Eglises d'Asie

A CONTRE-COURANT Le combat d’un prêtre contre l’abattage illégal des arbres

Publié le 18/03/2010




Ce n’est pas bon signe quand une altercation entre un maire et un prêtre dégénère jusqu’à échanger des coups de feu. C’est pourtant ce qui s’est passé à San Mariano, une ville située dans la partie nord de Luçon – et cette bataille est révélatrice de la gravité des divisions que provoque au sein de la communauté philippine la lutte contre l’abattage illégal des arbres. Jesus Miranda, maire de San Mariano, a donné l’ordre de démanteler un barrage routier mis en place par un prêtre catholique, barrage destiné à intercepter le bois circulant en contrebande. Et lorsque le P. Jean Couvreur a eu l’audace d’ignorer cet ordre, le maire a ouvert le feu. Personne n’a été blessé (il est établi que Jesus Miranda, sur les sept coups de feu tirés, a dirigé son arme six fois vers le sol). L’incident a failli dégénéré encore plus quand une bataille a éclaté entre le petit groupe des gradés de la police aux ordres du maire et les hommes armés qui tenaient le barrage. A la suite de cet incident, Jesus Miranda a été suspendu de ses fonctions à la mairie de San Mariano pour une durée d’un mois et la totalité des effectifs locaux de la police ont été renvoyés.

Depuis février 1999, date à laquelle est survenu cet incident, la tension est descendue d’un cran à San Mariano. Même les éléments compromettant la sécurité du trafic routier » qui ont déclenché l’ire du maire Miranda ont disparu en juillet 1999, après que le P. Couvreur et ses acolytes eurent convenu que des contrôles mobiles étaient plus efficaces qu’un barrage fixe. Le maire et le prêtre sont tombés d’accord pour dire que, s’ils souhaitaient mettre un terme à l’abattage illégal des arbres dans cette région où la pauvreté est si grande, ils devaient s’efforcer de développer la conscience écologique de tous et trouver des sources de revenus alternatives. Tous deux se plaignent de la corruption – qui sévit jusqu’à l’intérieur du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles -, corruption qui sape tous leurs efforts visant à faire respecter la loi. Mais chacun accuse l’autre d’agir de connivence avec ceux qui abattent les arbres en toute illégalité.

Le bois a longtemps été la principale ressource à San Mariano, située à une quarantaine de kilomètres par la route d’Ilagan, chef-lieu de la province d’Isabela. A l’époque où opéraient de grandes sociétés d’abattage des arbres, dans les années 1980, utilisant de lourdes machines et des moyens mécanisés, pas moins de 19 compagnies travaillaient sur les concessions des montagnes environnantes, la Sierra Madre. Elles attiraient à elles toute une population, venue de près ou de plus loin, à la recherche d’un emploi. San Mariano était devenue une ville-champignon, riches en bars à bière et en gargotes. Puis, en 1991, alarmés par la vitesse à laquelle disparaissaient les forêts dans tout l’archipel, Manille a ordonné un gel de toutes les entreprises de déforestation au sein de la forêt primaire. L’argent facile s’est envolé et avec lui de très nombreux travailleurs migrants. La ville n’est plus jamais redevenue la même, même si sa population est remontée à 40 000 âmes, son niveau actuel. Aujourd’hui, l’activité qui remet San Mariano sur le devant de la scène menace de la faire disparaître pour de bon.

Le P. Couvreur se remémore la mise en garde qui lui avait été faite lorsqu’il avait été envoyé à San Mariano, il y a sept ans. Si je ne voulais pas avoir de problèmes, [L’Eglise] me conseillait de ne jamais me mêler des affaires relatives aux coupes de bois ». Mais le prêtre catholique, âgé de 55 ans et originaire de Belgique, avait été en mission durant vingt ans dans la partie nord de Luçon et il se rendit vite compte que lutter contre les coupes illégales de bois faisait partie intégrante de sa mission. Il avait été témoin des dommages causés à l’environnement par ces coupes. Tous souffrent à cause de de quelques uns ».

