Eglises d'Asie

DE L’IDEAL A LA REALITE

Publié le 18/03/2010




Introduction

Depuis son indépendance, il y a un peu plus de cinquante ans, l’Indonésie a connu plusieurs changements de son système de gouvernement. Au cours des premiers mois qui ont suivi la proclamation de son indépendance comme Etat-nation, le 17 août 1945, l’Indonésie a adopté un système de gouvernement présidentiel en accord avec la constitution de 1945, décrétée au lendemain de l’indépendance. Mais, en partie à cause de la lutte entreprise pour obtenir la reconnaissance internationale de son indépendance, en particulier à travers les négociations diplomatiques avec les Hollandais, l’Indonésie a changé son

système de gouvernement présidentiel en système de gouvernement parlementaire, sans même changer la constitution. Par la suite, pendant près d’une décennie, sous deux constitutions différentes, à savoir la constitution de la République fédérale d’Indonésie et la Constitution provisoire de la République de 1950 qui en faisait à nouveau une république unitaire, cette expérience du système de gouvernement parlementaire a continué.

Cependant, la pratique d’une “démocratie libérale occidentale” a été un échec, ou plus précisément, ce qui a toujours été considéré en Indonésie comme un échec de la démocratie libérale a été suivi par l’introduction de la soi-disant “Démocratie dirigée”, introduite par le président Soekarno (1). Ce fut en Indonésie ce que l’on appelle la période de “l’Ordre ancien”. Mais la Démocratie dirigée fut abandonnée et discréditée avec la chute de son créateur, le président Soekarno lui-même. Après l’arrivée au pouvoir du général Soeharto, le pays a de nouveau expérimenté ce que l’on a appelé la “Démocratie Pancasila” (2). Il me paraît utile de noter néammoins que, selon le président Soekarno, la Démocratie dirigée était déjà influencée par le Pancasila, et qu’elle était fondée aussi sur la constitution de 1945. Cette constitution fut réinstaurée par un décret présidentiel du 5 juillet 1959, qui prononçait en même temps la dissolution de l’Assemblée constituante qui n’avait pas réussi à mettre en oeuvre une nouvelle constitution, comme il avait été prévu par la constitution de 1945.

L’assemblée constituante était née de la première élection générale qui avait eu lieu en 1955, en même temps que la Chambre des représentants. Celle-ci aussi fut ensuite dissoute par le président Soekarno qui la remplaça par une Gotong Royong (3), Chambre de représentants qu’il avait lui-même nommés. Il créa aussi de la même manière l’Assemblée consultative provisoire du peuple, afin de préparer la “Démocratie dirigée”, parce qu’une élection générale n’avait pas encore donné naissance à l’assemblée consultative du peuple telle qu’elle avait été prévue par la constitution.

Ainsi, en dépit de changements continuels dans le système de gouvernement, la grande division de ces cinquante dernières années a été entre la période dite de “l’Ordre ancien” sous le président Soekarno, et celle de “l’Ordre nouveau” sous le régime du président Soeharto. Cette division est fondamentale en termes d’orientation idéologique, de style et de priorités données dans les domaines de la politique intérieure comme étrangère. L’événement historique qui a fait passer l’Indonésie d’une époque à l’autre fut le coup d’Etat avorté du Mouvement du 30 septembre 1965, dirigé par le Parti communiste indonésien, aujourd’hui interdit. Cet essai de coup d’Etat a été, jusque ces dernières semaines, le seul événement de l’histoire de l’Indonésie indépendante qui ait fourni l’occasion d’un changement de direction à la tête de l’Etat, et il fut accompli de manière violente.

Cet article mettra l’accent sur les développements récents de l’histoire indonésienne (ndlr. jusqu’à la démission du président Soeharto), en tenant compte de l’arrière-plan général fourni par les trente-deux ans de l’Ordre nouveau établi par le même président Soeharto. Ce sera une tentative modeste d’analyser, de manière critique, comment ce régime a réussi ou non à se rapprocher des idéaux qu’il avait lui-même établis en arrivant au pouvoir, et en fondant sa légitimité sur la condamnation de ce qui était perçu comme les échecs, les étroitesses et même les “déviations” de “l’Ordre ancien” du président Soekarno. En même temps, le régime de “l’Ordre nouveau” revendiquait son adhésion à la constitution de 1945, dont la ré-instauration avait été décrétée par le président Soekarno, et à la même idéologie d’Etat qui y était inscrite. Nous évaluerons brièvement comment, sous “l’Ordre nouveau” établi par le président Soeharto, le pays a navigué entre idéal et réalité. Nous donnerons ensuite un bref compte rendu de l’engagement des catholiques dans la vie politique indonésienne. En couvrant ainsi un peu plus d’un demi-siècle d’histoire de l’Indonésie, nous ne pourrons pas éviter des simplifications abusives.

Les idéaux de l’Ordre nouveau

Au départ, il nous faut bien comprendre que l’Ordre nouveau n’est pas à strictement parler un système nouveau. En effet, dans son premier discours présidentiel donné au cours de la session plénière de la Chambre des représentants, le 16 août 1967, en commémoration du vingt-deuxième anniversaire de la proclamation de l’indépendance indonésienne, le président Soeharto exprime la signification et les aspirations du nouveau régime en ces termes : “Le fondement idéologique de l’Ordre nouveau ne se trouve nulle part ailleurs que dans le Pancasila; le fondement de l’Etat de l’Ordre nouveau ne se trouve nulle part ailleurs que dans la constitution de 1945; et le fondement de l’état d’esprit qui anime l’Ordre nouveau se trouve dans sa fidélité entière aux intérêts de la population générale; nous sommes en train de purifier tout cela en en écartant toutes les formes de déviation, ou leur utilisation pour autre chose que les intérêts du peuple” (4).

Soeharto définissait l’Ordre nouveau comme “une réaction destinée à corriger toutes les formes de déviation perpétrées par l’Ordre qui était jusque-là au pouvoir et qui sera désormais appelé ‘l”Ordre ancien’“. Ensuite, il expliquait les différentes déviations auxquelles il voulait s’attaquer : “Déviation du Pancasila, et de la constitution de 1945, qui a eu des conséquences graves et profondes… Les droits de l’homme ont disparu car tout est déterminé par la volonté de l’autorité. Les garanties et les protections légales n’existent pratiquement plus… Le principe de la souveraineté est devenu un principe vague; ce qui existe est la souveraineté des dirigeants… Les richesses de l’Etat ont été utilisées pour des intérêts personnels… Le système d’économie dirigée est devenu en pratique un système de passe-droits qui a favorisé les amis proches de l’autorité” (5).

