Eglises d'Asie

NAISSANCE D’UNE NATION

Publié le 18/03/2010




Comme certains feux de maquis qui pendant un temps disparaissent sous la cendre et soudain se rallument avec éclat, l’histoire du Timor, petite île de l’archipel de la Sonde, s’est brusquement accélérée. Provoquant du même coup une prise de conscience planétaire.

Quiconque visitait le pays au mois de décembre dernier ne pouvait soupçonner un instant les épreuves que Timor et ses fils allaient endurer quelques mois plus tard. Impressionné par l’accueil et l’hospitalité de ce peuple, ce visiteur était loin d’imaginer que tant de haine déferlerait sur ce petit pays. Une accélération de l’Histoire que l’on serait tenté d’attribuer à une succession de hasards. Et pourtant, durant ces journées dramatiques, le peuple timorais a su faire preuve d’une maturité inattendue et a répondu avec force aux énormes défis qui se posaient à lui. Et cela en dépit des risques et des dangers mortels encourus par les siens.

Chute d’une dictature

En mai 1998, la vieille dictature indonésienne s’écroulait en quelques jours devant des mouvements de protestation de rue et sous le poids de sa propre corruption. Le Timor, et son annexion brutale en 1976, n’ont pas été étrangers à cette chute. Ignorés des années durant, voire censurés par la presse indonésienne, le désir d’indépendance et la lutte des Timorais ont joué un rôle de déclic dans la mobilisation du mouvement étudiant indonésien et, plus largement, des organisations et associations travaillant en faveur des droits de l’homme et des droits sociaux Timor a agi comme une sorte de miroir révélant aux Indonésiens les disfonction-nements de leur propre société.

En effet, l’Indonésie, durant quarante des cinquante années de son existence comme pays indépendant, n’a pas connu de régime vraiment démocratique. Le gouvernement “pro-gressiste et non aligné” de Sukarno (1), père de l’indépen-dance du pays et promoteur de la première Conférence de Bandung en 1955 fut renversé par un coup d’Etat qui amena au pouvoir le général Suharto. La dictature sanguinaire qui suivit ce coup de force – tristement célèbre pour avoir perpétré un des plus grands massacres politiques du siècle – a toujours pu compter sur l’appui et la protection des Occidentaux et des Japonais, peu soucieux de faire respecter les droits de l’homme en pleine Guerre froide durant l’engagement américain au Vietnam.

Le choix de l’indépendance

Pendant la période de transition consécutive au départ de Suharto, le 21 mai 1998, Bacharuddin Yusuf Habibie, président fantoche selon les uns, habile continuateur d’un système honni selon les autres propose aux Timorais en janvier 1999), de choisir entre l’autonomie – au sein de l’Etat indonésien – et l’indépendance. Sincérité ou hypocri-sie ? Excès d’optimisme ou ruse pour offrir au monde des gages de démocratie ? Ou tout simplement volonté d’en finir avec un abcès qui empoisonne les relations internatio-nales d’un pays voulant apparaître “en changement” ? Peut-être un peu de tout cela à la fois. Toujours est-il que cette décision venant d’un pays agité par des crises identi-taires et de fréquentes pulsions centrifuges était pour le moins inattendue.

Huit mois plus tard, malgré les menaces et violences qui pèsent sur lui, le peuple timorais décide de prendre son propre destin en main. Le 30 août 1999, faisant fi des intimidations, 98 % des électeurs se présentent aux urnes. Une large majorité (78,5 %) opte pour l’indépendance.

La suite, on la connaît. Après proclamation des résultats, une vague de violence déferle sur le pays. Violence gratuite relevant plus d’une attitude de dépit et d’un esprit de revanche que d’intérêts particuliers. Violence stupide, semblable à celle qui s’est répétée maintes fois durant ce siècle sur différents continents : Allemagne nazie, Rwanda, Cambodge, Kosovo, … Violence mettant en cause toute prétention au progrès moral de l’humanité.

Pour expliquer cette violence de type génocidaire, on a mis en avant les exactions de milices intégrationnistes en omettant de préciser qu’elles avaient été créées, armées et guidées par l’armée indonésienne. Pire encore, on sait à présent que les anciens membres de Kopassus (2) ont participé aux massacres.

