Eglises d'Asie

L A G R A N D E T R A H I S O NLa population ouvrière d’Asie est la grande perdante de la crise économique

Publié le 18/03/2010




Il reste encore quelques personnes qui parlent du cataclysme économique qui déferle à travers l’Asie orientale comme d’ “une crise financièreCe sont habituellement des jeunes gens qui ont les yeux fixés sur leurs écrans d’ordinateurs dans les places boursières de New York, Tokyo et Londres, des banquiers qui mesurent la souffrance en termes d’actions à la baisse, de profits en diminution et d’espoirs de gains moins importants.

Mimi, une Thaïlandaise de 28 ans, possède un instrument de mesure différent. Il y a un an, elle était secrétaire dans une compagnie commerciale de Bangkok et elle rêvait de vacances en Europe. Quand l’économie thaïlandaise a implosé, son patron l’a convaincue de vendre sa voiture, d’emprunter de l’argent et d’aller au Japon pour un meilleur emploi. Quand elle est arrivée à Tokyo, elle a été reçue par un gangster japonais tatoué et une mamasan taiwanaise. Ils lui ont pris son passeport et lui ont dit qu’il lui faudrait gagner près de 40 000 dollars américains pour le retrouver. Après quoi, ils l’ont menottée pour l’emmener jusqu’au bordel où elle est restée emprisonnée pendant huit mois. Finalement, un client l’a prise en pitié et l’a aidée à s’échapper.

A travers l’Asie orientale, le prix de la crise économique se mesure maintenant en augmentation du chômage, une pauvreté qui s’étend et un désespoir qui monte. En Indonésie, des millions de gens qui appartenaient à une classe moyenne montante sont retournés à la pauvreté. En Corée du Sud, l’amertume des syndicats ouvriers des grands conglomérats peut encore déstabiliser le gouvernement du président Kim Dae Jung, au moment même où des dizaines de milliers d’ouvriers perdent leur emploi dans les restructurations industrielles en cours. Même dans un Japon relativement prospère, où le taux de chômage a atteint les 4,1%, du jamais vu depuis la guerre, un désespoir silencieux se laisse percevoir dans le nombre croissant d’hommes d’affaires et d’employés de bureau qui se suicident.

Les statistiques du chômage ne mentent pas sur la dévastation qui frappe l’Asie, elles ne font qu’atténuer et adoucir la vérité. Les effets dévastateurs de ces chiffres sont presque incalculables. Dans les pays en développement, les ouvriers ont des espoirs croissants. Ils exigent non seulement de meilleurs salaires mais aussi de meilleures conditions de travail. Avec le temps, les employeurs doivent habituellement se soumettre à ces exigences. Ainsi, les travailleurs d’Indonésie, de Thaïlande et même de Chine du Sud, qui s’étaient sortis de la pauvreté en travaillant dans des ateliers sinistres, pouvaient espérer que leurs enfants n’auraient pas à subir de telles conditions de travail. Aujourd’hui, on peut penser que les ateliers sinistres continueront d’être des faits de la vie pour de nombreuses années encore en Asie orientale. Pour les industries qui, à travers le monde, pariaient sur les miracles économiques, ceci se traduit en termes de pouvoir d’achat décroissant, de marchés qui promettaient beaucoup et disparaissent en fumée. Mais dans les foyers de millions de personnes dans la région, la réalité est plus sinistre. La génération qui approche maintenant de la retraite en Asie orientale est celle qui a produit les années de super-croissance. Aujourd’hui, beaucoup trop de ses membres sont retournés à la pauvreté. Les ouvriers plus jeunes se sentent encore davantage trahis. A travers l’Asie orientale, c’est une génération qui avait été préparée pour des temps meilleurs, pour des revenus en augmentation, de meilleurs emplois et le statut plus élevé qui vient avec la prospérité. Le siècle du Pacifique s’ouvrait, leur répétait-on, et il allait être le leur. Carmen Kwan, 22 ans et diplômée de chimie, regarde attentivement le panneau d’information du centre des carrières et de l’éducation de l’université de Hongkong. Elle a posé sa candidature à une trentaine de postes depuis la fin de ses études, et elle n’a pas encore été appelée une seule fois pour un entretien. Les chances qu’elle puisse l’être “s’amenuisent peu à peudit-elle.