Il ajoutait que le fondement de l’Etat avait été graduellement abandonné au point que celui-ci était devenu un Etat “fondé sur le pouvoir” et qu’il assumait les caractéristiques d’un “absolutismeLe pouvoir suprême n’était plus dans les mains de l’institution suprême de gouvernement du système politique indonésien, qui était alors l’Assemblée consultative provisoire du peuple, mais entre les mains du “grand dirigeant de la Révolutionc’est-à-dire le président Soekarno lui-même. Le président n’était pas subordonné à l’Assemblée consultative du peuple. Tout au contraire, c’était celle-ci qui était subordonnée au président (6).

Le défi de la justice sociale

En dépit du concert de louanges qui a accueilli, jusqu’à il y a quelques mois, l’histoire du succès du développement économique de l’Indonésie conçu en termes de croissance économique, de développement des infrastructures physiques, d’amélioration de l’autonomie alimentaire, et de meilleur contrôle démographique grâce au succès relatif des programmes de planification familiale, il est généralement reconnu qu’il y a eu un élargissement rapide du gouffre entre les riches et les pauvres. Ce phénomène est particulièrement évident dans les centres urbains. Le gouvernement a admis, dès 1994, qu’il “restait” approximativement vingt-cinq millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté (7). La prise de conscience du problème fit qu’une attention particulière fut portée à ce que l’on appela les “villages retardatairesau cours d’une campagne qui avait pour ambition d’éradiquer la pauvreté.

Cependant, ce qui a fait défaut dans l’approche du problème de l’injustice sociale, c’est que, tant dans les discussions sur le problème que dans les tentatives de le résoudre, l’accent a été mis exclusivement sur le problème de la pauvreté. L’injustice sociale a en effet deux dimensions, c’est-à-dire le problème posé par les très riches qui sont peu nombreux et celui posé par la majorité de la population qui est pauvre. C’est cela qui crée le problème du “gouffre”. Puisque le problème est à deux dimensions, la recherche d’une solution devrait aussi être à deux dimensions. Si l’on ne s’occupe que de la pauvreté, même avec un certain succès, le problème de l’injustice sociale ne sera pas résolu à moins qu’on ne se préoccupe en même temps de réduire ou de mettre des limites à l’accumulation de richesses par quelques-uns, ce qui pourrait être fait par exemple par l’adoption d’un système approprié de taxation, plus efficace que celui qui existe à l’heure actuelle. Il faut en effet garder à l’esprit que ce n’est pas la pauvreté en elle-même, mais le “gouffre”, la disparité entre riches et pauvres qui sont les véritables menaces contre la stabilité sociale. Aussi, il est grand temps que la prétendue “approche de sécurité et de prospérité” au développement, qui a été depuis le début et jusqu’ici appliquée par le régime de l’Ordre nouveau soit transformée. Selon moi, il faudrait avancer vers la prospérité dans la justice, car seule une prospérité fondée sur la justice peut garantir la paix et la stabilité de la société.

On a le droit d’estimer qu’il y aura toujours des conflits d’intérêts entre différents individus, entre différents groupes dans une société, ou entre différents Etats dans le domaine de la politique internationale. Il y a fondamentalement deux manières de résoudre de tels conflits, au niveau international comme au niveau de la politique intérieure. La première est l’utilisation de la force et des moyens violents. En utilisant la force, les forts domineront certainement et obtiendront ce qu’ils veulent au mieux de leurs intérêts propres. Mais ce n’est pas la manière juste de résoudre un conflit d’intérêts que d’utiliser la méthode des communistes qui veulent détruire toutes les autres “classes”. Si la position se retourne cependant et si les perdants ou les faibles deviennent plus forts, ils essaieront certainement de se venger de leurs défaites et de leurs pertes. Il s’en suivra un autre conflit. Ceci peut continuer indéfiniment et il n’est pas possible à ce moment-là de parler de paix et de stabilité.

Pourtant, si un conflit d’intérêts est résolu par des moyens pacifiques, c’est-à-dire par un contrat entre les individus ou les parties concernées, contrat qui, la plupart du temps, prendra la forme d’un compromis que ce soit dans le sens juridique ou politique, l’accord est considéré comme juste et on y voit en fait le travail d’un principe de justice. Il n’y a pas d’autre conflit qui puisse se profiler à l’horizon puisque aucune des deux parties n’estime qu’il y a injustice dans l’utilisation de ces moyens pacifiques d’arriver à un accord.

Par ailleurs, le problème de l’injustice doit être traité de manière plus complète par la mise en oeuvre d’une législation appropriée plutôt que d’une manière ponctuelle “Ad hocIl n’est sûrement pas suffisant d’en appeler à la générosité des riches à l’égard des pauvres, même en appliquant une forte mesure de pression politique, comme le gouvernement de Soeharto l’a fréquemment fait. En plus d’un système d’imposition destiné à définir une limite à l’accumulation des richesses personnelles, comme nous l’avons dit plus haut, il faudrait, à l’autre bout de la chaîne, que, par exemple les régulations concernant le salaire minimum des ouvriers soient respectées strictement et de manière cohérente.

L’injustice ne s’applique pas seulement aux relations entre individus mais aussi entre les groupes économiques dans la société, c’est-à-dire entre les économiquement faibles et les groupes forts qui sont les acteurs de l’économie indonésienne. On relie habituellement ces données, de manière non nécessaire et à mon avis erronée, à des différences d’origine ethnique ou raciale, en particulier en ce qui concerne les Chinois (8). Mais les images et les perceptions sont souvent plus importantes que les réalités. Et même s’il est vrai qu’il y a de nombreux groupes financiers chinois – ce qui est un phénomène dont l’origine est ancienne et remonte aux temps de la colonisation – il existe aussi un nombre croissant d’entrepreneurs que l’on dit “indigènes”. Malheureusement, la plupart de ceux qui font partie de ces deux groupes sont aussi ceux qui jouissent de relations politiques dans la société. C’est là que l’on retrouve le problème de la collusion entre le monde des affaires et le gouvernement. Dans ce domaine, il faut noter, en même temps que l’absence d’un système approprié d’imposition, comme nous l’avons déjà dit, l’absence d’une loi contre les monopoles ou les “trusts”. Aucune législation n’a non plus été mise en oeuvre pour répondre à l’article 34 de la constitution, qui précise que les pauvres et les enfants abandonnés doivent être pris en charge par l’Etat.