Les justifications officielles voudraient faire croire que “les soldats auraient agi en tant qu’individus et non en tant que soldats”. Quelle ironie ! Qu’on se rappelle seulement que l’état de siège avait été préalablement proclamé. Ces “héros” de la guerre non conventionnelle qui “courageu-sement” ont démontré leur efficacité devant des popula-tions sans défense ont été bien formés et bien entraînés par les Américains et les Australiens. Et disposaient de liens avec les Special Action Services britanniques et les mercenaires sud-africains Executive Outcomers (3).

Un grand peuple

Mais cette naissance du Timor dans les affres de la douleur nous donne de nouvelles raisons de renouer avec l’espoir en cette fin de siècle marquée de bien des désillusions. Ce “grand peuple”, bien que petit par le nombre, s’est en effet montré prêt à sacrifier sa vie en échange d’un droit : celui de choisir son avenir. Face à un monde qui ne se mobilise que pour des biens matériels et financiers, les Timorais ont accepté de mourir pour sauver leur identité. Face à un monde qui ne reconnaît plus que le court terme, ils ont manifesté leur volonté de se projeter dans l’avenir. Face à une mondialisation qui fragmente l’humanité en individua-lismes frileux, ils ont pris collectivement d’énormes risques pour défendre des valeurs considérées comme dépassées: le peuple, la nation, la patrie. Ils ont opté pour un “vivre ensemble”. Autant de choix qui témoignent de leur soif de liberté. Dernière-née du millénaire, cette petite nation est un symbole porteur d’optimisme pour notre monde. Encore faut-il qu’on la laisse vivre.

Ces événements dramatiques ont provoqué, par contrecoup, un réel sursaut dans un autre petit pays : le Portugal. En devenant “européen”, l’ancien colonisateur du Timor semblait en effet avoir perdu son ouverture au monde. Il était accusé, entre autres, d’oublier son passé de pourvoyeur de migrants en appliquant avec zèle la discipline de Schengen (4). Et voilà que tout un peuple, en rage et en larmes, se mobilise comme un seul homme contre la brutalité et l’injustice qui accablent le Timor. Le Portugal a-t-il voulu se racheter de son passé de colonisateur et des lâchetés dont il a été accusé en 1975 ? Toujours est-il qu’à 15 000 km de là, le petit peuple de son ancienne colonie lui a offert une superbe occasion de se racheter.

Ces cris d’alarme repris aujourd’hui par tout le Portugal, ont été pendant longtemps le seul fait de quelques ONG empêcheuses de tourner en rond. Cette ténacité, ainsi que les pressions diplomatiques qui se sont exercées auprès de l’ONU, ajoutées à la nomination en 1996 des deux prix Nobel de la Paix (5), ont permis d’accélérer les événements. En optant finalement pour l’indépendance le Timor a offert à la communauté internationale l’occasion de retrouver son âme. Il aura néanmoins fallu 24 années pour que, face à un pouvoir indonésien qui perdait de plus en plus de crédibilité, l’on se décide enfin à consulter les Timorais sur leur sort. En dépit de ces lenteurs, la communauté internationale a finalement refusé de persister dans les voies de la realpolitik et a choisi de défendre les droits d’un petit peuple face à un géant de 200 millions d’individus.

Une identité paradoxale

Quelle est donc cette identité pour laquelle les Timorais se sont montrés prêts à mourir ? Certaines de ses caractéristiques ne sont pas faciles à cerner Habitués à trouver leurs racines dans une longue histoire au point d’avoir du mal à appréhender l’avenir, les Européens ont tendance à considérer comme paradoxales ces jeunes “identités” qui ont à peine 25 ans d’existence. Marqués par les exigences de la logique et de la rationalité, au point de s’interroger en permanence sur les raisons de leur “vivre ensemble”, ils ont du mal à comprendre les revendications d’une identité née au cour de multiples contradictions

Les Timorais se reconnaissent catholiques et membres du monde lusophone. et même lusitaniens En 1512, les Portugais débarquent dans l’île du Timor. S’ils évangélisent avec zèle le pays, ils ne veulent pas pour autant en faire une colonie de peuplement. L’île sera et restera, dans le “réseau asiatique portugais”, un entrepôt après le XIXème siècle.