Le chômage est toujours un indicateur des contractions économiques et il continue d’augmenter même après que les économies aient atteint le fond. Ceci est plus vrai que jamais dans les pays d’Asie orientale les plus frappés. Les conglomérats de Corée du Sud dont la mission était de contrer les Japonais dans pratiquement tous les secteurs industriels doivent aujourd’hui se défaire, vendre certains secteurs à des étrangers afin d’obtenir l’aide du Fonds monétaire international. La même chose est vraie au Japon, sauf que c’est le marché et non le Fonds monétaire international qui force la main de Tokyo. Alors que leur économie continue de stagner, les Japonais sont en passe d’en finir une fois pour toutes avec l’emploi à vie pour les employés et les ouvriers.

Dans toute la région, les implications d’une augmentation du chômage dépassent largement le domaine économique. Le chômage est en passe de menacer la stabilité politique de la région comme rien d’autre ne l’avait fait depuis la guerre de Corée. Déjà trois dirigeants politiques régionaux sont tombés, en Thaïlande, en Indonésie et au Japon. Déjà trois, alors que la prochaine phase de la crise, à savoir une longue et terrible période de chômage massif, ne fait juste que commencer.

Sans aucun doute, le lieu où l’on prend tout ceci très sérieux est Pékin, en Chine. Jusqu’à présent, il est vrai, la Chine a réussi à éviter le désastre. Le mois dernier, Bill Clinton a eu raison de louer Pékin comme étant un roc de stabilité dans une mer troublée. Mais la croissance en Chine est en train de ralentir et les économistes estiment que le taux de chômage y est de deux à huit fois plus important que le taux officiel de 3,1%. La monnaie est sous pression et, considérant ce qui se passe alentour, le gouvernement commence à revenir sur ses promesses de se débarrasser des industries d’Etat, peu productives et en surnombre.

Si la Chine suit l’exemple de ses voisins, ses citoyens au chômage seront infiniment plus nombreux que ceux des autres pays de la région. Les implications politiques internes et régionales peuvent-elles être autres que terrifiantes ? Devenir riche est peut-être glorieux, comme disait Deng Xiaoping, mais de chuter après avoir atteint la richesse est extrémement dangereux, comme le monde pourrait bientôt l’apprendre.

Le marché de la misère : les travailleurs immigrés

C’était trop beau pour être vrai. Evidemment ce n’était pas vrai. Paini, une jeune Indonésienne de 22 ans, espérait échapper à la pauvreté de sa famille paysanne et de sa rizière quand un homme bien mis, se disant fonctionnaire du gouvernement, est passé par son village, vantant les avantages de l’émigration pour aller chercher du travail. Quelques semaines de formation, disait-il, et elle pourrait gagner 148 dollars américains par mois comme employée de maison dans une famille prospère de Singapour. Au lieu de cela, Paini s’est retrouvée avec six cents autres jeunes paysannes, enfermée comme du bétail dans un dépôt de l’agence de recrutement à Surabaya, gardée par des agents de sécurité derrière de hauts murs. Pour la plupart, ces jeunes filles sont des employées de maison sous contrat qui avaient échangé leur liberté contre un contrat de travail et attendaient d’être envoyées quelque part. Pendant quatre mois, Paini y a mangé un peu de riz, quelques légumes, juste de quoi survivre. Elle ne peut pas quitter le bâtiment, recevoir des visiteurs ou du courrier. “C’est comme une prisona affirmé Paini à un journaliste de Newsweek qui a réussi à entrer dans le dépôt. “Je veux simplement retourner chez moia-t-elle ajouté. Elle ne le pourra pas, à moins de payer une somme de 50 dollars américains pour racheter son contrat, une fortune que sa famille n’a pas les moyens de réunir.

Les histoires horribles ont commencé. Au moment où les rangs des travailleurs au chômage augmentent, des millions de candidats au travail, désespérés, se sont aventurés loin de chez eux à la recherche de salaires dans des lieux plus riches autour du Pacifique. Beaucoup ont rejoint les secteurs traditionnels de la migration économique : les Philippins dans des entreprises de construction en Arabie Saoudite, les Indonésiens dans la construction des routes en Malaisie, les Chinois du continent qui cherchent fortune dans les riches provinces du sud. Mais la contraction des économies de l’Asie orientale fait que ces chemins traditionnels de l’émigration économique ne conduisent plus qu’à des impasses. Autrefois, cette mobilité des travailleurs aidait à neutraliser la pression exercée par les pays les plus pauvres de la région et à vivifier les pays les plus riches. Aujourd’hui, cette fuite massive loin de la pauvreté est dommageable pour tout le monde: elle crée des abus, nourrit la frustration et un dangereux mécontentement.

