Eglises d'Asie

LES PERCEPTIONS RELIGIEUSES DES ETUDIANTS DE L’UNIVERSITE NANZAN

Publié le 18/03/2010




Nouveaux courants

Les écoles catholiques au Japon poursuivent leur mission, à savoir répandre la Bonne Nouvelle parmi les élèves et les étudiants japonais. Le message chrétien “touche plus de Japonais non chrétiens dans nos écoles catholiques chaque semaine que (.) les environs 100 000 fidèles qui vont à l’église chaque dimanche dans tout le pays” (Schubert, 1991, 37) (1). Pour de nombreux professeurs, cependant, les effets de leurs efforts ne sont pas évidents à percevoir. Bien que nous ne nous attendons pas à ce que nos étudiants nous demandent le baptême après avoir assisté à nos cours de religions et de christianisme, nous nous interrogeons afin de savoir si ces étudiants deviennent vraiment “confiants et favorables” envers le christianisme ? Certains vont même jusqu’à se demander si nos efforts ont un quelconque impact sur nos étudiants. En tant qu’université catholique, on peut se demander jusqu’à quel point nos étudiants ressentent l’atmosphère chrétienne de l’université. Le ressentent-ils ne serait-ce qu’un peu ? En d’autres termes, est-ce que nos efforts, tant individuels que liés à l’institution, créent-ils une différence ou pas ?

Un professeur pourrait être tenté de mener une étude mais cela veut dire que celle-ci se limiterait à une classe observée sur la durée d’une année. Ce qui en ressortirait serait un instantané d’une classe particulière à un moment donné. De telles études ne sont pas sans utilité mais elles nous laissent néanmoins sur notre faim quant à ce qui se passe sur une plus large échelle. Les conclusions tirées d’une telle étude peuvent-elles être extrapolées à d’autres classes et à travers les ans ? De fait, les recherches particulières pour évaluer les changements des perceptions de nos étudiants sont généralement mises en place sans le soutien et le financement de l’institution scolaire ou universitaire elle-même.

Une excellente étude à propos de l’attitude des étudiants envers le christianisme est celle faite par le Dr Kippes (1993) (2). Le Dr Kippes a étudié et comparé diverses écoles catholiques au Japon. Grâce à ce travail, nous disposons d’un aperçu des perceptions religieuses des étudiants japonais qui étudient dans les universités catholiques. Cependant, bien que cette étude soit détaillée et précise, elle ne nous fournit qu’un instantané de la situation à une année donnée. Une étude transversale, sur plusieurs années, auraient pu nous permettre de dégager des tendances.

Nous avions besoin de procéder à une telle étude transversale et, étant donné que nous nous sommes intéressés en premier lieu à l’université Nanzan de Nagoya, cette étude se cantonnera à l’université Nanzan. Nous avons proposé que cette étude porte sur une période relativement longue, avec une périodicité semestrielle. Le comité d’éducation religieuse de Nanzan s’est montré d’accord avec notre projet et en assuré le financement. Avec la permission du Dr Kippes, nous nous sommes servis pour notre étude de son questionnaire. Une pré-étude a été menée afin de tester le questionnaire (Muncada, 1997) (3). Prenant en considération les remarques de certains professeurs, nous avons mis au point une version révisée de ce questionnaire. Puis, nous avons mené les entretiens, à la fin de chaque semestre, de 1997 au second semestre de l’année universitaire 1999 (année 2000) – pour un total donc de six semestres. Ce laps de temps nous a paru suffisant pour mettre en évidence des tendances dans les changements d’attitude des étudiants.

Etant donné le nombre des points abordés par le questionnaire utilisé, les contraintes de temps et d’espace, cet article se concentrera sur quelques questions uniquement, questions qui mettent en évidence les tendances les plus intéressantes. De plus, seules les tendances générales seront ici analysées. Pour une analyse statistique plus complète (par département, par année, par exemple), une étude complète sera publiée plus tard.

Etudes statistiques

De la pré-étude conduite au cours du second semestre 1996 aux derniers entretiens, plus de 8 000 étudiants ont été interrogés pour ce travail de recherche. Plus de la moitié d’entre eux sont de sexe féminin (53 à 61 % contre de 39 à 47 % de sexe masculin).

