Eglises d'Asie

INCULTURATION DES VALEURS EVANGELIQUES DANS LES PAYS BOUDDHISTES

Publié le 18/03/2010




Pour commencer je voudrais préciser que, bien que ma connaissance du bouddhisme soit assez large, l’expérience que j’ai de ce qu’on appelle la culture bouddhiste se limite à celle du Japon. En outre, comme on le verra plus tard, je crains que le Japon ne soit pas, à strictement parler, un pays bouddhiste comme d’autres pays asiatiques. Je prie donc ceux qui connaissent bien ces contrées de compléter et corriger ce que je vais dire. Ce papier comprendra trois parties. 1) Considérations préalables; 2) Quelques réflexions sur l’inculturation dans les pays bouddhistes; 3) L’inculturation au Japon comme un exemple concret dans une “situation complexe

I. Considérations préalables

I- L’inculturation pour qui ?

Nous sommes tous d’accord, je présume, pour dire que l’inculturation est un élément constitutif de la mission de l’Eglise. Mais, peut-être parce que je suis âgé et que j’ai connu différentes interprétations de la mission, je sens la nécessité avant d’aller plus loin de me rappeler encore une fois ce qu’est la mission de l’Eglise. Je dois, bien sûr, être bref et je me limiterai donc à noter deux formulations issues du document Dialogue et mission du Secrétariat pour les non-chrétiens du 10 juin 1984, lequel s’appuie sur les définitions de Vatican II: “La mission de l’Eglise s’accomplit par l’opération au moyen de laquelle l’Eglise devient présente à toute personne et à tous les peuples” (Ad gentes) et: “La mission de l’Eglise est aussi de travailler à l’extension du Royaume et de ses valeurs parmi tous, hommes et femmes

J’ai choisi ces textes parce qu’ils supposent à l’évidence la nécessité de l’inculturation mais aussi parce qu’ils ne laissent plus aucune place au vieux concept “maîtrise des autres religionsEn ce sens, je veux redire ce que j’ai déjà écrit il y a quelques années: “Je ne pense pas que le rôle du christianisme au Japon soit de supprimer et de supplanter ou même d’absorber les autres religions: shinto, sectes bouddhistes, etc. Ce ne serait pas une contribution positive pour le Japon et je ne considérerai pas l’inculturation comme moyen stratégique1).

Une première directive concrète, quoique négative pour l’inculturation du christianisme dans les pays bouddhistes pourrait être: le christianisme devrait s’abstenir de toutes attaques contre le bouddhisme bien que dans un dialogue amical il puisse être permis et même indiqué de prendre conscience les uns et les autres de nos défauts réciproques. Sur ce point, nous devons résolument prendre nos distances quant aux pratiques des sectes fondamentalistes protestantes. Reste cependant une question plus délicate que nous ne pouvons pas éluder indéfiniment: Devons-nous aussi nous abstenir de toutes actions qui directement pousseraient un fidèle bouddhiste à s’éloigner de son allégeance au bouddhisme pour entrer dans l’Eglise ? Ce n’est pas sans inquiétude que j’ose vous soumettre la conclusion à laquelle je suis arrivé provisoirement. Mais, pour mieux situer ma position, je devrais tout d’abord vous donner quelques indications qui lui sont sous-jacentes.

Je suis missionnaire au Japon. Depuis maintenant de nombreuses années, je me suis trouvé engagé dans un dialogue avec les bouddhistes avec vraiment très peu de ce qu’on pourrait appeler prosélytisme. Ce que je considère encore comme missionnaire en moi est dû au fait que, dans ce dialogue, je parle toujours et témoigne de Jésus-Christ selon mes pauvres moyens. Il y a quelques années, j’ai entendu des accusations formulées contre le christianisme par des bouddhistes thaïlandais : “Vous avez un double langage: vous dites que vous voulez dialoguer avec nous alors que, dans le même temps, vous essayez d’attirer nos fidèles”. Ce que je vais écrire maintenant peut être considéré comme une tentative de réponse à cette accusation.

Je crois vraiment que nous devrions nous abstenir de toutes tentatives d’attirer des fidèles vraiment convaincus hors de leur obédience bouddhiste. Il peut arriver que quelques-uns d’entre eux se tournent vers le Christ et rejoignent l’Eglise. Mais ici, je parle de “fidèles vraiment convaincus” et je proteste vigoureusement contre cette présupposition qui apparaît sous-jacente à cette accusation de ce bouddhiste thaïlandais, à savoir que pour être honnête, nous devrions ne convertir aucun ressortissant thaïlandais (excepté peut-être ceux des minorités ethniques), puisque chaque thaïlandais est bouddhiste et qu’ainsi le bouddhisme peut revendiquer un droit sur eux ou elles, par le seul fait qu’ils sont thaïlandais. Ce serait une négation évidente de la liberté de religion de la personne. Aussi je suggère que les efforts du prosélytisme chrétien soient, et en fait ils le sont la plupart du temps, dirigés vers ceux qui pour quelques raisons ne trouvent pas la nourriture spirituelle dont ils ont besoin dans la religion établie. Au Japon, une telle accusation ne saurait être entendue parce que dans ce pays, le bouddhisme ne revendique aucun droit sur les Japonais et qu’il a conscience que la plupart des Japonais sont religieusement indifférents plutôt que “bouddhistes vraiment convaincus”. L’accusation se retrouve, par contre, quelquefois chez certains shintoïstes convaincus qu’être japonais c’est être shintoïste.

