu qu’il y ait respect mutuel entre les religions et soumission aux lois. Les plus grandes difficultés proviennent ici des groupes religieux extrémistes et exclusifs. C’est le cas chez les ‘fondamentalistes’ hindous, musulmans et parfois chrétiens. Les mouvements sectaires bousculent la paix et l’ordre public par leur prosélytisme intempestif. Ils menacent les libertés individuelles quand ils cherchent à promouvoir une société politique entièrement sacralisée. Leurs agissements sont particulièrement nocifs dans des société multiraciales comme celle de Malaisie. Des sectes musulmanes voudraient y imposer à tous la loi islamique, même aux Chinois et aux Indiens de religion bouddhiste, hindoue ou chrétienne.

Certaines sectes soi-disant chrétiennes ne sont pas exemptes d’un prosélytisme intempestif. Mais si les chrétiens soulèvent les inquiétudes du pouvoir politique, c’est plutôt à cause de leurs engagements séculiers. Leur foi en un Dieu unique et transcendant leur interdit une soumission inconditionnelle aux puissances de ce monde. Dans l’Empire romain, les chrétiens furent souvent condamnés à mort pour leur athéisme et leur refus de sacrifier aux dieux de l’Empire. Même leur culte du vrai Dieu a été dénoncé par les prophètes comme hypocrite lorsqu’il servait à couvrir l’injustice. L’Evangile annonce qu’il n’y a pas d’amour de Dieu sans amour du prochain et que le véritable amour du prochain doit révéler concrètement l’amour de Dieu, sa justice et sa vérité.

Les critiques de la religion en Occident ont provoqué une sécularisation accélérée du christianisme, certains abandonnant la pratique extérieure tout en voulant conserver l’esprit de l’Evangile. La sécularisation ne s’impose pas de la même façon en Asie, mais de nombreux chrétiens sont conscients des exigences politiques et sociales de leur foi. Les pouvoirs politiques s’inquiètent de ce qu’ils considèrent comme une ingérence indue dans leur domaine. En 1987, le gouvernement de Singapour a été jusqu’à arrêter une vingtaine de catholiques sous prétexte qu’ils étaient impliqués, plus ou moins à leur insu, dans un ‘complot marxiste’. Les bureaux protestants de la CCA pour leur part, étaient invités à quitter Singapour. C’est que leurs publications se mêlaient d’affaires sociales et risquaient de nourrir une opposition politique à Singapour même ou dans des pays amis.

Conformisme et prophétisme

Des chrétiens conscients des exigences de l’Evangile sont choqués par le mépris des personnes qu’entraînent les transformations rapides de la société asiatique. Ils dénoncent injustices et exploitations. Prêtres ou laïcs, ils s’inspirent souvent d’une ‘théologie de la libération’ qui a repris à son compte certaines grilles d’analyse marxiste. Ces intellectuels chrétiens savent écrire et ce sont leurs articles qui inquiètent les autorités.

Leur utilisation occasionnelle des concepts marxistes de conscientisation et de lutte des classes risque parfois d’attirer le soupçon des autorités et de discréditer leur action. Si leur activisme démocratique était tempéré d’une certaine “inculturation”, ils éviteraient sans doute de faire “perdre la face” aux personnes en charge, apprécieraient d’abord leurs réalisations positives et chercheraient à coopérer avec elles, quelle que soit leur allégeance politique, avant de faire passer leurs griefs. Ils obtiendraient alors plus facilement gain de cause. Si l’analyse des mécanismes d’exploitation est indispensable, il n’en est pas moins utopique de croire qu’un changement global du ‘système’ suffit à résoudre tous les problèmes. Les chrétiens des régimes populaires en ont fait la triste expérience.

En République populaire de Chine où le peuple est au pouvoir, il n’est pas question de laisser les chrétiens exercer leur prophétisme. La ‘libération’ a été accomplie en 1949 par l’armée rouge. Les chrétiens n’en ont pas été les acteurs mais les victimes. Aujourd’hui, ils n’ont le droit d’exister et de s’exprimer que dans un conformisme total aux directives du régime socialiste. C’est ainsi qu’après le nettoyage sanglant de Tiananmen, le 4 juin 1989, les Eglises ont été invitées à prier non pas pour les étudiants massacrés mais pour les soldats et policiers malmenés au cours l’opération. L’intégration politique des religions est très structurée. Chez les chrétiens, les évêques et pasteurs sont ‘aidés’ vigoureusement par les dirigeants ‘patriotiques’ qui reçoivent leurs directives des Bureaux des affaires religieuses, organismes d’Etat guidés eux-mêmes par le Front Uni du Parti communiste chinois.

