Eglises d'Asie

LE TRAVAIL DES ENFANTS EN ASIE

Publié le 18/03/2010




Le Bureau International du Travail (BIT) estime à au moins 250 millions le nombre des enfants au travail dans le monde, parmi lesquels 61 pour cent seraient en Asie. Ces données expriment un niveau en dessous duquel on ne peut pas descendre. Il faut d’ailleurs s’attendre à voir augmenter ces chiffres dans les années qui viennent ne serait-ce que par une meilleure collecte des informations. Toutefois, même dans leur état actuel ils sont suffisamment alarmants pour être pris au sérieux et inviter à se pencher sur cette réalité.

Disons de suite qu’il faudrait une bonne dose d’inconscience pour prétendre proposer aujourd’hui une vision globale du travail des enfants en Asie vue la complexité des situations. Il est en effet capital de se rendre compte que la conjonction au début de la décennie 90 entre d’un côté la ratification par les Etats de la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant et de l’autre un développement économique remarquable dans la plupart des pays asiatiques a favorisé une meilleure prise en charge des enfants et notamment de la lutte contre le travail des enfants. Toutes les études montrent une amélioration des politiques ainsi qu’une augmentation

des programmes d’action, d’où une certaine impression de pouvoir faire disparaître l’exploitation du travail des enfants dans les années qui viennent. En Thaïlande par exemple, selon le Centre National d’Information sur le Travail des Enfants, dans la seule tranche des 13-14 ans le pourcentage des enfants au travail par rapport à la population enfantine est passé de 37% en 1990 à 11,4 % en 1995, si bien que le 8ème Plan de développement économique et social envisage de faire passer le nombre des enfants travailleurs de 3,5 millions en 1994 à 1,7 million en 2001. Or actuellement la dégradation brutale de l’économie thaïlandaise remet tout cela en question et on risque fort de se retrouver rapidement à un niveau proche de celui des années 80. On pourrait plus ou moins faire le même genre d’observation pour la plupart des pays asiatiques. Le moins qu’on puisse dire est qu’un tel contexte invite fortement à être prudent dans les affirmations et à avancer avec la plus extrême précaution dans le domaine des statistiques.

On comprendra donc que les pages qui suivent, tout en essayant de résumer ce qui se dit habituellement sur le sujet, voudraient surtout mettre en exergue les principales questions que l’existence du travail des enfants pose à ceux qui s’intéressent au continent asiatique et en particulier aux acteurs sociaux au sens le plus général du terme, ces hommes et ces femmes effectivement engagés dans la lutte pour promouvoir une avancée vers le bien-être des enfants d’Asie. En fait, s’il est une chose certaine c’est qu’on ne peut plus aujourd’hui lire une étude sérieuse sur l’Asie ou observer les politiques ou les programmes d’action sociale sur le terrain asiatique sans rencontrer le phénomène du travail des enfants et noter l’existence des enfants travailleurs comme un élément significatif des formations sociales asiatiques. Tel n’était pas du tout le cas il y a à peine une vingtaine d’années. Non seulement la réalité impose de prendre au sérieux le travail des enfants en Asie mais de plus la pression de l’opinion publique mondiale ne permet plus de laisser de côté ce sujet. Significatif à ce sujet le fait que c’est en Asie qu’est née, et principalement en Asie que s’est développée la Marche Mondiale contre le travail des enfants; elle s’est déroulée au cours de cette année 1998 à travers une centaine de pays mettant en action des milliers d’associations et institutions publiques ou privées, nationales ou internationales. L’armée des enfants travailleurs asiatiques fait du bruit; on ne peut plus faire la sourde oreille même si ce brouhaha ne signifie pas que les questions posées le soient de façon pertinente, ni surtout que les réponses proposées soient à recevoir comme parole d’évangile, loin de là.

Le silence chinois

La question fondamentale, ou si l’on préfère celle qu’il faudrait poser au départ ce qui n’est malheureusement pas fait habituellement, est celle de la place de la Chine dans le concert des nations asiatiques concernant le travail des enfants. Il serait incongru vis-à-vis des lecteurs de ce dossier de s’attarder à souligner l’importance de la Chine: chacun sait qu’il s’agit d’un partenaire absolument incontournable. Or force est de constater d’une part que nous n’avons pas d’information sur la situation des enfants au travail en Chine, d’autre part que nous ne disposons pas, tout au moins en anglais, qui est la langue de référence mondiale, d’études sur le travail des enfants abordant ce sujet dans un cadre de pensée et de culture chinoises. Il est indispensable de s’attarder un moment sur les conséquences de ce silence.

Les autorités chinoises continuent de nier l’existence du travail des enfants sur leur territoire et même ne facilitent pas (un euphémisme) la mise en place d’enquêtes sérieuses pour connaître la réalité. Significatif par exemple le fait que sur les 108 pays qui ont répondu en 1998 à l’enquête du BIT préliminaire à l’élaboration d’une nouvelle convention sur le travail des enfants, la Chine est un des rares pays, avec le Cap Vert, l’Inde, la Mongolie et Singapour, ayant répondu par la négative à la question de savoir s’il était bon de “faire connaître les dispositions relatives au travail des enfants dans les langues et les dialectes appropriésLes représentants chinois ne brillent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, par leurs interventions dans les rencontres internationales sur le travail des enfants. Le chercheur qui a accès directement à la presse chinoise (ce qui est encore exceptionnel) ne peut que grappiller parmi des centaines de milliers de pages de rares informations sur des situations très locales. Même la revue Child Workers in Asia, certes minuscule mais la seule spécialisée sur le sujet, n’a réussi au cours de ces dix dernières années qu’à publier en tout et pour tout deux articles, et encore très succincts, sur le travail des enfants en Chine. Bref, même en 1998 où l’on peut dire que dans leur ensemble les pays de la planète en sont arrivés à reconnaître l’existence du problème du travail des enfants, la Chine laisse persister une situation de l’information similaire à celle d’il y a un quart de siècle.

Tout porte à penser que le travail des enfants est répandu en Chine: les journaux locaux chinois présentent très fréquemment des événements montrant une véritable exploitation d’enfants par le travail, la politique de reconnaissance d’une certaine propriété privée en milieu rural ne peut que pousser à la participation des enfants aux travaux agricoles, la pauvreté qui touche durement une couche importante des populations provoque entre autres une croissance visible à l’oeil nu du nombre des enfants mendiants, le haut niveau persistant d’analphabétisme va de pair avec un taux élevé d’abandons scolaires dans le primaire, enfin le développement économique dans certaines grandes zones urbaines s’accompagne d’un pourcentage non négligeable d’enfants de moins de 15 ans parmi les travailleurs migrants des campagnes vers ces villes. On trouve là les indicateurs qui, dans tous les pays du monde, annoncent de fortes tendances au développement d’une main-d’oeuvre enfantine. Quand on sait que les enfants chinois de moins de 15 ans représentent une masse tournant autour des 400 millions, on est obligé de reconnaître que, ne serait-ce que du simple point de vue des statistiques, le silence au sujet des enfants travailleurs en Chine rend impossible l’élaboration d’une vision globale de la situation en Asie, et soit dit en passant met également en cause les statistiques au niveau mondial.