Un seul exemple suffit à confirmer la nature des intentions portugaises sur le Timor. Au moment de l’invasion des Indonésiens en 1976, seulement 2,5 % de la population (6) parlaient portugais. Aujourd’hui, grâce à la scolarisation indonésienne qui a même assumé les dépenses des écoles catholiques, la langue écrite des Timorais est l’indonésien (bahasa indonesia). Pour ce qui est des langues propres, le Timor Oriental en compte plus de 14 principales appartenant aux deux familles (austronésiennes et papoues) régionales (7). Toutes ces langues sont très minoritaires et bien localisées, sauf le tetum qui s’impose à plusieurs zones, peut-être à cause de l’usage que les missionnaires en ont fait au long des siècles.

On ne doit pas non plus oublier que les deux principaux mouvements qui constituent aujourd’hui le Conseil national de la résistance du Timor (CNRT) – l’Union démocratique timoraise (UDT) et le Front révolutionnaire pour l’indépen-dance du Timor (FRETILIN) – sont indépendantistes.. Et si l’UDT représente un parti recrutant dans les minorités assimilées, visant une indépendance progressive en liaison avec le Portugal, le FRETILIN, d’inspiration initiale social-démocrate (8), avait le caractère populaire et mobilisateur du peuple maubère (9). La rupture entre ces deux mouve-ments, qui se sont opposés dans une guerre civile en 1975, et le bref gouvernement du FRETILIN après cet épisode, n’ont jamais mis en question leur commune volonté d’indépendance.

En ce qui concerne l’identité catholique, l’Eglise comptait, en 1974, 150 000 fidèles pratiquant une religion teintée d’un certain syncrétisme. Durant toute la période qui a suivi l’invasion indonésienne de 1975. elle a dénoncé constam-ment les massacres successifs et protégé la population dans les situations de détresse.

Les prises de position de l’Eglise du Timor en faveur de la population et contre la brutalité de l’armée indonésienne ont commencé à se manifester au moment même de l’invasion. Au plus fort de la répression – on estime à plus de 200 000 le nombre des morts – la population s’est tournée vers les religieux. Des prêtres se sont réfugiés avec des gens du peu-ple dans les montagnes, rejoignant les zones contrôlées par le FRETILIN. Dès 1976, face aux rumeurs provoquées par cet événement, le dernier évêque portugais de Dili, José Joaquim Ribeiro, avait protesté auprès du commandement de l’armée indonésienne, faisant remarquer que “la troupe avec ses assassinats, pillages et viols était mille fois pire”, sous-entendu “que le FRETILIN” (11) considéré alors comme “communiste”.

En 1977, après le départ de Mgr Ribeiro, Mgr Da Costa Lopes, premier évêque timorais, est nommé administrateur apostolique du diocèse. Des divergences de vue apparais-sent avec le nonce à Djakarta. A propos de ces prêtres qui avaient rejoint les “zones libérées”, l’évêque timorais avait rappelé que le FRETILIN comptait dans ses rangs bon nombre de personnes ayant une formation catholique, que beaucoup d’entre eux avaient même fréquenté le séminaire, et il avait ajouté : “Il n’y a rien de mal à cela” (12).

A partir de 1981, Mgr Costa Lopes commence à dénoncer publiquement la situation, en particulier l’enrôlement forcé de 50 000 Timorais pour la résistance du FRETILIN. Dans un témoignage écrit qu’il fait parvenir au Portugal et qui sera rendu public par une ONG (A paz é posivel em Timor Leste) il déclare: “Je sens une impérieuse nécessité de dénoncer au monde entier le génocide qui est en cours au Timor afin que, si nous devions mourir, le monde sache au moins que nous mourrons debout”. Ces prises de position de plus en plus fréquentes gênent considérablement la realpolitik du Saint-Siège et irritent le pouvoir indonésien qui s’emploie par tous les moyens à discréditer l’évêque. Conséquence, Mgr Da Costa est poussé à la démission. Il mourra en exil au Portugal. En 1983, pour le remplacer le jeune Carlos Belo est nommé évêque. C’est le dernier essai d’apaisement du Vatican qui cherche à éviter une éventuelle persécution des catholiques indonésiens. Le 6 février 1989, ce jeune évêque que l’on avait cru docile et malléable, se révèle au monde en adressant une lettre au Secrétaire général de l’ONU. Il rappelle dans un langage simple et clair que “jusqu’à maintenant le peuple n’a pas encore été consulté. Ce sont les autres qui parlent au nom du peuple. C’est l’Indonésie qui dit que le peuple a choisi l’intégration, mais le peuple du Timor lui-même n’a jamais dit cela. Le Portugal veut laisser au temps le soin de résoudre le problème, mais pendant ce temps nous mourons comme peuple et comme nation. Excellence, il n y a pas de moyen plus démocratique pour connaître la volonté suprême du peuple timorais que la réalisation d’un référendum, promu par les Nations Unies, en faveur du peuple du Timor”.