Le marché du travail d’Asie orientale est en train de dégénérer rapidement vers le domaine du non-droit et de la corruption. Des ateliers aux conditions de travail inhumaines, des gangsters qui font de la contrebande d’hommes, la prostitution forcée et l’esclavage sous contrat sont en train de devenir les nouveaux symboles des temps difficiles que connaît l’Asie. Nulle part ailleurs, les travailleurs migrants – légaux comme illégaux – ne jouissent d’aussi peu de droits. De pauvres Indonésiens, des Thaïlandais et des Philippins, qui ont peu d’espoir de trouver du travail au sein de leurs propres économies en difficulté, sont en train de glisser vers la clandestinité pour y travailler davantage d’heures pour de plus petits salaires dans des terres qui leur sont étrangères.

Les travailleurs étrangers légaux sont presque aussi vulnérables. Au cours des années de croissance économique, ils étaient venus en masse vers les pays plus riches comme la Corée du Sud et la Malaisie. Aujourd’hui leurs hôtes se retournent contre eux et les renvoient chez eux pour libérer des emplois pour les travailleurs locaux. Dans la seule Malaisie, il y a un million de travailleurs sans papiers. Des millions d’autres travailleurs illégaux se déplacent dans la région. Les tigres asiatiques qui, pendant une génération, avaient considéré le plein emploi comme un droit acquis font peu d’efforts pour coopérer et mettre en place une réglementation efficace pour coordonner le marché régional du travail qui est chaotique. “En Asie, le travailleur migrant est un produit jetabledit le P. Graziano Battistella, directeur du centre scalabrinien des migrations à Manille. Analysant les courants de pensée dominants dans la région sur ce problème, il ajoute : “L’attitude habituelle est la suivante : si c’est utile je le prends, sinon je m’en débarrasse

Les travailleurs migrants, aujourd’hui appauvris, ont toujours reflété les fortunes successives de l’Asie. Ils ont été les pionniers de la mondialisation. Quand les économies étaient en pleine croissance, les pays demandeurs comme le Japon, la Malaisie et la Thaïlande ne se contentaient pas d’accueillir ces travailleurs légalement, mais jetaient aussi un voile pudique sur les clandestins qui pouvaient aider dans la construction de leurs infrastructures. La vie était dure certes, et les migrants se trouvaient au bas de l’échelle ; mais, au moins, avaient-ils un pied dessus et l’espoir d’atteindre une certaine prospérité. Ce sont les travailleurs étrangers, et parmi eux beaucoup de clandestins, qui ont construit au Japon la plus grande partie des facilités utilisées pour les jeux olympiques d’hiver. En Malaisie, plus d’un million de travailleurs étrangers, dont beaucoup de clandestins, ont travaillé à d’énormes projets de construction de routes et ils ont jeté les fondations de la nouvelle cité “high tech” que l’on appelle Cyberjaya.

Aujourd’hui, les autorités traitent les travailleurs étrangers comme des pariahs. A l’extérieur d’une usine de textile de Kuala Lumpur, un garde frappe des ouvriers bangladais sur la tête parce qu’ils restent à l’extérieur du portail et parlent à un journaliste. “Nous gagnons beaucoup moins qu’auparavantà cause du ralentissement général de l’économie, affirme un autre travailleur du textile, Bassir Ahmad, âgé de trente ans, qui travaille dix heures par jour pour cent dollars par mois. “Mais nous ne voulons pas rentrer dans notre pays parce qu’il n’y a pas de travail là basajoute-t-il. Un soir, récemment, la police s’est présentée chez Mufther Ahmad, un Bangladais commerçant, et l’a embarqué pour la prison avec quelques-uns de ses amis. Bien qu’il ait des papiers en règle, sans parler d’une épouse malaisienne et deux enfants, malaisiens eux aussi, la police prétend que lui et ses amis travaillent illégalement. “Ils nous traînent en prison comme des animauxdit Mufther, qui a cependant réussi à sortir après quelques jours mais a peur qu’on le déporte vers le Bangladesh : “Qui prendra soin de ma femme et de mes enfants demande-t-il. Circonstance atténuante pour la Malaisie, le gouvernement a quelque raison de s’inquiéter dans ce domaine d’un certain laxisme qui pourrait amener une autre vague d’immigrants.