Que le travail des enfants ne soit pas pris en compte dans les analyses des réalités chinoises a un effet qui dépasse, et de loin, le problème de la photographie du phénomène dans le cadre géographique de la Chine ; c’est la façon même de poser le problème et d’élaborer les réponses qui est touchée. La communauté asiatique, et donc aussi la communauté mondiale, n’a pas à sa disposition un corps d’experts (au sens le plus large du mot, bien au-delà de la reconnaissance universitaire) ayant développé une expérience et une réflexion sur le travail des enfants selon les traditions culturelles chinoises, et tout spécialement dans les domaines de l’anthropologie et de la sociologie. Or même à travers un contact superficiel avec les réalités asiatiques on ne peut qu’être frappé des différences de modes de vie et de pensée entre par exemple des communautés d’origine chinoise, indienne, ou malaise. Cette absence dans le champ international d’un corps de pensée chinois sur le travail des enfants handicape énormément la réflexion sur ce qu’est le travail des enfants sans parler de l’élaboration de politiques et programmes d’action.

On ne peut toutefois clore ce paragraphe sans signaler que la Chine étudie avec le BIT sa participation future au programme IPEC. Inutile de souligner l’importance de cette attitude toute nouvelle quant à la réflexion sur le travail des enfants en Asie et dans le monde.

L’absence de documentation

Peut-on au moins élaborer une image du travail des enfants dans les autres pays asiatiques même simplement à base de statistiques ? Il faut répondre clairement non au risque d’énerver le lecteur. Qu’on me permette ici de citer un peu longuement une partie du document principal présenté par le BIT à la Conférence d’Amsterdam sur le travail des enfants, des 26 et 27 février 1997.

1-“L’information est particulièrement défectueuse sur le nombre réel de travailleurs enfants, sur leur distribution selon les branches d’activité et les localités et régions du pays, ou encore sur leur répartition selon le statut de l’emploi, le sexe, l’âge ou l’origine sociale. Dans beaucoup de pays, le travail des enfants n’est pas recensé statistiquement. Là où des statistiques sont disponibles, elles donnent généralement une vue très partielle du phénomène, soit qu’elles ne recensent que les enfants dont l’activité économique constitue l’activité principale – excluant ainsi les nombreux enfants qui travaillent et étudient en même temps -, soit qu’elles n’enregistrent que les enfants employés comme salariés – qui ne représentent qu’une petite fraction de la main-d’oeuvre enfantine totale -, soit encore qu’elles se limitent aux enfants du groupe d’âge des 10 à 14 ans – ce qui laisse de côté ceux âgés de moins de 10 ans dont le nombre est loin d’être négligeable.

2-Les informations fiables sont rares sur les conditions dans lesquelles le travail des enfants est pratiqué et sur les dangers auxquels celles-ci exposent les enfants…

3-Les causes du travail des enfants sont analysées d’habitude sans prendre en considération les diverses formes que ce travail peut revêtir…

4- La recherche orientée vers l’action est pour ainsi dire inexistante…”

Après un tel constat, on se demande qui oserait présenter la situation du travail des enfants dans une région aussi vaste et diversifiée que l’Asie si de plus la documentation est aussi peu fiable. Quel intérêt pourrait avoir la proposition d’un panorama dont la majeure partie serait cachée par les nuages ? Pourtant il est difficile de se taire car cette absence de documentation fait le jeu de ceux qui ont intérêt à enserrer les victimes dans un épais mur de silence et à laisser par là le champ libre à toutes les élucubrations possibles. C’est pour briser justement ce mur de silence que les militants asiatiques au contact direct avec les enfants travailleurs ont lancé l’aventure de la Marche mondiale contre le travail des enfants. L’objectif numéro un était de dire haut et fort que les enfants travailleurs existaient et qu’ils enduraient dans chaque pays d’Asie des conditions de travail et de vie d’une dureté dépassant souvent l’imagination. Ils se sont mis en marche pour dire eux-mêmes ce qu’était leur vie d’enfants travailleurs et par là appeler leurs gouvernements à passer à l’action. De plus, ils l’ont fait en traversant physiquement les frontières, pour délivrer un message clair: le travail des enfants dans quelque pays qu’il soit est un problème qui repose sur des bases communes et à ce titre concerne la communauté mondiale.

Ils nous ont offert par cette initiative plusieurs pistes pour sortir de l’impasse: la première est de replacer la situation du travail des enfants en Asie dans un contexte mondial.

Le contexte mondial

La participation active et permanente des enfants à toutes les activités de leur famille et de leur communauté villageoise ou de quartier est une constante dans l’histoire de l’humanité sur tous les continents. Quels que soient le pays de résidence, la culture ou la religion, dès qu’une famille s’enfonce dans la pauvreté elle fait appel à tous ses membres y compris les plus jeunes pour affronter les dures réalités de la vie. De plus, dans ces familles, parents et enfants savent que cette école de la vie, même extrêmement dure, est le seul apprentissage efficace pour se préparer à survivre dans la jungle qu’ont toujours été et sont encore pour les petits et les faibles les sociétés humaines. Que les enfants travaillent n’est pas du tout une nouveauté dans les pays d’Asie, ni même d’ailleurs qu’ils soient parfois durement exploités.

De plus, les pauvres ont toujours formé la grande majorité des populations de chaque pays, et si les situations nationales ont beaucoup évolué surtout durant les deux derniers siècles notamment par un élargissement de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, il reste que les pauvres continuent de former la majorité de l’humanité vivant sur la planète en ce moment. La pauvreté est un ciment qui unit de façon spécifique les êtres humains dans une réalité de dimension mondiale. Il importe donc ici de clarifier la place de l’enfant, et en particulier de sa relation au travail, dans le monde des pauvres, ou pour le dire plus clairement de prendre comme critère d’évaluation d’une situation l’avancée vers un supplément de bien-être des plus pauvres et non pas le succès d’une théorie économique ou l’évolution de la bourse de Hongkong. Il s’agit là d’un a priori, évidemment, mais qu’une éthique digne de ce nom ne peut guère abandonner sous peine de laisser se dévoyer la marche de l’humanité vers le bonheur. Or cette relation triangulaire fondamentale, parents-enfants-travail, est en train de subir de profonds bouleversements en contrecoup de l’évolution du monde contemporain. L’observation du travail des enfants en Asie permet de mettre en exergue quatre composantes de cette évolution: le développement économique, la révolution dans les communications, l’évolution du statut de l’enfant dans la conscience de l’humanité et enfin le travail des enfants comme enjeu commercial.

Le développement économique

La pensée ultralibérale qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est à la base des politiques de développement sur l’ensemble de la planète, notamment en Asie, tout en renforçant la tendance générale à donner la priorité au développement économique sur le développement social a placé l’évolution sous le signe du développement des capacités financières. On peut même dire que les données économiques qui étaient devenues les critères d’évaluation du développement ont été supplantées dans ce rôle par les données financières. L’écroulement de la banque Barings à Singapour a été un exemple malheureux de cette distorsion; les catastrophes financières qui, au cours de 1997 et 1998, ont ébranlé les pays du sud-est asiatique jusqu’à provoquer des remous sur l’ensemble de la planète mettent au grand jour s’il en était besoin la perversité de cette relation étroite entre les économies asiatiques et le reste du monde. Le vol des richesses nationales par des minorités qu’il faut bien qualifier de criminelles a pu pendant quelque temps donner l’image d’un certain développement mais cette image a éclaté. L’expérience indonésienne de ces derniers mois met clairement en lumière les risques d’une telle situation sur le travail des enfants en montrant jusqu’où peut aller le lien existant entre ce développement factice et la fragilisation pour ne pas dire l’effondrement dans la misère de la majorité d’une population.

