Eglises d'Asie

MOLUQUES : NOTES SUR LES FORCES MUSULMANES DU DJIHAD

Publié le 18/03/2010




Le président Abdurrahman Wahid vient de décréter la loi martiale aux Moluques et d’interdire à quiconque de pénétrer sur le territoire des Iles aux épices. Cependant, au même moment, environ 10 000 combattants musulmans du djihad, déjà présents dans l’archipel, poursuivent leur campagne visant à supprimer de ces îles toute présence et population chrétiennes. De ce fait, il est important de comprendre de quoi ces forces du djihad sont faites.

Origines sociologiques

Un nouveau courant de militants musulmans se répand actuellement partout en Indonésie, un courant qui trouve ses racines dans le mouvement ‘néo-wahhabite’, mouvement qui vise à ‘purifier’ les pratiques musulmanes à travers le monde pour les conformer à la pratique et à l’interprétation de la religion musulmane telle qu’elle a cour en Arabie Saoudite où ce mouvement est la secte officielle (mazhab). Ce mouvement est qualifié de ‘néo-wahhabite’ d’après le nom de son fondateur, Mohammad bin Abdul Wahhab. En Indonésie, les néo-wahhabites ont trouvé un soutien fort auprès d’un certain groupe de musulmans. Ce groupe, de plus en plus important par la taille, évolue en dehors des deux principales organisations musulmanes du pays (la Nahdlatul Ulama et la Muhammadiyah). Il est connu sous le nom de Mouvement Tarbiyah. Il recrute au sein des principales universités publiques du pays et ses militants sont regroupés en groupes appelés jamaah salaf. Entre autres choses, l’un des buts que poursuit ce mouvement est la proclamation d’un Etat islamique en Indonésie (NII, Negara Islam Indonesia), but qui, au sein des Tarbiyahistes, existait déjà du temps du régime Suharto mais était alors maintenu dans la clandestinité.

Une des personnalités centrales de ce mouvement, personnalité qui a publiquement soutenu les tentatives visant à l’établissement d’un Etat islamique en Indonésie, est Al-Chaidar, originaire d’Aceh. Al-Chaidar est celui qui a organisé en janvier dernier l’important rassemblement de musulmans au parc du Monument national (Monas) à Djakarta. Lors de ce rassemblement, des appels à porter la guerre sainte à Amboine avaient été lancés. Ce même mois de janvier, Al-Chaidar avait été mêlé aux émeutes anti-chrétiennes de Mataram, à Lombok (17 janvier 2000).

De plus, le ‘commandant suprême’ des forces du djihad aux Moluques, Ustadz (professeur) Ja’far Umar Thalib, qui a fondé il y a quelque temps le Forum Ahlu Sunnah wal Jamaah à Yogyakarta, est issu du même mouvement néo-wahhabite. Il a étudié les enseignements de cette secte en Arabie Saoudite et a ensuite rejoint les forces des Talibans en Afghanistan.

Soutiens financiers

Ce mouvement néo-wahhabite en Indonésie est soutenu fi-nancièrement par des Indonésiens d’origine arabe. Ceux-ci agissent via la Fondation Al-Irsyad, une fondation qui vient en aide aux pensionnats religieux Al-Irsyad (pesantrem), actives à travers tout le pays. Ces Arabo-Indonésiens ne sont pas des descendants du prophète Mohammed, lesquels sont d’habitude plus impliqués dans la secte Syi’ah, liée à l’Iran. Cette Fondation Al-Irsyad possède en propre les sept hectares de terrain situés près de Bogor, à Java occidental, où environ 3 000 hommes ont reçu un entraînement militaire début avril 2000 afin de se préparer à leur mission aux Moluques (Cf. The Jakarta Post du 10 avril 2000 et Agence FrancePresse du 9-10 avril 2000).

Un des principaux sponsors de la Fondation Al-Irsyad est le Dr Fuad Bawazier, économiste indonésien d’origine arabe, qui a servi en tant que ministre des Finances dans un des derniers gouvernements de Suharto. Fuad Bawazier est aussi considéré comme étant un proche de la famille Suharto, son siège au sein du conseil d’administration de PT Satelindo, la société de communications par satellite de Bambang Trihatmodjo, le fils cadet de Suharto, l’attestant.

Proche de Suharto, Fuad Bawazier a également agi en tant que financier du parti du président Abdurrahman Wahid, le PKB, et a servi d’intermédiaire en persuadant Amien Rais, l’actuel président de l’Assemblée consultative du Peuple (MPR), de placer le nom de Wahid parmi la liste des présidentiables. Cette conduite tactique est probablement due au fait que Wahid – avant et après avoir été élu à la présidence – s’est prononcé en faveur de l’amnistie de Suharto, pour autant que celui-ci restitue au peuple indonésien sa fortune mal acquise. Amien Rais partageait aussi cette position.

