Eglises d'Asie

DANS LES “SOUTES” DE FEU LE “MIRACLE ASIATIQUE”

Publié le 18/03/2010




Le salaire de la sueur

Ainsi donc, le miracle avait dérapé. Or à travers l’Asie du sud-est, ils étaient des centaines de millions à y avoir cru. Ouvriers, journaliers, maçons, chauffeurs, débardeurs, domestiques, modestes employés de bureau, ils s’étaient retrouvés portés par la déferlante du “boom” sans en suspecter la part d’ombre. Et, à vrai dire, sans trop s’interroger sur les bouleversements liés à cette croissance économique record. Ils ne connaissaient pas le nom de Philip Tose, n’étaient pas familiers des index des Bourses régionales, mais tiraient une relative fierté à la vue des gratte-ciel et de l’entrelac d’autoroutes qui désormais, déchiraient le ciel des grande métropoles d’Asie.

Ils étouffaient dans les embouteillages de Bangkok, de Djakarta ou de Manille, recourraient aux amphétamines pour faire face à leur charge de travail, s’inquiétaient de voir leurs jeunes enfants intoxiqués par les émanations de plomb (1), râlaient d’être sans cesse soumis à une overdose de bruit, mais ils prenaient la vie comme elle venait. Au jour le jour: “Au début, je gagnais 27 dollars par mois, confie Neat Chean Vary, une ouvrière cambodgienne âgée de 25 ans. Maintenant, je parviens à en gagner 40 et je trouve que ca va. Le travail à l’usine n’est pas aussi pénible qu’à la campagne ou l’on doit travailler dehors pendant toutes les saisons, sous le soleil comme sous la pluie. Ici au moins, je profite davantage de la vie. Je peux acheter les cassettes de mon choix, lire “Koh Santepheap” (ndlr: le premier magazine populaire cambodgien) et me reposer, le soir après le travail. Je me fiche de la politique. Cela ne changera pas notre situation. Nous allons toujours vivre comme cela” (2).

Dans les banlieues industrielles où les usines sortaient de terre les unes après les autres, ils avaient débarqué les mains vides. Leur unique objectif était de travailler. Et de pouvoir ainsi envoyer de l’argent à leurs parents restés dans leur provinces natales. Ils se présentaient à l’aube devant les murs de tôles entourant les chantiers, jetant des regards envieux sur les dizaines d’hommes et de femmes affairés, dans ces mille-feuilles de béton que sont les immeubles en cours de construction, à rajouter des étages aux échafaudages de bambous déjà incroyablement hauts. Ils attendaient des heures, accroupis à l’entrée des usines, que l’on vienne les chercher pour rejoindre, dans des hangars transformés en étuves par la chaleur ambiante, ces rangées de machines qui rythmeraient leurs vies. Ils ne cherchaient pas seulement à fuir la misère des campagnes et la difficulté des travaux agricoles. Ils voulaient aussi connaître de nouveaux horizons, goûter à autre chose: “Ils fuyaient des valeurs: celles de leurs parents, note, dans son ouvrage sur la modernisation de la région, le géographe anglais Jonathan Rigg. Aux habits simples et à la vie sans surprise des villages, ils espéraient substituer une vie moderne et excitante” (3).

Logés dans des dortoirs accolés aux usines, ou lâchés à quelques-uns – souvent du même village – dans une chambre exiguë éclairée au néon, ils s’adaptaient. Au coeur des grandes villes, leurs essaims de motocyclettes pétaradaient, dans un nuage de fumée bleue, aux côtés des voitures cossues des nouveaux riches et de tous ces cadres qui, profitant de l’affluence des capitaux vers cette partie du monde, s’étaient mis à emprunter et à vivre à crédit (4). Ils avaient bien conscience qu’un fossé se creusait entre eux, qui n’avaient que leur force de travail, et tous les autres qui, mieux qualifiés, pouvaient prétendre accéder à des postes de responsabilité. Mais ils n’en démordaient pas: ils étaient eux aussi les enfants du miracle.

Beaucoup étaient des femmes. Et parmi elles, un grand nombre étaient encore adolescentes. Mieux valait, pour décrocher un job dans l’industrie textile ou bien l’électronique, être jeune et célibataire. Depuis que les usines avaient commencé à se multiplier, des recruteurs sillonnaient les campagnes pour dénicher les futures ouvrières. Ils prélevaient au passage une “commission” sur les emplois futurs, mais avaient néanmoins l’assurance de faire un “carton plein”: “J’ai déboursé 70 dollars (une somme équivalente à deux mois de son salaire actuel) pour être embauchée ici, mais c’était cela ou rien, raconte Mouny, une autre ouvrière khmère, employée dans une usine de couture de Phnom Penh. Dans nos villages, la pratique est courante. Certains intermédiaires empochent même de 50 à 100 dollars, parfois plus contre une place dans l’usine. Que l’on sache coudre ou non, il faut payer pour être embauchée” (5).

