Eglises d'Asie

A SULAWESI, LA LONGUE COHABITATION DU CHRISTIANISME AVEC LES PRATIQUES FUNERAIRES LOCALES EST REMISE EN CAUSE

Publié le 18/03/2010




A Sulawesi sud, des influences extérieures mettent en difficulté la longue cohabitation entre les pratiques chrétiennes et les traditions de Toraja. On a voulu faire à Kadong Sulle une belle cérémonie funéraire chrétienne. Fils d’un ministre protestant et employé du ministère des Finances, il ne méritait pas moins. Sulle repose dans son cercueil doublé de satin blanc alors que les hymnes s’élèvent dans la chaleur de la mi-journée. Mais les voix sont parfois couvertes par le bruit des machettes débitant de la viande de buffle à l’extérieur. Peu importe que Sulle ait passé la plus grande partie de sa vie à Jakarta, il est né ici, à Tana Toraja, sur les hauts plateaux de Sulawesi sud connus pour leurs rites funéraires spectaculaires. Ainsi que le veut la coutume locale, la viande de buffle est distribuée soigneusement aux villageois et aux membres du clan selon leur statut social. Les femmes, les cheveux ornés de perles brillantes, guident les invités vers des abris de bambous où l’on mâche des noix de bétel. Les funérailles de Sulle soulignent un phénomène connu depuis longtemps dans cette région qui a fait l’objet de nombreuses études : le christianisme s’est enraciné et il a prospéré en assimilant des rituels de croyances animistes. Le processus a été baptisé inkulturasi (inculturation), et il se retrouve dans l’Eglise catholique minoritaire aussi bien que dans l’Eglise protestante majoritaire.

Depuis qu’en 1917 un missionnaire de l’Eglise hollandaise réformée fut poignardé à mort après avoir essayé de faire cesser une fête rituelle de funérailles, les religieux ont pris le sage parti de la flexibilité. Mais huit décennies plus tard, des influences extérieures, comme l’accroissement du tourisme et les envois de fonds des natifs de Toraja travaillant à l’étranger, sont en train de mettre à rude épreuve la longue cohabitation des traditions chrétiennes avec celles de Toraja.

L’effritement des sociétés traditionnelles sous l’impact du monde moderne est une constatation classique et déprimante que l’on peut faire dans tout le sud-est asiatique. A Tana Toraja, les choses sont cependant un peu différentes. Là, les intrusions du monde extérieur semblent provoquer un repli des habitants vers les traditions et croyances de leurs ancêtres, au grand regret du clergé chrétien des hauts plateaux.

Beaucoup de valeurs du passé réapparaîtront du fait du tourisme“, prédit Cornelius Parintak, directeur de la Sekolah Tinggi Theologi, le séminaire de l’Eglise protestante de Rantepao, “ou peutêtre, en conséquence logique de la modernisation, les gens se retourneront vers la tradition parce qu’ils sont débordés par la vie moderne

En fait, les habitations traditionnelles qui parsèment les rizières et les culs-de-sac de Toraja semblent être sans cesse restaurées. Ces travaux sont financés par des proches qui ont été à l’étranger, ou ailleurs en Indonésie, rechercher un gagne pain. “Tout ceci vient de gens qui travaillent en Malaisie“, dit un homme en montrant une rangée de maisons traditionnelles toutes neuves aux abords du village de Batutumonga. Sous un porche, trois hommes sont en train de fixer une sculpture de tête de buffle. Leurs voisins n’ont pas été à l’église le dimanche précédent pour monter une réserve de grains qui sera ornée de sculptures aux motifs traditionnels.

Mais, c’est lors des funérailles traditionnelles que les modifications dues à l’argent venant de l’étranger se remarquent le plus. Dans certains villages, il n’est pas rare d’égorger 200 buffles d’un coup. La surenchère pour se faire remarquer se porte bien, d’autant plus que les descendants qui contribuent le plus aux funérailles de leurs parents reçoivent la part la plus importante de l’héritage. Les statistiques gouvernementales reflétent l’augmentation importante du nombre de rituels. Les funérailles traditionnelles ont augmenté de 50% l’année dernière, 8 444 buffles ont été abattus, ainsi que plus de vingt-cinq mille cochons. Et il ne s’agit que de chiffres officiels. Pour éviter de payer des taxes d’abattage, les familles en deuil essayent de dissimuler une partie du bétail. Le percepteur de la région pense qu’environ 20% des abattages évitent les taxes. La taxe d’abattage est de 8 000 rupiahs (1,5 US$) par cochon, et jusqu’à cinquante mille rupiahs par buffle. Les familles en deuil essaient par conséquent d’échapper au contrôle des fonctionnaires, assez souvent d’ailleurs avec l’aide de ceux-ci qui n’hésitent pas à coopérer, si “le prix est correct”.