En commentant sa lettre, le 15 mars 1989, il ajoute : “Cette lettre veut alerter le monde : les intérêts économiques et stratégiques ne peuvent servir de raisons pour violer les droits essentiels d’un peuple, si petit soit-il”. Et, en juillet 1994, il justifie sa requête en se prévalant de sa responsa-bilité (13) : “Les Indonésiens me considèrent comme un adversaire irréconciliable, mais ils ont tort. En fait, je ne suis rien d’autre qu’un observateur concerné. Comment pourrait-il en être autrement quand la dénonciation de l’injustice fait partie du devoir d’un évêque ?” Des années durant, il n’y eut que cette petite église timoraise pour se faire l’écho des souffrances du peuple. Il n’est pas surpre-nant, dès lors, que la population catholique du Timor soit passée à 800 000 personnes sur un total de 950 000 habitants. Quiconque a vu les églises pleines et les manifestations d’attachement aux pratiques religieuses ne peut accepter que l’on qualifie le christianisme des Timorais de circonstanciel ou de convenance. Il s’agit certes d’un catholicisme traditionnel et fortement influencé par ses origines portugaises mais fervent et bien ancré dans les convictions du peuple.

Un pays sous perfusion

Ainsi les Timorais ont voté contre le maintien de leur pays dans la nation indonésienne. Ils l’ont fait dans l’espoir de pouvoir maîtriser pleinement leur avenir. Saluons l’auto-détermination qui leur a permis d’accéder à l’indépendance. I1 leur faut à présent reconstruire le pays. Il importe qu’ils en soient les maîtres d’ouvre.

En Occident, et même ailleurs, on s’interroge sur la viabilité d’un si petit pays qui compte moins d’un million d’habitants. Une petite île perdue dans l’archipel indonésien et dans un continent asiatique peuplé d’un milliard d’individus. La ré-ponse à cette question réside dans la détermination des Ti-morais eux-mêmes. Ils ont fait le choix de vivre ensemble – cela devrait suffire – et refusé de n’être que la 27ème provin-ce de l’Indonésie. Une province perdue au milieu de l’agita-tion d’un géant qui n’en finit pas de trouver son identité.

Comme tout homme qui vient au monde, le Timor-Oriental n’a pas choisi sa famille d’accueil. Le nouveau pays est né dans le tiers monde, dans cette immense famille qui ne cesse de croître et dont les membres ont vécu en permanence dans la pauvreté et les affres de la misère. Aussi, comme tout enfant du tiers monde, il sera appelé à se battre pendant sa petite enfance pour survivre et contourner les pathologies sociales et chroniques qui l’empêcheraient d’avoir des conditions de vie humaines.

Pour le moment, le pays est sous perfusion. Perfusion de l’urgence humanitaire. Celle-ci est devenue nécessaire et il faut se réjouir de sa présence. Mais c’est un scénario qui se répète de plus en plus souvent et qui pourrait se résumer ainsi : “Il était une fois un méchant acteur que les pays, “garants de l’ordre international”, avaient bien nourri et rendu puissant pour achever quelques sales besognes. Un jour, cet acteur se rebelle et décide de faire le mal à son propre compte. La communauté internationale est alors interpellée et soumise à une grande pression. Elle commence par gesticuler. Après de longs pourparlers, les “grands” examinent ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils veulent faire… La machine de l’ONU, déjà très lente, tarde encore plus à se mettre en marche. Quand enfin les forces de paix arrivent, les massacres, les pillages et les exactions ont déjà perpétré leur ouvre de mort. Alors l’aide humanitaire devient nécessaire et urgente. Elle tente, tant bien que mal, de remédier aux graves dysfonctionnements provoqués par notre civilisation. Résultat, les uns sont amenés à recons-truire ce que d’autres ont détruit ! Et ainsi de suite (14)…”

Quel développement pour Timor ?