Il est utile, dans cette réflexion sur le travail des enfants, de s’arrêter sur le cas de l’Indonésie. En 1996, donc sans avoir encore subi l’influence des secousses actuelles, une étude a été réalisée pour le BIT sur la relation entre les politiques économiques et le travail des enfants en Indonésie. Il est apparu que le pourcentage des enfants travailleurs âgés de 10 à 14 ans durant ces vingt-cinq dernières années est allé en diminuant grâce principalement au développement économique ayant permis une certaine réduction de la pauvreté et un meilleur accès à l’éducation. Toutefois, durant cette même période, autant le nombre des enfants au travail en milieu rural a diminué, autant il a augmenté en milieu urbain. Ce changement, déjà profond en lui-même et significatif, s’est accompagné de la mise au travail des enfants dans les entreprises et le secteur des services; autrement dit par rapport à la situation précédente, d’une part il y a entrée au travail hors du cercle familial, d’autre part l’enfant travailleur passe à un régime de travail rémunéré, ce qui signifie des relations avec l’employeur plus strictes, des conditions de travail plus dures, notamment des horaires plus longs ; c’est ainsi par exemple que le pourcentage d’enfants travaillant en moyenne plus de 44 heures par semaine est passé de 6,7 pour cent en 1986 à 11,1 pour cent en 1993. Il faut souligner que les entreprises dans lesquelles sont employés des enfants sont habituellement de petite taille, travaillent en sous-traitance selon les commandes des grosses entreprises et sont rarement enregistrées. Autrement dit, le développement économique de l’Indonésie a apporté à une partie des enfants une certaine amélioration de leur scolarité et de leur conditions de vie en général mais a signifié en même temps, pour les enfants des familles pauvres obligés de travailler pour vivre, une précarisation de leur statut de travailleur. Dans un contexte où c’est le marché financier mondial qui fait la loi cela veut dire l’épée de Damoclès de la perte de l’emploi et la chute dans une misère noire pour ces enfants. Malgré les félicitations adressées l’an dernier aux autorités indonésiennes par le Fonds Monétaire International pour leurs succès économiques et sociaux, on est en droit de dire, même si bien évidemment des études n’existent pas encore pour le confirmer, que la crise indonésienne ne peut que provoquer une croissance de la mise au travail précoce des enfants et une précarisation plus grande de leur situation de travailleur. Est-il besoin de dire au passage que les effets de la crise ont balayé comme d’un revers de main les résultats des programmes d’action menés ces dernières années en Indonésie ?

Le cas de l’Indonésie est lourd d’enseignements quant à l’analyse du travail des enfants en Asie. Le groupe des quatre “tigres” dont ce pays fait partie avec la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines a organisé la croissance sur les mêmes dogmes économiques et se trouve secoué en même temps par une crise provoquée par les mêmes mécanismes et produisant les mêmes effets; comme le montre entre autres le bond en avant spectaculaire dès 1997 des taux de chômage dans chacun des pays. Or qui dit augmentation du chômage dit automatiquement augmentation de la pression sur l’exploitation économique des enfants.

La crise du sud-est asiatique a aussi un effet direct sur le travail des enfants dans d’autres pays du continent. En effet la plupart des pays de la région, même sans atteindre le niveau du Myanmar, du Vietnam ou du Bangladesh, ont misé sur l’exportation de leurs travailleurs dans les pays voisins à forte croissance économique pour augmenter leurs entrées en devises. Or une des premières réactions des “tigres” au moment de la crise a été de freiner l’arrivée de travailleurs migrants et même de mettre en place des mesures destinées à renvoyer chez eux les travailleurs étrangers. Lorsqu’un père ou une mère de famille part à l’étranger cela signifie habituellement la mise au travail d’un ou des enfants car durant l’absence d’un des parents la baisse des revenus impose de faire appel à l’aide enfantine. Si pour une raison ou une autre le parent ayant migré est obligé de revenir plus tôt que prévu ou de diminuer de façon notable son soutien financier, c’est la catastrophe, et cela pousse soit à mettre au travail les enfants encore scolarisés soit à durcir les conditions d’emploi de ceux déjà au travail, par exemple en cherchant un emploi plus rémunérateur, en les changeant d’entreprise ou en les insérant dans la servitude pour dettes.

En jetant un coup d’oeil si superficiel qu’il soit sur les relations de l’Indonésie avec l’économie mondiale on perçoit à quel point ces relations sont capitales pour comprendre le travail des enfants dans ce pays et par contre coup en Asie, d’autant plus qu’il faut garder en mémoire que les politiques économiques des pays asiatiques dépendent des mêmes forces à savoir les directives du FMI et de la Banque Mondiale dont les objectifs, inutile de le dire, ont plus à voir avec l’état de santé des banques créditrices qu’avec le bien-être des plus pauvres.

Tirons une première conclusion à garder constamment présente à l’esprit pour réfléchir comme pour agir sur le travail des enfants en Asie: le sort des enfants travailleurs dépend principalement de l’évolution des forces contrôlant l’économie mondiale, c’est-à-dire, pour une bonne part, extérieures aux pays asiatiques concernés.

Le développement des communications

Chacun d’entre nous ressent dans sa vie personnelle et celle de son entourage immédiat les bouleversements qui se sont produits au cours de ce dernier quart de siècle dans le domaine des communications. Les conditions de voyage d’un pays à l’autre n’ont plus grand chose à voir avec celles de notre jeunesse. C’est ainsi que les divers réseaux de trafic d’enfants qui traversent l’Asie de part en part ont subi un développement spectaculaire en quelques années, neutralisant par leur rapidité d’adaptation les capacités d’intervention des polices nationales. On sait aussi que la situation des travailleurs migrants est une des priorités majeures dans l’action du BIT. Que quelques associations puissent en quelques mois imaginer, préparer et réaliser la Marche mondiale contre le travail des enfants aurait paru de l’exploit sinon de l’utopie il y a seulement dix ans; après coup, on en arrive même à s’étonner de la fluidité de son déroulement et de son succès.

Dans le domaine de l’information, il n’y a plus aucune commune mesure entre la situation d’il y a quelques décennies et celle d’aujourd’hui. En quelques secondes un document peut faire le tour de la terre et une information être diffusée simultanément à travers plusieurs continents. On en est arrivé au point que grâce à un simple téléphone ou un fax, pour ne parler que des moyens les moins sophistiqués, on peut communiquer plus facilement avec le bout du monde qu’avec le voisin habitant au bout de la rue. Cela bien évidemment ne signifie pas automatiquement une amélioration de l’information ni une meilleure communication entre les personnes et les communautés. Il reste que l’on ne peut pas ne pas tenir compte du fait de ce bouleversement quand on s’intéresse à un fait de société comme le travail des enfants aujourd’hui.

L’influence de ce changement sur la vie des enfants travailleurs a plusieurs aspects. Le premier est qu’il est de plus en difficile de contrôler l’information les concernant. Cela est vrai quand on se place à l’origine de l’information à savoir l’endroit où sont les enfants travailleurs; même si, comme cela a été souligné au sujet de la Chine, il y a encore des pays qui réussissent à maintenir officiellement un certain silence, il reste que cette situation devient intenable, et qu’en fait l’institution qui voudrait s’en donner les moyens pourrait, techniquement parlant, surmonter les barrières. Cette difficulté du contrôle existe tout autant quant au point d’arrivée de l’information; la place prépondérante qu’a pris l’image dans l’information et les techniques de manipulations de documents font que celui qui reçoit une information a de plus en plus de mal à être assuré de son authenticité, ce qui en rend l’utilisation très aléatoire. Les campagnes montées autour de l’assassinat du militant pakistanais Iqbal Masih pour le présenter comme un enfant victime des fabriquants de tapis est une illustration de cette nouvelle donnée. La mort de ce militant dans un village inconnu d’un pays asiatique, un événement objectivement infime dans l’ensemble de l’actualité, a déclenché une telle indignation dans les opinions publiques que Neil Kearney, le secrétaire général de la puissante fédération syndicale internationale du textile, a pu le qualifier de “révolution colossale, qui se répand dans le monde“.