Cette année, la Malaisie a déjà déporté plus de 50 000 Indonésiens, sur les plus de deux millions de travailleurs étrangers du pays. Ceci peut provoquer des expériences mettant la vie en péril. Pour Supiah, Indonésienne âgée de quarante-huit ans et ayant travaillé comme employée de maison pendant six ans en Malaisie, les problèmes ont commencé quand elle est entrée dans la clandestinité à l’expiration de son dernier contrat. En janvier, la police l’a arrêtée au cours d’un raid contre un petit restaurant indonésien. Elle a été emprisonnée pendant trois mois puis embarquée avec quatre-cents autres sur un petit cargo en bois pour traverser le détroit de Malacca. Dès que la côte indonésienne a été en vue, l’équipage a forcé tous les passagers à sauter à l’eau. Supiah s’en est tirée mais a perdu toutes ses économies dans l’aventure. Quand elle est arrivée dans son village, elle était tellement traumatisée qu’elle n’a pas reconnu son fils aîné. “Je ne sais plus ce qui se passe dans ma têtedit Supiah, de retour chez elle dans sa hutte de bambou tressé : “Depuis mon séjour en prison, je ne peux plus réfléchir, j’ai l’esprit vide

Supiah fait pourtant partie de ceux qui ont eu de la chance. En février dernier, au cours d’un raid, la police malaisienne de Kuala Lumpur a battu à mort Kasim Buadi, 32 ans, un travailleur du bâtiment indonésien. Son père a entendu l’information alors qu’il écoutait une émission de radio. “Je veux qu’on me rende son corps et je veux un peu de justicedit-il. “Au moins des excuses de la part de la Malaisieajoute-t-il. Jusqu’à présent rien n’est venu.

Les travailleurs migrants se plaignent que des pays comme l’Indonésie et les Philippines minimisent les abus dont souffrent leurs citoyens qui travaillent à l’étranger. Si les travailleurs se plaignent des mauvaises conditions de travail, leurs pays d’origine ont tout à perdre en termes de taxes et d’apport de devises étrangères. Les travailleurs philippins de l’étranger envoient chez eux entre six et sept milliards de dollars américains par an, ce qui fait presque la moitié du budget du pays. “Ils voudraient que nous passions pour des gens dociles, des travailleurs modèlesdit Connie Regalado, présidente d’une association philippine de Hongkong qui aide les employées de maison philippines à se défendre contre les abus. “Nous sommes dans une situation pire que celle des bananes, puisque notre gouvernement continue de faire de l’argent sur nous, même après que nous avons quitté le pays

Aujourd’hui, les conditions chaotiques du marché du travail sont idéales pour les intermédiaires sans scrupules. En Birmanie, un intermédiaire demande 250 dollars américains par personne – plus de 15 fois le revenu moyen mensuel – pour aider les candidats à traverser la frontière et trouver du travail en Thaïlande. Quand le gouvernement thaïlandais les expulse, les intermédiaires prennent un pourcentage supplémentaire des deux côtés de la frontière. Quelque 300 000 Birmans sont rentrés chez eux, quelques-uns volontairement et d’autres par la force. Des fonctionnaires thaïlandais corrompus extorquent eux aussi de l’argent. Ensuite, selon des militants ouvriers, les migrants ont encore à payer la “protection” d’une mafia birmane qui travaille la main dans la main avec les fonctionnaires de l’immigration thaïlandaise.

A Hongkong, des agences de recrutement douteuses offrent aux employées de maison indonésiennes 250 dollars par mois, c’est-à-dire la moitié du salaire minimum légal. Souvent, elles les font aussi payer 1 500 dollars, c’est-à-dire trente fois la somme légale maximum, pour renouveler leurs contrats de travail. Les Indonésiennes n’osent pas se plaindre à leur consulat : “Ils nous renverront en Indonésie parce que nous faisons des histoires à Hongkonga dit l’une d’elles récemment au South China Morning Post.