Persuader des gamines de 15 à 18 ans de quitter leurs villages de l’Isan (les provinces déshéritées du nord est de la Thaïlande), des campagnes surpeuplées de Java (Indonésie) ou des îles Visayas (Philippines) pour venir coudre des étoffes à longueur de journée ou assembler des composants sur une puce de la grosseur d’un ongle ne présentait de toute façon guère de difficulté. Et si les filles, pour une raison ou pour une autre, rechignaient à tenter l’aventure, leurs parents, eux, se laissaient beaucoup plus facilement convaincre. La promesse que ce départ leur permettrait de s’offrir plus tard, avec l’argent envoyé de la ville, une télévision, un transistor ou une moto, parvenait vite à les décider. Vieux truc utilisé depuis longtemps, malheureusement avec le même succès, par les recruteurs des bordels, des salons de massage et des réseaux régionaux de prostitution. Au risque de dérouter les observateurs les plus avertis: “Pourquoi laissaient-t-ils leurs filles, parfois des gamines de treize ans, devenir des objets sexuels ? Etait-ce la faim ? La pauvreté ? Le goût de l’argent interrogeait, dans un article émouvant publié en 1990, Sanitsuda Ekkachai, l’une des meilleures journalistes thaïlandaises. “Confrontée à Pon Chaitep, un paysan qui venait, contre environ 600 dollars, de laisser sa fille partir travailler comme prostituée à Sungai Kolok, une ville située à la frontière malaisienne, je n’avais pas d’autre choix que de ravaler mes questions. n’ai pas vendu ma fille’, me murmurait le vieil homme, père de huit autres enfants. Elle m’a vue souffrir. Elle a vu notre famille souffrir. Elle voulait nous aider” (6).

Parce qu’ils n’avaient jamais rien connu d’autre, parce que leur seule formation se résumait à leurs quelques années passées sur les bancs de l’école primaire, la plupart trouvaient parfaitement naturel, une fois embauchés, de se taire, d’obéir et de courber l’échine. Mais que pouvaient-ils faire d’autre puisqu’ils n’avaient pas les moyens de protester? Dans les pays les plus “libéraux” de la région, les syndicats, relativement indépendants, étaient très peu représentés dans le secteur privé. Tandis qu’ailleurs, là où régnaient en maîtres des gouvernements autoritaires, ils étaient étroitement contrôlés par l’Etat. Quitte à apparaître, dans les derniers pays communistes de la zone, comme le Vietnam ou la Chine, plus préoccupés, en cas de problème, de défendre les intérêts des patrons, de mèche avec les cadres du parti, que ceux du “prolétariat”, pourtant chéri par la rhétorique marxiste toujours en usage (7).

Avec les années, certains ouvriers commençaient toutefois à redresser la tête, à revendiquer et à organiser les premiers piquets de grève. Mais ils rencontraient vite sur leur chemin les pires obstacles. Assurés d’une impunité presque totale, leurs patrons pouvaient les renvoyer sans ménagement. Ou bien, si les choses se corsaient, faire appel à l’armée ou aux forces de l’ordre. L’un des premiers gestes de la dernière junte militaire au pouvoir en Thaïlande n’avait-il pas été, en 1991, de promulguer un code du travail extrêmement restrictif ? Sans parler de l’Indonésie ou du Cambodge, où soldats et policiers avaient de longue date l’habitude d’intervenir dans les usines au moindre conflit social (8). Habitude, il est vrai, largement importée d’autres pays “modèles” de la région, comme la Corée du Sud: “Lorsqu’il n’y a pas longtemps, des visiteurs étrangers se promenaient dans une usine d’assemblage électronique à Séoul, ils pouvaient constater cette discipline de fer, remarque le gourou américain du management Peter Drucker, l’un des oracles les plus respectés du monde économique “global”. Aussitôt qu’une femme osait détourner les yeux de la chaîne, elle était mise à l’écart et battue pour ne pas avoir prêté attention à son travail. les autocrates travaillaient alors main dans la main avec les militaires pour maintenir leur pouvoir et garder les ouvriers dociles” (9).

Les patrons possédaient en outre un argument-massue: celui du nombre. Rien de plus facile, à travers l’Asie du sud-est, que de remplacer une paire de bras par une autre, qui plus est moins bien payée. Surtout lorsque la main d’oeuvre immigrée clandestine (birmane ou laotienne en Thaïlande, indonésienne en Malaisie et à Singapour, chinoise à Hongkong ou à Macao) se livre à vous, presque pieds et poings liés. Sans papiers, citoyens de pays souvent régis par la seule loi de l’arbitraire, risquant parfois la prison ou pire s’ils tournaient les talons, les illégaux asiatiques s’étaient engouffrés, avec la faim au ventre, dans les brèches du miracle. Comme Kyaw Kaing un maçon birman de Bangkok, rencontré au début de cette année sur le chantier du stade flambant neuf, prévu pour accueillir les jeux asiatiques de décembre 1998: “Ici, on vit au jour le jour. Je travaille de 6h30 à 11h00 et de 13hOO à 18h00. Au début, je gagnais 120 bahts par jour (environ 25 francs) car je n’étais pas qualifié. Ensuite, je suis passé à 150 bahts. maintenant, je gagne 185 bahts… Les nouveaux arrivés ? Il n’y en pas. Mais en général, les travailleurs qui repartent au pays ne tiennent pas le coup. Beaucoup reviennent après six mois. Non pas qu’ils n’aiment pas leur village, mais parce qu’ici, ils ont connu la liberté” (10).

Pire: cette course au moins-disant social s’était accélérée avec l’ouverture de la Chine, et l’attrait de ses zones économiques spéciales où affluaient chaque jour des millions d’ouvriers pressés de fuir la misère des campagnes: “J’ai dirigé pendant deux ans une usine au Vietnam, où la loi impose aux entreprises à capitaux étrangers comme la nôtre de payer les ouvriers au minimum 50 dollars US par mois fulmine Steve Chen, chef du personnel de l’une des énormes usines du groupe taiwanais Yue Yuen – sous traitant des plus grandes marques de chaussures de sport, dont Nike, Converse, Adidas ou Reebok – à Zhuhai, la ville industrielle chinoise voisine du territoire sous administration portugaise de Macao. “Cela me rendait fou. Tout cet argent gaspillé alors qu’il me suffit ici, de placarder sur mon portail une annonce d’embauche à six heures du soir pour avoir, dés cinq heures du matin le lendemain, le double de candidates prêtes à bosser pour moins de trente dollars mensuel (11).