Par sexe

La plupart d’entre eux sont des étudiants de première ou de deuxième année. Du fait du cursus religieux à l’université Nanzan, afin d’obtenir leur diplôme, tous les étudiants doivent suivre les cours de religion et de christianisme et la plupart choisissent d’étudier ces matières au cours de leur première ou de leur deuxième année. Les étudiants de troisième ou de quatrième année présents dans cette étude sont donc ceux qui n’ont pas encore suivi ces matières ou qui ont échoué aux examens sanctionnant ces deux matières – religion et christianisme.

Par année

Les dominantes choisies par les étudiants varient d’une année sur l’autre. Cela est due en partie aux disponibilités des professeurs et aux cours offerts par l’université. Bien qu’il soit possible que les étudiants de telle dominante aient des perceptions religieuses différentes de celles d’étudiants d’une autre dominante, ces variations ne seront pas analysées dans cette étude.

Par dominante

Un tiers des étudiants interrogés se réclament du bouddhisme et plus de la moitié indique qu’ils n’appartiennent à aucune religion. Pas plus de 3 % d’entre eux se disent shintoïstes. La proportion de ceux qui se disent chrétiens est à peu près la même : 3,6 %.

Par religion

Au total, et en prenant en compte les données collectées en 1996, 35,3 % des étudiants interrogés se disent bouddhistes, 2,2 % shintoïstes, 2,8 % chrétiens et 4,4 % autres ; 55,3 % ne se réclament d’aucune religion (“pas de religion”).

Nouveaux courants

Les points suivants constituent les conclusions marquantes de notre étude. Sans aller dans le détail de chacun des points abordés, ce chapitre veut décrire les courants nouveaux là où ils peuvent être discernés.

Peu à peu, les étudiants de Nanzan s’intéressent de plus en plus à leurs cours de religion

Bien que le chiffre soit encore faible, une augmentation est très nettement perceptible d’année en année quant à l’intérêt que les étudiants déclarent pour leurs cours de religion et pour ceux de christianisme. Au second semestre 1996, par exemple, ils ne sont que 30,3 % à se dire intéressés par les cours de religion. Au second semestre 1999, cette proportion est passée à 42 %, soit une augmentation de dix points par rapport à 1996.

Figure 1

Nous ne connaissons pas les raisons exactes de cette augmentation de l’intérêt pour les cours de religion. Les professeurs se sont-ils montrés meilleurs, plus intéressants, plus impliqués dans leurs cours ? Serait-ce l’incertitude envers la religion et les groupes religieux, incertitude générée par l’actualité récente, qui a poussé les étudiants à se pencher avec plus d’intérêt sur l’étude du christianisme ?

B. Près d’un quart des étudiants interrogés se disent d’une façon ou d’une autre influencés par le christianisme dans leurs études

Depuis 1997-1998, un trait apparaît bien distinctement. Le nombre de ceux qui disent être influencés “d’une certaine façon” dans leurs études par le christianisme tend à être bien plus élevé au second semestre qu’au premier semestre de chaque nouvelle année universitaire. Il faut toutefois noter que cette tendance n’est pas vérifiée par les chiffres de l’année universitaire 1999. Parallèlement, ceux qui déclarent ne pas savoir si ils ont été influencés par le christianisme dans leurs études a tendance à être plus faible au second semestre qu’il ne l’est au premier.

Figure 2

La marge de progression est encore grande. Environ un quart des étudiants interrogés répondent qu’ils ont à peine été influencés par le christianisme au cours de leurs études. Plus de 20 % d’autres étudiants disent n’avoir pas du tout été influencés par le christianisme au cours de leurs études.

C. Parmi ceux qui disent avoir été influencés par le christianisme, les cours de religion et de christianisme ont constitué la principale source d’influence

Plus de la moitié de ceux qui disent avoir été influencés attribuent cette influence aux cours qu’ils ont suivis. Les professeurs forment la deuxième source la plus importante d’influence (environ 15 %). Les amis et les activités représentent environ 10 % de l’influence admise.

Figure 3

Bien que les cours forment donc la principale source d’influence, les professeurs, les amis et les clubs fréquentés ou les activités menées dans le cadre de l’université peuvent venir renforcer cette première influence. Peut-être le témoignage personnel et le soutien à travers diverses activités menées dans le cadre des études peuvent contribuer à rendre l’influence chrétienne forte et permanente.