2- Qu’est-ce que j’entends par “inculturation” ?

J’espère voir apparaître une meilleure et théologiquement mieux étayée définition de l’inculturation, mais pour l’instant je veux partager avec vous comment, personnellement, je vois les choses. Je vois l’inculturation avant tout comme “la volonté d’être une annonce crédible du salut, lisible comme telle par tous, chacun dans sa situation concrète”. On peut y distinguer deux éléments. Le premier, “vouloir devenir une annoncequelque chose qui puisse résonner dans le coeur et l’esprit des gens; le second, “une annonce de salut” qui est une réponse au réel besoin des gens de voir la lumière du Royaume.

3- Les deux aspects de l’inculturation

En ce sens, l’inculturation recèle en en elle-même deux côtés, l’un positif, l’autre négatif. Positivement, cela signifie adaptation aux valeurs positives existantes dans une culture ou une religiosité donnée. Ici, l’Eglise peut “s’enrichir de la sagesse infinie des nations de la terre” (Jean Paul II); en d’autres mots, s’enrichir des valeurs négligées jusqu’ici tout au long de l’histoire occidentale de l’Eglise. Mais d’autre part, une véritable inculturation suppose également une “crise” des valeurs existantes et de la religiosité ambiante à la lumière des valeurs évangéliques ainsi que, à la lumière des véritables besoin des gens, un effort pour en corriger et compléter les déficiences. Plutôt qu’une adaptation unilatérale, l’inculturation est vue, en empruntant les mots d’Aylward Shorter, comme “une relation créative et dynamique entre le message chrétien et une ou des cultures” (2).

4- Inculturation dans quoi?

Très généralement, “l’inculturation du christianisme” est vue, je crois, comme une inculturation dans le “génie” ou la “religiosité” d’un peuple ou d’un pays. Ici, pourtant, il est important de réfléchir à la distinction que font souvent les spécialistes des religions, entre la “petite tradition” (la religiosité fondamentale autochtone) et la “grande tradition” (la religion historiquement établie ou ‘grande’ religion). Je crois que cette distinction a son importance pour toutes les cultures dans lesquelles une “grande religion” a été soit établie soit a prévalu à une certaine époque. Ainsi, pour citer un seul exemple, l’inculturation dans un pays musulman comme l’Indonésie serait impensable si elle ne tenait pas compte de (NdD: us et coutumes de tel ou tel groupe humain). Cette prise en compte pourrait être d’une spéciale importance pour des “nations bouddhistes” ou de culture à dominante bouddhiste; et cela parce que le bouddhisme s’est toujours voulu tolérant envers la religiosité des différents peuples parmi lesquels il s’est propagé et très profondément inculturé. Par là, je veux souligner que l’inculturation du christianisme dans une nation bouddhiste n’est jamais une simple adaptation à un ensemble général ou aux valeurs de l’idéal bouddhiste.

5- Qu’est-ce qu’un “pays bouddhiste” ?

J’ai déjà fait observer que le Japon ne peut être déclaré pays bouddhiste vraiment représentatif, mais il peut aider à montrer un moment de ce que le terme “pays bouddhiste” peut signifier. Je ne suis certainement pas prêt à donner une définition claire et précise et essaierai donc de proposer quelques formulations.

1) Un pays où le bouddhisme est une religion établie. Ceci peut convenir à la situation (mis à part quelques groupes minoritaires) du Tibet, du Sri Lanka, du Myanmar (Birmanie), de la Thaïlande, du Cambodge, du Laos et peut-être du Vietnam, mais ne peut s’appliquer à la Chine, à la Corée et au Japon où le bouddhisme coexiste avec une ou plusieurs autres religions: en Chine, avec le confucianisme et le taoïsme, en Corée, avec le confucianisme, au Japon avec le shintoïsme (et aussi le confucianisme, bien qu’il ne fasse pas directement fonction de religion).

2) Un pays où le gouvernement a été ou est encore intimement lié au bouddhisme comme religion établie. Là encore, la Chine, la Corée et le Japon ne peuvent être appelés pays bouddhistes quoiqu’ils aient connu dans leur histoire des périodes où il lui était lié.

3) Une nation où éthique et principes de vie sociale suivent la voie du bouddhisme. Ce qu’on peut probablement dire être le cas, du moins à un haut degré dans les autres “pays bouddhistes” mais, et de façon non univoque, de la Chine, de la Corée et du Japon où la confucianisme a eu une influence décisive sur ces différents points. Ce peut être significatif ici, de réfléchir à l’importance de l’impact du bouddhisme sur les rites de passage dans la vie des individus et sur les rites marquants du cycle des saisons. A cet égard, le bouddhisme au Japon apparaît avoir moins d’influence que le shinto.

4) Une nation où le “génie national” est profondément pénétré de l’esprit du bouddhisme. Cette formulation est, de l’aveu général, plus imprécise et plus difficile à saisir que les modèles précédents. Mais ce pourrait être quelque chose de fondamental. Par “génie national” j’entends quelque chose comme les “codes culturels de base” dont parle N.S. Einstadt (3). Cet auteur tient que toute société possède de semblables “règles du jeu” constitutives des structures cachées ou profondes du système social. Il décrit ces “codes” comme des modes généralisés de vie religieuse ou des orientations morales reliant les larges contours de l’ordre institutionnel par des réponses aux problèmes symboliques et culturels fondamentaux de la vie sociale. Il souligne également que ces codes fondamentaux apparaissent être vraiment tenaces et, au cours du temps, capables de résister à toutes sortes de bouleversements et d’influences. Ils ne sont pas profondément transformés par un changement de régime politique (comme dans le cas de la Russie et de la Chine en ce vingtième siècle) et peuvent être aussi fondamentalement imperméables à l’émergence d’une nouvelle religion institutionnelle dominante. Si c’est vrai, et je crois que ce l’est, l’inculturation véritable devrait être définie comme l’inculturation dans le code culturel de base d’un peuple.