Les pires abus se produisent au Moyen Orient qui est devenu une force d’attraction pour les travailleurs migrants asiatiques au cours du boom économique des années 1970. Parmi d’autres, des Thaïlandaises, des Philippines et des Népalaises ont payé des sommes considérables pour aller travailler en Arabie Saoudite et dans d’autres pays arabes, comme employées de maison. Muna Sahidi, une pauvre paysanne indonésienne, a payé près de deux cents dollars l’année dernière pour s’assurer un emploi de servante en Arabie Saoudite. Pendant quatorze mois, dit-elle, elle a travaillé au-delà de ce qui est raisonnable, elle a été à peine nourrie et constamment battue à coups de bâtons, de cannes d’acier et de bouteilles thermos en aluminium. Tuméfiée et en sang, elle a finalement réussi à s’enfuir jusqu’à un commissariat de police. Une agence indonésienne est en train de l’aider à récupérer au moins une partie du salaire des quatorze mois, mais il n’y a que peu de chance qu’elle puisse toucher un sou.

Ne parlons même pas des compensations pour les accidents de travail qui entraînent quelquefois la mort. Abdul Razzak, Bangladais de trente-quatre ans travaillant en Corée du Sud, a perdu son emploi qui consistait à faire des panneaux de bois pour des grues en décembre dernier. Sa compagnie avait fait faillite. Il est allé ensuite travailler comme intérimaire dans une usine de jouets en matière plastique. Il y gagnait à peine de quoi vivre quand il a eu la main sectionnée par une machine. Le patron n’avait pas d’argent et Razzak n’a même pas essayé d’obtenir une compensation. Les migrants illégaux comme Razzak ne peuvent même pas compter sur un salaire minimum. En Corée, le gouvernement a déporté plus de 50 000 travailleurs illégaux au cours de cette année, ce qui fait un quart du total estimé. Quand ils sont renvoyés chez eux de force, ils doivent payer une amende de 714 dollars pour chaque année de séjour irrégulier depuis l’expiration de leur visa. Les travailleurs étrangers illégaux n’ayant pas la possibilité de réclamer les salaires qui ne leur ont pas été payés, certaines compagnies en profitent pour utiliser une main d’oeuvre gratuite.

Les pauvres migrants ne se découragent pas pour autant. Ils raclent leurs dernières économies, vendent des terres de famille pour payer des contrebandiers plus ou moins honnêtes qui les emmènent là où ils veulent aller. Les Etats-Unis et l’Europe sont la Terre Promise. Il n’est donc pas surprenant de voir se former des réseaux très élaborés de passeurs qui transportent des travailleurs venant de Chine ou d’autres parties de l’Asie. Aux Philippines, des agents recruteurs illégaux demandent jusqu’à 3 570 dollars pour passer un travailleur en Europe. Evidemment ceci ne garantit pas que le travailleur arrivera vivant à sa destination. Le réseau clandestin passe des hommes par l’Europe de l’Est, en leur faisant traverser des rivières et grimper des montagnes afin d’arriver jusqu’en Italie. En décembre dernier, une Philippine qui voyageait avec un groupe vers l’Italie, s’est noyée en Croatie : elle avait pris peur en voyant des soldats croates et s’était jetée dans la rivière.

Les contrebandiers obtiennent des sommes énormes pour passer des travailleurs au Japon où l’on trouve les salaires les plus élevés d’Asie. Récemment, un groupe de 150 Bangladais qui avaient perdu leur emploi en Corée du Sud ont payé 6 000 dollars chacun à un intermédiaire qui les a entassés dans un bateau et les a débarqués au Japon, où se trouvent déjà 270 000 étrangers en situation irrégulière. Arrivés à moitié morts de faim, ils se sont précipités pour aller acheter de la nourriture sur le lieu où ils avaient débarqué et ont été promptement arrêtés. “Je pensais qu’en Corée je pouvais gagner dix fois plus d’argent que chez moi, et au Japon cent fois plusa déclaré l’un des ouvriers à la police après son arrestation.