D. Plus d’un quart des étudiants interrogés pensent que le christianisme est différent et attribuent une connotation positive à cette différence

Environ 25 % des étudiants interrogés estiment que le christianisme est différent dans le bon sens du terme. Et la proportion de ceux qui pensent cela augmente notablement entre le premier et le second semestre de chaque année universitaire. Parallèlement, tandis que plus de 40 % des étudiants interrogés pensent que le christianisme n’est pas différent, cette proportion diminue à chaque nouveau second semestre. Environ un quart des étudiants interrogés ne savent pas quoi penser à propos du christianisme.

Figure 4

Peut-être, avec un minimum d’efforts, le nombre de ceux qui ne savent pas quoi penser du christianisme pourrait diminuer et faire en sorte qu’une meilleure évaluation générale du christianisme soit plus générale.

E. Près des deux tiers des étudiants interrogés déclarent avoir un intérêt pour le christianisme

Environ 60 % des étudiants interrogés manifestent un certain intérêt pour le christianisme. Et on retrouve une tendance à l’élévation de cette proportion en passant du premier au second semestre. Environ un tiers des étudiants interrogés déclarent n’avoir aucun intérêt dans le christianisme. Mis à part l’année 1999, on constate une nette, bien que faible, diminution dans le nombre de ceux qui déclarent n’avoir aucun intérêt dans le christianisme à chaque second semestre.

Figure 5

F. Près des deux tiers des étudiants interrogés ressentent quelque chose de chrétien dans l’atmosphère de l’université Nanzan

Près de 60 % des étudiants interrogés ressentent une légère atmosphère chrétienne dans l’air qu’ils respirent à l’université Nanzan. Cette proportion augmente nettement au cours du second semestre.

Figure 6

Environ un tiers des étudiants interrogés ne ressent quasiment rien d’une éventuelle atmosphère chrétienne à l’université Nanzan. On peut remarquer que cette proportion diminue de 5 points avec le second semestre chaque année. Moins de 10 % des étudiants interrogés disent n’avoir jamais ressenti une quelconque atmosphère chrétienne à Nanzan.

Analyse

A travers toute cette étude, on peut constater que la tendance est la suivante : le nombre d’étudiants influencés à un certain degré par le christianisme ou qui ressentent l’influence d’une atmosphère chrétienne augmente en passant du premier au second semestre. La façon dont se déroulent les cours de religion a sans doute à voir avec ce changement. Les cours peuvent démarrer lentement, le premier semestre constituant une sorte d’introduction, puis, petit à petit, l’intérêt des étudiants est accroché par les sujets abordés, sujets de plus en plus précis, au cours du second semestre.

Peut-être ce changement est-il également du aux activités proposées par l’université. Par exemple, la Passion est représentée chaque année et cela se passe au second semestre. Ceux qui font partie du club qui met en scène la Passion étudient la vie de Jésus et mènent leurs répétitions tout au long du premier semestre. Ils montent sur les planches au second semestre. La Passion est une de ces activités qui enseigne la vie du Christ et qui vient renforcer le message que les cours de religion s’efforcent de faire passer dans les classes. Et ceux qui sont visés ne sont pas seulement ceux qui y participent mais aussi ceux qui y assistent, les étudiants spectateurs de la Passion en l’occurrence.

Noël se trouve également être au second semestre. Mis à part la crèche qui est installée de façon si visible sur le campus, une messe de Noël est organisée ; elle est suivie par une veillée de Noël. La messe est généralement célébrée à la chapelle du séminaire du Verbe divin, en compagnie de tous les séminaristes. Ces activités extérieures renforcent sans doute l’environnement chrétien qui est celui de Nanzan. Et si c’est effectivement le cas, on peut penser que de telles activités “chrétiennes” pourraient être organisées au cours du premier semestre.