Quelques voix s’élevaient, pourtant, pour dénoncer les dérives du système : des leaders ouvriers, rapidement marginalisés ou physiquement éliminés (12). Mais aussi des intellectuels, de trop rares responsables politiques et quelques personnalités religieuses socialement engagées. Ceux-là, aidés financièrement par des organisations non gouvernementales ou par des syndicats occidentaux, s’inquiétaient de la recrudescence des abus sociaux, des situations de non-dit exploitées par les entrepreneurs pour produire au moindre coût, de l’utilisation abusive des prête-noms, des filiales (13). Bref, des détournements de fonds, des trafics et des magouilles dissimulées derrière bon nombre de réussites industrielles et de fortunes soudaines (14). Mais l’on ne déboulonne pas comme ça des statues forgées dans l’acier du miracle. Encensés – parfois à juste titre, car toutes les fortunes n’étaient pas frauduleuses ! – par la presse locale et internationale, appelés à la rescousse par les politiciens traditionnels (15) étourdis par cette nouvelle donne économique, les “tycoons” étaient à la fois intouchables et respectés. Derrière l’homme d’affaire à succès, partenaire local de grandes firmes internationales et détenteur d’un pouvoir grandissant, l’opinion publique n’était pas en mesure de discerner l’exploiteur ou le spéculateur. Et de toute façon, la pression de la collectivité demeurait la meilleure garantie de calme : l’immense majorité des employés, sans autre ressource que leur force de travail, demandait un salaire et c’est tout.

Les familiers de la région rectifieront qu’une telle situation, basée sur la domination des uns et la dépendance des autres, n’était pas vraiment nouvelle. Ce qui est absolument juste. Depuis la nuit des temps, les kampongs malais ou indonésiens, les moobans thaïs, les barrios philippins ou les khums cambodgiens (16) ont toujours fonctionné de manière féodale. L’industrialisation n’avait donc fait que modifier la donne, sans porter atteinte, sous ces latitudes, à cette règle de base qu’est la loi du plus fort. Le contremaître, le patron et le financier milliardaire globe-trotter s’étaient contentés, dans ces sociétés asiatiques transformées par la mondialisation, de chausser les bottes des notables traditionnels: chefs de village, aristocrates, gros propriétaires terriens ou commerçants fortunés. D’autres observateurs, qui n’avaient pas tort non plus, affirmaient, eux, que derrière leurs machines à coudre, leurs postes à souder, leurs bacs de composants électroniques, les petites mains du miracle asiatique rejouaient en cette fin de siècle un scénario comparable à celui de notre révolution industrielle. Leur sueur n’était-elle pas l’engrais du développement ? Imparable théorie des cycles…

Et puis il y avait pire, bien pire que les usines. Les campagnes d’abord, comme on l’a déjà dit. Là-bas, dans les rizières, les femmes gardaient des heures durant le dos courbé et les pieds dans la boue. Leur peau foncée, tannée par le soleil malgré leurs chapeaux de paille et leurs étoffes enroulées en cagoule autour de leur visage leur conférait cette allure de paysanne que les ouvrières craignaient comme un cauchemar. Scénario vérifié, dans tous les pays d’Asie, par l’universitaire bangladais Muhammad Yunus, fondateur de la “Grameen Bankspécialisée dans l’octroi de micro-crédit aux familles les plus pauvres (17) : “Il ne faut jamais oublier que ces nouvelles activités industrielles -tissage, couture, assemblage, représentaient une opportunité de changement inespérée pour ces paysannes attachées jusque-là par une chaîne invisible à leur terre et à leurs villages, où les hommes dominaient sans partage, explique-t-il. Esclaves d’un système, elles désiraient coûte que coûte s’affranchir

Pire aussi que les usines, la possibilité de tomber de Charybde en Scylla, pour atterrir dans les ateliers minables et crasseux des faubourgs. Là, dans le ventre des villes, il suffisait parfois de tirer un rideau métallique ou une grille coulissante pour découvrir des gamins de quinze ans aux doigts gourds à force de fabriquer des gobelets en carton, de coudre des boutons ou de trier des sacs de fermeture-éclair. Aussi sévère et brutal soit-il, un contremaître valait donc mieux qu’un “Ténardier” de mèche avec quelques entremetteurs dépourvus de scrupules. Car, si l’industrie était le théâtre d’abus, la sous-traitance, elle, n’avait pas de règles. L’on y était payé à la pièce, obligé de travailler jour et nuit et de dormir sur place, à même une natte posée sous une pente d’escalier ou entre deux cartons. Les employés, isolés et liés par un contrat conclu souvent par leurs parents, étaient livrés à la merci de petits patrons fréquemment irascibles, car eux-mêmes financièrement fragiles. Et franchement, comparés aux tee-shirts sans âge et aux shorts élimés des gosses abusés par ces gardes-chiourmes, l’austère uniforme de l’entreprise ressemblait presque à un costume de bal !

La diversité des situations et l’évolution des sociétés les plus avancées de la région contribuaient également à ne pas trop s’interroger sur les changements en cours. D’une manière générale par exemple, les entreprises étrangères, de plus en plus nombreuses à s’implanter dans les pays de la région, bénéficiaient d’une bonne côte de popularité. Les plus importantes, japonaises ou occidentales, respectaient davantage la législation, et sauf surprise, offraient de meilleures rémunérations que la moyenne. “Souvent, les firmes internationales adhérent plus facilement que leurs concurrentes locales aux règles d’hygiène et de sécurité, paient au dessus du salaire minimum et offrent à leurs employés des bonus et une couverture socialeaffirmait ainsi un rapport rédigé, en 1995, par deux sociologues européens sur la situation des ouvrières philippines dans la zone économique spéciale de Mactan, au large de l’île de Cebu. Un avantage de poids, malgré les conditions de travail dans ce bassin industriel, jugées “épuisantes et très strictes” (18).