Nombre de chrétiens, craignant pour l’intégrité de leur foi, n’ont jamais accepté de se soumettre au contrôle des Associations patriotiques. Les dissidents catholiques se sont ralliés autour de leur fidélité au pape. Les dissidents protestants sont surtout des Evangélistes fidèles au principe “il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes”. La simple obéissance aux commandements de Dieu fut d’ailleurs souvent la raison pour laquelle les chrétiens refusèrent leur coopération à un régime qui leur demandait de mentir, voire de tuer des innocents, comme ce fut le cas au cours des campagnes politiques des premières années 1950.

Soucieux d’être bons citoyens, les chrétiens peuvent se soumettre aux régimes les plus autoritaires et même rendre des services fort appréciés de leurs concitoyens. Mais ils ne peuvent se faire les complices d’injustices notoires. Ils doivent alors faire usage du peu de moyens d’intervenir dont ils disposent et chercher l’appui d’autorités compétentes et responsables. Il ne leur appartient pas de ‘changer le système’, sauf si des partis d’opposition bien organisés leur offrent une possibilité de choix. Mais ils se trouvent alors en régime démocratique.

Eglise universelle et communautés locales

L’Eglise du Christ, ‘sacrement d’unité’, vise à rassembler la famille humaine dans l’unité et la paix. Cette perspective universaliste mine de l’intérieur les particularismes locaux et les régimes autarciques. En même temps, cette Eglise n’a d’existence concrète que dans la communauté locale qu’elle rassemble dans un contexte culturel et politique spécifique.

Certaines Eglises protestantes, dans la logique même de leurs origines, ont pu s’adapter plus facilement que les catholiques aux exigences nationalistes des divers pays.

Il existe ainsi une Eglise nationale des Philippines et des Eglises chinoises autonomes sous contrôle gouvernemental.

L’universalité de l’Eglise est beaucoup plus structurée chez les catholiques puisqu’elle se traduit concrètement par le respect de la primauté du pape, successeur de Saint Pierre, chef des apôtres, garant de l’unité des chrétiens et de l’intégrité de la foi. L’exercice de la primauté pontificale exige que l’ensemble des évêques demeurent en communion avec le pape. Quel que soit le droit de regard des autorités civiles, la nomination des évêques doit être approuvée par le pape. Le Saint-Siège peut d’ailleurs favoriser les bonnes relations entre les Eglises locales et les pouvoirs politiques par l’intermédiaire de délégués apostoliques ou de nonces ayant statut diplomatique.

A l’époque coloniale, ces interventions du Saint-Siège au profit des Eglises locales ont été parfois contrecarrées par les puissance occidentales. Aujourd’hui, le Saint-Siège continue à soutenir activement le plein développement de l’Eglise en Asie et le pape Jean-Paul II a déjà proposé la réunion d’un synode de l’Eglise en Asie. Parmi la centaine de cardinaux susceptibles d’être élevés au Siège pontifical, il y a des cardinaux indiens, japonais, indonésien, chinois, coréen, philippin. Quant aux évêques d’Asie, ils sont presque tous asiatiques aujourd’hui.

Christianisme et modernisation

Aussi étrange qu’il paraisse à un Occident toujours en mal de déchristianisation, le christianisme en Asie est associé à la modernité. En 1966, un étudiant chinois de l’université de Singapour s’exprimait ainsi:

“Dans le monde moderne, à cause de l’avance en science et en technologie, la mobilité sociale élevée et la décomposition du système de parenté et de la grande famille, la religion traditionnelle chinoise n’a pas su faire face aux nouveaux besoins du temps. Elle est devenue la religion des femmes et de la vieille génération qui avait été élevée suivant le mode traditionnel. Il y a encore 66% des familles des étudiants qui croient en la religion chinoise. Cependant, la tendance à la sécularisation s’est manifestée clairement chez la vieille génération elle-même. Il y a ainsi 25% des familles dont les parents sont ‘libre-penseurs’ et 7,5% des familles dont les parents croient au christianisme, une religion qui peut faire face aux besoins du monde moderne et qui est moins associée à la magie et à la superstition” (8).

Cette étude portait sur les étudiants de l’université chinoise Nanyang et non sur les jeunes de langue anglaise soi-disant bouillon de culture idéal de la conversion au christianisme suivant le rapport de 1988 cité plus haut.