La deuxième étape sera celle de l’aide au développement. Dom Carlos Belo a déjà évoqué, au cours de son séjour en Allemagne, en septembre dernier, un “plan Marshal” pour le pays. Xanana Gusmao, président du Conseil national de la résistance du Timor, lors de sa visite au Portugal, également en septembre, a manifesté de son côté l’exigence du CNRT de participer à l’administration initiale du pays. I1 a aussi fait remarquer que le Timor Oriental souffrait d’un manque patent de cadres et de compétences, et a sollicité l’aide internationale pour le développement. Pour le moment, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est contenté d’autoriser la mise en place d’une administration onusienne sous la direction du Brésilien Sergio Vieira De Mello.

La question primordiale est de savoir ce que les uns et les autres mettent sous le terme de développement. En ces temps de mondialisation effrénée, le développement semble devenu un sujet démodé. Le modèle économique dominant, qui s’est transformé en “pensée unique”, ne reconnaît comme règle que le marché sans contraintes qui, de plus en plus, se traduit dans les faits par le marché financier sans frontières. La logique financière n’est pas sensible aux cycles longs ni aux investissements publics et sociaux qu’exige toute ouvre de développement. Le marché n’est concerné que par le profit et n’a que faire de l’Etat dont le rôle est pourtant d’orienter la politique vers la distribution de la richesse et le bien commun. Or, le développement durable n’a de chances de réussir que si l’on place l’homme au centre des préoccupations de la vie sociale et économique. Cette divergence dans la conception du développement pourrait être paradoxalement bénéfique au Timor. Le pays n’est pas grand, sa population ne dépasse pas le million. Les dépenses de reconstruction ne devraient pas prendre des proportions démesurées. L’aide au développement ne demandera pas de grands “sacrifices” de la part de la coopération bilatérale et multilatérale. De plus, les richesses du pays n’attireront pas les convoitises des raiders. Théoriquement, les conditions sont réunies pour qu’on laisse Timor se développer selon la volonté, les besoins et les rythmes de ses habitants.

Pourtant, nous avons de bonnes raisons de craindre que ce peuple, qui a survécu à la violence, ne vienne à être menacé d’étouffement et noyé sous l’aide. Y compris celle qui relè-ve de la bonne volonté. Quelle tragique ironie de l’Histoire si ce peuple, qui a connu les pires dangers pour gagner le droit à l’autodétermination, venait à être privé de la possi-bilité de choisir son avenir et de la manière de le bâtir !

Concrètement, que va-t-il se passer ? Il faut d’abord s’attendre à une aide officielle tant bilatérale que multi-latérale. Elle sera souvent octroyée selon les orientations des institutions qui appliquent la logique officielle de l’actuel ordre économique international. Le risque est grand, dans cette logique, que les pauvres, convalescents de l’aide humanitaire, ne soient pas consultés.

Dans le même temps, il est à prévoir une aide privée, assurée par des bureaux d’étude et par des organisations non gouvernementales (ONG). Les premiers seront chargés des opérations d’importance qui mobilisent beaucoup de moyens. Ces bureaux d’étude sont les clients des coopé-rations officielles dont ils doivent obligatoirement partager les points de vue.

En ce qui concerne les ONG, leur coopération risque d’être dispersée, et pas dans le sens positif de la décentralisation et d’une créativité respectueuse des originalités, des besoins et des intuitions des interlocuteurs à la base. Cela, c’était l’apanage des ONG dont la multiplicité représentait bien l’expression de la société civile. Aujourd’hui, on ne croit presque plus à cette créativité là. On croit plutôt à la concentration (15). La dispersion à laquelle on risque d’assister est celle de la concurrence et de l’absence d’entente entre ONG.