Et n’y avait-il pas ces réussites ? A commencer par celles de Hongkong ou de Singapour, transformés par le boom industriel en “dragons” enviés, et devenus de véritables aimants pour cette région en voie de développement. Thaïs, Indonésiens, Malais, Philippins, les plus riches ressortissants des “tigres” s’y rendaient comme en pèlerinage pour placer leur argent ou bien faire du shopping. Tandis que beaucoup d’autres, parmi lesquels une majorité de femmes, choisissaient d’y émigrer pour décrocher un emploi de domestique, de garde-malade ou de gardienne d’enfants. La vie, à l’arrivée, n’y était pas facile pour ces milliers de “maids“. Mais il suffisait de parcourir ces exubérantes artères commerciale qu’étaient Nathan Road à Hongkong, ou Orchard Road à Singapour, pour saisir l’importance des changements intervenus, en moins de vingt ans, dans ces deux villes-Etats. Tout, du dernier chic vestimentaire aux délire technologique des vitrines, de la fluidité de la circulation au confort des transports en commun, de l’efficacité de l’administration aux spectaculaires infrastructures urbaines, démontrait que le miracle avait là-bas porté ses fruits. Qu’une nouvelle ère, en apparence lumineuse comme les forêts de néons des grands boulevards, y avait succédé à l’ancienne.

Que dire enfin des statistiques ! Des volées d’indicateurs, popularisés – depuis le fameux rapport de la Banque mondiale en 1993 – par quantité de documents et d’analyses réputés fiables, démontraient les bénéfices de cette prospérité nouvelle: produit national brut en nette hausse, allongement de l’espérance de vie, baisse drastique du taux de mortalité infantile, progressions spectaculaires de l’alphabétisation, taux d’épargne mirobolants. Le tout, concrétisé par un développement indiscutable des infrastructures et de notables avancées des libertés publiques. Dans ce tourbillon de chiffres, tous les pays d’Asie du sud-est semblaient avoir été aspirés vers le haut. De surcroît sans avoir eu trop recours à l’endettement public, ce fardeau du tiers-monde.

Eux, ces centaines de millions de soutiers du miracle, ne pouvaient pas savoir que le baromètre économique de la région, dont les aiguilles officielles demeuraient au beau fixe, était en réalité obscurci par les nuages annonciateurs d’une prochaine tempête. Ils ne pouvaient pas se douter que sur les terrains de golfs verdoyants transformés en salons politiques par le conformisme “nouveau riche” de leurs élites, leurs patrons et leurs dirigeants avaient de plus en plus tendance à confondre leurs poches et le marché, l’enrichissement du pays et leurs fortunes personnelles, les satisfactions professionnelles et des plaisirs moins avouables (19). Le miracle avait pour ces fourmis, l’image qu’en donnait la télévision, bien moins critique sur ses dérives que les journaux de qualité, et la presse à grand tirage, ravie de profiter de la manne publicitaire liée à l’explosion du marché de l’immobilier et à la frénésie de consommation. Comme ailleurs dans le monde, Pizza Hut, Mac Donald’s, Dunkin Donut’s… en étaient le symbole. Et tous, riches ou moins riches, s’y ruaient avec avidité : “Peu à peu, les gens devenaient plus égoïstes, obsédés par leur survie. Ils ne réalisaient pas que le capitalisme ne leur avait appris qu’à consommerdéplore le psychiatre thaïlandais Wanlop Piyamanogham (20). Mais leur avait-on vraiment laissé le choix ?

Batam- City

Il n’existe pas que des paradis fiscaux. Il existe aussi des paradis industriels. A l’image de la principauté d’Andorre, du Liechtenstein ou de ces micro-Etats des Caraïbes devenus, au fil de la “globalisationles boites aux lettres obligées de la finance internationale (21), les “Zones économiques spécialeségalement appelées “Zones franches d’exportation” échappent aux lois sociales, fiscales et commerciales en vigueur. Or à l’instigation du FMI, de la Banque Mondiale, et des gouvernements affairés à traquer les investissements étrangers, ces zones d’exception et parfois de non-droit ont constitué l’une des colonnes vertébrales du miracle asiatique. A preuve : dans un rapport récent sur le sujet, le Bureau International du Travail (BIT) ne dénombre pas moins de 225 enclaves de ce type dans les pays d’Asie orientale, dont 124 pour la seule Chine, 35 aux Philippines et 26 en Indonésie. De véritables complexes économiques et urbains livrés en pâture aux multinationales qui viennent y profiter d’avantages spéciaux -exonérations systématiques d’impôts et de taxes, possibilité de conserver le contrôle de 100% du capital investi, restrictions des libertés syndicales afin d’y assurer la “paix sociale– pour faire, dixit le BIT, “subir une transformation à des produits importés, avant de les réexporter” (22).

Foyers d’attraction pour des millions de migrants en quête d’un travail et d’un salaire, et destinations privilégiées des flux de capitaux internationaux, ces nouveaux “comptoirs” ont été très tôt salués par les économistes libéraux pour leur effet supposé de “levier” sur les économies du tiers-monde. L’argument, simple, consistait à y voir des poches de richesse et de compétences susceptibles de stimuler la croissance économique, de créer des emplois et d’aider au développement. Les “Dragons asiatiquescomme Taiwan, Singapour ou Hongkong (les Britanniques ayant fait du territoire une zone franche en soi), furent parmi les premiers à en faire l’expérience. Puis les “tigres” de la région (Thaïlande, Malaisie, Philippines, Indonésie, Vietnam…) entreprirent de les imiter. Avec, comme cible prioritaire, les industries de labeur faciles à délocaliser: textile, jouets, chaussures, emballage, électronique et informatique grand public….