Un deuxième effet est la paralysie des acteurs locaux. Cet effet est directement lié à un aspect particulier du développement moderne des communications à savoir la place de l’image. Le choc de l’image est tel qu’il rend difficile, pour ne pas dire qu’il court-circuite, le fonctionnement de l’analyse raisonnable et supprime le temps nécessaire au dialogue entre les diverses forces en présence. Le simple détail d’une situation devient le symbole de la réalité; il envahit le champ de la mémoire et imprègne toutes les autres informations. Chacun a en tête certaines photos de fillettes des Philippines ou de Thaïlande victimes d’exploitation sexuelle, photos faisant de la prostitution le problème principal du travail des enfants dans ces pays alors que c’est loin d’être le cas. Les acteurs locaux, à commencer par les familles et les militants qui connaissent bien les situations, peuvent de moins en moins lutter contre cette utilisation des images les concernant, alors que ces images déclenchent des actions à l’autre bout de la planète qui risquent de transformer soudainement et de fond en comble la réalité locale. A ce sujet, l’exemple du Bangladesh est une source de lumière éclairant l’ensemble de l’Asie.

Officiellement, on estime qu’il y a environ six millions et demi d’enfants de 5 à 14 ans au travail ce qui représenterait à peu près 13 pour cent de la population enfantine du même âge. En fait il faut multiplier au moins par deux ces chiffres pour approcher de la réalité. Ceci dit si on ne prend pas en compte les activités en famille on rencontre peu de filles au travail sauf dans la domesticité – un point commun dans presque tous les pays – et dans l’industrie du vêtement. Deux caractéristiques de cette industrie sont à relever: la main-d’oeuvre y est principalement féminine et les produits sont surtout destinés à l’exportation dont 60 pour cent aux seuls Etats-Unis. En 1992, un sénateur américain, Tom Harkin, présentait au Congrès un projet de loi visant à interdire l’importation aux USA de produits fabriqués par des enfants. A l’époque, on chiffrait autour de soixante à soixante-dix mille le nombre d’enfants de moins de quinze ans, principalement des filles, travaillant dans l’industrie du vêtement au Bangladesh. Les employeurs pris de panique devant les risques pour leurs exportations licenciaient en un rien de temps les trois-quarts des filles travailleuses. Sans instruction, sans qualifications professionnelles, sans écoles à leur disposition, le tout dans un environnement social impitoyable marqué par la pauvreté et le machisme, ces filles ne se virent offrir aucune solution de remplacement et se retrouvèrent pour la plupart dans des métiers moins protégés et soumises à une exploitation plus dure que dans les usines. Il n’a pas manqué à l’époque d’associations de diverses sortes, y compris syndicales et humanitaires, pour soutenir le projet Harkin au nom de la lutte contre le travail des enfants, sans parler de l’idée qui s’est répandue dans d’autres pays industrialisés de se lancer dans le même type d’approche. Inutile ici de dire les craintes suscitées par un tel mouvement au Bangladesh comme dans d’autres pays d’Asie.

C’est ainsi qu’une action s’est mise en route pour imposer aux fabriquants de vêtements du Bangladesh, à travers leur association BGMEA (Bangladesh Garment Manufacturers and exporters Association), d’une part d’arrêter l’emploi d’enfants d’autre part de participer activement à la mise en place de programmes éducatifs pour les enfants retirés des usines. Il a fallu attendre le 4 juillet 1995 pour qu’un Protocole d’accord allant dans ce sens soit signé entre le BGMEA, le BIT et l’UNICEF. Aujourd’hui, l’Association Internationale des Employeurs présente cette action comme un succès annonçant qu’en deux ans, dans les usines concernées par le Protocole, le pourcentage des unités employant des enfants était passé de 43 pour cent à 12 pour cent et qu’en 1997, 8 031 enfants ont été répartis dans 316 écoles. Et tout au long de ces dernières années, les efforts ne manquent pas afin de susciter, pour ne pas dire imposer, dans d’autres pays d’Asie et dans diverses industries des accords similaires.

Il faut rappeler que toute cette effervescence avec l’énergie déployée et les millions dépensés au sujet de quelques enfants au Bangladesh (au maximum dix mille sur des millions…) a été déclenchée par la diffusion d’une information concernant un projet de loi dans un pays de l’autre côté de la planète, les Etats-Unis, où d’ailleurs cette loi n’a pas vu le jour. Si les millions de Bangladeshi vivant dans la pauvreté, ou même simplement les travailleurs du textile au Bangladesh, avaient eu droit à la parole quant à l’utilisation d’une telle puissance, auraient-ils fait le même choix? On peut légitimement en douter et voir à bon droit dans cette action le type même de l’expérience organisée de l’étranger par des étrangers. Oublier cet aspect de la situation serait prendre le risque de ne rien comprendre aux réactions des acteurs asiatiques et par voie de conséquence à l’évolution de ces situations.

L’évolution du statut de l’enfant

S’il est un élément de la conscience universelle qui a considérablement changé au cours de ces dernières décennies c’est bien la conception de la place de l’enfant dans nos sociétés. Il s’agit d’une évolution dans le prolongement de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui est lente comme tous les changements profonds et universels des sociétés, qui est encore très loin d’influencer les structures et les habitudes de toutes les populations du globe, mais qui pourtant est incontestable comme le montre l’adoption et la ratification de la Conventions des Nations Unies sur les droits de l’enfant. Elle a été ratifiée par tous les pays d’Asie sans exception. Outre le contenu du texte, proprement révolutionnaire, et auquel on va revenir, n’oublions pas que la Convention a reçu une vaste diffusion par ses traductions en de nombreuses langues locales, par les programmes d’information, les discussions et les études dont elle fait l’objet depuis dix ans, ainsi que par l’élaboration et le contrôle de rapports réguliers sur son application. De plus, il ne faut pas oublier que de 1978, date de la proposition par le gouvernement polonais d’élaborer cette convention, jusqu’à l’adoption du projet en 1989, les représentants des pays d’Asie porteurs de leurs situations actuelles mais aussi de leurs cultures et de leurs traditions, ont été continuellement actifs dans le processus de son élaboration. Bref on est en droit de lire le message de la Convention comme un message des peuples d’Asie.

L’enfant est désormais reconnu comme porteur de richesses qui lui sont propres et non plus simplement comme un petit adulte à faire grandir et comme le support de projets d’avenir imaginés par les adultes. Ce sont de plus des richesses qui lui appartiennent si bien qu’il devient ainsi à travers sa décision de partager ou non ses richesses avec la communauté humaine un partenaire dans la construction du monde, et donc un sujet de droits. Ce n’est pas le lieu ici de faire des commentaires sur la Convention mais chacun pressent à quel point les habitudes de nombreuses communautés asiatiques se trouvent bouleversées par une telle conception de l’enfant. Par ailleurs le fait d’être enfant signifie être en développement, et donc avoir droit à un soutien particulier pour permettre ce développement. Ainsi s’installe une double dialectique entre les richesses de l’enfant et les projets d’avenir des adultes d’un côté et de l’autre les potentialités du développement de l’enfant et les richesses que les adultes peuvent mettre à la disposition de ce développement. Enfin, troisième évolution, à travers le fait que la quasi totalité des pays de la planète, en ratifiant la Convention, ont passé un accord pour se surveiller et s’aider mutuellement dans son application, c’est toute la communauté humaine qui se sent et se veut responsable des richesses portées par les enfants. Que ce soit un père de famille, une maîtresse d’école, un chef militaire ou un ministre, personne ne peut plus penser et à plus forte raison dire qu’il a le droit de faire ce qu’il veut avec les enfants. Il y a au-dessus une responsabilité universelle.

