La date de ces tests était un secret bien gardé et la parution de l’article, précisément à ce moment-là, a donné naissance à un certain nombre de spéculations sur les informations éventuelles que le journal Organiser pouvait posséder à l’avance sur l’événement. La raison de ces spéculations est que ce journal est publié par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation secrète para-militaire hindouiste liée au Bharatiya Janata Party (BJP), qui se trouve aujourd’hui à la tête de la coalition au pouvoir en Inde.
Le BJP est en symbiose étroite avec le très discret RSS. La plupart des dirigeants du BJP, comme Vajpayee lui-même et le très puissant ministre de l’Intérieur, Lal Krishna Advani, sont de purs produits du RSS. Bien que le BJP mette l’accent sur sa propre identité, sa propre politique et son propre programme, il ne fait pas mystère d’être profondément influencé par l’idéologie du RSS qui veut re-créer une Inde puissante, prospère et confessant l’hindouisme, qui tirerait son inspiration du légendaire âge d’or du Veda. Le BJP et le RSS font partie de ce que l’on appelle le Sangh Parivar (ndlr. voir l’annexe en fin de document), une nébuleuse de groupes qui travaillent au renouveau de l’hindouisme.
Beaucoup d’Indiens craignent que les relations entre le BJP et son alter ego soient encore plus profondes et plus étroitement tissées que les deux groupes ne veulent bien l’admettre. Ils s’inquiètent de la possibilité que le programme militant hindouiste du RSS ne soit mis en oeuvre par le BJP et ne déchire ainsi le fragile tissu social “laïque” de l’Inde. “Le BJP est le bras politique du RSSdéclare Syed Shahabuddin, un dirigeant musulman, ancien ambassadeur et ancien député du Janata Dal Party, aujourd’hui dans l’opposition. “Quand vous avez passé une vie entière avec le RSS, ajoute-t-il, et qu’on vous a lavé le cerveau, alors on peut vous faire confiance pour diriger le gouvernement comme le RSS le veut
Le RSS est très hostile au Pakistan, ennemi héréditaire de l’Inde, et il doute du patriotisme des minorités religieuses indiennes, de celui des musulmans en particulier. Pourtant, les dirigeants du RSS insistent pour dire que le terme “hindou” n’est pas religieux, mais se réfère à une identité culturelle et à la fierté nationale. Le RSS cherche à favoriser chez ses membres un sens de l’austérité, du patriotisme et du service de la nation. Une grande partie de ses cadres gère des institutions éducatives, des hôpitaux et des projets d’aide sociale aux plus pauvres. Les équipes de secours du RSS sont souvent les premières à apparaître sur les lieux des catastrophes naturelles. Beaucoup de militants de l’organisation, strictement réservée aux hommes, ne se marient pas, préférant donner toute leur vie à la cause.
Mais le penchant du RSS pour les symboles hindous dans le but de promouvoir la construction nationale, et son hostilité profonde vis-à-vis des influences culturelles et économiques de l’Occident, suscitent la méfiance populaire. Ayant pris conscience de cela, le BJP a minimisé ses liens avec le RSS au cours de la campagne électorale nationale de février dernier. Il continue dans la même ligne aujourd’hui alors même qu’il se trouve au pouvoir. En dépit de cette discrétion affichée, l’idéologie que le BJP partage avec le RSS se manifeste dans la politique du gouvernement. On en trouve l’exemple le plus clair dans les explosions nucléaires de mai dernier qui satisfont un désir depuis longtemps exprimé par le RSS de faire ouvertement de l’Inde une puissance nucléaire. Le budget de l’Etat, proposé le 2 juin par le BJP, a aussi imposé des taxes plus lourdes sur les importations d’Occident, ce qui reflète la peur du RSS que les compagnies occidentales n’érodent les valeurs traditionnelles indiennes et n’endommagent l’industrie domestique.