II. Quelques réflexions sur l’inculturation

dans les pays bouddhistes

A. Les valeurs bouddhistes dominantes

Une liste suffisante de ces valeurs doit être dressée, non pour faire apparaître le christianisme comme inférieur aux yeux des gens, mais pour enrichir non seulement l’église locale mais aussi l’Eglise universelle. La liste suivante des vertus typiques du bouddhisme, quoique n’ayant pas la prétention d’être exhaustive, voudrait cependant en couvrir les points essentiels.

I. Respect du karma. On pourrait soutenir que l’élément par lequel le bouddhisme a influencé la mentalité des occidentaux le plus profondément est cette idée de karma: l’idée que chaque acte, bon ou mauvais, produit nécessairement un résultat correspondant, si ce n’est en cette vie, du moins dans l’autre. Nous chrétiens, pouvons honorer cette idée qui, grosso modo, correspond à l’idée chrétienne de la rémunération du bien et du mal. Mais pour nos convertis nous avons à l’équilibrer avec l’idée du pardon divin et à leur montrer que seule la volonté libre est passible de châtiment. L’idée bouddhiste concomitante (ou plutôt indienne) de transmigration est davantage problématique. La doctrine du cycle des renaissances, pourtant, n’a pas de racines également profondes dans tous les pays où elle peut être facilement remplacée par l’idée chrétienne du caractère unique de la vie terrestre.

II. Le “Tu ne tueras point” est le précepte bouddhiste essentiel. Théoriquement, il s’entend non seulement des êtres humains mais de tous les “êtres sensiblesPour ce qui est de la vie animale, cet interdit a été différemment interprété selon les pays et le style de vie des peuples. Néanmoins, il est à l’origine du profond respect à l’égard de toute vie. Il est conseillé aux chrétiens de ces pays de suivre en général le style de vie de leurs voisins bouddhistes (si possible avec une préférence pour le végétarisme ou au moins en s’abstenant de manger certaines viandes animales, Rom 14:20).

Mais le réel impact de ce précepte apparaît plus global encore. Il a suscité un esprit de non-violence (ahimsâ), de tolérance envers le comportement et les opinions d’autrui et de non-interférence dans leurs affaires. Comme l’écrit Edward Conze, ceci explique le climat général dans les pays bouddhistes de “non-agressivité, de douceur et de tolérance illimitée”. Devenir chrétien ne devrait pas faire perdre cette douceur.

III. Altruisme et non-moi, qui neutralisent la tendance naturelle de l’homme à l’égocentrisme et à l’affirmation de soi, sont, à n’en pas douter, le message central du bouddhisme. Ce qui est à l’origine non seulement d’une attitude morale fondamentale mais également comme l’objet central de réflexion et pour ainsi dire comme une façon de penser obligatoire. L’altruisme comme morale et comme attitude religieuse sont certainement aussi d’importantes valeurs évangéliques, mais dans la tradition chrétienne, elles semblent n’avoir pas reçu la même attention que dans le bouddhisme. Pas étonnant que sur ce point-là également, nous ayons beaucoup à apprendre du bouddhisme.

Comme éléments concrets d’inculturation les point suivants méritent toute notre attention.

a) Le bouddhisme promeut aussi l’altruisme par sa doctrine de la non-existence du moi ou de l’ego. Bien qu’elle soit interprétée de différentes façons, je ne pense pas que le christianisme puisse l’adopter comme telle. Car la valeur de la personne individuelle irremplaçable aux yeux de Dieu et la responsabilité finale de chacun personnellement devant Lui sont trop au centre de la spiritualité chrétienne. Autrement dit, ces conceptions chrétiennes ont été déformées en Occident et surtout dans les temps modernes, en un individualisme éhonté et une attitude d’affirmation de soi excessive. Il est par conséquent urgent que, dans les pays bouddhistes, la théologie chrétienne et la catéchèse se purifient de ces distorsions et parviennent heureusement à une nouvelle synthèse de ses conceptions de la personne et du non-moi.

b) Le bouddhisme rejoint l’altruisme au travers également de sa doctrine du pratîtya-samutpâda (coproduction conditionnée); je n’existe pas ni en, ni par moi, mais en dépendance (par grâce de) de toutes les autres entités qui sont dans l’univers. Cette conception est très précieuse pour contrebalancer notre tendance naturelle à l’égocentrisme. Suffisamment intériorisée, elle nous conduit à exprimer spontanément notre gratitude envers les autres et même envers les choses. Dans cette perspective, la valeur de la personne n’est pas niée, elle peut et devrait, en pays bouddhiste, avoir sa place, je crois, dans nos vies chrétiennes.

c) Quand il s’agit de contrebalancer notre penchant naturel à l’égocentrisme au détriment des autres, la tradition bouddhiste nous livre un autre précieux secours: une série de quatre méditations appelées “les quatre degrés de Brahma” (brahma-vihâra) ou encore “les quatre infinis”. Ce sont: l’amitié (maitrî), la compassion (karunâ, souffrir avec les autres), la joie bienveillante (muditâ, se réjouir avec les autres), l’impartialité (upeksâ). Dans la première méditation, par exemple, on se concentre sur “l’expression” de sentiments de bienveillance, premièrement envers soi-même, puis envers une personne chère, envers une personne indifférente ensuite, et enfin envers un ennemi. Nous gagnerions beaucoup, sans aucun doute, à intégrer ces exercices dans notre vie spirituelle.