Tout cela nous installe au coeur même des problèmes posés par la mise au travail de l’enfant en Asie. Tout d’abord les Asiatiques ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent avec le travail des enfants; c’est aussi vrai quant à l’exploitation en vue d’un profit économique que lorsqu’il s’agit des solutions pour un meilleur bien-être des enfants: la communauté mondiale se sent et se veut en partie responsable. Notons quelques signes récents: une des nouveautés apportées par le Protocole d’accord dans l’industrie du vêtement au Bangladesh est que plusieurs pays étrangers non seulement se sont engagé à apporter leur soutien, à travers le BIT et l’UNICEF, mais ont imposé au Bangladesh une participation active similaire par exemple en obligeant les entrepreneurs signataires du Protocole à apporter leur quote-part au financement des programmes éducatifs mis en place, ou en provoquant la Banque d’investissement social (SIBL) a créer un système d’indemnités compensatoires pour les familles des enfants ayant quitté le travail pour l’école. Un autre signe est l’accueil extraordinairement chaleureux offert à travers le monde par les populations de plus de cent pays à l’initiative asiatique de la Marche mondiale contre le travail des enfants. Enfin, on ne peut pas ne pas remarquer la rapidité de la croissance du Programme IPEC du BIT commencé en 1992, programme qui repose sur les contributions volontaires des Etats. Un tel changement est même spectaculaire quand on le replace dans une perspective historique. Il suffit de remonter à même pas vingt ans. Les quelques militants qui voulaient profiter de l’année de l’enfance en 1979 pour poser le problème du travail des enfants en Asie, ne serait-ce qu’à partir des situations en Thaïlande et en Inde, s’entendirent répondre qu’ils manipulaient la réalité avec des a priori idéologiques, que leurs projets étaient de la pure utopie, et en tous les cas les canaux financiers ne s’ouvrirent qu’au compte-gouttes en direction de leurs initiatives. Or qu’est-ce que vingt ans à l’échelle de l’Asie ?

Deuxième grand changement: les adultes ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent avec les enfants travailleurs ; ceux-ci prennent la parole et passent à l’action. On ne compte plus les initiatives prises par les enfants eux-mêmes pour améliorer leurs conditions de travail ou pour se libérer de l’exploitation. C’est la myopie habituelle des adultes qui nous fait considérer comme négligeables et vains ces efforts des enfants. C’est la propension des médias à attirer lecteurs ou auditeurs en collectionnant des faits plus atroces les uns que les autres qui nous empêche de contempler cette floraison de graines d’avenir que sont les faits et gestes de tant d’enfants au travail. C’est la rigidité de nos analyses et de nos théories d’adultes qui font passer sur un lit de Procuste les initiatives des enfants travailleurs pour en supprimer les éléments porteurs de transformation. On attend quelqu’un qui viendra raconter l’histoire de la lutte contre l’exploitation du travail des enfants du point de vue de ces enfants. Déjà nombre de militants laissent remonter à leur mémoire leur vie de travail quand ils étaient enfants, certains y puisent un véritable dynamisme pour l’action syndicale ou l’engagement politique, un nouveau type de dialogue s’engage entre adultes et enfants basé sur la reconnaissance de cette solidarité particulière qu’est l’expérience du travail. Les enfants travailleurs ont été les véritables moteurs de la Marche mondiale, s’engageant eux-mêmes dans la Marche, expliquant eux-mêmes leur conditions de vie, exposant eux-mêmes leurs demandes et leurs espoirs, mélangeant au fil des jours et des pays, comme seuls les enfants savent le faire les rêves et la réalité, les rires et les larmes, les coups de colère et les gestes de tendresse. Le 15 août 1997, pour marquer l’anniversaire de l’Indépendance de l’Inde, le réseau SACCS (South Asian Coalition against Child Servitude) qui regroupe plus de 400 organisations a offert aux enfants travailleurs indiens la possibilité de marquer à leur façon cet anniversaire prestigieux, en leur donnant le moyen de se réunir à Delhi pour deux jours. Ils furent quelques dix mille enfants travailleurs venus des quatre coins du sous-continent et de secteurs économiques aussi variés que la fabrication des feux d’artifice, l’industrie textile, le tissage des tapis, la verrerie, la taille des ardoises ou des pierres précieuses, les briqueteries ou les carrières de pierre, sans parler de ceux engagés dans les travaux agricoles et la domesticité. Ils furent entourés de près de quinze mille personnes, parents et amis, adultes et enfants. Ils ont réfléchi à leur vie de travail à travers un tribunal des enfants et ils s’encouragèrent par une soirée culturelle festive le 13 août. Le lendemain fut partagé entre l’élaboration de propositions d’action sous la forme d’un parlement des enfants et finalement à travers une Marche au Parlement au cours de laquelle ils portèrent un Mémoire au Président de l’Inde. En décembre 1996 d’autres organisations permirent à des enfants travailleurs indiens de se retrouver avec des délégations d’enfants travailleurs venus des autres continents et ensemble ils rédigèrent ce qui est maintenant appelé la Déclaration de Kundapur (du nom de la ville du sud de l’Inde où s’est tenue la rencontre), texte en dix points devenu en février 1998 la base de rassemblement pour le Mouvement international des enfants travailleurs. Il s’agit là de signes assez visibles pour être repérés au niveau international. Moins spectaculaires mais tout aussi significatives sont les nombreuses initiatives donnant naissance à des groupes d’action d’enfants travailleurs, initiatives qui parsèment les pays d’Asie, initiatives différentes des projets élaborés par les experts des institutions éducatives ou humanitaires, et qui sont une source de renouveau, parfois inattendu, pour l’action. On pourrait citer mille exemples comme celui du Jagaran Group actif au Népal. Il est né du désir d’enfants au travail dans les rues, principalement chiffonniers, de s’aider mutuellement et d’aider les autres enfants à travers des activités théâtrales dans les rues. En quelques années ils ont grandi au point de lancer en 1997 un petit centre de collecte des ordures mis à la disposition des enfants chiffonniers de Kathmandou.

Le travail des enfants : un enjeu commercial

Le changement le plus spectaculaire au sens où les effets s’affichent avec de plus en plus de clarté un peu comme les éclairs qui en illuminant la nuit annoncent de très loin l’orage, c’est le fait que le problème du travail des enfants en tant que tel commence à être utilisé comme objet de marché dans les tractations commerciales. Cela vient en partie de l’envahissement de l’image signalé plus haut mais surtout de l’entrée des consommateurs en tant qu’acteurs dans l’organisation du marché. On pourrait dire de façon un peu brutale que “le travail des enfants se vend bien“. Programmes de télévision et de radios, revues et journaux de toutes sortes se doivent de présenter des reportages sur le travail des enfants pour se montrer “dans le vent”. Une conférence sur le sujet qui attirait il y a seulement cinq ans une dizaine de personnes en rassemble aujourd’hui dix fois plus sans difficulté. Les associations humanitaires ont bien plus de succès dans la récolte des fonds quand elles présentent des projets concernant directement des enfants au travail. Il y a dix ans au Bangladesh on comptait sur les doigts de la main les ONGs engagées dans la lutte contre le travail des enfants, aujourd’hui on doit renoncer à en dresser la carte tellement elles sont nombreuses. Même si c’est à une échelle moindre, on trouve une évolution similaire dans les autres pays asiatiques et on ne peut pas la passer sous silence. Bref, prendre le travail des enfants comme terrain d’engagement est devenu en quelques années un bon business, avec tous les aspects positifs et négatifs que cela comporte quant à l’efficacité de cet engagement.