Les médias indiens ont largement fait écho à l’information selon laquelle les dirigeants du RSS ont eu leur mot à dire dans le choix des ministres de Vajpayee, quand le gouvernement du BJP a été formé il y a quatre mois. Ils ont affirmé que le RSS avait bloqué le candidat de Vajpayee pour le ministère des Finances, Jaswant Singh, parce que Singh était favorable à des réformes économiques qui pourraient avantager l’investissement étranger. Yashwant Sinha, ancien fonctionnaire et nouveau venu au BJP, fut considéré comme une personnalité plus appropriée pour le poste – bien qu’il n’ait jamais appartenu au RSS – parce qu’il a une réputation de souplesse. Selon un ambassadeur asiatique en poste à New Delhi, “Vajpayee n’est qu’une façade ou un masque pour le RSS qui, nous le savons tous, est le véritable patron du gouvernement
Autant Vajpayee qu’Advani n’aiment pas qu’on les soupçonne d’être contrôlés par le RSS qui, traditionnellement, est toujours resté à l’écart des problèmes quotidiens de la vie politique. “Même si la famille du RSS et ses alliés comme le BJP sont en symbiose, une sorte d’autonomie fonctionnelle est respectéeaffirme Govindacharya, l’un des huit-cents pracharaks ou permanents du RSS, qui a été “prêté” comme volontaire au BJP. “Des dirigeants comme Advani et Vajpayee n’ont pas besoin d’être téléguidés à distance; nous participons tous de la même idéologie et de la même école de penséeajoute-t-il.
La doctrine de l’organisation peut paraître simpliste, et peut-être noble à certains, mais elle est bourrée de contradictions. Par exemple, en théorie, le RSS permet aux musulmans, aux chrétiens et aux membres des minorités religieuses de rejoindre l’organisation. Mais sa vision de l’histoire, qui met en exergue la lutte, il y a des siècles, des hindous et des sikhs contre le pouvoir musulman, rend en fait impossible la présence des minorités au sein du RSS. D’ailleurs, parce que le RSS considère le sikkhisme comme une branche de l’hindouisme, l’organisation a été profondément perturbée par le séparatisme sikh qui a atteint son paroxysme au cours des années 80.
Malgré tout, le RSS s’acharne à expliquer à ses recrues que les musulmans et les chrétiens sont aussi Indiens que les hindous si leur loyauté première va à la nation. Aux yeux du RSS, un exemple récent de ceci est fourni par un membre d’une minorité comme A.P.J. Abdul Kalam, le savant musulman célébré comme étant le père de la bombe atomique indienne. Pour le RSS, les non-hindous doivent prouver leur patriotisme, alors que la loyauté des hindous n’est jamais questionnée. Cette attitude trouble les 120 millions de musulmans du pays. “Le RSS voit une dichotomie entre être un bon musulman ou un bon chrétien et être un bon Indienaffirme l’ancien diplomate Shahabuddin.
La doctrine du RSS a été forgée en 1925 avec en arrière-plan, le régime colonial britannique et des relations entre hindous et musulmans en voie de détérioration. Cette année-là, Keshav Baliram Hedgewar abandonnait son cabinet de médecin pour fonder le RSS et mettre en oeuvre sa vision d’une société hindoue unifiée. Il faisait porter le blâme sur les divisions entre hindous pour expliquer leur colonisation de plusieurs siècles, d’abord par les envahisseurs musulmans, puis par les impérialistes britanniques. Les premières recrues de Hedgewar étaient des hindous de haute caste comme lui-même. Depuis lors, le mouvement s’est élargi et inclut aujourd’hui des hindous de basse caste. Il n’a pourtant jamais beaucoup progressé au sein des élites urbaines occidentalisées.
La partition du sous-continent entre un Pakistan musulman et une Inde “laïque”, mais largement hindoue, fut un tournant important dans l’histoire du RSS. L’organisation participa à la création de comités d’auto-défense dans beaucoup de quartiers hindous, dans ce qui allait ensuite devenir le Pakistan. Plus tard, le RSS aida aussi à l’évacuation des réfugiés. Cette foule de réfugiés reconnaissants allait devenir un vivier important pour le recrutement du RSS et une source non négligeable de financement régulier. Beaucoup de dirigeants actuels du RSS et du BJP ont vécu ce traumatisme de la partition, et ceci colore sans aucun doute leur manière de penser.
Jusqu’en 1948, le RSS se déclarait officiellement a-politique, mais cette position allait évoluer après l’assassinat du Mahatma Gandhi, l’un des pères fondateurs de l’Inde indépendante, par Nathuram Godse, nationaliste hindou qui avait fait partie brièvement du RSS. L’accent mis par le Mahatma sur la non-violence, sur l’unité entre hindous et musulmans, et ses concessions au Pakistan nouvellement formé ne passaient pas bien auprès de ceux qui professaient une idéologie nationaliste hindoue. Bien qu’on n’ait jamais fourni de preuve de la complicité du RSS dans l’assassinat, le gouvernement de l’Inde nouvellement indépendante interdit l’organisation pendant près de deux ans. Cette traversée du désert fit prendre conscience au RSS de l’importance de l’influence politique. Le RSS se mit alors à soutenir le Jana Sangh, un parti fondé en 1951 par un ancien ministre, Shyama Prasad Mookerjee. Le Jana Sangh devint le BJP en 1980.