Les professeurs de religion et de christianisme à Nanzan devraient être amenés à constater l’intérêt accru des étudiants pour les cours de religion et de christianisme. De fait, il existe différentes manières d’enseigner la religion et le christianisme de façon à rendre les cours attractifs pour les jeunes étudiants. Le P. Schubert en a détaillé certaines, telles que la lecture de la Bible, la discussion-débat, l’expérience régulière de la vie paroissiale le dimanche et même l’expérience de courtes récollections (Schubert, 1991, 35-36). Un de ses confrères SVD a expérimenté la chose suivante : proposer une recherche et la préparation d’un exposé sur un aspect particulier de la vie de Jésus est une démarche qui a un impact réel sur chaque étudiant en particulier. Peut-être pourrait-on organiser plus de contacts et d’échanges d’idées entre professeurs de religion et de christianisme à Nanzan.

Il n’existe pas une façon uniforme d’enseigner le christianisme à Nanzan. Les professeurs ont une large latitude dans le choix des sujets ou des aspects du christianisme qu’ils souhaitent mettre en avant. Cette manière de procéder a ses avantages mais elle peut aboutir à un manque de cohérence. Une approche plus concertée pourrait peut-être se montrer plus efficace dans le but de renforcer le message. En parallèle avec l’enseignement du christianisme, il pourrait y avoir plus de débats organisés autour des questions morales soulevées par le christianisme. En d’autres termes, nous devrions évoquer la morale chrétienne, particulièrement pour tout ce qui touche au suicide, aux relations sexuelles avant le mariage, à la contraception, au divorce, etc. L’étude du questionnaire sur ces thèmes montre que, tandis que l’intérêt et l’influence du christianisme augmentent généralement avec le second semestre, les questions liées aux problèmes moraux vont en s’amenuisant. Bien sûr, on peut toujours arguer du fait que, quelle que soit la quantité d’enseignement des valeurs morales chrétiennes qui sera introduite dans les salles de cours, cela ne sera pas suffisant pour aller à l’encontre des valeurs sociales ambiantes qui font le quotidien de la vie des étudiants. On peut aussi dire que ces sujets sont des sujets de première importance et que chacun demanderait un semestre ou plus pour être correctement enseigné. Il me semble pourtant qu’il est nécessaire de trouver un juste milieu, quelque part entre traiter à fond ces sujets et les ignorer complètement (4). C’est peut-être parce que, habituellement, nous ignorons les demandes de nos étudiants relatives au christianisme que plus de 40 % d’entre eux déclarent que le christianisme n’est pas différent des autres religions ?

Nos efforts dans le domaine de l’enseignement de la religion et du christianisme sont-ils couronnés de succès ? Ont-ils un quelconque effet ou influence sur les étudiants ? A en croire les statistiques tirées de l’étude des entretiens menés avec les étudiants dans le cadre de cette étude, la réponse est un indubitable ‘oui’. D’un semestre à l’autre et d’une année sur l’autre, une différence est très nettement mesurable. De cela, nous devons être reconnaissant à l’Esprit qui, en dernière analyse, est la source qui inspire les cours de chacun. Ceci étant dit, beaucoup reste à faire. Par exemple, considérés ensemble, plus de la moitié des étudiants “ne savent pas” ou “n’ont jamais ressenti” d’influence chrétienne au cours de leurs études. Plus de 40 % des étudiants ne considèrent pas le christianisme comme étant différente des autres religions et un quart ne trouve rien à dire ou à penser au sujet du christianisme. Enfin, près des deux tiers des étudiants ressentent à peine l’atmosphère chrétienne de Nanzan.

Cette rapide analyse des résultats de cette enquête, pour incomplète qu’elle soit, est à la fois un appel et un défi : appel à poursuivre nos efforts car nous pouvons voir que ceux que nous fournissons déjà ne sont pas totalement vains et défi car nous sommes appelés à imaginer des moyens et des façons d’annoncer la Bonne Nouvelle de manière plus efficace. Par les temps qui sont les nôtres, des temps de changement, s’offre à l’éducateur chrétien la perspective d’influencer les esprits et de changer les cours des étudiants japonais et de les amener vers le Christ et les valeurs chrétiennes.

Notes

Schubert, J. : Evangelization of Japanese Students, The Japan Missionary Bulletin, Oriens Institute for Religious Research, Tokyo, Japon, printemps 1991, vol. 45, p. 37

Kippes, W. : Students of Catholic Universities in Japan, 1991

Muncada, Felipe : Religious Perceptions of Nanzan Students: A Pilot Study, Nanzan Academia, vol. 66, septembre 1997

Je suis certain que ce sont des enseignants qui abordent ces problèmes au cours de leurs classes.