IV. Un esprit de méditation. L’élément important dans la voie du bouddhisme comme “méthode de libération (salut)” est la méditation: se tourner vers l’intérieur de soi pour venir au contact du plus profond de son esprit et (au moins dans le Mahâyâna) de l’absolue réalité (nature de Bouddha) qui y réside. C’est seulement par ce moyen et non en se contentant d’un bon raisonnement et d’une vie droite que l’on pourra atteindre la connaissance libératrice ou l’illumination. Dans le christianisme, bien sûr, nous n’attendons pas le salut d’une connaissance transcendante obtenue par la méditation mais par la foi et la grâce divine. Aussi, l’insistance unilatérale sur la méditation peut conduire la vie spirituelle à un certain élitisme pendant que la moyenne des gens se satisfera d’une “religiosité de seconde classe”. Je crois encore que le christianisme a beaucoup à gagner, spécialement dans les pays bouddhistes mais pas uniquement, en encourageant l’esprit et la pratique de la méditation.

Il s’agit ici, avant tout, de considérations purement humanistes. Dans les pays orientaux, le bouddhisme insiste sur le fait que la méditation rejoint la conviction confucéenne que “l’homme” n’est pas né réellement ‘être humain’ mais qu’il doit le devenir par un processus d’auto-culture. Au milieu d’une vie quotidienne trépidante (surtout dans les pays industrialisés) nous avons tendance à vivre hors ou à la superficie de nous-mêmes (masque social), et c’est surtout dans la méditation que chacun pourra atteindre au plus profond de son humanité, là où s’accomplit la transformation. Cette conception est à l’origine de cet “humanisme oriental” de grande qualité dont le christianisme ne peut pas ne pas tenir compte s’il croit vraiment que “la grâce ne détruit pas la nature mais la conduit à sa perfection

Il est clair, cependant, que la méditation orientale, spécialement dans le bouddhisme, aspire à plus que cela. En langage chrétien, nous pouvons dire qu’elle vise à intérioriser la vie de foi dans la totalité de la personne (y compris le corps) ou à s’assurer que la religiosité ne s’arrête pas au niveau d’une acceptation intellectuelle de la doctrine ou à l’observance des pratiques prescrites, mais est bien “ressentie” et “savouréeOn peut dire, je crois, que les gens dans les pays bouddhistes (et, encore une fois, pas seulement là) sont seulement attirés par cette sorte de foi. Ce n’est pas le moment de développer ce thème davantage, mais quelques observations sont à faire:

1) Je pense qu’il vaut la peine de discuter la question de savoir comment concrètement générer cet esprit de méditation, pour nous-mêmes comme pour nos chrétiens. Nous ne faisons pas appel aux méthodes traditionnelles comme les retraites, etc., car il est question, ici, de savoir quelles méthodes de méditation bouddhiste adopter. Heureusement, bien des expériences ont été tentées dans ce domaine. Serait-ce trop tôt pour essayer de réunir des informations sur ces tentatives et déboucher sur quelques jugements au moins provisoires en définissant quelques lignes de conduites ?

2) Une question qui s’y rattache est celle qui concerne le rôle du monachisme dans les chrétientés des pays bouddhistes. Dans le bouddhisme, le “sangha” (l’ordre monastique spécialiste de la méditation) est absolument central, dans la théorie comme dans l’institution et la pratique quotidienne. On a remarqué que le bouddhisme s’est propagé grâce aux monastères plutôt que par la multiplication des postes de mission dans l’espoir de contacter les gens directement. Dans le christianisme, le monachisme n’a jamais eu la même sorte de place centrale et dans l’évangélisation de l’Europe, le rôle des monastères a été de beaucoup surestimé. Dans les pays bouddhistes, il est essentiel, je crois, que le christianisme soit représenté par un nombre suffisant de monastères de moines contemplatifs. C’est éminemment souhaitable quand il s’agit de dialoguer avec des moines bouddhistes.

3) Un caractère frappant de la méditation bouddhiste est le rôle important donné au corps et à sa position (bien que cela vienne du yoga indien). Sur ce point nous avons à n’en pas douter, beaucoup de choses à apprendre et cela ne se cantonne pas à la méditation mais s’étend aussi à la position du corps dans la liturgie. Il s’agit d’une question non seulement du “corps en méditation” mais aussi du “corps en position d’adoration”. Il y a quelque chose d’ironique à constater que les bouddhistes qui ne sont pas supposés se livrer à l’adoration au sens strict frappent les observateurs par leur “piété profonde et spontanéeà la diffèrence de bien des prêtres catholiques.

V. La générosité. La “vertu” première dans la liste des “perfections” du Mahâyâna est , la générosité dans le don. Dans la pratique, la recommandation est destinée aux dons en faveur des monastères bouddhistes, des moines mendiants et des temples, mais il n’en reste pas moins qu’elle a favorisé l’esprit qui considère que ce que nous possédons peut être utile à quelque chose qui se trouve au delà de notre propre satisfaction matérielle. En un sens, elle pourrait être transposée en vertu de pauvreté évangélique, un détachement de toutes possessions terrestres, une vertu nécessaire dans nos sociétés d’abondance d’aujourd’hui (sociétés que plusieurs pays bouddhistes d’ailleurs ont entrepris de développer).