Les cadres du RSS travaillèrent très dur au cours des premières années en faveur du BJP. En retour, le BJP était supposé faire avancer le projet RSS de “construction nationale”. Tous les membres du BJP ne sont pas liés au RSS, mais le RSS, traditionnellement, contrôle les postes-clés de l’administration du BJP. Ceci limite efficacement les influences externes et garantit que le BJP ne s’éloignera jamais trop de la ligne du RSS.
Par ailleurs, les succès électoraux du BJP recouvrent presque exactement la géographie de l’implantation du RSS. A partir de la cité de Nagpur, dans le centre de l’Inde, le RSS s’est étendu et établi fortement dans le nord et l’ouest, là où le renouveau de l’hindouisme a été traditionnellement le plus fort. Moins de 25% de ses 40 000 shakhas ou branches se trouvent dans l’Inde du sud, où le soutien pour le BJP est plutôt tiède.
Les shakhas, qui ont chacune de 50 à 100 membres, sont les pierres d’angle de la pyramide RSS, au sommet de laquelle se trouve le sarsanghchalak dont l’autorité est absolue. Quatre hommes seulement ont été les chefs suprêmes du RSS depuis sa fondation. Le chef du RSS n’est pas élu, mais nommé par son prédécesseur, quelquefois sur son lit de mort. Le chef actuel est Rajendra Singh, ancien professeur de physique à l’université Allahabad. Le RSS recrute chez les jeunes. Il a 1,75 millions d’étudiants dans ses 13 000 écoles qui s’organisent selon l’idéologie du RSS. Le groupe espère ainsi contre-balancer les effets pervers de l’éducation et de la télévision occidentales.
Dans les écoles et les shakhas, l’accent est mis sur la discipline et l’éducation physique pour former le caractère. Ainsi, chaque matin, cinq cent mille volontaires des branches du RSS à travers le pays observent le même rituel à la même heure. A l’aube, des groupes d’hommes et de jeunes garçons se rassemblent dans des champs et des cours d’école pour saluer le drapeau safran de l’organisation. Tous sont en uniforme, chemise blanche et shorts kaki, et ils se mettent en rangs selon leur âge. Avec une précision toute militaire, ils placent la main droite sur la poitrine, la paume parallèle au sol. Après l’appel, ils forment de petits groupes pour jouer à des jeux indiens traditionnels comme le kho–kho et le kabaddi. Les sports occidentaux sont découragés. Au coup de sifflet, ils se rassemblent à nouveau devant le drapeau, cette fois pour les prières en sanskrit, la langue ancienne des Ecritures védiques. Les dernières minutes du rituel, qui dure une heure, sont consacrées à un échange informel.
Il n’est donc pas surprenant que le RSS accorde beaucoup d’importance au contrôle des esprits. Il surveille attentivement les ministères de l’Education, de l’Information et des médias. “Il ne faudra pas être surpris si, demain, les livres d’histoire de l’Inde sont ré–écrits par le RSS qui cherche sa propre place dans l’histoireprévient Rajesh Pilot, membre du parlement et du parti du Congrès. Bien que les membres du RSS n’aiment pas ces références, les comparaisons avec le nazisme et le fascisme sont fréquentes et, en effet, ces deux doctrines ont influencé les dirigeants du RSS dans les années 1930.
Au début des années 1980, les relations entre le BJP et le RSS ont été tendues, au moment où Vajpayee, alors président du BJP, cherchait à rendre son parti politique plus acceptable aux minorités religieuses. Quand Advani a pris les commandes du BJP en 1984, il a remis le parti dans une ligne politique hindouiste agressive. Mais quand les militants hindouistes ont rasé la mosquée Babri Masjid, dans la petite ville d’Ayodhya, au nord de l’Inde, en 1992, ils ont travaillé contre les intérêts du BJP. Les émeutes musulmanes et hindoues qui ont suivi l’incident ont provoqué plus de deux mille morts.
Effrayés par la renaissance de l’extrémisme hindou, beaucoup d’hindous et de musulmans se sont abstenus de voter aux élections régionales de 1993 dans le nord de l’Inde. La modération est donc devenue un souci essentiel du BJP pour séduire les électeurs aux élections nationales de 1996. Vajpayee a alors été présenté comme un premier ministre potentiel pour attirer des voix au-delà des frontières religieuses. A ce jour, les durs du BJP ne se sentent pas tout à fait en confiance avec le modéré Vajpayee, pas plus qu’avec les nouvelles recrues, au niveau de la direction du BJP, qui n’ont aucun lien avec le RSS.