Les résultats ne se sont pas fait attendre. L’an dernier, plus de 850 zones franches d’exportation, employant 27 millions de travailleurs (dont 90% de femmes) étaient actives à travers la planète. Contre une poignée, il y a seulement dix ans. Confrontés à des coûts de production en hausse dans leurs pays d’origine, les industries de main d’oeuvre du Japon, de Hongkong, de Taiwan ou de Corée du Sud ont naturellement déferlé en Asie du sud-est et en Chine, où les bassins de population leur garantissent un réservoir presque inépuisable de salariés bon marché. Tandis qu’en vertu du même principe, les grandes multinationales américaines ou européennes ont éparpillé leurs unités de production aux quatre coins du monde. L’exemple des “maquiladores” mexicaines, ces usines de montage groupées autour des villes frontières comme Tijuana, Ciudad Juarez et Matamores, en lien étroit avec des chaînes de production situées aux Etats-Unis, a fait l’objet de nombreux reportages. Mais l’on pourrait en citer d’autres moins connus et tout aussi spectaculaires. Comme celui de la minuscule île Maurice, petit paradis touristique de l’Océan Indien hier ignoré du circuit économique mondial et devenu, après avoir adopté le statut de zone franche, l’un des premiers producteurs mondiaux de textiles bon marché (23) (…).

Rien ne vaut, pour comprendre la logique inhérente aux zones franches, une escale à Batam, l’une des îles indonésiennes de l’archipel de Riau, située en face de Singapour. Car Batam illustre à la perfection cette forme d’abandon, par les Etats asiatiques, d’une partie importante de leur souveraineté au profit d’investisseurs internationaux autorisés à faire, dans ces enclaves, la pluie et le beau temps. Une démarche couronnée de succès pour qui s’en tient, aujourd’hui, aux statistiques officielles et au développement industriel frénétique de l’île devenue, sans conteste, le bassin d’activité le plus dynamique de cet immense pays de 200 millions d’habitants. Mais une démarche lourde de conséquences pour qui prend le temps, dans l’ombre des parcs industriels et des lotissements flambants neufs arrachés à la jungle, de s’attarder sur le sort des milliers d’ouvriers venus faire fonctionner, à la sueur de leur front, cette énorme machine à produire et à exporter.

Rapide retour en arrière: il y a seulement dix ans, l’île de Batam, plus petite que celle de Singapour, était encore recouverte d’une jungle impénétrable, habitée par une poignée de pécheurs malais. Inféodé administrativement à Tanjung Pinang, le petit port d’une île voisine, chef lieu de la province maritime de Riau, ce rocher sauvage ne figurait dans les guides touristiques qu’à titre indicatif. Sa ville principale, baptisée Nagoya par les occupants japonais durant la seconde guerre mondiale, avait l’allure banale d’une grosse bourgade indonésienne, avec sa rue centrale à moitié défoncée, ses taxis délabrés et ses quelques magasins fort mal achalandés. Le seul occidental présent, ou presque, était un missionnaire français (24) plus particulièrement chargé de l’accueil des milliers de “boat-people” vietnamiens, venus échouer dans ce chapelet d’îles du détroit de Johore. Batam, en somme, servait juste de base aux vrais maîtres des lieux: les bandes de pirates et de contrebandiers malais, aussi redoutés des réfugiés que des commandants de cargos croisant au large. N’étaient la silhouette des gratte-ciel en construction de Singapour, distants d’une vingtaine de kilomètres et visibles de l’extrémité ouest de l’île, cet îlot inhospitalier semblait encore, au début des années quatre-vingt, condamné à végéter aux marges du miracle asiatique.

Qui d’ailleurs, aurait pu imaginer pareille révolution ? Qui aurait pu penser que quinze ans plus tard, l’une des zones industrielles les plus modernes de la région Asie-Pacifique verrait le jour en lieu et place de ces quelques villages, connus pour abriter, outre des repères de pirates, des bordels glauques chers aux Singapouriens esseulés, lassés de la stricte discipline imposées dans leur très performante, mais très austère république ? Qui aurait pu songer, surtout, que le cas de Batam soit brandi par certains en exemple, à la veille du 21ème siècle, pour justifier les mérites de la mondialisation ? Et pourtant: popularisé entre autres, par l’ancien premier ministre de Singapour Lee Kuan Yew – oracle du monde global s’il en est (25) – la soi-disant réussite de Batam est maintenant théorisée, détaillée, commentée, imitée. Remisé le concept trop technique de “Zone Franche d’exportation” ! Dés l’aéroport international Hang Nadim, dont le terminal climatisé flambant neuf est une copie conforme – en beaucoup plus petit- de celui de Changi, à Singapour, un panneau publicitaire illustré par la double photo d’un golf verdoyant et d’une série d’usines lui préfère une formule beaucoup moins administrative : “Bienvenue dans la zone économique spéciale de Batam. Le paradis des hommes d’affaires !” (…)

Inhérente au principe des “zones franchesl’idée d’investissement “clef en mains” est ici poussée à l’extrême. Nul besoin de se déplacer, ni d’acheminer sur place des ingénieurs avant d’implanter une usine. Sur la base des requêtes qui leur sont formulées, les employés du parc industriel de Batamindo – le plus important de l’ile – vous proposent presque d’investir sur catalogue. Pour les usines, plusieurs plans de bâtiments industriels à louer peuvent ainsi être expédiés par fax, afin de permettre aux entrepreneurs intéressés de sélectionner à distance leurs futurs locaux. En fonction des biens qu’ils désirent y produire et de l’importance de la future structure, quatre types d’usine – A, B, C et D – leur sont proposés, avec possibilité d’obtenir (moyennant quelques centaines de milliers de francs de frais supplémentaires) d’autres aménagements. Une location susceptible d’inclure, si l’investisseur en fait la demande, le mobilier de bureau, les ordinateurs et les équipements fax-téléphone indispensable pour contacter une clientèle souvent éparpillée aux quatre coins du globe. La mondialisation, ici, débarque en CDD (26).