VI. Sensibilité esthétique. Je ne pense pas qu’il faille généraliser ce point. Bien des temples bouddhistes sont de style “kitschmais il est aussi vrai que la tradition bouddhiste a favorisé chez les peuples d’Asie une sensibilité esthétique spécifique généralement de haute qualité et avec un grand nombre d’oeuvres où se mêlent une grande beauté et une profonde religiosité. La leçon à tirer pour nous serait double. Premièrement nous devrions faire très attention en choisissant les objets d’art religieux que nous importons traditionellement des pays de tradition chrétienne. En effet, le meilleur de l’art “occidental” (chant grégorien, icônes, etc.) transcende le particulier et peut être apprécié par des gens issus du bouddhisme. Deuxièmement, et c’est peut-être là une question plus délicate, nous devrions promouvoir discrètement la naissance d’un véritable art chrétien autochtone. Si la question de l’inculturation dans tous les domaines est importante, (ce qui n’autorise pas la contrainte) elle serait spécialement importante dans les pays bouddhistes.

VII. Respect de la nature. Une qualité, bien sûr, devenue hautement nécessaire pour notre planète écologiquement en danger. Comment le bouddhisme se situe-t-il par rapport à ce problème ? Nous devons dire, je crois, que dès l’origine et dans son essence, le bouddhisme est un chemin de concentration vers l’intériorité de l’homme sans aucune référence spéciale à la nature (ou à la société). Egalement, l’esprit général de non-ingérence, déjà mentionné, ne peut être ici directement invoqué puisque une existence humaine est impossible sans un certain nombre d’interférences avec la nature et débouche par conséquent sur des questions matérielles. Tout ceci ne signifie pas cependant que nous ne puissions trouver à cet égard, dans le bouddhisme vivant certains points de valeurs. A titre provisoire, nous pourrions examiner les point suivants.

1) La doctrine du pratîtya-samutoâda, déjà mentionnée, peut certainement être utilisée pour la prise de conscience d’une dépendance mutuelle de l’homme et de la nature.

2) En ce moment plusieurs pays bouddhistes (ou même une grande partie d’entre eux) vivent encore une vie rurale et ont conservé plus de liens organiques avec la nature que beaucoup de sociétés industrialisées. Ainsi rituels et festivités bouddhistes sont-ils encore fortement colorés du cycle des saisons.

3)En Extrême-Orient, principalement sous l’influence du taoïsme, la découverte bouddhiste du moi le plus profond signifie, “communion avec l’univers” et spécialement avec la nature. Se retirer sur la montagne ou dans la forêt est ensuite devenu, non pas simplement une fuite loin des distraction de la société des hommes mais en même temps une “communion avec les forces curatives et salutaires de la nature

B. Quelques points qui nécessiteraient d’être complétés ou corrigés

J’ai écrit plus haut qu’une véritable inculturation présupposait une “crise” des valeurs existantes ou la découverte de l’existence du génie ou de la religiosité d’un peuple et comportait un effort d’adaptation pour compléter et corriger les points trouvés insuffisants à la lumière des valeurs du Royaume et des besoins réels de ce peuple. J’ai également souligné que le génie des pays bouddhistes n’était certainement pas exclusivement déterminé par le bouddhisme et ses valeurs. Quand nous abordons le “côté négatif” de l’inculturation, par conséquent, nous devons faire la distinction entre les déficiences dont beaucoup trouvent leur origine dans la religion bouddhiste et les défauts attribués à d’autres facteurs repris et adaptés par le bouddhisme. Les aspects négatifs de cette seconde catégorie sont, par exemple, la crainte des esprits mauvais. Pour la plupart, ils appartiennent à la religion autochtone traditionnelle et sont, par conséquent, supposés être la particularité de chaque peuple quoiqu’ils puissent montrer en fait un étonnant degré d’universalité. Ici, je voudrais traiter des aspects de la vie sur lesquels le travail missionnaire d’inculturation devrait spécialement insister parce que ces éléments ne sont pas suffisamment pris en compte par la religion bouddhiste dominante.

1. La vie communautaire

Pour ceux qui ont été témoins de la vie d’un village bouddhiste agricole, cela pourra paraître incroyable que je veuille décrire un bouddhisme insuffisamment adapté à la vie communautaire. Je crois pourtant que tout cela est profondément vrai. Tout d’abord et avant tout, la recherche de la lumière est essentiellement une aventure solitaire, un fait symbolisé par l’ancien slogan qu’on utilisait jadis pour quelqu’un engagé sur ce chemin et qu’on disait “solitaire comme un rhinocérosbien que l’accent ait été, bien sûr, bien moindre pour des moines partis vivre ensemble dans des monastères fixes. Pour ce qui est des laïcs, chacun est rattaché à un temple et à ses moines qu’il soutient matériellement et de qui il reçoit la grâce du dharma (la doctrine de Bouddha), mais les habitués d’un même temple ne sont pas nécessairement (horizontalement) liés les uns aux autres et ne se retrouvent jamais ensemble, excepté peut-être une fois dans l’année pour la fête du temple. Tout est différent, bien sûr, dans les villages ruraux où la “communauté” bouddhiste recouvre la communauté villageoise et où le temple sert de centre à la vie sociale du village. Mais cette superposition ne se retrouve pas longtemps dans les centres urbains modernes où les laïcs se sentent très vite seuls et, comme il arrive au Japon, affluent en masse vers les nouvelles religions qui leur offrent une communauté accueillante et une chance de participation active et de responsabilité. Ce manque de communauté et cette concentration unilatérale (verticale) sur le ou les moines est symbolisé dans les services liturgiques bouddhistes dans lesquels les croyants, dans la plus part des cas, forment un auditoire silencieux et passif devant des moines diserts et actifs.