Bien plus grave que cet aspect qui, sans pouvoir être totalement ignoré, reste en fait mineur dans l’ensemble du problème, est la place que le travail des enfants est en train de prendre dans la lutte que les grandes entreprises de distribution mènent entre elles pour accaparer des parts de marché. Dans les pays riches, qui sont par la force des choses les plus gros consommateurs, on voit fleurir des arguments publicitaires annonçant qu’il n’est pas fait appel au travail d’enfants dans la fabrication de tel ou tel produit, des labels de qualité sont apposés sur des produits pour les garantir “propres” de toute exploitation d’enfants, des entreprises annoncent à grand fracas qu’elles ont élaboré des codes de bonne conduite pour leurs filiales. Des associations de consommateurs demandent avec de plus en plus d’insistance des informations sur l’origine et les conditions de production de ce qu’ils achètent. Des accusations précises sont lancées contre certaines grandes firmes de distribution qui voient ainsi leur image de marque remise en cause. De nouveau, l’observation de deux pays asiatiques, l’Inde et le Pakistan, va nous permettre de prendre un peu la mesure de cette évolution. Auparavant en guise d’introduction teintée d’humour, évoquons pour le lecteur s’intéressant aux questions asiatiques le nom de Max Havelaar. En effet c’est à partir de la présentation des conditions de travail dans la culture du café en Indonésie que ce roman néerlandais de 1860, par ailleurs considéré depuis comme une oeuvre littéraire de stature mondiale, interrogeait le colonialisme sur la façon dont il spoliait un peuple de ses richesses. Or c’est en prolongement des intuitions de ce roman et en l’honneur de son auteur qu’a été créée la Fondation Max Havelaar ouvrant ce nouveau champ d’action qu’est devenu le commerce alternatif basé sur la garantie qu’un produit a été fabriqué dans des conditions qui respectent le droit et la dignité des travailleurs.

L’industrie du tapis indienne est un secteur offrant, grâce à l’exportation, des entrées de devises non négligeables pour le pays (97 % des tapis indiens sont exportés et ces exportations se comptent annuellement en centaines de millions de dollars), c’est aussi un haut-lieu d’exploitation de la main-d’oeuvre enfantine autant par le nombre des enfants concernés que par la dureté de leur exploitation. Au début des années 90, il est apparu que les campagnes d’information menées dans plusieurs pays occidentaux sur le travail des enfants dans le tissage des tapis risquaient d’avoir un effet négatif sur le commerce des tapis. Ce fut au point que le gouvernement indien ainsi que les industriels se montrèrent prêts à accepter l’idée d’apposer une étiquette sur chaque tapis garantissant qu’il n’était pas fait appel au travail d’enfants. C’est ainsi que le réseau SACCS pousse dès 1992 à la création du label RUGMARK dans laquelle il s’engage avec trois objectifs principaux: soutenir l’organisation des fabriquants de tapis ne faisant pas travailler des enfants, mettre en place un système de contrôle efficace et reconnu sur le marché international, et réinsérer socialement les enfants tisserands libérés du travail. Après une phase de soutien financier étranger notamment de l’Allemagne, l’initiative a réussi à trouver en 1996 son indépendance grâce à une taxe payée par les producteurs-exportateurs (0,25% par an du prix des tapis exportés servant au financement du système) et les importateurs (2% de la vente des tapis pour financer les programmes d’éducation et de réinsertion des enfants). RUGMARK est devenue maintenant une marque enregistrée officiellement en Allemagne et aux Etats-Unis (45% des tapis vendus aux USA proviennent de l’Inde) avec le nom et le logo protégés par des brevets. Le dernier rapport d’activité de 1997 annonce que 180 exportateurs ont reçu la licence, que 18 600 métiers sont contrôlés et que le nombre des tapis commercialisés avec le label RUGMARK a atteint le nombre de 812 500. Depuis 1995, une Fondation RUGMARK existe aussi au Népal et des préparatifs sont en cours pour un établissement similaire au Pakistan. L’initiative a fait assez de bruit pour que les industriels indiens à travers un office quasi gouvernemental (Carpet Export Promotion Council) lancent en 1995 un label concurrent, KALEEN, dans le but de convaincre les partenaires commerciaux étrangers de maintenir leurs commandes de tapis indiens.

Que souligne l’initiative indienne qui puisse être éclairant pour d’autres pays asiatiques? Que les efforts de tous genres de la part de nombre d’institutions et d’associations pour secouer l’apathie d’un gouvernement ainsi que pour surmonter la volonté de lucre des employeurs concernant l’exploitation du travail des enfants n’ont commencé à avoir un début de résultats que lorsque l’attention s’est portée sur les consommateurs étrangers et à travers eux sur les profits réalisés par les industriels. En somme, il faut parler le langage de l’argent et non pas chercher à faire vibrer quelque fibre humanitaire; or dans le système économique mondial actuel cela n’est devenu possible que si on fait intervenir une pression de l’étranger. Les faits sont là indubitables qui prouvent que les forces intérieures de la société civile ne sont pas capables, au moins pour le moment et à elles seules, de faire le poids vis-à-vis des alliances politico-financières. La solution au problème du travail des enfants, si elle l’a été un certain temps autrefois, n’est plus entre les mains des seules forces d’une nation. Il faut une action internationale et en particulier un engagement des peuples qui forment les grandes puissances. Au moment où résonnent à nos oreilles des appels au repli nationaliste et à l’inhospitalité vis-à-vis des étrangers, que le problème du travail des enfants et les efforts de ceux qui s’y attaquent nous disent la place de la solidarité internationale dans la construction du monde est un message d’espoir dont on ne saurait se plaindre.

En même temps un nouveau danger apparaît, celui d’un nouvel impérialisme où de grandes puissances dicteraient à l’ensemble des nations une conduite à tenir. C’est cela aussi que souligne l’expérience indienne dans le domaine du tapis: la place du politique dans l’action contre l’exploitation du travail des enfants, et donc des gouvernements chargés de gérer ce politique. On comprend que les puissances qui font la loi dans l’ordre économique mondial actuel veuillent garder le contrôle de leurs affaires. A l’occasion des discussions autour du GATT et de la création de l’Organisation Mondiale du Commerce la question d’insérer des clauses dites sociales dans les accords commerciaux internationaux a été posée, avec une insistance particulière sur ce qui concerne la place du travail des enfants dans la production. Le gouvernement indien s’est montré un leader acharné, suivi par nombre de pays en développement, dans la lutte contre cette évolution considérant que l’instauration d’une clause sociale n’était qu’une nouvelle stratégie pour maintenir sous la tutelle de quelques grandes puissances l’économie des pays en développement. Le BIT a mis tout son poids dans la balance pour faire évoluer d’une clause conçue comme sanction vers une clause conçue comme incitation positive au progrès. Derrière les belles déclarations de personnalités parlant de partenariat la question continue d’être fermement débattue. Le 2 juin dernier, la Marche mondiale contre le travail des enfants arrivait à Genève pour une rencontre avec les membres de la Conférence internationale du travail. Tandis que Kailash Satyarthi, de nationalité indienne, président du SACCS ainsi que de la Marche mondiale, montait à la tribune accueilli par les applaudissements de l’ensemble des délégués debout dans la salle, les membres de la délégation indienne restèrent assis sans broncher, redisant ainsi avec fermeté qu’il ne fallait pas prendre les flonflons de la fête pour des décisions politiques, ni confondre l’action des citoyens avec celle des Etats.