Le sur-mesure vaut aussi pour la main d’oeuvre, composée en grande majorité de jeunes femmes immigrées de Java ou de Sumatra, les deux plus grandes îles d’Indonésie. Libre à l’entrepreneur de choisir, en la matière, l’embauche directe ou la location d’effectifs “appointés” par une société-écran dont les bureaux jouxtent ceux de l’administration du parc industriel: PT Tunas Karya. L’intérét de cette deuxième formule, vantée dans les brochures de présentation de Batamindo, est bien entendu d’éviter aux investisseurs d’assumer toute responsabilité en “cas de défaillance”. Entendez: en cas d’accident, de maladie, d’absence… mais aussi de maternité. Des “défaillances” que les responsables de PT Tunas Karya, eux, se font forts de réduire au strict minimum : “Nos ouvrières savent à quoi s’en tenirnous expliquera, candide, au téléphone, l’une des secrétaires après que son directeur ait refusé de nous rencontrer. “Vous savez, les salaires pratiqués ici sont largement supérieurs à ceux qu’elles peuvent espérer dans le reste du pays. Nous leur expliquons donc les règles. Elles viennent ici pour travailler. Pas pour se marier, ni pour faire des enfants”.

Pour les autres, embauchés directement, la situation peut varier d’une usine à l’autre. Mais le contrat tacite n’en reste pas moins le même: “Nos contremaîtres nous font comprendre tous les jours que nous gagnons bien mieux notre vie ici, que nous sommes favorisées, etc…Bref, que tout serait beaucoup plus difficile ailleursraconte Lea, une jeune employée de Thomson Electronics, qui fabrique à Batam des téléviseurs et des magnétoscopes. Une forme de pression que ne nient pas les employeurs, bien conscients de disposer avec ces salaires attractifs et l’afflux permanent de nouveaux demandeurs d’emploi sur l’île de deux arguments-massue vis à vis de leur personnel. “La formule en vigueur ici est simpleaffirme Eddy Tandela, jeune directeur de PT Uwatec, une petite entreprise de fabrication d’altimètres, sous-traitante d’un grand groupe horloger helvétique: “Nous payons mieux qu’ailleurs et nous exigeons en contrepartie une plus grande obéissance. Cela peut paraître choquant, mais la règle est claire pour tout le monde. Dés qu’ils mettent le pied à Batam, les candidats à l’embauche savent qu’ils devront s’abstenir de revendiquer ou de protester. Et personne ne s’en plaint. Tenez, depuis le début de la crise, des centaines de grèves ont paralysé l’activité industrielle de Djakarta, Medan et Surabaya (ndlr: les trois grands centres industriels du pays). Alors qu’ ici, tout le monde est resté sagement derrière son poste de travail” (27).

Si Eddy Tandela a raison pour les récentes grèves, l’homme sait bien que l’argument salarial n’est toutefois pas la seule clef de voûte du système. Dans le périmètre de Wisma Batamindo, devenue une ville à part entière avec l’adjonction de magasins, d’un centre commercial, de restaurants et même d’une mosquée, plusieurs autres facteurs expliquent que les ouvrières ne soient pas tentées de revendiquer. A commencer par la pression inhérente à leur conditions de vie: embauchées dès l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, et très souvent logées sur place dans des dortoirs ou des chambres payés par l’entreprise à l’administration de la zone industrielle, ces jeunes femmes éloignées de leur famille ont tout à perdre si elles s’opposent à la bonne marche des entreprises. Perte de leur emploi, d’abord, mais aussi perte de leur logement et perte probable de toute chance de retrouver vite un travail sur l’île, où les usines épient les fortes têtes. Le cas de certaines filles, tombées enceintes trop vite au goût de leurs patrons et licenciées sur le champ par ces derniers, atteste du couvercle qui pèse sur leurs épaules : “Il y a des fois où l’on aurait envie de protester, comme lorsque l’on nous supprime les bonus ou les primes pour de petites erreurs, poursuit Lea, sanglée dans sa blouse grise à sa sortie de l’atelier. Mais personne n’a envie de se retrouver dehors

D’autres méthodes, utilisées dans de nombreuses zones franches et régulièrement dénoncées par l’organisation internationale du travail, permettent enfin plus subtilement aux employeurs de s’assurer de la stricte obédience de leurs troupes. Pour permettre en cas de problème un licenciement le plus expéditif possible, tous les contrats offerts aux ouvrières sont ainsi des contrats de débutantes, renouvelés chaque année sans tenir compte de l’ancienneté. Quant aux heures supplémentaires, celles-ci ne sont payées par beaucoup d’entreprises, “qu’au cas où le volume de travail est excessif”. Le dit volume étant bien sûr, soumis à l’appréciation du seul patron ou responsable d’atelier! (28).