En outre, il arrive souvent que les ONG n’aient plus la même vision du développement. De plus en plus de divergences apparaissent dans la pratique et dans les idées. Dans le passé, la logique de coopération préconisée par le “développement humain” s’attachait à commencer par les gens du peuple. Il s’agissait de laisser ces derniers identifier ce dont ils avaient besoin, et l’action de développement était destinée à les aider à découvrir les moyens de résoudre leurs problèmes. Cette logique est aujourd’hui abandonnée. En quarante années d’expérience, le développement, théorique et pratique, est devenu une discipline “sérieuse”. Elle a formé probablement plus de “techniciens développeurs” venus de l’extérieur qu’elle n’a suscité de capacités parmi les populations des pays pauvres.

Les raisons en sont multiples. On a constitué dans ces pays des classes dirigeantes qui comprennent mieux la logique des intérêts extérieurs – dont elles sont fréquemment soli-daires – que la logique des intérêts des populations elles-mêmes. En général, le développement moderne exogène provoque le démantèlement des systèmes traditionnels, libérant ainsi des masses de personnes qu’il est incapable de réintégrer ailleurs. Car les bailleurs de fonds de tout bord sont impatients. Les financiers ne connaissent que le court terme. Il n’y a donc plus de temps à perdre avec des habitudes et des cultures d’ailleurs condamnées à disparaître ! Moralement, le risque est grand de substituer les connaissances techniques ou techno scientifiques à la pratique sociale, de confondre science et morale. Dans cette logique, celui qui sait (au sens de science) a la prétention de savoir (au sens de sagesse), certainement mieux que les intéressés eux-mêmes, comment les rendre heureux.

Il serait souhaitable pour le Timor-Oriental que l’on passe rapidement de la logique d’urgence à la logique de dévelop-pement, que l’on évite de mettre en ouvre de gros projets (à l’exception de ceux qui s’avèrent nécessaires), et surtout que l’on donne priorité aux petits projets permettant une intense participation d’un maximum de gens du peuple. Enfin, que l’on pense d’abord aux hommes et aux femmes et seulement après aux techniques et aux “gros sous”.

L’idéal serait qu’il y ait une concertation entre les ONG qui prétendent intervenir dans une perspective humaine pour qu’elles concentrent leur attention sur la promotion, à tous les niveaux, des ressources humaines du pays. Et pour qu’elles s’unissent de façon à contraindre “les aides officielles” à écouter les demandes du peuple, ses centres d’intérêt, ses besoins concrets, ses rythmes et ses capacités à assumer son propre développement En un mot, pour permettre que l’aide arrive aux populations et que cette aide soit à leur portée.

L’urgence : former des citoyens

Parmi les acteurs à écouter et à soutenir, l’Eglise timoraise ne doit pas être oubliée. Elle a souffert dans son corps et dans son esprit. Depuis des années, elle n’a cessé de célébrer ses martyrs, allongeant dramatiquement la liste de son “mémento des morts”. Mais ces derniers jours, au moment où le peuple vivait mort et résurrection, elle a été invitée avec plus d’insistance encore à participer à ce sacrifice de la population. Cette Eglise pleure la mort et la disparition d’une grande quantité de fidèles parmi lesquels des leaders, des séminaristes, des religieuses, des diacres et quelques prêtres. En revanche, force est de constater qu’elle n’a pas subi d’importantes pertes matérielles (16).

Sous le poids de tant de souffrances, sa force morale a grandi. Il ne faudrait pas cependant qu’elle cède a la tenta-tion d’en faire une source de pouvoir. Des années durant, cette force morale a été mise au service de la protection des Timorais Mais aussi d’une réconciliation difficile dont les tentatives répétées pour qu’elle aboutisse doivent être au-jourd’hui poursuivies. On a parlé plus d’une fois de risques de “polonisation”, de l’Eglise du Timor. On devrait pouvoir se rassurer en lisant ce que l’évêque de Baucau, Dom Basilio Do Nascimento, disait à propos même des tâches subsidiaires de son église dans une interview à La Vie (17) : “Après avoir incarné la résistance du peuple timorais, notre Eglise doit maintenant revenir à sa mission religieuse. Nous ne pouvons pas continuer, comme cela est le cas aujourd’hui, à diriger tant d’écoles, d’orphelinats et d’ouvres sociales. La reconstruction du pays passe par nous, mais elle passe aussi par un rapide transfert de pouvoir aux autorités civiles. L’évêque que je suis aspire à redevenir davantage le prêtre que j’étais”.