Aujourd’hui, Fuad Bawazier semble avoir reporté son sou-tien sur Amien Rais puisqu’il appuie l’appel de ce dernier à voter la destitution (impeachment) de Wahid. Il aurait ainsi reporté son soutien de Wahid sur Amien Rais dans l’espoir de sauver Suharto et par la même occasion sa propre per-sonne de l’inconvénient d’un méga procès anti-corruption.

Liens avec les partis politiques

Généralement, on associe ce mouvement du djihad avec le Parti de la Lune et du Croissant (PBB, Partai Bulan Bintang), du fait des prises de positions publiques de personnes comme Achmad Sumargono, du KISDI ou Eggi Sudjana, du PPMI, qui ont appelé à la croisade contre les chrétiens aux Moluques et ailleurs dans le pays (à Mataram et Madura).

Cependant, selon mes propres sources, il existe un lien plus fort entre ce mouvement et le Parti pour la Justice (Partai Keadilan). Le principal idéologue de ce parti est en effet Abu Rido (Abdi Sumaiti de son vrai nom), ancien professeur de religion musulmane de l’Institut de Technologie de Bandung qui a parfait son éducation à l’université Madinah en Arabie Saoudite et qui a ensuite rejoint le mouvement néo-wahhabite Tarbiyah. Le discours que tient Abu Rido est très fortement anti-sémite et anti-chrétien. Et il s’en prend aussi violemment aux autres sectes musulmanes, coupables à ses yeux de ne pas enseigner la vraie doctrine.

Le principal média que la secte Tarbiyah d’Abu Rido utilise est le magazine Sabili, un journal clandestin au moment de son apparition en 1989. Par l’intermédiaire du Dr Tontonji, le soutien financier dont jouit le groupe d’Abu Rido provient d’Arabie Saoudite.

Son idéologue : Rustam Kastor

Le général de brigade, aujourd’hui à la retraite, né le 9 juillet 1939 à Amboine, Rustam Kastor, peut être à juste titre qualifié de ‘père idéologique’ des violences régnant aux Moluques. C’est lui en effet qui a fourni l’alibi pseudo scientifique à l’envoi des troupes de la guerre sainte (djihad) aux Moluques pour y sauver de la destruction les musulmans victimes des chrétiens moluquois qui, à l’en croire, cherchaient à ressusciter la ‘République des Moluques méridionales’ (RMS). Cette ‘République des Moluques méridionales’ fait référence à un mouvement rebelle actif dans les années 1950, au moment où la République indonésienne se mettait en place, mouvement animé principalement par des chrétiens d’Amboine.

Kastor a commandé la 8ème armée, Trikora, à Port Numbay (anciennement Jayapura) en Papouasie occidentale et a éga-lement été en poste au quartier général des forces armées indonésiennes (TNI) à Djakarta. Selon lui, l’Eglise protes-tante des Moluques (GPM, Gereja Protestan Maluku) et la section moluquoise du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI Perjuangan) de Megawati Sukarnoputri soutien-nent les visées séparatistes de la RMS. Cette théorie a été de fait évoquée pour la première fois publiquement le 28 janvier 1999 lors d’une conférence de presse organisée par deux organisations musulmanes militantes, le KISDI (Komite Indonesia untuk Solidaritas Dunia Islam) et le PPMI (Persatuan Pekerja Muslim Indonesia). Le première de ces deux organisations est dirigée par Achmad Sumargono et la seconde par Eggi Sudjana. Ces deux organisations et leurs dirigeants ont attiré à elles l’attention au cours des dernières années du règne de Suharto, du fait des rapports étroits qu’elles entretenaient avec le gendre du président, Prabowo Sobianto, à l’époque général en chef. Tous partagent un penchant commun à vouloir rejeter sur les Indonésiens d’o-rigine chinoise ou de confession chrétienne tous les problè-mes économiques et politiques que connaît l’Indonésie.

D’un point de vue sociologique, ces militants musulmans appartiennent à ce que William Liddle appelle les scripturalistes », liés au DDII (Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia), le Conseil missionnaire musulman d’Indonésie. Ce conseil a été mis sur pied par l’homme politique musulman, aujourd’hui décédé, Mohammad Natsir, après que son parti musulman, le Masyumi, eut été interdit par Sukarno. (Le président Sukarno avait interdit ce parti suite aux rébellions régionalistes qui avaient affecté Sumatra et l’île des Célèbes en 1957). Ces mouvements islamiques diffèrent substantiellement des deux principales organisations musulmanes indonésiennes, la Nahdlatul Ulama et la Muhammadiyah, que William Little qualifie de substantialistes », en ceci qu’ils militent toujours pour la mise en place d’un Etat islamique en Indonésie.