La question est en fait de savoir si nous, chrétiens, faisons mieux, alors qu’une vraie communauté est certainement un des rêves du Christ. Mais, en plus, la communauté, intrinsèque au message chrétien, est certainement aussi le besoin premier des convertis dans tous les pays de mission et peut-être doublement encore en pays bouddhiste (beaucoup d’entre eux étant en plein processus d’industrialisation). Ce qui donne un exemple de ce que les bouddhistes peuvent vouloir imiter (et en fait ont déjà imité et développé) et la meilleure réponse aux besoins des gens dans nos sociétés modernes.

2. L’engagement social

C’est assez tard que le christianisme a pris pleinement conscience que travailler pour un monde meilleur (ou pour la promotion du Royaume) non seulement en aidant des individus dans le besoin mais aussi en s’engageant pour de meilleures structures sociales est une partie intrinsèque de la mission de la religion. Aujourd’hui, cependant, les documents romains et les études de la FABC prennent cette position de manière très explicite. Je ne citerai qu’un seul exemple, celui du document, déjà cité, du secrétariat pour les non-chrétiens qui compte l’engagement social “parmi les éléments principaux de la réalité unique mais complexe et articulée” de la mission : “Il y a aussi l’engagement concret au service de l’humanité et dans toutes les formes d’activité pour le développement social ainsi que dans la lutte contre la pauvreté et les structures qui la produisent” (6).

A cause de circonstances historiques différentes mais aussi à cause de la nature différente de sa religiosité, il est difficile au bouddhisme d’accepter l’action sociale comme partie intégrante de sa mission (7). On peut considérer comme providentiel, dans des pays bouddhistes, le rôle du christianisme de donner un exemple vigoureux d’engagement social, et, ainsi, amener les bouddhistes non seulement à changer leur attitude traditionnelle de passivité, mais aussi à découvrir dans leur propre tradition des motivations pour une action écologique et sociale. Je crois que le bénéfice serait double. D’une part, les attitudes bouddhistes deviendraient plus “évangéliques” et, d’autre part, l’action sociale chrétienne dans ces pays pourrait espérer devenir plus efficace. Le roc qui ne bouge guère devant une petite minorité chrétienne pourrait être renversé avec l’aide de la majorité bouddhiste.

Heureusement, cette influence chrétienne est devenue visible et quelque chose au sein du bouddhisme est déjà en train de bouger. Dans plusieurs pays bouddhistes, on peut trouver de petits groupes de “bouddhistes engagés”. Mais ont du mal à faire suivre l’établissement bouddhiste, et à découvrir des soubassements doctrinaux bouddhistes de leur attitude pratique.

3. Une attitude critique par rapport à l’établissement social et politique

Ceci est évidemment intimement lié à ce que je viens de dire. A l’origine, la doctrine bouddhiste s’est fixée sur la transcendance du principe religieux (la “loi bouddhique”) sur les principes profanes (la loi du roi). Cependant, dans plusieurs pays bouddhistes (le Japon inclus), l’établissement bouddhiste a oublié cette transcendance et s’est mis carrément au service de l’Etat. Pour justifier cette attitude pratique, grâce à laquelle on obtenait la protection du pouvoir politique, des théories telles que l’identification de la loi bouddhique à la loi du roi, ou celle “des deux ailes du même oiseau” deviendront dominantes. Dans chacun de ces cas, le bouddhisme a perdu une position à partir de laquelle il aurait pu avoir un regard critique sur les pouvoirs socio-politiques du jour, surtout quand le peuple en avait besoin.

Sur ce point, le christianisme, avec sa claire conscience de la transcendance de Dieu sur toute autre réalité de ce monde, apparaît comme étant appelé à aider les bouddhistes à reprendre l’idée de la transcendance de la loi bouddhique, et à reprendre conscience du devoir d’active résistance chaque fois que la loi du roi milite contre la justice et le bien du peuple.

4. Un salut intégral

Ici, je voudrais reprendre explicitement un thème qui est implicite dans les deux points précédents. En effet, l’engagement social des religions n’est pas nécessairement destiné seulement à la libération spirituelle finale du peuple, et le besoin d’avoir un regard critique n’est pas limité aux cas où le gouvernement opprime la religion ou enfreint la liberté religieuse des fidèles. En outre, s’il y a bien quelque chose que les histoires de miracles de l’Evangile nous enseignent, c’est que Jésus-Christ a pris très au sérieux les besoins matériels du peuple. En d’autres termes, son idée de salut était celle d’un salut intégral. Je ne sais pas ce qu’il en est dans d’autres pays bouddhistes, mais au Japon j’ai souvent été scandalisé par la manière dichotomique avec laquelle la théologie et la catéchèse bouddhistes traditionnelles parlent d’une part du besoin “réel” (spirituel) de libération, et d’autre part des besoins quotidiens, le plus souvent matériels, du peuple. Ces derniers sont classés sous la rubrique “bénéfices de ce monde” genze riyaku) pour lesquels aucun bon bouddhiste n’est supposé prier. On parle beaucoup de la compassion du bodhisattwa, qui implique son “travail actif pour les autres” (rita), mais on ajoute aussitôt que c’est synonyme de “mener les autres à l’illumination” kyoke

Plus que dans d’autres pays, mais peut-être aussi dans d’autres pays, il pourrait être de la responsabilité de l’Eglise du Japon de manifester clairement par son activité pratique, par sa catéchèse sur l’amour du prochain, sur la prière etc., qu’elle croit fermement au salut intégral et que le peuple n’a pas besoin de recourir aux divinités mineures ou shamans pour être aidé dans ses besoins quotidiens.