(EDA, Japan Missionary Journal, novembre 2000)

Dossiers et documents N° 9/2000

Supplément EDA N° 319

Novembre 2000

Cahier de documents

Document N° 9 D/2000

PHILIPPINES

A CONTRE-COURANT

Le combat d’un prêtre contre l’abattage illégal des arbres

par Peter Fredenburg (Asiaweek)

[NDLR – Aux Philippines comme dans plusieurs autres pays du Sud-Est, de la forêt primaire a pris de telles proportions en devient un problème non seulement économique ou écologique mais aussi social. Les conséquences de cette exploitation sur la population se font de plus en plus visibles. Dans la partie nord-est de de Luçon, un missionnaire originaire de Belgique engagé dans le combat contre la contrebande de bois précieux et conçoit cet engagement comme une dimension propre de sa mission. Asiaweek dans sa livraison datée du 13 octobre a relaté son combat. La traduction est de la rédaction d’Asie.]

Ce n’est pas bon signe quand une altercation entre un maire et un prêtre dégénère jusqu’à l’échange de coups de feu. C’est pourtant ce qui s’est passé à San Mariano, une ville située dans la partie nord de Luçon – et cette bataille est révélatrice de la gravité des divisions que provoque au sein de la communauté philippine la lutte contre l’abattage illégal des arbres. Jesus Miranda, maire de San Mariano, a donné l’ordre de démanteler un barrage routier mis en place par un prêtre catholique, barrage destiné à intercepter le bois circulant en contrebande. Et lorsque le P. Jean Couvreur a eu l’audace d’ignorer cet ordre, le maire a ouvert le feu. Personne n’a été blessé (il s’est avéré que Jesus Miranda, sur les sept coups de feu, a dirigé son arme six fois vers le sol). L’incident a failli dégénéré encore plus quand une bataille a éclaté entre le petit groupe des gradés de la police aux ordres du maire et les hommes armés qui tenaient le contrôle du barrage. A la suite de cet incident, Jesus Miranda a été suspendu de ses fonctions à la mairie de San Mariano pour une durée d’un mois et la totalité des effectifs locaux de la police ont été renvoyés.

Depuis février 1999, date à laquelle est survenu cet incident, la tension est descendue d’un cran à San Mariano. Même les “éléments compromettant la sécurité du trafic routier” qui ont déclenché l’ire du maire Miranda ont disparu en juillet 1999, après que le P. Couvreur et ses acolytes eurent convenu que des contrôles mobiles étaient plus efficaces qu’un barrage fixe. Le maire et le prêtre sont tombés d’accord pour dire que s’ils souhaitaient mettre un terme à l’abattage illégal des arbres dans cette région où la pauvreté est si grande, ils devaient s’efforcer de développer la conscience écologique de tous et trouver des sources de revenus alternatives. Tous deux se plaignent de la corruption – qui sévit jusqu’à l’intérieur du Département de l’Environnement et des Ressources naturelles -, corruption qui sape tous leurs efforts visant à faire respecter la loi. Mais chacun accuse l’autre d’agir de connivence avec ceux qui abattent les arbres en toute illégalité.

Le bois a longtemps été la principale ressource à San Mariano, située à une quarantaine de kilomètres par la route d’Ilagan, chef-lieu de la province d’Isabela. A l’époque où opéraient de grandes sociétés d’abattage des arbres, dans les années 1980, utilisant de lourdes machines et des moyens mécanisés, pas moins de 19 compagnies travaillaient sur les concessions des montagnes environnantes, la Sierra Madre. Elles attiraient à elles toute une population, venue de près ou de plus loin, à la recherche d’un emploi. San Mariano était devenue une ville-champignon, riches en bars à bière et en gargotes. Puis, en 1991, alarmés par la vitesse à laquelle disparaissaient les forêts dans tout l’archipel, Manille ordonna un gel de toutes les entreprises de déforestation au sein de la forêt primaire. L’argent facile s’est envolé et avec lui de très nombreux travailleurs migrants. La ville n’est plus jamais redevenue la même, même si sa population est remontée à 40 000 âmes, son niveau actuel. Aujourd’hui, l’activité qui remet San Mariano sur le devant de la scène menace de la faire disparaître pour de bon.

