En tant qu’évêque d’Amboine et chef de la communauté catholique, je suis à la fois témoin et acteur de ce conflit qui, je le souligne très fortement, n’est en aucune façon de nature religieuse. Il ne s’agit pas d’une seule communauté qui attaquerait l’autre, avec une seule victime. Les chrétiens (protestants) et les musulmans vivaient ensemble en bonne harmonie avant. Aujourd’hui, des chrétiens sont attaqués par des musulmans et des musulmans sont attaqués par des chrétiens. Dans certains endroits, des musulmans protègent des chrétiens et vice-versa. Cela montre bien que le conflit n’est pas lié à des éléments religieux. Ceci étant posé, qui est à l’origine de ces violences – qui ne peuvent être dissociées des autres conflits dans le reste de l’Indonésie : Timor-Oriental, Aceh, Irian Jaya, Lombok (près de Bali) ?.
Je pense qu’au départ, il y a les alliés de l’ex-président Suharto qui n’ont cessé de chercher à déstabiliser l’Indonésie depuis sa chute en 1998. Et ils restent très puissant financièrement. Si l’Indonésie est instable, l’actuel gouvernement pourrait s’effondrer et leur objectif est bien de discréditer le président Abdurrahman Wahid et la vice-présidente Megawati Sukarnoputri, élus en octobre dernier. Ces alliés de Suharto n’ont toujours pas digéré l’idée qu’ils n’avaient plus le pouvoir et ils veulent le reprendre à tout prix. Ils ont de l’argent et ce sont eux qui ont organisé des mouvements d’opposition chez les musulmans, avec des armes et des munitions. Par ailleurs, le gouvernement actuel n’a pas le temps de s’intéresser à eux car il privilégie l’économie, la justice, les enquêtes policières sur les massacres passés.
Je crois que les fondamentalistes musulmans ont, eux aussi, une grande responsabilité dans ce drame des Moluques. J’aime les musulmans, je les respecte et, en tant que catho-lique, je ne voudrais pas les discréditer car j’ai toujours eu de très bonnes relations avec les responsables musulmans partout où j’ai travaillé. Nous avons d’ailleurs de la chance de vivre dans un vaste pays comme l’Indonésie où se côtoient différentes religions qui peuvent nous enrichir mutuellement. Cela dit, des musulmans ont joué un rôle dans l’initiation du conflit et aujourd’hui encore sur l’île de Lombok, près de Bali, à Java ou aux Sulawesi du sud. Ces groupes radicaux ont toujours voulu faire de l’Indonésie une République islamique et ils profitent de ce que notre jeune gouvernement est encore faible pour le déstabiliser. L’armée, depuis deux ans, s’est elle aussi affaiblie d’une certaine façon ; elle n’a plus les mêmes prérogatives que par le passé, du temps de Suharto. Et les islamistes en profitent pour regagner une certaine autorité. Il est tout de même intéressant de noter que lorsque le gouvernement et l’armée sont puissants, les fondamentalistes musulmans sont annihilés, comme à l’époque de Sukarno et de Suharto.
Enfin, certains hauts responsables au sein de l’armée ont contribué à créer des désordres et des violences avec, encore une fois, l’objectif de déstabiliser le régime en place. Depuis plusieurs mois, les forces armées sont la cible des organisations non gouvernementales qui luttent pour la défense des droits de l’homme et qui veulent que justice soit rendue pour les nombreux massacres perpétrés par les soldats depuis des années dans différentes régions. De plus en plus discréditée et bénéficiant de moins en moins de soutien du régime civil, l’armée, ou plutôt certains groupes au sein de l’armée, veulent reprendre le pouvoir.
Je pense que, sans ces trois éléments, le conflit actuel aux Moluques n’est pas compréhensible.
L’Eglise catholique aux Moluques ne représente que 5 % des deux millions d’habitants de l’archipel, aux côtés de 40 % de protestants et de 55 % de musulmans. Comment arrivez-vous à trouver une position satisfaisante dans ces déchirements qui vous touchent également ?