Si le cas des tapis indiens nous a fait découvrir la dimension internationale d’une action lancée de l’intérieur même d’un pays, le cas du Pakistan va nous éclairer un peu plus sur les avantages et les risques d’une action lancée à partir de l’étranger et mettre ainsi un peu plus en lumière la complexité de toute action concernant le travail des enfants. Pour les organisations ou individus qui ont suivi l’évolution du travail des enfants au Pakistan au cours de ces dix dernières années, l’impression dominante a toujours été que les autorités nationales refusaient, même si ce mot ne correspond pas exactement aux arguties des diplomates, de reconnaître l’ampleur et le sérieux du problème dans leur pays. Il suffirait pour comprendre ce sentiment de lire les rapports et plus encore de rappeler les discussions annuelles du Groupe de travail de l’ONU sur les formes contemporaines d’esclavage, ou même de parcourir les pages des rapports annuels de la Commission des experts du BIT sur l’application des conventions notamment ceux de 1996 et 1997 dont le style mesuré et précis évoque pourtant plus facilement les attendus d’un jugement de tribunal que les cris d’une manifestation de militants. La Coupe du monde de football qui vient juste de se terminer est tombée sur le Pakistan comme un coup de pied dans une fourmilière. Bon an mal an le Pakistan exporte autour de vingt millions de ballons de football et dans les années de Coupe du monde ce chiffre augmente notablement, par exemple en 1993 à cause de la Coupe de 1994 il était passé à 34 millions. Il faut savoir que le Pakistan est le premier producteur mondial de ballons occupant près de 75 pour cent du marché des ballons cousus main, de quoi exciter la convoitise des autres protagonistes notamment ceux des USA qui occupent le deuxième rang avec quelques 17 pour cent. La Coupe de 1998 en France offrait une excellente occasion d’équilibrer un peu différemment le secteur en prenant des parts au Pakistan. Or les sondages réalisés au Pakistan par le Bureau International du Travail montrent qu’au moins 17 pour cent des travailleurs à plein temps de l’industrie du football sont des enfants de moins de 14 ans, soit environ sept mille enfants dont 11 pour cent sont des filles; 13 pour cent n’ont jamais été à l’école, et 31 pour cent l’ont abandonnée prématurément pour travailler: des chiffres indiscutables et qui sont un minimum. Le Conseil américain de l’industrie du football avec la Fédération mondiale des articles de sports, qui représentent plus de 50 marques, ont réussi à convaincre la FIFA de n’accorder son logo qu’aux fabriquants ne faisant pas appel à la main-d’oeuvre enfantine. Subitement le petit district de Sialkot au nord-est de Lahore où se concentre la fabrication des ballons voyait poindre à l’horizon une sorte de typhon destructeur. C’est ainsi que la Chambre de commerce et d’industrie de Sialkot était amenée à signer le 14 février 1997 un accord avec le BIT et l’UNICEF visant à éliminer en moins de 18 mois le travail des enfants dans la fabrication des ballons. L’Organisation internationale des employeurs qualifie cet accord d’historique. Pour mettre en pratique l’accord, les partenaires ont mis sur pied un budget d’un peu plus d’un million de dollars dont près de la moitié offerts par le gouvernement américain. D’aucuns seront interloqués de voir une telle somme nécessaire pour améliorer le bien-être de quelques milliers d’enfants travailleurs payés une poignée de roupies (le salaire mensuel d’un enfant travaillant à coudre des ballons 8 heures par jour équivaut en gros à 100FF ); ils se demanderont sans doute aussi comment faire avec l’énorme masse des huit à dix millions d’enfants au travail au Pakistan.

Le cas des ballons pakistanais éclaire certains aspects de la problématique actuelle du travail des enfants. Tout d’abord la force des consommateurs: la Coupe du monde avec la place qu’elle occupe dans les médias et donc avec ses retombées commerciales grâce à la publicité représentait un double enjeu: pour les industriels étrangers en compétition avec les Pakistanais elle offrait l’occasion de marquer des points soit en poussant des entreprises de distribution à s’approvisionner ailleurs qu’au Pakistan soit en imposant des conditions de production freinant la compétitivité des Pakistanais; pour les industriels pakistanais, et derrière eux le gouvernement soucieux des entrées de devises, c’était le risque de voir se développer une campagne mondiale invitant les consommateurs à boycotter leurs produits, un risque d’autant moins illusoire qu’ils venaient juste de faire l’expérience d’une baisse notable dans la vente des tapis suite à la campagne provoquée par l’assassinat d’Iqbal Masih en 1995. De plus entre les USA qui continuaient de travailler à la mise en place du projet de loi du sénateur Harkin, l’Union Européenne qui avait décidé d’établir à partir de janvier 1998 un certain contrôle sur les importations à travers le Système de la Préférence Généralisée, et la puissante Fédération Internationale des Travailleurs du Textile, de l’Habillement et du Cuir qui venait de jeter ses forces dans la bataille contre le travail des enfants, une épreuve de force aurait été suicidaire.

Un deuxième aspect à souligner est qu’une intervention décidée de l’étranger risque de ne pas apporter de véritable solution au problème posé. En effet le pourcentage des enfants travaillant dans l’industrie des ballons est infime par rapport à la masse des enfants travailleurs du Pakistan si bien que même si le programme lancé réussit à les enlever complètement de ce secteur industriel cela n’aura pas d’effet quantitatif sur l’ensemble. Plus grave est le fait que si les industries tournées vers l’exportation sont certes vitales pour l’économie pakistanaise le nombre des enfants concernés y est insignifiant car c’est dans l’agriculture et le secteur informel urbain qu’ils se trouvent, et par conséquent la place du travail des enfants dans les habitudes de la société pakistanaise n’est pas remise en question. Enfin rien ne dit que si la pression internationale venant des consommateurs vient à diminuer, les employeurs ne reprendront pas leurs anciennes habitudes, d’autant plus que chacun peut constater que la Coupe du monde à peine terminée les médias cherchent d’autres chats à fouetter. A ce sujet d’ailleurs il sera intéressant de regarder sous peu si toutes les clauses de l’accord signé en février 1997, accord qui ne porte que sur 18 mois ne l’oublions pas, ont réellement été exécutées. Ainsi le cas des ballons du Pakistan est, comme celui des tapis indien, un rappel de la valeur de la solidarité internationale avec un élément supplémentaire, celui de la permanence de cette solidarité sur le long terme.

Traits dominants en Asie

En Asie, comme d’ailleurs en Afrique et Amérique Latine ainsi que progressivement dans les pays d’Europe de l’Est, on trouve les enfants au travail quasiment partout, en ville comme à la campagne, dans le secteur structuré de l’économie comme dans ce que les experts appellent, de façon fort peu adéquate d’ailleurs, le secteur informel, dans la production comme dans les services ou le commerce; les enquêtes nationales qui cherchent à classifier les travaux des enfants par types d’activités alignent, sans forcer la réalité, des listes de plusieurs centaines de métiers différents à forte présence de travailleurs enfants. Dans la variété des situations concrètes vécues par les enfants travailleurs d’Asie est-il possible de voir émerger quelques traits dominants? A défaut de disposer d’un point de vue élaboré par les Asiatiques eux-mêmes, nous pouvons toujours essayer de présenter ce qui saute aux yeux d’un observateur occidental. Deux catégories d’enfants travailleurs apparaissent incontournables bien qu’elles soient méconnues du grand public non asiatique: les enfants travailleurs ruraux et les enfants en servitude pour dettes.