A cause de leur grand nombre, les migrants chinois sont potentiellement la force la plus déstabilisante. Un nombre relativement peu important de Chinois s’exportent vers la Micronésie. Une “population flottante” beaucoup plus importante de cent millions de Chinois recherche toutes les opportunités dans les cités et les régions riches de la côte chinoise. Bientôt, ils seront encore beaucoup plus nombreux à se battre pour les emplois. Quand les entreprises d’Etat deviendront privées, les fonctionnaires estiment que près de la moitié des 74 millions d’ouvriers qui y travaillent devront être licenciés pour que les compagnies survivent. La compétition pour l’emploi sera féroce et ces travailleurs migrants devront faire face à beaucoup de difficultés. Les cités de Pékin et de Canton exigent déjà que les emplois libres soient occupés à 50% par des ouvriers locaux au chômage. Pékin a aussi récemment interdit l’emploi de travailleurs migrants dans 32 catégories de travail, telles que caissiers, managers, secrétaires et chauffeurs. Si les migrants sont obligés de rentrer chez eux, les choses deviendront réellement difficiles. Dès 1996, 30% du revenu annuel des résidents ruraux des provinces pauvres comme le Sichuan, l’Anhui et le Jiangxi provenaient de l’argent gagné à l’extérieur de la province.

La Chine du sud est déjà devenue un monde à la Dickens avec ses ateliers sinistres et ses abus. Tian Zikiang, diplômé de l’université de Wuhan, a récemment perdu son travail de contremaître d’usine dans la province de Canton. Quand il a essayé d’organiser les ouvriers pour protester, c’est tout son département qui a été licencié. Des employeurs retiennent les salaires pour empêcher les ouvriers de s’en aller ailleurs. Un ouvrier peintre dans une usine sait que l’exposition prolongée aux émanations de peinture le rendra stérile. “Le lundi et le mercredi on nous donne du sang de cochon à boiredit-il. “Cela nous aide à nous purifier les poumons

Les dirigeants de Chine et des autres pays de la région savent qu’ils doivent contrôler l’émigration des travailleurs, mais leurs efforts n’ont jamais été concertés jusqu’à présent. La Malaisie a renforcé ses patrouilles le long des côtes. Singapour punit les immigrants illégaux de six semaines à six mois de prison et de quatre à six coups de canne. Au début de cette année, la Thaïlande a expulsé les travailleurs birmans, puis a été obligée d’y repenser à deux fois. En effet, les ouvriers birmans travaillaient pour un peu plus de la moitié du salaire d’un Thaïlandais dans des emplois durs et sales, transportant à dos d’homme des sacs de cent kilos de riz ou mettant le thon en conserves. Quand ils sont partis, les Thaïlandais n’ont pas voulu reprendre ces emplois et le gouvernement thaïlandais a ouvert les portes à nouveau aux Birmans.

Qui prendra la défense de ces travailleurs exploités ? Quelques organisations non gouvernementales, comme SUARAM en Malaisie et le Centre asiatique des migrants à Hongkong, essaient d’obtenir des lois pour leur protection. Elles estiment que la politique d’industrialisation rapide des tigres asiatiques, d’investissement étranger et d’exportation a pénalisé tous les travailleurs. Comme étape vers la réforme, elles proposent une forme plus durable de développement, incluant l’investissement dans l’agriculture qui peut être moins vulnérable à la crise économique et aux

turbulences du marché du travail. “Les travailleurs ne profitent pas suffisamment du processus de développement en coursdit S. Arultchevan, qui aide à l’organisation des travailleurs en Malaisie.

C’est le début d’un débat qui en vaut la peine. En fin de compte, l’Asie orientale peut être amenée à développer de bonnes conditions d’emploi et à respecter les droits des travailleurs. Pour le moment,le marché du travail dans la région est en plein chaos avec ces dizaines de milliers de travailleurs luttant pour survivre dans un système qui essaie alternativement de les attirer puis de les expulser, de les manipuler, de les réduire en esclavage et de les emprisonner. L’économie régionale continue de sombrer et cette population sans racines et mécontentente continue de croître. Les dirigeants régionaux peuvent décider, comme d’habitude, d’ignorer ces millions de personnes marginalisées. Mais les économies de l’Asie orientale ne guériront pas complétement si les gouvernements ne trouvent pas un moyen de mettre de l’ordre dans le marché du travail.