L’Eglise, de par sa présence auprès de la population, est la seule institution qui offre un espace d’encadrement à la ma-jorité des habitants de l’île. Elle devra être attentive à maintenir cet espace pour que la population puisse se ressaisir, soigner ses blessures et dépasser ses traumatismes. Dans l’immédiat, sa tâche la plus importante est de contri-buer à la réconciliatiot. On parle déjà du troisième Dare, du nom de la ville timoraise où s’est tenue la première des deux réunions en faveur de la réconciliation, en septembre 1998 (18). Ce rôle de réconciliation, l’Eglise a essayé de le jouer durant les événements sanglants de septembre 1999, com-me en témoigne Dom Basilio dans une interview à La Croix (19) : “Quand nous avons vu la terreur qui régnait, nous nous sommes tous mis ensemble, les autorités civiles, les bupati (administrateurs de la ville), le chef de la police et le commandant militaire, ainsi que les milices, et nous avons dialogué”. Aujourd’hui, les leaders du CNRT invitent, eux aussi, les Timorais à cette réconciliation. Xanana Gusmao et José Ramos Horta ont manifesté cette préoccupation lors de contacts fréquents avec la presse mondiale.

Viennent ensuite les tâches dont, aux dires de certains, l’Eglise devrait être déchargée : les hôpitaux, les écoles, les ouvres sociales. L’Eglise avait constitué un important réseau d’écoles qu’elle avait pu créer avec l’appui de l’Etat indonésien. La procédure de collaboration était simple. L’Eglise décidait de fonder une école, construisait l’édifice, recrutait ses propres enseignants. L’Etat l’aidait en assumant une partie des frais. Il mettait aussi à sa disposition des enseignants du public à partir de candidatures proposées par elle. Nul ne peut ignorer cet effort de l’Etat indonésien en faveur de la scolarisation des Timorais.

Il faut aussi rappeler que le salaire d’un enseignant du public au Timor-Oriental était deux fois plus élevé que celui des enseignants d’autres îles. Cela ajoute à la gravité du problème éducatif auquel le tout nouveau pays va être confronté. Les deux réseaux (privé et public) ont été démantelés avec le départ des enseignants indonésiens. La tâche est donc immense. C’est sans doute une des plus grandes préoccupations des futurs responsables du nouvel Etat, les problèmes de politique linguistique nationale et de langue scolaire ne faisant que les aggraver. L’Eglise ayant été très engagée jusqu’à un passé récent dans le travail d’éducation ne peut sérieusement se dérober à cette tâche délicate. Le défi qui se pose à elle est de collaborer à la nouvelle conception du système éducatif du pays et à sa mise en ouvre en engageant ses ressources humaines propres et en mobilisant des ressources extérieures

Le problème sera semblable pour les réseaux de soins de santé et l’assistance sociale. Même si, dans ce domaine, il est plus facile d’imaginer l’apport qui peut être fourni par des agences d’aide étrangères.

Enfin, s’agissant du développement, le retour sur “la pastorale”, tel que le préconise Dom Basilio, ne devrait pas signifier un repli de l’Eglise sur elle-même. Au contraire, un travail pédagogique avec les laïcs chrétiens devrait être le meilleur garant de sa contribution au développement.

Un premier travail urgent que l’Eglise peut réaliser est d’offrir son cadre, son espace pour que la population re-constitue son tissu social, soigne ses traumatismes moraux, réunisse à nouveau les familles, rassemble les dispersés Elle peut promouvoir auprès de ces personnes une action spéci-fique pour les aider à surmonter leur détresse, rechercher un nouveau sens à leur vie, retrouver la paix et se donner une espérance. Un formidable travail de restauration est ainsi a réaliser avec les énergies du peuple lui-même.

Dom Basilio, dans son interview à La Croix (21), déclarait : “Ici, l’Eglise a d’abord été la défense, le refuge des Timorais contre les abus (…). Ensuite elle a été appelée à jouer un rôle de réconciliatrice […]. Pour l’avenir, je pense que nous allons avoir un troisième rôle. L’Eglise, en tant qu’institution est appelée à structurer l’homme timorais, à préparer ceux qui vont avoir la tâche de reconstruire le pays. Après toutes ces violences ils doivent faire une catharsis, retrouver les valeurs chrétiennes, extirper cette haine”. C’est ce rôle essentiel qu’elle a à jouer auprès des fidèles : restructurer l’homme et préparer ceux qui auront la lourde tâche de construire le pays.