Les enfants travailleurs en milieu rural

Toutes les enquêtes publiques et privées donnent et redonnent sans cesse une image que les médias se refusent obstinément à présenter au public occidental: la grande majorité des enfants travailleurs dans tous les pays d’Asie (sauf au Japon et à Singapour) non seulement se trouvent en milieu rural mais encore sont la plupart du temps occupés à des travaux qu’on peut qualifier globalement d’agricoles. Quelques chiffres récents donnent une idée de cette situation: le pourcentage des enfants travaillant en milieu rural par rapport à l’ensemble des enfants travailleurs est de 67% au Pakistan, de 87% au Népal, de 85,25% en Inde, 81,9% au Bangladesh, 85% en Thaïlande, etc. Certes, on trouve dans chaque pays d’Asie des enfants employés dans des plantations (thé, huile de palme, hévéas, canne à sucre, etc.) ainsi que dans de grandes pêcheries, toutefois leur nombre est infinitésimal comparé à l’ensemble; par exemple les enfants au travail dans les plantations de thé en Inde, le secteur le plus important en termes de plantations, sont moins de cent mille sur plusieurs dizaines de millions d’enfants travailleurs. Soit dit au passage cela montre à quel point la vision que le grand public a du travail des enfants n’émerge pas des réalités locales mais est préfabriquée par le genre de regard que l’étranger porte sur ces réalités.

Arrêtons-nous un moment sur quelques conséquences de cette présence massive des enfants travailleurs en milieu rural. Le travail agricole est extrêmement dur pour les enfants à cause des conditions climatiques, du nombre important d’heures consacrées au travail chaque jour, des longues distances à parcourir, des charges à transporter, des dangers provenant de morsures de reptiles ou de piqûres d’insectes, d’un état nutritionnel habituellement défaillant. La participation des enfants ruraux aux activités scolaires est partout largement inférieure à la moyenne nationale par manque d’infrastructures et de moyens, par manque d’intérêt par rapport à leurs besoins, par manque de temps aussi car même ceux qui vont à l’école le font souvent par intermittence quand les travaux agricoles laissent du temps libre. Est-il besoin de noter que même si le développement des moyens modernes d’information dans les campagnes est loin d’atteindre le niveau des villes, les enfants ont des idées et des images sur les progrès du monde moderne et vivent donc dans un état de frustration aggravé du fait qu’en général les conditions de vie en famille sont marquées par la pauvreté pour ne pas dire la misère ou même la lutte pour la simple survie. Les structures sociales sont très diverses d’un pays à l’autre pourtant on peut dire qu’en général les populations rurales asiatiques restent imprégnées par des habitudes qui sont souvent aux antipodes de ce que par exemple la Convention internationale des droits de l’enfant présente comme le minimum à atteindre dans les relations entre adultes et enfants aujourd’hui. Des millions d’enfants ruraux en Asie vivent en esclavage au sens strict, enfermés dans les mécanismes de l’endettement familial, sur lequel on reviendra plus en détail. Le résultat d’une telle dureté de vie est que les enfants, et les parents aussi d’ailleurs, ont tendance à croire que la vie en milieu urbain est préférable, ce qui pousse aux migrations soit vers les centres urbains soit même vers l’étranger.

Dans la plupart des pays d’Asie la question des migrations d’enfants de milieu rural vers les centres urbains est un des éléments majeurs du problème du travail des enfants. La majorité des enfants au travail en milieu urbain proviennent de migrations récentes, soit avec leurs parents soit seuls. Au Bangladesh par exemple, les enfants ayant migré avec leur famille forment 28 % et ceux ayant migré seuls 26 % du total des enfants travailleurs en centres urbains. Toute amélioration des conditions de vie ou même de travail des enfants en ville agit comme une pompe aspirante vis-à-vis des enfants ruraux dont la masse joue le rôle d’une armée de réserve inépuisable. Entre les parents qui utilisent leurs relations pour envoyer les enfants en ville, les enfants eux-mêmes qui de façon indépendante tentent ne serait-ce que temporairement l’aventure du voyage, les agences de main-d’oeuvre et les trafiquants de toutes sortes, ce sont des milliers de petits canaux qui sans provoquer un raz-de-marée assurent cependant un flot ininterrompu d’enfants travailleurs vis-à-vis duquel les barrages et contrôles policiers ont peu de prise si tant est qu’il existe une réelle volonté politique de les rendre plus efficaces.

Les filles sont en général plus présentes que les garçons dans ces migrations. Les raisons de cette prédominance sont difficiles à cerner et varient selon les pays sous l’influence souvent de facteurs culturels. Il semble que la raison principale soit la facilité plus grande à s’insérer dans un travail de type domestique pour des filles déjà habituées à travailler comme aides de la maman dans la maison familiale. La demande d’enfants domestiques est en forte augmentation à la fois parce que les possibilités d’emploi des femmes leur imposent de trouver du personnel pour les libérer du travail au foyer, parce que l’élévation, même relative, du niveau de vie des classes moyennes urbaines pousse à avoir une domesticité sans aller toutefois jusqu’à pouvoir s’offrir les services d’employées adultes, et parce que les fillettes sont plus dociles et peuvent d’autant plus difficilement se rebeller vis-à-vis de leur employeur qu’elles sont enfermées dans la solitude d’une maison privée. Toutes les associations qui agissent dans le domaine des enfants domestiques soulignent d’ailleurs les mauvais traitements, coups, injures et punitions dont sont victimes les filles pour les tenir paralysées par la peur et empêcher leur fuite. A cela vient s’ajouter une certaine pression de la part des hommes de la maison pour abuser sexuellement des filles et même les pousser parfois à entrer dans les réseaux de prostitution. L’existence de réseaux de trafic d’enfants, en particulier des filles en vue de l’exploitation sexuelle, ne sont certes pas une caractéristique des pays asiatiques, il reste qu’ils sont très développés comme le montrent les rapports du professeur Vitit Muntharborn, rapporteur spécial de l’ONU sur les ventes d’enfants, et plus récemment les études réalisées par IPEC. On connaît ainsi assez bien les trafics dans la région du sud-est asiatique; il y en a aussi drainant vers l’Inde les enfants du Népal et du Bangladesh, sans parler des filières qui d’à peu près tous les pays d’Asie amènent les enfants vers les pays du Golfe.

La servitude pour dettes

La forme d’esclavage, parmi les enfants comme parmi les adultes, la plus répandue aujourd’hui est la servitude pour dettes. Selon le BIT “en Asie du Sud, on estime à plusieurs dizaines de millions le nombre des enfants employés dans ces conditionsPendant de nombreuses années ce type d’esclavage est apparu comme particulier au sous-continent indien; aujourd’hui, au fur et à mesure que des recherches spécifiques sont menées sur la question, on découvre que cette pratique existe aussi, dans les autres pays d’Asie, au Pakistan et au Népal de façon aussi intensive qu’en Inde, et à un degré moindre ou de façon plus circonscrite dans d’autres pays, notamment au Bangladesh, en Birmanie, Thaïlande, Malaisie, Indonésie et aux Philippines.

Ce type d’esclavage repose sur plusieurs facteurs jouant entre eux comme les rouages d’un mécanisme enfermant le travailleur tel un gibier pris dans un piège. Au point de départ, il y a un emprunt soit en nature soit en espèces; il s’agit en général de petites valeurs de l’ordre parfois d’à peine quelques dollars. Un deuxième élément est que le créditeur n’est pas une banque ou une organisation mais un particulier, habituellement une personne connue de l’emprunteur comme un commerçant du village ou un artisan du quartier. Le troisième élément, qui fait toute la différence par rapport à un emprunt ordinaire et transforme la dette en un mécanisme d’asservissement, est que le remboursement ne sera pas fait en espèces mais par la mise à disposition du créditeur