En Chine même, il est question aujourd’hui d’une ‘fièvre chrétienne’ chez les jeunes et les universitaires. Est-il de bon ton d’être chrétien pour être moderne? Il est peu probable que les jeunes convertis chinois cèdent à un attrait de mode, car il en coûte encore d’être chrétien. Bien des postes intéressants risquent d’être fermés à qui inscrit son appartenance chrétienne sur un formulaire de candidature.

En outre, les réformes économiques de ces dernières années et le développement d’une société de consommation engendrent une mentalité peu favorable aux engagements chrétiens. Le matérialisme pratique de course individualiste à l’argent et au plaisir est bien éloigné d’un esprit chrétien de sacrifice et d’amour désintéressé.

Un grand vide spirituel s’est peut-être créé à la suite d’une perte de foi dans l’idéologie marxiste. Les causes de cette désillusion sont entre autres la corruption de nombreux cadres communistes et à une critique plus scientifique des phénomènes d’aliénation en régime socialiste. Les théories économiques de Marx sont mieux situées historiquement. On découvre aussi les idéaux humanistes du jeune Marx et les sources judéo-chrétiennes de ses vues sur la mission rédemptrice des plus déshérités.

Un groupe de professeurs non-chrétiens dirigé par Liu Xiaofeng, professeur de culture comparée à Shenzhen, a entrepris une étude systématique des théologiens occidentaux. Alors qu’autrefois, on ne s’intéressait qu’aux sciences et techniques de l’Occident, on s’efforce aujourd’hui de déceler les sources de son dynamisme spirituel. On découvre surtout comment le christianisme affronte le mal de façon réaliste, la conscience du péché, le sens de la mort tragique du Christ et l’histoire du salut: autant de thèmes existentiels qui sont absents de la vision chinoise d’une harmonie anthropo-cosmique d’ordre rituel.

D’une manière générale, les peuples d’Asie les plus engagés dans un processus rapide de modernisation sont en même temps bouleversés par la désintégration de leurs normes éthiques traditionnelles. Le témoignage de chrétiens éclairés des pays les plus développés leur suggère que la foi chrétienne peut servir de contre-poison aux effets les plus malsains de la modernisation.

La défense des droits humains fondamentaux par l’Eglise ne les laissent pas insensibles. Leur quête de démocratie ne peut se passer de références éthiques. Elle doit être fondée sur une certaine vision de la dignité humaine et du bien commun. Sans bien connaître la doctrine sociale de l’Eglise, ils savent qu’elle ouvre une voie médiane entre un libéralisme économique anarchique et un collectivisme totalitaire.

Certains signes des temps autorisent une perspective optimiste: fécondées par l’apport chrétien, les grandes traditions culturelles de l’Asie pourraient effectivement connaître un nouvel essor et contribuer au bien-être de la société internationale. L’élaboration d’un christianisme asiatique peut en outre ouvrir une nouvelle étape dans la vie et la pensée de l’Eglise universelle. Tout en trouvant une place dans la panoplie des ‘valeurs asiennes’, le christianisme tend à rompre les murailles des autarcies culturelles les plus conservatrices; mais il favorise en même temps une nouvelle fécondation de la conscience mondiale en faisant connaître en Occident les traditions éthiques de l’Asie. Au seuil du troisième millénaire, les craintes et soupçons du passé semblent céder la place à un horizon de confiance et d’enrichissement mutuel.

Notons enfin que la diffusion en Asie de principes d’origine chrétienne déborde largement le cadre des Eglises catholique et protestantes. Bien que sécularisée et parfois hostile au christianisme, la culture occidentale véhicule encore nombre de valeurs chrétiennes dans ses traditions juridiques, éducatives, sociales. Cette culture réinterprétée dans le cadre de la modernité fournit des modèles à tous les pays en voie de modernisation rapide. Dans la mesure où ces pays cherchent à sauvegarder leurs propres richesses humaines, ils peuvent de leur côté découvrir des soutiens moraux dans les valeurs essentielles de la culture occidentale. C’est ainsi que la Chine contemporaine a pu produire des “chrétiens culturels”, c’est-à-dire des experts en théologie chrétienne qui ne sont pas baptisés et qui ne souhaitent d’ailleurs pas appartenir à une Eglise.

Il est possible que des minorités asiennes puisent dans le ferment chrétien une assurance et un dynamisme qui leur permettent de mieux cultiver leurs valeurs traditionnelles et de faire ainsi lever la masse de leurs énormes populations. Elles pourraient alors faire valoir ces ressources idéologiques face à un Occident vidé de ses références éthiques et y trouver un nouvel atout pour leur essor économique.