En effet, l’unité nationale ne peut être maintenue que sur la base de la justice sociale. Ceux qui se sentent désavantagés, défavorisés ou qui estiment souffrir de discrimination n’auront pas une propension naturelle à faire l’unité avec les privilégiés. En fait, les références ou les allusions à la caractéristique ethnique ou raciale, en ce qui concerne les Chinois ou ceux que l’on appelle les “indigènes”, à l’intérieur de la dichotomie entre riches et pauvres, comme dans la différenciation entre groupes économiquement faibles et groupes économiquement forts, sont une régression par rapport à l’idéal d’unité nationale. Mais ce n’est pas tout. Alors que beaucoup de progrès ont été accomplis vers l’unité nationale, spécialement en ce qui concerne les origines ethniques, linguistiques et culturelles, peut-être parmi d’autres raisons, à cause du progrès dans la communication et le développement de la langue nationale, cela n’est pas le cas en ce qui concerne la race, particulièrement avec cette dichotomie entre “Chinois” et “indigènes” (9), et ce n’est pas le cas non plus en ce qui concerne la religion, particulièrement quand on parle de la majorité de la population et du reste de la population, ce qui signifie souvent les chrétiens. La première indication en a été la naissance de l’Association indonésienne des intellectuels musulmans (ICMI) et ce qui s’est produit par la suite.

En effet, alors qu’il est souvent affirmé que dans l’Etat Pancasila il n’y a pas de distinction entre la majorité et les minorités, il apparaît souvent que, non seulement il y a une telle distinction, mais aussi que cette distinction est presque toujours uniquement comprise en termes de religion. L’impression est ainsi créée que la majorité a droit à certains privilèges politiques et sociaux.

Il est possible que ce phénomène fasse partie de l’héritage ou des restes des aspirations passées des musulmans pour créer une sorte d’Etat islamique théocratique. Néammoins, on ne peut pas exclure la possibilité que, chaque fois qu’un groupe social se sent, à tort ou à raison, privé de ses droits propres et de sa place dans la société, que ses aspirations ne sont pas suffisamment prises en compte dans le système politique en place, ce soit une indication sérieuse que le système en place ne marche pas, ou que l’Etat ne remplit pas ses devoirs. Alors, certains peuvent essayer de canaliser ces aspirations à travers un système alternatif. Le moyen le plus efficace d’obtenir un soutien de masse pour des aspirations politiques dans un mouvement politique est de faire appel à la religion, souvent accompagnée du sentiment de solidarité raciale. La clé du problème de la justice sociale, et donc de l’unité nationale, est la démocratisation ou la réforme démocratique.

Le défi de la démocratisation

Il est intéressant de noter qu’il y a beaucoup de choses en commun entre la “démocratie dirigée” du président Soekarno, et la “démocratie Pancasila” de l’Ordre nouveau fondé par son successeur, le président Soeharto. Tous les deux ont aigrement condamné ce qu’ils appellent la démocratie “occidentale” ou “libérale”, à cause de son “individualisme”, et de ses “libertés individuelles” sans frein. Tout cela, disent-ils, est contraire à la culture et à l’identité indonésiennes, marquées par l’esprit de famille ou le principe familial, et l’esprit ou le principe du gotong royong ou coopération mutuelle. Aujourd’hui, ces termes et même le mot de “libéral” souffrent d’une connotation négative dans le pays. L’Ordre ancien comme l’Ordre nouveau prétendent avoir trouvé le type de démocratie approprié, à savoir la “démocratie indonésienne”, dans la constitution de 1945. C’est pourquoi le régime de l’Ordre nouveau a continué d’adhérer à la constitution de 1945, qui avait été auparavant ré-instaurée par le président Soekarno, par un décret du 5 juillet 1959. Soeharto a fait cela en dépit de toutes ses condamnations à l’encontre de l’Ordre ancien, précisément pour avoir dévié de cette même constitution. Tous les deux ont estimé que l’expérience de la démocratie occidentale, parlementaire et libérale, avait été un échec du système. Ils n’ont pas songé à accuser les Indonésiens eux-mêmes et en particulier les partis politiques et leurs dirigeants de l’époque, pour la manière dont ils ont pratiqué le système. Ceci a été une donnée constante pour l’Ordre ancien comme pour l’Ordre nouveau.

Pour évaluer les progrès accomplis sous la “démocratie Pancasila“, dans le régime de l’Ordre nouveau, peut-être que les mêmes critiques portées à l’Ordre ancien par l’Ordre nouveau pourraient être appliquées (10). Les pouvoirs du président ont continué d’augmenter en dehors du contrôle de la loi. Au lieu que le président soit subordonné à l’Assemblée consultative, comme il est stipulé par la constitution, la pratique actuelle est exactement le contraire. Ceci s’applique aussi à la Chambre des représentants, dont les membres forment la moitié de l’Assemblée consultative et qui est supposée contrôler le pouvoir exécutif. Ceci semble être dû au fait que la majorité des membres de l’Assemblée consultative sont nommés par le président lui-même, mais aussi au fait que tous les candidats à la Chambre des représentants ou à l’Assemblée consultative sont passés par ce que l’on appelle “le triage spécial”, bien avant les élections générales ou avant leur nomination. Par ailleurs certains ministres en activité ont aussi été nommés membres de l’Assemblée consultative et même membres du comité exécutif de l’Assemblée, qui prépare son ordre du jour. Ceci explique l’influence exercée, à son avantage, par le pouvoir exécutif sur les décisions de l’Assemblé consultative.