Le P. Couvreur se remémore la mise en garde qui lui avait été faite lorsqu’il avait été envoyé à San Mariano, il y a sept ans. “Si je ne voulais pas avoir de problèmes, [L’Eglise] me conseillait de ne jamais me mêler des affaires relatives aux coupes de bois”. Mais le prêtre catholique, âgé de 55 ans et originaire de Belgique, avait été en mission durant vingt ans dans la partie nord de Luçon et il se rendit vite compte que lutter contre les coupes illégales de bois faisait partie intégrante de sa mission. Il avait été témoin des dommages causés à l’environnement par ces coupes. “Tous souffrent à cause de de quelques uns”.

Des compagnies exploitent encore deux concessions sur les flancs de la Sierra Madres ; leurs titres expirent en 2007. (Par un décret officiel de 1997, cette région de montagnes, une région isolée, réservoir d’espèces rares, a été déclarée ‘parc naturel’ mais ce statut doit encore être confirmé par une loi qui n’a jamais été votée depuis.) Plus petits mais plus envahissants sont les coupeurs de bois dits carabao (buffle). Malgré ce décret, ils continuent à prélever du bois dans les zones protégées, utilisant leur buffle pour tirer les billes de bois jusqu’aux routes ou jusque sur les berges des rivières où des contrebandiers du bois en prennent livraison. Les effets sur l’environnement ne sont pas moins dévasta-teurs que ceux provoqués par les grandes compagnies. Désormais, lorsque cette région est affectée par des typhons (Luçon en reçoit en moyenne un par an), les sols ne retiennent plus suffisamment l’eau et les inondations sont toujours plus importantes. “Des habitations sont emportées par les eaux du fait de des sols. Des cultures sont perdues. De nombreux hectares, généralement du maïs et du riz, sont lessivés”, témoigne le P. Couvreur. “Des personnes ainsi que des têtes de bétail se sont noyés”.

C’est un typhon en 1993 qui a décidé le P. Couvreur à se jeter dans la bataille. Non seulement ce typhon ravagea la ville mais des tonnes de billes de bois illégalement coupées dans les montagnes environnantes furent charriées par les eaux jusqu’à San Mariano. Les responsables locaux de l’environnement acceptèrent alors que ce bois soit saisi et utilisé pour contribuer à la reconstruction des bâtiments détruits. C’est ainsi que le prêtre catholique se remémore les choses. Mais deux ans plus tard, il remarqua deux gros camions en train de charger ce stock de bois. Il ressentit un vif sentiment d’impuissance. Un des deux poids lourds était déjà chargé. Il pensait ne rien pouvoir faire pour arrêter cela et rentra chez lui. Là, il trouva ses paroissiens qui préparaient le dépôt d’une plainte. Jusque là, “je me sentais seul”, se rappelle-t-il.

Lorsqu’il s’avéra impossible de convaincre le juge d’ordon-ner, par un jugement en référé, l’arrêt des camions, le P. Couvreur opta pour le pouvoir populaire. Il rencontra quel-ques uns de ses jeunes paroissiens et leur demanda de se joindre à lui. “Quatre ou cinq ont sauté dans ma voiture et je me suis posté devant les camions. En moins d’une demi-heure, nous étions plus de 400, assemblés là”. Le P. Couvreur fit savoir à la radio locale qu’une action était en cour. Les journalistes de cette radio mettaient sur les ondes – en direct – les témoignages des manifestants et cher-chaient à joindre Leonardo Paat, responsable régionale de l’environnement, pour un commentaire. (L. Paat explique pour sa part qu’il y a eu un malentendu sur cette affaire de San Mariano car, dit-il, ce n’est pas la politique de son administration de distribuer le bois saisi aux communautés locales et aucun accord en ce sens n’avait été passé à San Mariano.) Par une coïncidence heureuse, les manifestants purent rencontrer le gouverneur de la province, Benjamin Dy, dans une ville voisine et exposer leur plainte. “Il nous a donné 5 000 pesons (200 US$) pour que nous puissions acheter de la nourriture pour les manifestants”, raconte le P. Couvreur. “Sur le barrage, a tourné à la fête. Nous avons cuisiné. Certains avaient apporté leur gui-tare. un rassemblement joyeux”. A la fin, les fonc-tionnaires locaux ont accepté que les gens de San Mariano gardent 40 % du bois. Cependant, cette victoire s’est révélé être une victoire en demi-teinte : deux tiers du bois était déjà pourri au moment où il fut distribué, un an plus tard.