La théorie de la conspiration ‘RMS – GPM – PDI-P’ a ga-gné une certaine crédibilité quand elle a été reprise par l’ex-général en chef A. M. Hendropriyono, alors ministre des Transmigrations et de la Réimplantation des défricheurs de forêts, lors d’une rencontre publique avec le gouverneur des Moluques, les dirigeants religieux, des responsables de la société civile, des étudiants et des jeunes à Amboine, le mardi 9 mars 1999 (Cf. Kompas du 10 mars 1999). Un autre général à la retraite, Feisal Tanjung, avait alors immé-diatement repris les accusations mises en avant par Hendro-priyono. Cette théorie s’est ensuite répandue à la vitesse d’une traînée de poudre, les médias contrôlés par des mu-sulmans en Indonésie se chargeant de la faire connaître par-tout. Dans ces médias, l’abréviation ‘RMS’ fut travestie en ‘Républik Maluku (République chrétienne des Mo-luques), niant ainsi le fait historique que des musulmans d’Amboine avaient pris part à la constitution de ce mouve-ment de libération et refusant aussi de considérer les diffé-rences radicales qui existent dans la tradition chrétienne (où l’Eglise et l’Etat sont distincts) et la tradition musulmane (où les communautés politique et religieuse s’interpénètrent).

Après quasiment une année durant laquelle cette théorie fut propagée par certains médias musulmans ou favorables à l’Ordre Nouveau, Rustam Kastor finalement la formalisa noir sur blanc dans son livre intitulé 2000, ouvrage qui est devenu un best-seller non seulement parmi les musulmans aux Moluques mais aussi à Java et dans l’île de Célèbes. Au moment des émeutes interreligieuses que Poso a connues, le livre de Kastor était déjà largement répandu dans la province des Célèbes centrales.

Sans évoquer ici le vocabulaire, parfaitement irrespectueux pour les chrétiens et leur religion, employé dans ce livre, l’ouvrage de R. Kastor regorge d’accusations nationalistes qui frisent la profession de foi fasciste, signe que ce livre reflète d’abord un programme de nature militariste caché sous une rhétorique religieuse. Dans son best-seller, R. Kastor fait porter au mouvement des étudiants moluquois la responsabilité de ce qu’il appelle de nettoyage des musulmans, menée par le RMS ». Les importantes manifestations à Amboine du 18 novembre 1998, manifestations auxquelles avaient pris part 5 000 étudiants et à la suite desquelles le commandant local de l’armée de terre, le colonel Hikayat, fut relevé de son poste, ont été, selon R. Kastor, une tentative préméditée d’affaiblir les militaires afin qu’ils ne soient pas en mesure d’écraser la rébellion dirigée par le RMS ». Rébellion dont le but était de nettoyer les Moluques de sa population musulmane (Cf. 2000, pp. 33-34, 185, 197-207).

R. Kastor n’arrête pas là ses accusations. Il accuse les chrétiens de manipuler le mouvement étudiant Reformasi afin de détruire l’économie de l’Indonésie, de parvenir ainsi à la désintégration du pays et finalement d’obtenir la sécession des provinces de la partie orientale de l’Indonésie, majoritairement peuplées de chrétiens. Ces provinces (y compris le Timor-Oriental) formeraient alors un pays indépendant, dominé par les chrétiens, assis sur les fabuleuses ressources naturelles de cette région (puisque la Papouasie occidentale et l’actuelle province des Moluques en seraient). La première étape menant à la réalisation de ce grand plan est, selon l’auteur, le détachement » du Timor-Oriental de l’Indonésie (Cf. 2000, p. 108).

Ce que R. Kastor ne mentionne pas dans son livre est que les Timorais et les Papous qui luttent pour leur liberté ont des musulmans parmi leurs dirigeants et que ceux-ci ne luttent certainement pas pour créer une grande alliance mélanéso-chrétienne. Mar’i Alkatiri du Fretilin et Thaha Mohamad Alhamid du présidium du Conseil papou en sont la preuve. De plus, la volonté de se séparer de l’Indonésie n’est pas vraiment un monopole chrétien, ainsi qu’en témoigne l’action menée par les Acehnais.

Mis à part le rôle idéologique qu’il a pris en rédigeant ce livre, R. Kastor a également été directement mêlé à l’envoi aux Moluques de milices islamiques originaires de Java. Il était l’un des six représentants des forces du djihad qui ont rencontré le président Abdurrahman Wahid dans son palais de la Merdeka a Djakarta, le jeudi 6 avril 2000 (Cf. Kompas daté du 7 avril 2000). Il a aussi pris la parole à plusieurs reprises en public à Java et même à Amboine où il n’a cessé de mettre l’accent sur la nécessité de mener à bien une guerre sainte afin de libérer les Moluquois musulmans de leurs oppresseurs chrétiens.