Depuis maintenant plus d’un an je ne cesse de dire aux fidèles : “Ne brûlez pas les maisons ! Ne tirez pas ! Gardez la foi et votre humanité ! », et je crois que j’ai de la chance car les catholiques respectent encore cela ; ils ne vont pas à la messe pour, sitôt après avoir quitté l’église, chercher à tuer et à répandre la mort autour d’eux. Cela dit, nous sommes – nous aussi – directement touchés par ces affrontements et ces destructions : plus de vingt églises ont été détruites, des écoles, des presbytères, des orphelinats. Nous ne pouvons rester en dehors de ce drame ; il faut agir et jouer un rôle de médiateur entre protestants et musulmans, même si je dois avouer que je ne peux pas être derrière tous les catholiques de mon diocèse.
Le dialogue avec les protestants est–il toujours facile ?
Je respecte tout le monde et je défends “l’humanité” de chacun. Nous avons accueilli des musulmans dans certains camps de réfugiés, même si les protestants ne voient pas cela d’un bon oil. C’est parfois difficile de dialoguer avec les protestants qui sont souvent en contradiction avec nous. Parfois leurs dirigeants veulent que je signe des lettres ouvertes que je considère trop extrêmes et que je refuse de signer. Certains autres me demandent parfois de parler en leur nom car ils n’ont pas tous confiance en leurs nombreux dirigeants qui leur disent de faire la guerre et qui bénissent les armes. Je ne peux pas accepter cette attitude.
Les protestants semblent revendiquer de plus en plus ouvertement une indépendance totale pour les Moluques. Pensez-vous que cette idée soit enracinée dans l’esprit de la population ?
L’idée d’indépendance se répand petit à petit dans l’archipel mais je ne pense pas qu’elle soit fortement enracinée dans les esprits. Certains extrémistes protestants la réclament, surtout à Djakarta, c’est vrai, mais c’est beaucoup plus en réaction aux violences dont ils sont victimes qu’un véritable message politique visant à l’indépendance. C’est leur façon d’envoyer un message très fort au gouvernement central à Djakarta pour lui demander de s’occuper de ce problème, d’arrêter les massacres et de ramener la paix. C’est un droit humain que d’avoir la paix chez soi. Je crois que les Moluquois, dans leur ensemble, ont le sentiment de faire partie de l’Indonésie ; ils n’ont pas un esprit d’indépendance.
Vous vous êtes rendu à plusieurs reprises à Djakarta ces dernières semaines afin de rencontrer les responsables politiques du pays et certains dirigeants religieux de diverses confessions. Avez-vous l’impression que le gouver-nement perçoit bien le problème et qu’il fait le nécessaire pour lancer un processus de paix aux Moluques ?
Je pense que le président Gus Dur compte sur les responsables religieux, militaires et politiques pour l’aider. Son plan se décompose en trois parties : arrêter les violences avant tout, s’engager sur la voie de la réconciliation et enfin reconstruire tout ce qui a été détruit. En ce qui concerne la première étape, les 14 000 soldats présents rien que sur l’île d’Amboine sont indispensables pour prévenir toute nouvelle flambée de violence comme à Noël dernier. Encore faut-il qu’ils jouent le jeu de la neutralité entre les deux communautés. Mais je peux dire qu’aujourd’hui ils sont neutres. Ils contrôlent les côtes maritimes, vérifient les cartes d’identité et fouillent les maisons pour confisquer les armes, aussi bien du côté protestant que musulman. Mais plus que la quantité de troupes, c’est la qualité qui compte. J’ai le sentiment qu’à Djakarta, le président veut vraiment ramener la sérénité aux Moluques. Il est sérieux et c’est une vrai grâce de l’avoir comme président à une étape aussi importante pour le pays. Il est aveugle mais il voit bien avec le cour et nous avons besoin d’un dirigeant avec un cour ouvert. Pour nous, catholiques, minoritaires, nous avons Gus Dur, un musulman, un politicien, un être humain.
Vous parliez tout à l’heure du “rôle de médiateur” que l’Eglise catholique pouvait jouer dans le conflit. Concrète-ment, comment faites-vous ?
Il faut retrouver l’harmonie entre les protestants et les musulmans, leur expliquer qu’ils sont tous des êtres humains. Je vais les voir, tous, et je leur demande de pardonner à leurs ennemis respectifs. Ce n’est pas facile mais j’insiste sur le fait que la violence ne résoudra pas nos problèmes. Seul le pardon apportera une solution. Si ni les protestants, ni les musulmans ne peuvent le faire, c’est mon devoir de le dire. Quelqu’un doit parler de “pardon”.