De plus, parce que les membres de la Chambre des représentants représentent davantage leurs partis politiques respectifs que le peuple en général ou leurs circonscriptions, et parce que les partis ont le pouvoir de rappeler éventuellement les représentants qui se montreraient récalcitrants au sein de la Chambre, l’indépendance réelle des membres de cette Chambre des représentants est sujette à caution. La possibilité d’être “rappelés” menace leur position ou leur travail, et donc leurs moyens de vivre, au moins pour une grande majorité d’entre eux. Leur position s’est constamment affaiblie. Ils sont aujourd’hui incapables d’exercer leurs droits et de remplir leurs fonctions, en particulier celle qui consiste à contrôler le pouvoir exécutif. Ceci revient à dire qu’il n’y a pas de mécanisme effectif à travers lequel les vues de la Chambre des représentants pourraient affecter en quoi que ce soit les décisions politiques ou leur exécution par le pouvoir exécutif.

En fait, même les méthodes de travail qui ont été mises en place en pratique leur rendent impossible l’exercice de leur droit de proposer une législation. Ceci ne veut pas dire que d’éventuelles initiatives de la Chambre des représentants en matière de législation seraient une affaire simple, car il n’y a pas de mécanisme qui puisse permettre de sortir de l’impasse dans le cas où le président opposerait son veto à l’initiative des parlementaires.

Le fait qu’il y ait eu, depuis le début de l’année, une série de manifestations de jeunes, étudiants d’université ou ouvriers, à propos de plusieurs problèmes, alors même que les élections générales venaient d’avoir lieu, que l’Assemblée consultative s’était réunie et qu’un nouveau gouvernement avait été créé, indique clairement que les institutions de l’Etat ne fonctionnent pas. Ceci est particulièrement vrai de la Chambre des représentants par rapport au pouvoir absolu de l’exécutif. La même chose peut être dite de l’institution judiciaire dont l’indépendance par rapport au pouvoir exécutif est très douteuse comme le montrent les divers cas que nous mentionnerons plus loin. Le système politique semble s’être sclérosé, ce qui rend la communication presque impossible sauf dans un sens, du sommet à la base.

C’est peut-être parce qu’ils reconnaissaient cette situation que, pendant un certain temps, les dirigeants gouvernementaux ont encouragé l’ouverture. Il est évidemment difficile de déterminer les limites de l’ouverture. Néammoins, l’interdiction par le gouvernement de deux magazines hebdomadaires, Tempo et Editor, ainsi que d’un quotidien, Detik, ramena cette “ouverture” à des limites bien en deça de ce que l’on pouvait espérer (11).

En même temps que la liberté d’expression, la liberté d’association est restée fondamentalement bloquée (12). Un syndicat indépendant, qui était en train d’émerger, a été interdit et son dirigeant le plus connu condamné à la prison. Tout en n’étant pas interdite, une association indépendante de journalistes a pu pendant quelque temps continuer à faire paraître sa publication sans reconnaissance officielle. Plus tard, cette publication a cependant été interdite et trois personnalités de l’association furent arrêtées, présentées au tribunal et condamnés à des peines de prison. Cette publication a pourtant continué de paraître, et aucune action n’a été entreprise par le gouvernement contre elle.

La crise du Parti démocrate indonésien

Ce n’est pas la première fois que le Parti démocrate indonésien connaissait une crise au niveau de sa direction. Mais ce qui est arrivé en 1996 était une ingérence brutale et crue du gouvernement dans les affaires internes d’un parti politique. Le prétexte a toujours été que le gouvernement, le ministère de l’Intérieur en particulier, fonctionne comme pembina politik ou gardien-guide de la politique. Quand le gouvernement s’ingère de cette manière dans les affaires internes non seulement des partis politiques mais aussi des organisations de masse, c’est toujours en relation avec l’élection de leurs dirigeants.

Ainsi, auparavant, le gouvernement avait refusé de reconnaître Soeryadi comme président du Parti démocrate indonésien, sous le prétexte que son élection avait été légalement défectueuse, bien qu’il ait été élu à l’unanimité par le congrès du parti à Medan en 1993. Mais quand, plus tard, il échoua à organiser un congrès du parti à Surabaya pour procéder à de nouvelles élections, une assemblée nationale du parti démocrate fut réunie, dont le résultat fut l’élection de Megawati Soekarnoputri, fille aînée du légendaire ancien président Soekarno. C’est le moment que choisit à nouveau le gouvernement pour commencer à harceler Megawati de différentes manières. Avec l’aide de celui qui était alors ministre de l’Intérieur, Yogie S.M., et du commandant en chef des forces armées, le général Faisal Tanjung, le gouvernement prit le parti des dirigeants évincés et soutint leur initiative d’organiser un autre congrès du parti démocrate, sous prétexte que les dirigeants évincés avaient le soutien de la majorité des sections du parti.

C’est ainsi que, du fait d’une pression continue, le parti démocrate finit par craquer. Il se déchira en deux camps, l’un soutenant Megawati Soekarnoputri, l’autre favorable à Soeryadi, chacun des camps revendiquant la légitimité de sa direction. Le gouvernement ayant soutenu l’organisation du congrès, personne ne fut surpris qu’il soutienne et reconnaisse le nouveau conseil d’administration et Soeryadi comme président du parti démocrate. La raison donnée par le gouvernement fut que le congrès organisé par les amis de Soeryadi était légalement et constitutionnellement valide puisqu’il avait été organisé selon les statuts du Parti démocrate indonésien.

Comme on pouvait s’y attendre, le congrès du Parti démocrate, soutenu par le gouvernement, qui se tint à Medan du 20 au 22 juin 1996, ne fut pas la fin d’une crise de la direction du parti, mais le début d’une nouvelle crise (13). Le déchirement au sein du parti était à ce moment-là encore plus grave qu’auparavant, surtout depuis que le gouvernement avait accordé son soutien à un groupe dissident sous la direction de Fatimah Achmad. La raison invoquée était la différence d’interprétation de certaines provisions des statuts du parti démocrate, en particulier en ce qui concerne la possibilité de réunir un congrès du parti pour essayer de résoudre la crise.