Cela représente sans doute une véritable conversion pour une Eglise qui est demeurée assez traditionnelle de par ses origines, et très cléricale. Une Eglise qui, jusqu’à présent, reconnaissait peu la responsabilité et le rôle des laïcs et même des religieuses qui sont pourtant plus de 600 dans le pays. La grande contribution de l’Eglise dans cette nouvelle étape de développement du pays devra être cette conversion pastorale dont la formation de chrétiens adultes, par l’émancipation du laïcat en son sein, représente l’élément le plus important.

Le diocèse de Baucau a demandé qu’une étude, commencée par le père jésuite Karim Albrecht (22), soit étendue à l’en-semble des diocèses et utilisée par les paroisses. Cette étude permettrait de réfléchir sur les besoins du pays en matière de développement et de mettre en route, déjà au niveau des paroisses, un processus de formation à la citoyenneté. Une urgence qui, si elle n’est pas prise en compte à temps, risque de compromettre pour longtemps l’avenir du pays.

L’exemple de Baucau et plus largement du Timor Oriental montre que, dans un monde fortement sécularisé, les religions peuvent jouer un rôle essentiel : celui de contribuer à responsabiliser leurs fidèles pour qu’ils deviennent des citoyens à part entière dans leur pays et dans le monde.

Repères historiques

Les royaumes hindou et bouddhiste qui se sont développés sur les îles de Java et Sumatra depuis le VIIème siècle succombent peu à peu à l’avancée de l’islam au cours du XIVème siècle.

Présents dans l’archipel depuis 1511, les Portugais arrivent à Timor en 1520.

Entre le XVIIème et les débuts du XXème siècles, la présence portugaise dans l’archipel se réduit progressivement. Des 1653, les Hollandais occupent la partie ouest de l’île de Timor.

En 1904, un traité entre la Hollande et le Portugal définit les frontières actuelles de la colonie portugaise de Timor également l’enclave de Oekussi et les îles d’Atauro et Jaco).

Durant la deuxième Guerre mondiale, le Japon occupe l’archipel, y compris le Timor-Oriental.

Avec la défaite du Japon, les nationalistes indonésiens, sous la conduite de Sukarno, déclarent l’indépendance de l’Indonésie le 17 août 1945. En 1965, Sukarno est renversé par un coup d’Etat militaire fomenté par le général Suharto. Une violente répression s’abat alors sur les “communistes” faisant près d’un million de morts.

Le 25 avril 1974, le président Caetano (successeur de Salazar) est renversé pacifiquement au Portugal. Le colonisateur se retire de Timor et laisse le champ libre à l’intervention indonésienne fin 1975. L’annexion ne sera jamais entérinée par les Nations unies.

En 1998, Suharto est contraint de démissionner. Il est remplacé par Yusuf Habibie. Le régime indonésien entre dans une phase de mutation. Une proposition de consultation sur un projet d’autonomie élargie en faveur de Timor-Oriental est faite par le président Habibie en janvier 1999. Le 5 mai, l’Indonésie et le Portugal, sous l’égide des Nations unies, signent un accord au terme duquel la population est-timoraise devra être consultée par référendum. Le 30 août 1999, une majorité de 78,5 % opte pour l’indépendance. Le résultat des élections entraîne une répression violente de la part de l’armée et des milices. L’intervention des casques bleus de l’ONU mettra fin aux violences.

Le 20 octobre 1999, Abdurahman Wahid est élu président de la République d’Indonésie. Megawati Sukarnoputri, fille de Sukarno, devient vice-présidente.

Repères géographiques

Situé à 600 kilomètres des côtes australiennes, le Timor-Oriental a une superficie de 14 615 km (enclave de Oekussi et des îles d’Atauro et Jaco compris).

Sa population est évaluée à 950 000 habitants. La capitale, Dili, en comptait environ 200 000 avant les événements violents de l’automne 1999.

Ses ressources sont relativement diverses : agriculture (le pays est exportateur de café), forêt, pétrole.