Cette tension entre le BJP et le RSS est manifeste dans leurs analyses respectives de la question d’Ayodhya. Quand il est arrivé au pouvoir, le BJP a rassuré l’opposition comme ses partenaires de la coalition gouvernementale en déclarant qu’il respecterait une décision du tribunal interdisant la construction d’un temple sur le site du Babri Masjid. Mais d’autres membres du Sangh Parivar n’ont pas eu de tels scrupules. Le RSS est déterminé dans son désir de voir construire un temple sur le site controversé qui est, selon lui, le lieu de naissance du dieu hindou Rama. La très agressive Viswha Hindu Parishad (VHP) ou assemblée mondiale de l’hindouisme, pour sa part, a déjà commencé à fabriquer des colonnes de pierre et de ciment pour le temple.
Bien que le très discipliné RSS ne se laisse pas aller lui-même à la violence, il approuve tacitement les extravagances et les gesticulations de groupes fanatiques comme le VHP et le Swadeshi Jagaran Manch. Quand des membres de cette dernière organisation ont mis le feu à la boutique d’un marchand de glaces Baskin-Robbins et détruit des centaines de bouteilles de coca-cola dans plusieurs villes de l’Etat du Gujarat, les dirigeants du RSS ont qualifié ces actes violents de réponse spontanée contre des produits occidentaux que les Indiens savent être préjudiciables. Les dirigeants du RSS se sont aussi contenté de hausser les épaules quand des membres du Bajrand Dal ont dégradé le domicile du fameux peintre musulman Maqbool Fida Husain, à Bombay, parce qu’il avait osé peindre une déesse indienne nue. Husain, qui, depuis longtemps, explore les thèmes de l’hindouisme dans sa peinture, a été obligé de se cacher pendant plusieurs jours.
Des observateurs estiment que le BJP, nécessairement, exerce une influence modératrice sur le RSS, en partie parce que sa survie au pouvoir dépend de ses partenaires de la coalition gouvernementale qui sont opposés aux aspects les plus radicaux du programme du RSS, dont le plan de construction d’un temple à Ayodhya. Il reste à voir jusqu’où Vajpayee et Advani sont prêts à aller pour répondre aux aspirations du RSS. Pour l’organisation elle-même, la survie du BJP au pouvoir n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Le but réel du RSS, remarque Kuppahalli Seetharamiah Sudarshan, secrétaire général du RSS et l’une de ses personnalités les plus influentes, “est de mettre son vaste réseau de services sociaux, de shakhas, et de volontaires silencieux et anonymes, au service d’une transformation de la société, afin que nous, les hindous, puissions nous présenter devant le monde comme une nation puissante et confiante en elle–même
A N N E X E
LA NEBULEUSE DU “SANGH PARIVAR”
Le Sangh Parivar se définit comme une “famille” ou un ensemble de groupes hindous voués au renouveau dans le but de transformer l’Inde et en faire une nation puissante, prospère et indépendante. Les groupes principaux qui la composent sont les suivants :
Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS): Fondé en 1925, le RSS est la tête de la famille ou parivar nationaliste hindoue. Son objectif premier est la construction nationale par la formation du caractère.
Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad : Fondée en 1948, cette organisation est l’émanation du RSS chez les étudiants d’université.
Bharatiya Mazdoor Sangh : Ce syndicat ouvrier formé en 1955 rejette le concept de lutte des classes et cherche à développer une manière indienne de faire du syndicalisme.
Vishwa Hindu Parishad (VHP) : Fondée en 1964, cette organisation cherche à unifier le clergé hindou autour de questions controversées comme la construction d’un temple à Ayodhya sur le site d’une mosquée rasée par les militants hindous en 1992.
Bharatiya Janata Party (BJP) : Ce parti politique, né en 1980, est l’organisation la plus liée au RSS sur lequel il s’appuie fortement pour son idéologie, ses permanents et ses dirigeants principaux. Le prédécesseur du BJP était le Jana Sangh, formé en 1951.
Bajrang Dal : Fondé en 1984, ce groupe, souvent violent, est une émanation, moins disciplinée, du VHP. Son objectif principal est de démontrer que les hindous peuvent se montrer “audacieux”.
Swadeshi Jagaran Manch : Cette organisation a été fondée en 1991 pour surveiller la libéralisation économique. Elle croit à l’autonomie économique de l’Inde et est vigoureusement opposée aux multi-nationales occidentales telles que coca-cola ou Kentucky Fried Chicken.