Des compagnies exploitent encore deux concessions sur les flancs de la Sierra Madres ; leurs titres expirent en 2007. (Par un décret officiel de 1997, cette région de montagnes, une région isolée, réservoir d’espèces rares, a été déclarée ‘parc naturel’ mais ce statut doit encore être confirmé par une loi qui n’a jamais été votée depuis.) Plus petits mais plus envahissants sont les coupeurs de bois dits carabao (buffle). Malgré ce décret, ils continuent à prélever du bois dans les zones protégées, utilisant leur buffle pour tirer les billes de bois jusqu’aux routes ou jusque sur les berges des rivières où des contrebandiers du bois en prennent livraison. Les effets sur l’environnement ne sont pas moins dévasta-teurs que ceux provoqués par les grandes compagnies. Désormais, lorsque cette région est affectée par des typhons (Luçon en reçoit en moyenne un par an), les sols ne retiennent plus suffisamment l’eau et les inondations sont toujours plus importantes. Des habitations sont emportées par les eaux du fait de des sols. Des cultures sont perdues. De nombreux hectares, généralement du maïs et du riz, sont lessivés », témoigne le P. Couvreur. Des personnes ainsi que des têtes de bétail se sont noyés ».

C’est un typhon en 1993 qui a décidé le P. Couvreur à se jeter dans la bataille. Non seulement ce typhon ravagea la ville mais des tonnes de billes de bois illégalement coupées dans les montagnes environnantes furent charriées par les eaux jusqu’à San Mariano. Les responsables locaux de l’environnement acceptèrent alors que ce bois soit saisi et utilisé pour contribuer à la reconstruction des bâtiments détruits. C’est ainsi que le prêtre catholique se remémore les choses. Mais deux ans plus tard, il remarqua deux gros camions en train de charger ce stock de bois. Il ressentit un vif sentiment d’impuissance. Un des deux poids lourds était déjà chargé. Il pensait ne rien pouvoir faire pour arrêter cela et rentra chez lui. Là, il trouva ses paroissiens qui préparaient le dépôt d’une plainte. Jusque là, je me sentais seul », se rappelle-t-il.

Lorsqu’il s’avéra impossible de convaincre le juge d’ordon-ner, par un jugement en référé, l’arrêt des camions, le P. Couvreur opta pour le pouvoir populaire. Il rencontra quel-ques uns de ses jeunes paroissiens et leur demanda de se joindre à lui. “Quatre ou cinq ont sauté dans ma voiture et je me suis posté devant les camions. En moins d’une demi-heure, nous étions plus de 400, assemblés là”. Le P. Couvreur fit savoir à la radio locale qu’une action était en cour. Les journalistes de cette radio mettaient sur les ondes – en direct – les témoignages des manifestants et cher-chaient à joindre Leonardo Paat, responsable régionale de l’environnement, pour un commentaire. (L. Paat explique pour sa part qu’il y a eu un malentendu sur cette affaire de San Mariano car, dit-il, ce n’est pas la politique de son administration de distribuer le bois saisi aux communautés locales et aucun accord en ce sens n’avait été passé à San Mariano.) Par une coïncidence heureuse, les manifestants purent rencontrer le gouverneur de la province, Benjamin Dy, dans une ville voisine et exposer leur plainte. Il nous a donné 000 pesons (200 US$) pour que nous puissions acheter de la nourriture pour les manifestants », raconte le P. Couvreur. Sur le barrage, a tourné à la fête. Nous avons cuisiné. Certains avaient apporté leur guitare. un rassemblement joyeux ». A la fin, les fonc-tionnaires locaux ont accepté que les gens de San Mariano gardent 40 % du bois. Cependant, cette victoire s’est révélé être une victoire en demi-teinte : deux tiers du bois était déjà pourri au moment où il fut distribué, un an plus tard.

L’effet de ce premier combat fut cependant plus durable : désormais, les gens étaient sensibilisés et se sentaient mobilisés. A San Mariano, les habitants organisèrent tout d’abord un comité de protection de la forêt, à qui l’administration provinciale de l’environnement délégua en 1995 certaines de ses tâches. Selon le P. Couvreur, les fonctionnaires de cette administration espéraient probablement d’eux qu’ils ne feraient pas beaucoup plus que les édiles locaux, élus. Mais nous nous sommes montrés actifs, confisquant le bois illégalement coupés et rapportant les anomalies que nous constations à cette administration ». Des difficultés ne pouvaient manquer d’apparaître dans les contacts avec l’administration. Afin de gagner en autonomie, ce comité se réorganisa en groupe d’action diocésain. Ce dernier reçut, à son tour, en 1997, l’accréditation des autorités nationales de l’environnement et fut habilité à agir comme observateur local. Cette année, sur des renseignements fournis par des informateurs rémunérés, le groupe organisa la saisie de 23 874 ‘pieds planches’ (boardfeet), équivalents à 55,6 m³ de bois dur.