Quelques opposants tentent néanmoins de faire entendre leur voix sur Batam. Mais, comme dans toutes les “zones franchesleur combat syndical ou social se heurte très vite au mur des intérêts acquis, et au fait que tout le monde sur l’île, du petit commerçant au policier en passant par le fonctionnaire, dépend de la bonne marche des activités industrielles. Ancien ouvrier, licencié pour avoir refusé les sanctions que lui imposait à tort un contremaître singapourien, Bambang Yulianto en sait quelque chose. Depuis le printemps 1998, ce jeune homme s’est vu confier la lourde charge de diriger dans les deux îles de Batam et Bintan la section locale nouvellement crée du SBSI, le seul syndicat indépendant du pays, enfin reconnu par les autorités de Djakarta après la démission de l’ancien dictateur Suharto (29). Il n’a pas de bureau, et travaille chez lui, dans une sorte de village préfabriqué financé par une fondation musulmane, le MKGR (30), où logent les employés de Batamindo qui ont une famille. Sa machine à écrire, posée par terre, déborde déjà de tracts. Mais les obstacles ne manquent pas. A commencer par celui de sa reconnaissance officielle dans l’île : “Jusque-là, les autorités de la province ont refusé de me parler, sous prétexte que l’enregistrement de notre syndicat sur le plan national n’est pas complètement terminé, explique-t-il. En réalité, je sais que des réunions ont eu lieu entre les principaux chefs d’entreprise de Batam et qu’un veto très ferme a été opposé à ma présence” (31).

Alors Bambang prend son bâton de pèlerin. Sur sa moto, le jeune homme passe, dès l’aube, d’un parc industriel à l’autre pour susciter des réunions et s’informer, surtout, des conditions exactes de rémunérations qu’il sait beaucoup moins mirobolantes que celles annoncées par les employeurs : “C’est vrai qu’en règle générale, l’on est beaucoup mieux payé à Batam, poursuit-il, mais il ne faut pas oublier que tout coûte ici, trois ou quatre fois plus cher que dans le reste du pays. Le logement, la nourriture, les transports, tout cela est hors de prix, bien plus cher par exemple qu’à Djakarta. Dés lors, nous n’avons pas à accepter le chantage aux salaires des autorités. Qu’ils nous paient pour notre travail est une chose, qu’ils nous achètent notre silence en est une autre

Bambang, toutefois, ne se fait guère d’illusions. Crise asiatique oblige, les investisseurs étrangers des zones franches comme Batam disposent aujourd’hui, avec la menace de récession mondiale, d’un nouvel argument en or pour réfuter les concessions sociales que tentent d’obtenir, à juste titre, des gens comme lui. Près de chez lui, dans ce village de fortune aux toits de tôle et aux ruelles de boue, plusieurs ouvriers de Batamindo l’ont déjà dissuadé de leur rendre visite, par peur d’être ensuite dénoncés et de risquer de perdre leur emploi. Même chose dans les chantiers touristiques de Bintan, l’île voisine, où plusieurs complexes hôteliers de luxe sont en construction, faisant trimer jour et nuit des milliers de personnes. Question de survie que le rédacteur en chef du “Riau Posle quotidien local, a bien failli apprendre à ses dépens. Pour avoir accepté de publier, début juillet, une lettre du jeune syndicaliste aux autorités locales de Batam afin de solliciter la reconnaissance légale de son organisation, l’intéressé a été mis à pied. Au motif que l’article était paru la veille de la visite sur l’île de deux hôtes de marque: les ministres singapourien et indonésien chargés de l’industrie (32).

Les nouveaux résistants

Ils se nomment Mochtar, Oraparn, Somsak, Marsinah, Cedric, Rahmad, Sanitsuda… Ils sont Indonésiens, Philippins, Thaïlandais, Vietnamiens, Cambodgiens. Syndicalistes, fonctionnaires, activistes, juristes, journalistes ou universitaires. Certains d’entre eux se connaissent et ont même l’habitude de travailler ensemble. D’autres, en revanche, restent encore à l’écart, affairés à batailler dans quelques province reculée, éloignée des capitales où se décident le sort de leur pays, tenus par leur devoir de réserve, écrasés d’inquiétude après que des menaces aient été proférées contre eux, qui par la police, qui par l’armée, qui par des voyous à la solde des puissants. La plupart n’occupent pas le devant de la scène. Leurs réunions se tiennent dans des locaux de fortune, des salles de quartier, voire dans des arrière-cours d’usine, tant que les vigiles en faction ne reçoivent pas l’ordre de les évacuer. Tous se battent comme ils peuvent: à coups de communiqués, de tribunes libres publiées dans les journaux, d’articles, de bulletins clandestins, de manifestations, de grèves, d’appels à l’opinion. Sceptiques à l’égard du “miracleils n’ont pas succombé aux sirènes de “l’économie globale”. Ils sont fiers de leurs traditions, nostalgiques de leurs provinces rurales où, contrairement à nos pays démunis face à la crise, la solidarité familiale et villageoise est encore un rempart contre la récession. Dans leurs têtes, ils ont depuis longtemps pris le maquis. Tandis que tant d’autres s’enrichissaient, pliaient l’échine ou se contentaient de suivre le mouvement, ils ont osé entrer en résistance. Quitte à ruiner leur carrière, briser leur famille, ou perdre la vie.