Malgré cela, la taxe d’abattage constitue la part la plus importante des revenus du gouvernement local, bien avant les impôts sur la publicité ou sur les sociétés, et c’est là le problème. Certains fonctionnaires ont essayé de dissuader les villageois de dépenser leurs économies et de s’endetter lourdement pour ces funérailles, mais par ailleurs les sacrifices rapportent beaucoup au gouvernement. “Nous espérons que les taxes sur les hôtels prendront la relève“, dit le receveur régional des impôts. “Nous ne pouvons pas trop compter sur les taxes d’abattage“, ajoute-il, “car, avec le développement de l’éducation la façon de penser des gens changera“.

Les rituels de plus en plus fastueux préoccupent beaucoup les responsables religieux de la province. Un prêtre catholique estime que de telles pratiques encouragent un système de valeurs matérialiste. Avec un aussi grand nombre d’animaux abattus, ceux qui ont peu de moyens financiers sont marginalisés, perdent leurs liens avec les autres, et l’on a tendance à juger les gens sur ce qu’ils possèdent plutôt que sur leur humanité.

La préoccupation de l’Eglise se traduit par une succession de recherches et de consultations internes. Le séminaire protestant de Rantepao a publié récemment un livre de 267 pages, intitulé “La perception chrétienne de Rambu Solo(nom donné aux rites funéraires à Toraja)”. Le livre essaye de renouer la cohabitation entre la tradition de Toraja et la tradition chrétienne. Il essaye aussi d’évaluer quelle part de la tradition a encore pour origine la religion ancienne, appelée Aluk Todolo.

Il y avait déja eu des tentatives pour clarifier la question du rituel. Selon une anthropologue américaine, Toby Alice Volkman, les missionnaires hollandais avaient essayé de déterminer “quels aspects du rituel étaient de simples habitudes, donc acceptables, et quels autres étaient vraiment païens, donc condamnables“. Le livre récemment publié, par la Gereja Toraja (Eglise protestante de Toraja), sur le sujet montre que la différence entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas n’est pas très précise. La confusion se retrouve dans une question de

l’enquête: “Les éléments religieux de rambu solo doiventils être adoptés comme des coutumes par ceux qui ne suivent plus la religion ancienneLes réponses négatives totalisèrent 44%, les réponses positives 38%, et 13% étaient sans opinion. Avec de telles statistiques, les leaders religieux se demandent maintenant si a produit autre chose qu’un fatras. “Beaucoup de chrétiens de Toraja donnent de grandes fêtes dont on ne saisit pas facilement la signification“, regrette le supérieur du séminaire de Rantepao : “Ils font comme les autres, et agissent sans perception des valeurs de base“.

Plutôt que de s’attaquer de front aux rites funéraires, les responsables catholiques et protestants essayent de promouvoir la coopération entre les deux traditions. Des délégués des neuf paroisses catholiques de Tana Toraja sont allés à Rantepao pour des discussions sérieuses sur ce sujet; le sujet a aussi été discuté avec des jeunes lors de camps de formation, en même temps que l’impact du tourisme sur la foi. Des représentants de Bali et de Jogjakarta ont été invités à partager ces discussions.

Pour leur part, les responsables du séminaire protestant de Rantepao s’activent à composer des chants sur des musiques toraja et des paroles incluant des enseignements protestants. Ils continuent à combattre les “tautau“, effigies sculptées en l’honneur des morts, qui sont parfois dérobées et vendues sur le marché international de l’art. Alors que l’ancienne religion exigeait que ces effigies reçoivent le même respect que les vivants, le clergé protestant dit qu’elles doivent être considérées comme des photos sans valeur spirituelle.

De nombreux responsables de la communauté toraja respectent ces efforts du clergé chrétien pour renforcer le sentiment d’identité et de communauté de destin de la population locale. Ils n’en attendent pas des résultats spectaculaires mais plutôt un lent processus de ressourcement spirituel. “Le processus est peutêtre un peu délicat mais je ne pense pas que les religieux de Rantepao rencontreront d’obstacles majeursa déclaré le responsable local de la fondation pour la protection de l’environnement de Tana Toraja : “La jeune génération a été élevée dans les principes chrétiens, et le christianisme peut assimiler la culture traditionnelle. Il suffit d’un peu de compréhension