Le P. Couvreur et son équipe augmentèrent leur surveillan ce. Travaillant de concert avec les fonctionnaires de l’équi-valent local de l’ONF et l’armée, le groupe mit sur pied deux points de contrôle, l’un sur la route principale menant à la ville et l’autre au confluent de deux rivières. En 1999, les saisies ont atteint 63 977 ‘pieds planches’, soit 149 m³. Ces prises ne représentent qu’une petite fraction de tout le bois qui passe en contrebande par San Mariano. Néan-moins, le P. Couvreur et son équipe estiment que leurs efforts ont contribué à réduire de façon significative le vo-lume de bois extrait de la forêt. “Aujourd’hui, les bûche-rons braconniers me craignent”, s’exclame le prêtre catho-lique. Mais le P. Couvreur se doit d’être sur ses gardes, lui aussi. Depuis 1996, il a été victime de trois tentatives d’as-sassinat. Dernièrement, il rendait visite à ses paroissiens, dans les barrios, escortés de deux soldats en armes.

Ces gardiens de la forêt rencontrent toutes sortes d’opposition, y compris à l’intérieur du conseil municipal. Selon le P. Couvreur, la moitié des élus des barrios (communautés) de San Mariano et certains fonctionnaires municipaux sont impliqués directement ou indirectement », à travers un parent ou un proche, dans la coupe illégale de bois. Alors que lui-même était autrefois un bûcheron, Miranda déclare qu’il s’est retiré à 100 % de ce genre de business depuis le début des années 1990 ». En plus de ses fonctions à la tête de la municipalité, il gère maintenant une ferme pilote. Mais d’autres personnes doivent trouver le moyen de faire bouillir leur marmite, et pourquoi les coupes illégales continuent », explique Miranda. La fin des concessions a jeté de nombreux hommes au chômage. Et de fait, un conseiller municipal d’un village voisin estime qu’un quart de ses administrés trouvent un supplément de ressources à ce qu’ils tirent du travail de la terre en participant à ce commerce clandestin ; certains s’emploient comme bugadors, ceux qui guident les billes de bois sur les rivières et les torrents qui descendent de la montagne. Cela n’a rien d’exceptionnel dans la région.

La corruption ruine de nombreuses manières les efforts en-trepris pour préserver la forêt primaire de la Sierra Madres. En accord avec les autorités responsables de l’environne-ment, le bois saisi est stocké sur un terrain jouxtant l’église catholique à San Mariano. C’est le moyen le plus sûr qu’il ne soit pas volé avant d’être utilisé pour servir à la rénovation de bâtiments publics. Auparavant, les billes de bois déposées sur des terrains appartenant à la ville ou à la police avaient une fâcheuse tendance à mystérieusement se volatiliser. La pourriture enfin prélève son écot. Paat, responsable provincial de l’environnement, aujourd’hui à la retraite, se rappelle qu’il a été à deux doigts de se faire licencier » pour avoir condamné les hommes placés sous ses ordres. Certaines personnes ne font pas leur travail ».

Certaines des personnes qui assistent le P. Couvreur ne sont pas non plus à l’abri de la corruption. Il est de notoriété publique que les soldats et les fonctionnaires de l’ONF rentabilisent à leur seul profit les barrages qu’ils sont chargés de contrôler. Peur eux, les barrages sont une source de liquidité », commente le prêtre catholique, dans un sourire mi-ironique mi-amer. Le choc le plus rude à encaisser fut, en décembre dernier, lorsque son meilleur collaborateur » fut pris sur le fait en possession de bois “illégal”. eu du mal à », concède-t-il.

Les critiques du P. Couvreur, tel Miranda, le maire de San Mariano, affirment que le prêtre catholique tire un bénéfice par la ville des bois confisqués à deux marchands de bois légalement enregistrés. (Aux termes d’un accord datant de 1995 et en dérogation de la règle habituelle, le groupe diocésain a le droit de conserver une portion du bois qu’il intercepte.) Le P. Couvreur dément une quelconque malversation. Son groupe vend sa part du bois saisi à des personnes qui en sont les utilisateurs finaux, une coopérative fabriquant du mobilier léger par exemple. Les sommes ainsi recueillies servent à la traque des contrebandiers et à couvrir les frais de fonctionnement du groupe. Le P. Couvreur, qui tient une comptabilité scrupuleuse de toutes ces transactions, invite quiconque le désire à venir contrôler ses livres de comptes. Personne n’a encore relevé l’offre.