Reflétant en cela le système politique indonésien, le parti démocrate ne semble pas avoir de provision dans sa constitution qui permette de résoudre un tel problème. En principe, les membres du parti doivent avoir le dernier mot. Mais, à l’extérieur du forum fourni par un congrès, comment pourraient-ils exercer leur pouvoir ? Comment est-ce que des membres du conseil d’administration, comme Fatimah Achmad et les autres dirigeants dissidents, pouvaient-ils revendiquer le soutien d’une majorité des membres du parti et exploiter cette affirmation pour organiser un congrès ? Est-ce que ces dirigeants dissidents ne devaient pas leur position au sein du conseil d’administration à Megawati qui était alors présidente du parti ? Cela ne signifie-t-il pas que ces dirigeants dissidents avaient accepté son élection à la tête du conseil d’administration au cours de la dernière Musyawarah Nasional, ou assemblée générale, qui s’était tenue à peine trois ans auparavant ? Cela ne signifie pas forcément que son élection avait été valide du point de vue des statuts du parti, mais ce n’était pas la question qui était posée.

Evidement, ils avaient pu estimer que la direction proposée par Megawati était décevante, ou n’était pas de leur goût, pour quelque raison que ce soit. Ils pourraient bien avoir raison, mais ce n’est pas le problème. Ce qu’ils ont fait a probablement créé un précédent dangereux pour le parti démocrate indonésien. A l’avenir, ce parti pourrait connaître des crises de direction à répétition, marquées par des luttes et des divisions internes, chaque fois qu’un dirigeant serait jugé, avant la fin de son mandat, comme n’étant pas à la hauteur.

L’attitude du gouvernement a été stupéfiante tout au long de cette crise. Curieusement, en plus, il semblait revendiquer l’autorité de fournir une interprétation correcte des statuts du parti, favorable au groupe dissident. Ceci ne pouvait que créer l’impression que, plus que tout le reste, le soutien du gouvernement à l’organisation du congrès dissident du parti était motivé par son désir de se débarrasser de Megawati, pour les raisons que l’on peut deviner.

En premier lieu, depuis que Megawati était entrée au parti démocrate indonésien, les deux élections générales qui avaient eu lieu lui avaient permis à chaque fois d’augmenter le nombre de ses voix. Par conséquent, avec Megawati comme présidente du parti et surtout avec la personne de Megawati sous l’ombre tutélaire de son défunt père, le président Soekarno, et à condition que les élections soient honnêtes, le parti démocrate aurait pu mettre en question la toute puissance du Golkar aux élections générales de 1997. Ceci ne veut pas dire nécessairement que le Parti démocrate aurait pu obtenir une majorité simple, mais il aurait pu offrir une alternative viable au Golkar et au régime en place. En même temps, cela aurait pu refléter la perte de popularité du Golkar et du régime de l’Ordre nouveau.

En second lieu, même si le Golkar devait encore obtenir une majorité simple, ce qui a été d’ailleurs le cas, il n’était pas inconcevable d’imaginer que le Parti démocrate indonésien, avec Megawati, aurait pu s’opposer à la nouvelle candidature et à la réélection par acclamations du président Soeharto. Ce n’était pas quelque chose de tolérable pour un régime habitué à un soutien “unanime”. Le Golkar et le régime en place auraient pu avoir affaire à une telle confrontation si le Parti démocrate indonésien s’était abstenu ou avait voté contre la nomination et l’élection d’un président par l’Assemblée consultative. Il était même possible que Megawati elle-même soit nommée par son parti et se porte candidate à la présidence, même si on peut estimer que ses chances de gagner auraient été minimes.

En dépit de ses conseils continuels, prônant l’unité et le dialogue pour surmonter la crise du parti démocrate, le gouvernement était bien déterminé à soutenir tout groupe dissident du parti qui s’opposerait à Megawati, et cela, sans mesurer sérieusement les conséquences. Pendant ce temps là, Megawati continuait de garder un profil bas. Mais dans son cas, il est possible qu’une autre manière de faire n’aurait servi qu’à justifier les ingérences et les tracasseries continuelles du gouvernement. Cette attitude pouvait pourtant coûter à Megawati le soutien d’un certain nombre de ses amis, mais c’est sans doute un risque qu’elle avait calculé.

Il est possible que le gouvernement ait prévu qu’il y aurait de fortes réactions à son action et à son soutien affiché du congrès réuni par les dirigeants rebelles du parti démocrate, et pas seulement de la part des partisans de Megawati à l’intérieur et à l’extérieur du parti. Par contre, ce qui ne semble pas avoir été prévu par le gouvernement était l’ampleur de cette réaction et la longue durée du soutien populaire à Megawati. Ceci se refléta dans des manifestations de masse continuelles, non seulement à Jakarta, où se trouvait le quartier général du parti démocrate toujours occupé par les partisans de Megawati, mais aussi dans de nombreuses villes du pays. Les manifestants protestaient contre le congrès de Medan et contre l’ingérence du gouvernement dans les affaires internes du parti, en particulier son soutien affiché pour le congrès des dissidents. Depuis lors, Megawati est devenue un symbole, un point de ralliement pour tous ceux de plus en plus nombreux qui demandent un changement, des réformes, une plus grande liberté, davantage de démocratie, toutes demandes qui, au moment où nous écrivons, n’ont toujours pas trouvé de canaux efficaces pour s’exprimer.

Armés d’une légitimité nouvellement acquise, avec le soutien total du gouvernement et des forces armées, le 27 juillet 1996, les partisans du groupe Soeryadi prirent possession par la force des locaux du quartier général du parti démocrate indonésien qui étaient encore aux mains des partisans de Megawati. En dépit des dénégations officielles, chacun reconnaît aujourd’hui le rôle joué dans cette affaire par les militaires. Pendant les émeutes qui s’en suivirent, plusieurs personnes furent tuées, d’autres furent blessées, et beaucoup d’autres arrêtées. Plusieurs bâtiments de Jakarta furent incendiés. Cette journée de tragédie, non seulement pour le parti démocrate indonésien mais aussi pour toute la nation indonésienne, est aujourd’hui connue comme “le samedi noir”. Comme on pouvait s’y attendre, les chiffres annoncés par le gouvernement ne correspondaient pas à ceux qui furent publiés ensuite par la commission nationale des droits de l’homme. Celle-ci estima qu’il y avait eu cinq morts, 149 blessés, et que 74 personnes étaient portées disparues (14). Les révélations de la commission furent accueillies avec surprise dans les milieux gouvernementaux qui avaient parlé de quatre morts et de 28 blessés, sans mentionner aucune disparition. Le président Soeharto mit la commission au défi de prouver la véracité de ses chiffres (15).