5. Un regard international

Les événements récents du Sri Lanka (pays bouddhiste) et de Yougoslavie (pays à majorité chrétienne) sont là pour prouver, si tant est qu’il en est encore besoin, que le nationalisme ou l’égocentrisme ethnique sont très profondément enracinés chez nous humains, et qu’ils peuvent être la cause d’une inhumanité et d’une misère innommables. Ces événements ont peut être aussi montré que la religion n’est pas encore arrivée à contrer efficacement l’égocentrisme ethnique, et, tout au contraire, en est souvent devenue un élément actif. Est-ce que la religion aura plus de succès dans l’avenir quand les différentes religions se seront ajustées à l’attitude de dialogue les unes avec les autres, et quand d’autres facteurs d’internationalisation comme l’information, le commerce etc. seront venus à la rescousse ? De toute façon, il ne fait aucun doute que ouvrir les coeurs des gens au-delà des limites étroites de l’identité nationale ou ethnique est une tâche importante de la religion.

A l’origine, le bouddhisme est une religion éminemment internationale. Dans sa doctrine, il ne reconnaît qu’une seule distinction entre les êtres humains : celle de leur plus ou moins grande proximité à l’illumination. Le bouddhisme par conséquent relativise totalement toutes les différences de naissance, de caste et de nationalité. Dans son histoire aussi il s’est montré capable de traverser toutes les frontières sociales et nationales d’Asie. Malheureusement, il semble que le bouddhisme ait perdu peu à peu ce dynamisme international dans un processus d’inculturation profonde dans l’ethos de chaque pays, en devenant la religion établie de ces pays. Le résultat en est que le bouddhisme apparaît aujourd’hui comme un conglomérat de bouddhismes nationaux plutôt qu’un même mouvement international.

Jusqu’à un certain point, quelque chose de similaire s’est produit avec le christianisme. Pourtant, le christianisme, spécialement dans sa variété catholique, semble avoir mieux préservé son caractère international. Par ailleurs, il est peut-être plus facile pour un groupe minoritaire de ne pas se fondre totalement dans les sentiments nationalistes de la majorité. Quoi qu’il en soit, la promotion d’une vision internationale apparaît comme un service important que nos Eglises minoritaires peuvent rendre aux pays bouddhistes. Une fois encore, toutes les activités ecclésiales qui vont dans cette direction ne porteront de fruits réels que si nous pouvons convaincre les bouddhismes de ces pays de retourner à leur vision internationale originelle. Pour cela, nous pouvons et nous devons, je crois, demander aux bouddhistes des différentes pays de collaborer davantage entre eux.

6. La Gloire de Dieu

Finalement, s’il y a une chose qui me manque beaucoup dans l’atmosphère religieuse bouddhiste, avec tous ses traits admirables, c’est le pathos de “Ad Majorem Dei Gloriamou pour le dire en termes islamiques, le “Allahu Akbar” – avec tout l’abandon, la louange et la jubilation gratuite qu’il implique. Mais les questions ici sont trop difficiles pour moi. Qu’est ce qui manque aux bouddhistes dans ce domaine aux yeux de Dieu ? Et comment pouvons-nous, chrétiens, peut-être avec l’aide des juifs et des musulmans, réellement témoigner de la majesté de Dieu Notre Père?

III – Inculturation au Japon

A ce stade, il est déjà clair que l’espace ne me permettra pas de mener à terme mon intention de départ qui était de ramener les idées générales au niveau de la réalité concrète. Je vais devoir me limiter à parler de la situation japonaise en y étudiant quelques éléments de la question de l’inculturation auxquels nous n’avons pas prêté suffisamment d’attention au cours des pages précédentes.

Retournons d’abord à la question de l’esprit dans lequel la tâche d’inculturation et les modalités de cette inculturation doivent évidemment s’adapter à la nouvelle vision réaliste de la mission du christianisme au Japon. Dans cette perspective, on ne peut plus regarder l’inculturation comme “le moyen stratégique” d’amener tous les Japonais au sein de l’Eglise, le christianisme devenant ainsi toute la pâte, mais plutôt comme le nécessaire préalable pour faire en sorte que le message du Christ atteigne l’âme du peuple japonais et y agisse comme le levain dans la pâte du peuple japonais et de son esprit religieux.

Dans cette tâche, nous devons être animés par la forte conviction que le christianisme a besoin du Japon et que le Japon a également besoin du christianisme. Le christianisme a besoin de la sensibilité unique du peuple japonais pour une compréhension plus achevée de l’Evangile du Christ, et le Japon a besoin du christianisme parce que son peuple a des besoins religieux auxquels seul le christianisme peut répondre.