Mais, même ainsi, Miranda se plaint du fait que le P. Couvreur et l’administration de protection de l’environnement usurpent les responsabilités de la municipalité dans son rôle de préservation des ressources naturelles. Le Père Jean doit se concentrer sur ses tâches de prêtre, en donnant des directives sur un plan moral aux gens afin que ceuxci comprennent les effets négatifs de la coupe des arbres », explique-t-il. Il ne devrait pas arrêter les gens ou mener ses propres affaires avec les matières premières confisque ».

De toute façon, les actions anti-défrichages du P. Couvreur devraient sans doute s’arrêter d’elles-mêmes d’ici peu : son mandat à la tête de la paroisse de San Mariano prend fin en 2002. Il s’attend à être de toute façon transféré ailleurs étant donné que la présence de l’ordre auquel il appartient est sur le déclin aux Philippines. veulent me placer ailleurs, », concèdetil. un combat difficile que nous menons ici et parfois un combat très décourageant. Un peu comme si nous luttions contre un typhon ». Mais, ainsi qu’il l’a appris, ne rien faire est la porte ouverte à plus de destructions.

Le bois des voleurs

Le bois de narra est un bois de choix pour les voleurs. Comme le teck, il est apprécié pour sa résistance, son poids et ses qualités plastiques – le fin de son grain, par exemple, le rend à même d’être poli jusqu’à un très haut degré de douceur. Ses couleurs (rouge ou rose, souvent mêlé de jaune) en font un bois d’ouvre particulièrement apprécié pour les meubles, les parquets ou encore l’habillement des murs. Bien qu’autrefois, les Philippines ont exporté jusqu’à 3 000 tonnes de narra par an, les ventes à l’export de ce bois ont été décrétées illégales en 1987, date à laquelle les autorités ont pris conscience que cette espèce était menacé de disparition. Cependant, les défenseurs de l’environne-ment estiment qu’une contrebande considérable de ce bois existe à partir de la côte de la province d’Isabela [où se situe San Mariano et dont la capitale est la ville d’Ilagan]. Il est désormais interdit de couper dans tout le pays un seul arbre de narra (Pterocarpus indicus). Cette mesure n’a tou-tefois pas asséché le marché de ce bois précieux. Les riches et influents Philippins sont parmi les principaux acheteurs de narra de contrebande. Interdit ou pas, le narra fait partie des signes de richesse que tout bon et riche Philippin se doit d’afficher chez lui. Les principaux fabricants de meubles et même les entreprises qui produisent des cadres de fenêtres et des portes en bois sont aussi des utilisateurs importants de ce bois. Les petits entrepreneurs ont plus de mal à se procurer cette ressource rare.

De plus, le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles délivre des permis qui sont autant d’exceptions à l’abattage de ce bois. Ces permis sont alloués au nom des forêts communautaires ». Et ils deviennent rapidement le paravent aux activités clandestines des marchands de bois abattus illégalement. Certains marchands mêlent habilement le bois issus de ces permis avec du bois de contrebande, utilisant de vieux documents pour des stocks clandestins nouvellement acquis. Les ventes légales de bois saisi fournissent une autre source d’approvisionnement pour les marchands peu scrupuleux.

A Manille, ce bois – à l’état brut – se négocie entre 80 et 120 pesos (1,70 à 2,60 US$) l’unité (1 pied * 1 pied * un pouce). Mais le prix peut considérablement varier en fonction de l’origine (ainsi, le narra de la Sierra Madres se négocie à un taux plus élevé que celui des Cordilleras Central), de la qualité, du lieu d’entreposage – et des talents du négociateur. La taille est un facteur important également, les pièces les plus larges et les plus longues étant les plus chères.

Depuis le milieu des années 1980, des organismes sensibles aux questions de défense de l’environnement tels que la Chambre syndicale des fabricants de meubles de la vallée de Cagayan militent pour l’utilisation du bois de gmelina (Gmelina arborea). Essence à croissance rapide et facile à cultiver, le gmelina produit un bois dur, d’une jolie teinte blonde. Sur le marché, il se négocie au sixième environ du prix du narra et l’offre est abondante. Cependant, les meubles dont il est les fait ont peu de chance de gagner des parts de marché à l’export car ce bois sèche de façon irrégulière dans les fours. Sa durée de vie potentielle est aussi plus courte que celle du narra. Toutefois, ces défauts n’ont pas empêché ce bois de gagner en popularité ces dernières années, même si les riches et les puissants le dédaignent. Peut-être que rebaptiser le en gem wood (bois précieux) aiderait à le faire accepter !