Curieusement, ce ne sont pas les partisans du groupe Soeryadi, qui avaient forcé les portes du quartier général du parti démocrate avec le soutien notoire des forces de police, qui furent accusés d’avoir perturbé l’ordre public. Dans un discours guerrier, prononcé à la fin du coup de force, le nouveau secrétaire général du parti, Buttu Hutapen, avait d’ailleurs chaleureusement remercié les forces de l’ordre qui avaient participé à l’attaque en règle du bâtiment, une scène que des millions de téléspectateurs purent voir sur leurs écrans de télévision. Ce sont les partisans de Megawati et ceux qui furent accusés d’avoir exploité les émeutes à leur avantage qui furent jugés coupables de la tragédie du samedi noir. En plus des partisans de Megawati, les principaux boucs émissaires furent par conséquent le tout nouveau Parti démocratique populaire, créé par de jeunes étudiants militants, et certaines organisations non gouvernementales qui furent accusées d’avoir incité à l’émeute en prenant une part active dans le forum ouvert à l’intérieur de la propriété qui abritait les locaux du parti démocrate indonésien, pendant qu’ils étaient encore occupés par les partisans de Megawati. Au cours de ce forum, des débats et des interventions avaient lieu jour et nuit, la plupart des intervenants critiquant le gouvernement. Aussi bizarre que cela puisse paraître, ils furent accusés de subversion et de fomenter une révolte pour faire tomber le gouvernement. L’une des organisations non gouvernementales accusées était l’Institut social de Jakarta, dirigé par un jésuite, le P. Sandiawan Sumadi, qui était active depuis des années dans l’aide aux pauvres, les sans abri et les destitués. Le P. Sandiawan Sumadi fut accusé d’avoir hébergé des dirigeants et des membres du parti démocrate populaire. Toutes ces organisations non gouvernementales, et plus particulièrement le parti démocrate indonésien et la fédération indépendante des syndicats furent assimilés au Parti communiste indonésien, interdit depuis longtemps. Ils furent donc accusés d’être sous l’influence des communistes. En même temps que le dirigeant syndical Muktar Papahan, et les leaders du parti démocrate indonésien, 124 membres du parti démocrate indonésien, partisans de Megawati, furent arrêtés, détenus, interrogés et jugés pour “actes de violence” (16). Plus tard, soixante autres partisans de Megawati furent aussi présentés devant un tribunal (17).

Encore un peu plus tard, la commission nationale des droits de l’homme publia une révision de ses chiffres. Le nombre des personnes manquantes, dont la plupart étaient des partisans de Megawati, n’était plus de 74 mais de 23. Par contre, la commission confirma ses premiers chiffres concernant les morts et les blessés (18), ajoutant que 136 personnes se trouvaient aux mains de la police (19). Plus révélatrice cependant fut la déclaration de la commission qui affirmait que les autopsies médicales qui avaient été conduites prouvaient que les deux premières victimes avaient été tuées par des instruments tranchants et que la cinquième avait été tuée par balles. Ceci était en contradiction flagrante avec les affirmations du commandant militaire de Jakarta, le major général Sutiyoso, qui avait fortement démenti toute utilisation des armes à feu par ses troupes au cours des émeutes (20).

La commission nationale des droits de l’homme n’hésita pas non plus à impliquer le gouvernement et les militaires dans les troubles causés par la violente occupation des locaux du parti démocrate indonésien, destinée à expulser Megawati : “Le gouvernement et les forces de sécurité se sont excessivement engagés et ont manqué de neutralité dans leur fonction de supervision des affaires politiques et celles concernant la sécuritéLa commission recommanda que 200 partisans de Soeryadi, qui étaient responsables de l’attaque conduite contre les locaux du parti, soient interrogés et inculpés selon la loi, de la même manière que le gouvernement avait traité ceux qui étaient impliqués dans les émeutes qui avaient suivi. Le secrétaire général de la commission, Baharuddin Lopa, qualifia l’attaque contre le quartier général du parti démocrate d'”acte criminelIl déclara que “tous les coupables devaient être interrogés, y compris Soeryadi” (21). Il est intéressant de noter que le gouvernement promit d’étudier le rapport de la commission (22), mais les chefs des forces armées ne jugèrent même pas utile d’y répondre (23).

Megawati fit ce qui semblait la seule chose qu’il était possible de faire pacifiquement dans ces circonstances, elle porta plainte devant un tribunal contre ceux qui étaient responsables de l’organisation du congrès dissident de Medan, y compris le ministre de l’Intérieur, le commandant des forces armées, et les dirigeants dissidents du parti démocrate indonésien. Comme on pouvait s’y attendre sa requête fut rejetée par le tribunal de district de Jakarta.

Tout ne va donc pas aussi bien sous le régime de l’Ordre nouveau dirigé depuis trois décennies par le président Soeharto qu’on voudrait nous le laissait croire. La violence qui s’est emparée depuis un an de la vie sociale et politique du pays n’est pas vraiment nouvelle. Mais elle a atteint des proportions sans précédent en termes d’amplitude et d’intensité, particulièrement en ce qui concerne le nombre de victimes et de dégâts matériels causés, aussi bien qu’en termes de durée, même si l’agitation et les émeutes sont sporadiques. Ceci s’est vérifié particulièrement le dernier jour de la campagne électorale de quatre semaines, le 23 mai 1997. Il est évident que la nation traverse une sérieuse crise politique (24).

Le système ne fonctionne pas comme il devrait quand il n’est pas totalement manipulé. Les libertés individuelles, les libertés particulières d’expression et d’association sont de plus en plus mises sous le boisseau. La critique, les débats et le dialogue, qui sont des ingrédients nécessaires de la démocratie, sont suspects et découragés. Il n’y a aucune transparence. La libéralisation limitée qui a été autorisée ne semble pas avoir d’effet sur le processus de prise des décisions, pour la simple raison que les mécanismes nécessaires et les canaux de communication ne sont pas en place.