Notre premier travail est donc d’identifier les besoins religieux réels du peuple japonais, mais ceci se révèle très difficile. En ce qui me concerne, je ne suis pas prêt à produire une liste de besoins que nous devrions traiter par l’inculturation. J’ose tout de même affirmer que quelques suggestions précieuses pourraient être trouvées dans ce qui a été dit sur “ces aspects de la vie qui ne sont pas suffisamment pris en compte par la religion bouddhiste dominanteIncidemment, les six points ajoutés à cet endroit peuvent aussi être considérés comme une liste (pas complète loin de là) des points forts du christianisme traditionnel. Ceci nous amène à une réflexion importante.

Si l’objet de l’inculturation est de devenir un levain dans la pâte japonaise, répondant ainsi aux besoins réels du peuple japonais, il apparaît que l’inculturation du christianisme dans l’ethos japonais pourrait devenir un mauvais service rendu au Japon, si cela devait résulter dans l’affaiblissement de ces caractéristiques du christianisme. Sur ce point, l’histoire du bouddhisme au Japon peut servir de signal d’alerte. On peut dire, je crois, que le bouddhisme au Japon doit son succès et sa prospérité à une complète “japonisation”, une adaptation sans discernement au code culturel de base du Japon qui est que, par exemple, les religions doivent se soumettre à et se mettre au service de l’Etat japonais. Le résultat en est que la plupart des éléments stimulants et libérateurs du bouddhisme originel, tels que la supériorité de la “loi bouddhique” sur la “loi du roi”, l’égalité de tous les êtres humains, l’amour bienveillant dû à tous les peuples au-delà de toutes les frontières, ont été abandonnés face au code éthique indigène fortement influencé par le confucianisme. On n’a pas permis à ces éléments d’exercer leur influence.

Ensuite, nous devons poser la question ; inculturation du christianisme dans quoi ? Nos premières réflexions sur le terme “pays bouddhiste” ont peut-être aidé à clarifier que, dans le cas du Japon, la réponse ne peut pas être simplement : inculturation dans la religiosité bouddhiste et ses valeurs. Le “code culturel de base” du Japon n’apparaît pas comme principalement formé par le bouddhisme, bien que l’influence bouddhiste ne puisse pas être sous-estimée. Il est plutôt formé par “l’esprit du shinto”, influencé lui-même fortement en ce qui concerne l’éthique et les valeurs sociales, par le confucianisme. Le shintoïsme, cette religion “du sang et de la terre”, s’est assuré que, même après 1 500 ans de forte influence bouddhiste, le peuple japonais continue largement de localiser le sacré principalement dans le “lien social” (les ancêtres) et dans la terre (uji, furusato, le Japon comme la terre des dieux, la terre dans laquelle son corps doit être enterré, non mutilé par donation d’organes).

La leçon immédiate à en tirer est que, parmi les nombreuses tâches d’inculturation, celles qui concernent le culte japonais des ancêtres et l’attitude japonaise vis-à-vis de l’Etat et de l’empereur sont les plus importantes et les plus délicates. Délicates car il y a en effet un danger réel, en s’adaptant à ces valeurs japonaises fondamentales, de s’y noyer et d’y perdre les valeurs chrétiennes propres, un peu comme le bouddhisme japonais a été “englouti” par le culte des ancêtres. Particulièrement dans le cas de l’Etat japonais, il faudra mettre l’accent sur l’aspect critique ou dialectique de l’inculturation, mais même dans le cas du culte des ancêtres (qui semble offrir des possibilités plus positives), l’Eglise devra se montrer prudente pour le cantonner à sa place propre, quelque chose comme la place faite à la vénération des saints.

Quelle doit donc être notre attitude vis-à-vis du bouddhisme dans cette complexe situation japonaise ? A quelle lumière le bouddhisme apparaît-il ici ? S’il est vrai que le bouddhisme n’est pas l’élément principal de l’ethos japonais et ne peut donc être considéré comme la “cible” finale de l’inculturation chrétienne au Japon, il est vrai aussi, je crois, que le bouddhisme, dans la mesure où il était capable de garder vivant son esprit d’origine, a agi comme “un contre-courant culturel” positif. Parmi tous les ingrédients contenus dans la culture japonaise, c’est lui qui possède les semences les plus fortes pour donner naissance à une “vie spirituelle” au-delà des frontières des valeurs religieuses. La conclusion en est que le christianisme devrait considérer le bouddhisme au Japon non comme un ennemi mais comme un puissant allié. Il apparaît nécessaire que le christianisme japonais ne marche pas contre le bouddhisme mais de concert avec lui dans une symbiose de transformation mutuelle.

Quand nous parlons de rejoindre les besoins religieux du peuple japonais, nous le faisons en lui donnant une chance de découvrir son vrai moi (ou mieux, Dieu) au milieu des demandes de la production et de la consommation. Nous le faisons aussi en les aidant à une vision plus internationale, un amour plus universel, en les motivant à une action sociale et écologique au Japon et à l’étranger; en renforçant leurs défenses contre un nationalisme bigot toujours prêt à refaire surface; en fournissant un soutien spirituel à l’heure de la mort, et ainsi de suite. Il est clair que la seule action d’une poignée de chrétiens ne peut pas sauver le Japon. Notre action ne sera efficace que si nous parvenons à mobiliser le monde bouddhiste (spécialement les obôsan) pour qu’il collabore avec nous. En fait, cela arrive déjà, par exemple, en lien avec le Comité catholique Justice et paix, et avec la Caritas catholique, mais ces cas sont rares. Même si l’on parle en termes de “stratégie”, nous ferions bien, je pense, d’appliquer le vieux slogan oecuménique à notre relation avec le bouddhisme : “Ne faites jamais seuls ce que vous pouvez faire en collaboration avec d’autres