L’effet de ce premier combat fut cependant plus durable : désormais, les gens étaient sensibilisés et se sentaient mobilisés. A San Mariano, les habitants organisèrent tout d’abord un comité de protection de la forêt, à qui l’administration provinciale de l’environnement délégua en 1995 certaines de ses tâches. Selon le P. Couvreur, les fonctionnaires de cette administration espéraient probablement d’eux qu’ils ne feraient pas beaucoup plus que les édiles locaux, élus. “Mais nous nous sommes montrés actifs, confisquant le bois illégalement coupés et rapportant les anomalies que nous constations à cette administration”. Des difficultés ne pouvaient manquer d’apparaître dans les contacts avec l’administration. Afin de gagner en autonomie, ce comité se réorganisa en groupe d’action diocésain. Ce dernier reçut, à son tour, en 1997, l’accréditation des autorités nationales de l’environnement et fut habilité à agir comme observateur local. Cette année, sur des renseignements fournis par des informateurs rémunérés, le groupe organisa la saisie de 23 874 ‘pieds planches’ (boardfeet), équivalents à 55,6 m de bois dur.

Le P. Couvreur et son équipe augmentèrent leur surveillan ce. Travaillant de concert avec les fonctionnaires de l’équi-valent local de l’ONF et l’armée, le groupe mit sur pied deux points de contrôle, l’un sur la route principale menant à la ville et l’autre au confluent de deux rivières. En 1999, les saisies ont atteint 63 977 ‘pieds planches’, soit 149 m . Ces prises ne représentent qu’une petite fraction de tout le bois qui passe en contrebande par San Mariano. Néan-moins, le P. Couvreur et son équipe estiment que leurs efforts ont contribué à réduire de façon significative le vo-lume de bois extrait de la forêt. “Aujourd’hui, les bûche-rons braconniers me craignent”, s’exclame le prêtre catho-lique. Mais le P. Couvreur se doit d’être sur ses gardes, lui aussi. Depuis 1996, il a été victime de trois tentatives d’as-sassinat. Dernièrement, il rendait visite à ses paroissiens, dans les barrios, escortés de deux soldats en armes.

Ces gardiens de la forêt rencontrent toutes sortes d’opposition, y compris à l’intérieur du conseil municipal. Selon le P. Couvreur, la moitié des élus des barrios (communautés) de San Mariano et certains fonctionnaires municipaux sont impliqués “directement ou indirecte-ment”, à travers un parent ou un proche, dans la coupe illégale de bois. Alors que lui-même était autrefois un bûcheron, Miranda déclare qu’il s’est retiré “à 100 % de ce genre de business depuis le début des années 1990”. En plus de ses fonctions à la tête de la municipalité, il gère maintenant une ferme pilote. Mais d’autres “personnes doivent trouver le moyen de faire bouillir leur marmite, et pourquoi les coupes illégales continuent”, explique Miranda. La fin des concessions a jeté de nombreux hommes au chômage. Et de fait, un conseiller municipal d’un village voisin estime qu’un quart de ses administrés trouvent un supplément de ressources à ce qu’ils tirent du travail de la terre en participant à ce commerce clandestin ; certains s’emploient comme bugadors, ceux qui guident les billes de bois sur les rivières et les torrents qui descendent de la montagne. Cela n’a rien d’exceptionnel dans la région.

La corruption ruine de nombreuses manières les efforts en-trepris pour préserver la forêt primaire de la Sierra Madres. En accord avec les autorités responsables de l’environne-ment, le bois saisi est stocké sur un terrain jouxtant l’église catholique à San Mariano. C’est le moyen le plus sûr qu’il ne soit pas volé avant d’être utilisé pour servir à la rénovation de bâtiments publics. Auparavant, les billes de bois déposées sur des terrains appartenant à la ville ou à la police avaient une fâcheuse tendance à mystérieusement se volatiliser. La pourriture enfin prélève son écot. Paat, responsable provincial de l’environnement, aujourd’hui à la retraite, se rappelle qu’il a été “à deux doigts de se faire licencier” pour avoir condamné les hommes placés sous ses ordres. “Certaines personnes ne font pas leur travail”.