Soutien militaire et policier

Etant donné les parallèles sociologiques et théologiques en-tre les forces du djihad et les milices du FPI (Front Pembela Islam) à Djakarta (Cf. Tempo du 23 janvier 2000, pp. 40-46), il est plus que probable que les forces du djihad sont politiquement soutenues par Wiranto et Djadja Suparman, deux des principaux chefs des armées renvoyés par Wahid.

A Java oriental, c’est le général en chef Sudi Silalahi, responsable du commandement de l’armée de terre Brawijaya, qui apporte un soutien militaire aux milices musulmanes. Pour affirmer ceci, je me fonde sur le fait que Sudi Sulalahi a catégoriquement démenti l’existence d’un lien entre les militaires et l’explosion d’une bombe à Nganjuk (Java oriental), le 30 mai 2000 (Cf. The Jakarta Post du 5 juin 2000). Ce démenti vient après qu’il a été établi que le minibus Suzuki Carry AB 7244 transportant la bombe (bombe qui a tué le conducteur du minibus ainsi qu’un passager) appartenait ou était lié avec le dirigeant des forces du djihad à Yogyakarta. L’information a été confirmée par le commandant de la police indonésienne, le général Rusdihardjo (Cf. The Jakarta Post du 1er juin 2000, Detikcom du 2 juin 2000 et SiaR du 31 mai 2000). L’enquête a aussi permis d’établir qu’une des victimes de l’explosion, un certain Rifzikka Helta, âgé de 32 ans, résidant à Yogyakarta, avait passé précédemment deux semaines à Amboine et que l’un des survivants, Azmi Ishaq, lui aussi âgé de 32 ans, avait étudié au pensionnat religieux d’Al Ikhlas, à Jember (Java oriental) (Cf. The Jakarta Post du 3 juin 2000).

A part le général Sudi Silalahi, le général en chef Da’i Bachtiar, commandant de la police pour Java oriental, a lui aussi autorisé des milliers de combattants de la guerre sain-te à s’embarquer à Surabaya à destination d’Amboine, con-voyant leurs armes dans des bateaux distincts qui ont atteint Amboine après leur arrivée. Ces transports ont été arrangés par une société de messagerie de Surabaya appartenant à un certain Haji Doellah (source : contact personnel de l’auteur à Surabaya, le 18 juin 2000). Dans une interview accordée au quotidien pro-djihad, Republika, et datée du 20 avril 2000, le commandant de police a démenti que des dizaines de policiers des forces de police de Java oriental aient rendu leurs badges pour se mêler aux combattants du djihad aux Moluques. Ce démenti veut sans doute signifier le contraire de ce qu’il dit, i.e. que de nombreux agents de police sont venus gonfler les rangs des combattants de la guerre sainte en route pour leur mission aux Moluques.

Les forces du djihad ont dû également recevoir un large soutien des commandants de police à Java occidental, Djakarta et Amboine étant donné qu’elles ont pu, sans entrave, mener à bien leur entraînement militaire à Bogor, brandir en public leurs sabres quand elles ont manifesté devant le parlement. A Amboine, elles ont pu débarquer leurs containers chargés d’armes au port, qui se situe à Waihoang, en zone musulmane, et non dans le port de la marine à Halong ; elles ont pu aussi transporter immédiatement ces armes au quartier général de l’armée de terre à Pattimura, à Amboine.

Enfin, les forces du djihad ont dû aussi trouver un soutien auprès des plus hauts gradés de la marine, étant donné que rien n’a été entrepris pour empêcher des navires appartenant à l’Etat, tels que le KM Rinjani, d’embarquer des miliciens musulmans dont la mission était clairement de combattre les chrétiens des Moluques, accusés par leurs dirigeants de vouloir créer un Etat chrétien séparé (Cf. interview avec Ja’far Umar Thalib dans Panji Masyarakat du 26 avril 2000). Dans cette interview, le commandant des forces du djihad reconnaît disposer d’une ligne rouge spéciale pour entrer en contact avec le commandant en chef des forces armées, l’amiral Widodo A.S., par le biais d’un homme de 60 ans, appelé Bambang et qui a donné 1 050 m² de terrain pour l’établissement d’un pensionnat musulman à Ja’far. Cela signifie sans doute qu’en tant qu’amiral de la marine, le commandant en chef des forces armées peut toujours être en mesure de persuader ses subordonnés dans la marine de laisser se poursuivre le débarquement de troupes du djihad aux Moluques.