Il est cependant intéressant d’observer la manière dont la population a exprimé son mécontentement vis-à-vis du gouvernement, et pour protester contre sa politique, à travers l’exercice du droit de vote aux élections générales qui est la seule option qui lui est laissée. On peut tirer des conclusions des résultats obtenus par le parti démocrate indonésien. Sa performance misérable est sans doute une indication du dégoût ressenti par ses électeurs qui lui reprochent de s’être vendu corps et âme au gouvernement, et aussi une protestation contre l’intervention brutale de celui-ci dans les affaires du parti. En ce sens, il s’agissait d’un verdict moral plutôt que d’un choix strictement politique (25).

Le Golkar a obtenu plus de 74% des voix, le parti musulman pour le développement presque 24%, et le parti démocrate indonésien à peine un peu plus de 3% des votes validés (26). Il n’y a pas eu de rapport sur le nombre de votants ni sur le nombre de votes invalidés. La participation électorale, habituellement très élevée en Indonésie, est sans doute moins explicable par le degré de conscience politique de la population, que par l’habituelle soumission des Indonésiens qui estiment qu’ils sont obligés d’utiliser leur droit de vote pour se montrer de bons citoyens.

Bien que le Golkar ait obtenu davantage de voix que son objectif de départ qui était de 70%, on ne peut pas dire que sa victoire ait été spectaculaire. On ne pouvait que s’y attendre. N’importe quel parti jouissant des ressources dont dispose le Golkar aurait pu en faire autant : un traitement très favorable de la part du gouvernement; un financement apparemment sans limite; le soutien de toute l’administration civile et militaire, du haut en bas de la hiérarchie; des lois et des réglements en sa faveur; une campagne qui avait commencé très tôt, en particulier par l’organisation de réunions avec les cadres à travers la nation; tout ce qui est bien étant à porter au crédit du Golkar, le gouvernement que le parti soutient étant au-dessus des critiques; le monople de l’accès aux données des ordinateurs qui enregistraient les résultats des élections.

Les aspirations des catholiques et l’unité nationale

Au moins au début, la participation des catholiques indonésiens à la vie politique de la nation n’était pas nécessairement et consciemment motivée par les enseignements de la doctrine chrétienne. C’était plutôt et avant tout une réponse spontanée à l’appel à la lutte nationale contre le colonialisme pour l’indépendance nationale et pour la création d’une Indonésie indépendante en tant que nation et en tant qu’Etat et donc comme un Etat-nation. Cet engagement des catholiques était par conséquent partie prenante de l’expression du nationalisme indonésien. L’engagement des catholiques dans la vie politique de la nation n’était pas non plus fondée sur une réelle compréhension de ce que “politique” voulait dire. Ceci reste vrai d’ailleurs aujourd’hui chez un grand nombre de catholiques indonésiens, y compris chez les membres du clergé et chez les religieux. La perception qui prévaut depuis longtemps est que la politique est seulement l’affaire des hommes politiques. L’éducation politique consiste à créer des hommes politiques. Encore pire, beaucoup sont tentés de rester loin de la politique et de n’avoir rien à faire avec elle pour la raison que “la politique est sale”.

Quand les catholiques indonésiens finirent par comprendre qu’ils avaient aussi le devoir, en tant que citoyens responsables, de prendre une part active dans la vie politique, l’impression générale était que cette participation catholique à la vie politique devait se manifester principalement, ou même uniquement, par l’appartenance au Partai Katolik, le parti catholique qui existait à ce moment-là. En effet, ce parti politique avait été créé bien avant l’indépendance, et faisait partie du large mouvement pour l’indépendance contre le colonialisme hollandais. Jusqu’à sa disparition à la suite de son alliance avec d’autres partis non sectaires et nationalistes en 1973, ce parti était largement considéré, à tort, comme le seul canal “officiel” qui bénéficiait de la bénédiction de l’Eglise, et à travers lequel les catholiques devaient participer à la vie politique ou s’adonner à des activités militantes. Ceci ne veut pas dire pourtant que des catholiques ne se soient pas joint à d’autres partis politiques que le Partai Katolik. Depuis que le parti catholique indonésien a disparu, les catholiques ne semblent plus très bien savoir que faire et comment mener leurs activités politiques. Des organisations catholiques comme l’Association des étudiants catholiques et la Jeunesse catholique, qui avaient été politiquement actifs, surtout pour soutenir le parti catholique, semblent souffrir d’un syndrome de désorientation et d’une crise d’identité. Depuis lors, un débat est apparu autour de la question de savoir si les catholiques devaient s’engager dans les activités sociales et politiques sous la bannière catholique, à savoir un parti catholique et des organisations catholiques.

Le débat s’est poursuivi en parallèle avec la question, qui n’a jamais été bien comprise par beaucoup de catholiques indonésiens, de savoir ce que l’apostolat des laïcs signifie. Cela signifie-t-il, comme avant, qu’il faut essayer de convertir autant de gens que possible au christianisme en les baptisant et en interprétant de manière littérale le commandement de Jésus : “Faites des disciples de toutes les nations et baptisez les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit… (Matt. 28, 19, ou encore : “Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne va au Père sinon à travers moi” (Jean 14,6). Ou bien cela devrait-il signifier davantage, ou moins ? En effet, même s’il ne devrait pas y avoir de contradiction dans aucune de ces deux questions, le débat est compréhensible dans un pays comme l’Indonésie, qui possède la plus importante population musulmane du monde, et où les catholiques ne constituent que 3 à 4% des deux cents millions d’habitants qui proviennent de plusieurs dizaines d’ethnies différentes et qui parlent quelques centaines de langues locales et régionales.

Il est clair que le rôle des catholiques en politique serait plus efficace si, d’abord, il était fortement motivé par l’enseignement moral et social de l’Eglise et, au moins en ce qui concerne les catholiques indonésiens, en comprenant comment cet enseignement doit être appliqué dans le contexte du nationalisme indonésien ou de l’unification nationale qui n’est pas fondée sur des affinités ethniques, raciales, religieuses, culturelles ou linguistiques, mais sur le sentiment d’une destinée commune, une expérience commune (le colonialisme), une aspiration et un désir communs de vivre ensemble comme une seule nation, dans un seul et même Etat-nation indépendant. Ceci signifie que les catholiques ne doivent pas s’organiser exclusivement sous la bannière catholique ou derrière un parti politique catholique, ce qui pourrait créer une impression d’exclusivisme et donnerait naissance à des préjugés, spécialement de la part de la majorité musulmane.