Mochtar Pakpahan est Indonésien. Sans doute est-il, de cette tribu de maquisards sociaux éparpillés aux quatres coins de l’Asie du sud-est, le plus connu de tous. Avocat de formation, puis fondateur en 1993 du SBSI (33), le premier syndicat indépendant de l’archipel – alors considéré comme illégal par les autorités – ce petit homme râblé, protestant jovial dans un pays où l’islam est la religion de l’écrasante majorité, a enduré les brutalités, l’hôpital, la prison, les menaces, les procès arrangés, les condamnations. Sous le régime de Suharto, dont il fut ces dernières années l’un des plus virulents détracteurs, Mochtar a été accusé de racisme anti-chinois, de malhonnêteté, de tromperie. Sitôt se faisaient-ils connaître, et commencaient-ils à manifester, que ses militants étaient embastillés, passés à tabac, accusés à tort de subversion et d’incitation aux émeutes raciales (34). Mais vaille que vaille, le fondateur du SBSI a tenu bon : “C’est une question de temps, nous expliquait-il en 1994, de son lit d’hôpital à la clinique Cikini de Djakarta, où il venait d’être admis, sous étroite surveillance policière, pour un malaise cardiaque. On ne peut pas brimer un peuple au nom de la croissance économique dont seule une infime minorité perçoit les dividendes. Si le miracle dont on nous parle n’accouche pas d’autre chose que de centres commerciaux, de fast-foods, et d’autoroutes à péage construits au dessus des bidonvilles, alors, les travailleurs finiront par se rebeller” (35).

La rébellion en question a bien eu lieu. En mai 1998, les pierres ont volé bas dans les rues de Djakarta, de Surabaya, de Bogor et de Medan. Plus que des émeutes, une jacquerie ouvrière. A coups de projectiles, les exclus du miracle économique indonésien ont fait voler en éclats, au sens propre comme au sens figuré, les vitrines des garages aux voitures rutilantes et celles des grandes surfaces aux étalages remplis de biens de consommation importés. Au carrefour de Cenkareng, à la jonction du grand boulevard qui mène de l’ouest de Djakarta à Tangerang, l’une des plus vastes zones industrielles de l’archipel, les manifestants déchaînés ont pulvérisé les façades des banques, des shopping centers, des franchises “Pizza Hut” et “Dunkin Donuts”. L’oeuvre de voyous, de casseurs, de milliers d’adolescents désoeuvrés excités par le spectacle des vitres que l’on caillasse et qui s’écrasent sur le bitume dans un fracas du diable. Mais l’oeuvre aussi d’Ibnu, de Job, de Muzakir. Pour ces ouvriers de Tangerang, tout juste licenciés de l’entreprise où ils travaillaient depuis l’âge de seize ans, le carnage avait le goût de la revanche: “On est venu leur prendre ce qu’ils refusent de nous donnerclame, encore tout excité, l’un de ces jeunes Indonésiens. “Tous ces nantis n’ont que ce qu’ils méritent”. Et tant pis pour les milliers de petits commerçants et d’entrepreneurs honnêtes, ruinés par le vent mauvais de la révolte. (36), ce jour là, soufflait dru dans la tête des coolies…

N’importe qui peut aujourd’hui rendre visite à Mochtar Pakpahan. Coiffé de son inséparable toque d’astrakan noir, l’avocat, hier traqué par les sbires du “Bakorstanas”, le redouté service de renseignement de la police, vous reçoit dans un faubourg de Djakarta, au rez de chaussée d’un petit bâtiment de trois étages destiné à devenir le siège de son syndicat, que les nouvelles autorités indonésiennes se sont empressé de reconnaître en Juin dernier. Des murs nus. Un sol en dalles plastiques plus digne d’un entrepôt que d’un bureau. Des combinés téléphoniques posés par terre, aux côtés d’un fax et d’un ordinateur. Le SBSI renaît comme il a jusque-là tenu : sans moyens, sans grands soutiens, largement dépendant des aides reçues de l’étranger. Seul le drapeau indonésien, bien en évidence dans le hall d’entrée, donne à ce bâtiment un petit air de local administratif : “C’est ma manière à moi de montrer que

nous ne sommes pas, que nous n’avons jamais été des dissidents, plaisante l’intéressé, entre deux rendez-vous. Suharto me traitait de subversif. Mais qui trahissait les intérêts de son pays ? Moi, dans la rue ou au fond de ma geôle, ou ses enfants, à la tète de leurs fortunes et de leurs monopoles industriels acquis avec les moyens que l’on sait (37).

La réponse tient en une image. Celle de Mochtar Pakpahan pénétrant, sous nos yeux, dans les locaux des Nations Unies à Djakarta pour y rencontrer les responsables locaux du FMI et de la Banque Mondiale. Hier – c’est-à-dire avant la crise économique, les émeutes de mai 1998 et la chute du régime Suharto – ces technocrates n’auraient sans doute jamais osé s’afficher en public avec lui. Par la voie diplomatique, certains lui avaient certes fait passer des messages de soutien. Mais de rencontre officielle, point. D’ailleurs, que lui auraient-t-ils dit ? Pilier du miracle asiatique, l’Indonésie ne recevait encore, voici quelques mois, que des éloges. L’on cachait les reproches. L’on omettait de formuler les inquiétudes – dont de très officiels rapports faisaient pourtant état (38) – sur les disparités croissantes de revenus et l’augmentation préoccupante des inégalités. L’on s’extasiait, à juste titre, sur le développement considérable des infrastructures, l’émergence supposée d’un embryon de classe moyenne et l’augmentation statistique du PIB (39) de cet immense archipel, riche en pétrole et stratégiquement situé au confluent de presque toutes les routes maritimes asiatiques. L’on parlait courbes, résultats, profit. “J’étais pour eux l’empêcheur de commercer en rond, lâche Pakpahan, dans la voiture qui nous ramène vers le siège de son syndicat, après l’entrevue avec les délégués du FMI. J’étais celui qui, entre deux séjours en tôle, remonte de la cale et dit au commandant: attention, votre navire prend l’eau