De toute façon, la participation et les activités politiques des catholiques ne doivent pas être inspirées et motivées par une ambition théocratique, comme c’est le cas de l’islam politique, parce que l’Eglise catholique ne possède pas de concept propre concernant un éventuel Etat catholique. Par ailleurs, cette participation des catholiques doit se fonder sur leur propre compréhension de la politique et des objectifs qui doivent être atteints par des moyens politiques, à l’intérieur du schéma fourni par la constitution et l’idéologie d’Etat, c’est-à-dire à travers la démocratie constitutionnelle. C’est seulement dans une démocratie que tous les citoyens ont dans l’égalité le droit et le devoir de participer à la vie politique de leur nation, les catholiques comme les autres. Enfin, cette participation des catholiques à la politique devrait s’accompagner d’une compréhension adéquate des développements politiques actuels et des défis qui sont posés. Finalement, les catholiques doivent conduire une réflexion sur la manière de faire face à de tels défis, de développer le système politique existant selon les exigences d’une époque qui est en train de changer.

Conclusion

Le compte rendu critique que je viens de faire ne veut pas suggérer qu’il n’y a pas eu de progrès dans l’expériemntation indonésienne du système démocratique de gouvernement. En effet, sous le régime de l’Ordre ancien du président Soekarno, la nation n’avait fait l’expérience que d’une seule élection générale en 1955. Même alors, le parlement et l’assemblée constituante qui étaient sortis des urnes furent dissous par le président Soekarno. Par contre, sous le régime de l’Ordre nouveau, il y a eu des élections générales tous les cinq ans depuis 1971, suivies d’une élection du président et du vice-président par l’Assemblée consultative du peuple. On peut dire que c’est un progrès en un certain sens, même si ça ne l’est pas en substance. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’élection du président qui est resté le même depuis l’avènement de l’Ordre nouveau. Par conséquent, la question d’un changement de direction nationale ou la question de la succession sont entrées dans le débat public depuis plus d’une décennie (27). Il existe une possibilité réelle que si le nombre de mandats qu’un président peut accomplir n’est pas limité, en vertu de la position de force dont jouit le pouvoir exécutif selon la constitution de 1945, un président puisse manoeuvrer politiquement pour rester indéfiniment au pouvoir, même sans prendre la peine de faire ouvertement campagne pour le poste. Il pourrait prendre cela comme un dû. Tout ceci est une porte ouverte à tous les abus de pouvoir.

La crise monétaire qui sévit depuis le milieu de 1997 n’a fait que mettre davantage encore en lumière la paralysie du système politique. Que faudrait-il faire ? Comment éteindre la braise sous la cendre pour l’empêcher de s’enflammer à nouveau ? Dans le long terme, la réforme politique est clairement une nécessité absolue. Mais on ne voit pas de remède facilement applicable dans le court terme. Une direction cohérente et ferme, le respect de la loi et de l’Etat de droit sur fond de justice, et un engagement clair des dirigeants à répondre aux exigences populaires de plus en plus fortes pour une plus grande liberté, la démocratie et la justice, afin de se plier aux changements, pourrait fournir un début de réponse à la question.

On peut arguer que la crise politique est celle du système, en ce sens que le mauvais fonctionnement et la faiblesse du système sont inhérents au système lui-même. La constitution de 1945 prévoit par exemple, que les pouvoirs exécutif et législatif sont tous les deux représentés par le président. Le résultat en est qu’aucun mécanisme efficace n’existe pour que la Chambre des représentants puisse exercer son contrôle sur l’exécutif. Il n’y aucun mécanisme non plus qui puisse réviser le pouvoir judiciaire, et nulle part la constitution ne stipule le nombre de mandats qu’un président peut accomplir. Tout ceci tend à faire de la constitution un objet facile de manipulation par l’exécutif et la rend vulnérable à tous les abus possibles et imaginables. C’est ce qui semble s’être produit en Indonésie, non seulement avec la “Démocratie dirigée” de Soekarno, mais aussi sous le régime de l’Ordre nouveau de Soeharto.

Si tout cela s’avère vrai, il y a un fort argument en faveur d’un changement du système. Il faut cependant considérer deux facteurs. En premier lieu, l’Ordre nouveau, tel qu’il a été défini par Soeharto et qu’il est décrit plus haut, se légitime par son adhésion à la constitution de 1945, sa détermination à corriger totalement les déviations de cette même constitution par l’Ordre ancien de Soekarno. L’Ordre nouveau était déterminé à appliquer la constitution de 1945 “de manière stricte et cohérente” et cela a été son motto depuis le début, même s’il a sa propre compréhension des objectifs à atteindre par une application correcte de cette constitution à l’aide de l’idéologie d’Etat du Pancasila qui y est incorporée. Il est intéressant de noter par exemple que si la plus grande partie de la législation établie par l’Ordre ancien a été transformée, le décret de Soekarno sur le retour à la constitution de 1945 a continué de rester en vigueur. Dans le processus cependant, l’Ordre nouveau a manipulé et abusé de la constitution à sa manière et pour ses propres intérêts. Après plus de trois décennies, la réalité de la vie en Indonésie sous le régime de l’Ordre nouveau s’éloigne de plus en plus des objectifs et des idéaux de départ, même si on a pu observer un progrès considérable dans les domaine économique et politique.

En deuxième lieu, un réforme politique, c’est-à-dire par définition un changement au sein et par le système existant, pourrait, à première vue, s’avérer impossible et donner lieu de nouveau à la manipulation et aux abus. Mais la constitution comprend une provision selon laquelle l’une des fonctions de l’Assemblée consultative est de “déterminer la constitutionAinsi, une meilleure Assemblée consultative, le pouvoir suprême dans le système politique indonésien, pourrait à l’avenir non seulement élaborer la réforme si nécessaire, mais elle pourrait aussi, à travers cette réforme, changer ou remplacer la constitution par des moyens pacifiques. Ceci évidemment nécessiterait un long processus d’éducation politique de l’actuelle jeune génération.