Certaines des personnes qui assistent le P. Couvreur ne sont pas non plus à l’abri de la corruption. Il est de notoriété publique que les soldats et les fonctionnaires de l’ONF rentabilisent à leur seul profit les barrages qu’ils sont chargés de contrôler. “Peur eux, les barrages sont une source de liquidité”, commente le prêtre catholique, dans un sourire mi-ironique mi-amer. Le choc le plus rude à encaisser fut, en décembre dernier, lorsque son “meilleur collaborateur” fut pris sur le fait en possession de bois “illégal”. “eu du mal à », concède-t-il.

Les critiques du P. Couvreur, tel Miranda, le maire de San Mariano, affirment que le prêtre catholique tire un bénéfice par la ville des bois confisqués à deux marchands de bois légalement enregistrés. (Aux termes d’un accord datant de 1995 et en dérogation de la règle habituelle, le groupe diocésain a le droit de conserver une portion du bois qu’il intercepte.) Le P. Couvreur dément une quelconque malversation. Son groupe vend sa part du bois saisi à des personnes qui en sont les utilisateurs finaux, une coopérative fabriquant du mobilier léger par exemple. Les sommes ainsi recueillies servent à la traque des contrebandiers et à couvrir les frais de fonctionnement du groupe. Le P. Couvreur, qui tient une comptabilité scrupuleuse de toutes ces transactions, invite quiconque le désire à venir contrôler ses livres de comptes. Personne n’a encore relevé l’offre.

Mais, même ainsi, Miranda se plaint du fait que le P. Couvreur et l’administration de protection de l’environnement usurpent les responsabilités de la municipalité dans son rôle de préservation des ressources naturelles. “Le Père Jean doit se concentrer sur ses tâches de prêtre, en donnant des directives sur un plan moral aux gens afin que ceux-ci comprennent les effets négatifs de la coupe des arbres”, explique-t-il. “Il ne devrait pas arrêter les gens ou mener ses propres affaires avec les matières premières confisque”.

De toute façon, les actions anti-défrichages du P. Couvreur devraient sans doute s’arrêter d’elles-mêmes d’ici peu : son mandat à la tête de la paroisse de San Mariano prend fin en 2002. Il s’attend à être de toute façon transféré ailleurs étant donné que la présence de l’ordre auquel il appartient est sur le déclin aux Philippines. “veulent me placer ailleurs, », concède-t-il. “un combat difficile que nous menons ici et parfois un combat très décourageant. Un peu comme si nous luttions contre un typhon”. Mais, ainsi qu’il l’a appris, ne rien faire est la porte ouverte à plus de destructions.

Le bois des voleurs

Le bois de narra est un bois de choix pour les voleurs. Comme le teck, il est apprécié pour sa résistance, son poids et ses qualités plastiques – le fin de son grain, par exemple, le rend à même d’être poli jusqu’à un très haut degré de douceur. Ses couleurs (rouge ou rose, souvent mêlé de jaune) en font un bois d’ouvre particulièrement apprécié pour les meubles, les parquets ou encore l’habillement des murs. Bien qu’autrefois, les Philippines ont exporté jusqu’à 3 000 tonnes de narra par an, les ventes à l’export de ce bois ont été décrétées illégales en 1987, date à laquelle les autorités ont pris conscience que cette espèce était menacé de disparition. Cependant, les défenseurs de l’environne-ment estiment qu’une contrebande considérable de ce bois existe à partir de la côte de la province d’Isabela [où se situe San Mariano et dont la capitale est la ville d’Ilagan]. Il est désormais interdit de couper dans tout le pays un seul arbre de narra (Pterocarpus indicus). Cette mesure n’a tou-tefois pas asséché le marché de ce bois précieux. Les riches et influents Philippins sont parmi les principaux acheteurs de narra de contrebande. Interdit ou pas, le narra fait partie des signes de richesse que tout bon et riche Philippin se doit d’afficher chez lui. Les principaux fabricants de meubles et même les entreprises qui produisent des cadres de fenêtres et des portes en bois sont aussi des utilisateurs importants de ce bois. Les petits entrepreneurs ont plus de mal à se procurer cette ressource rare.

De plus, le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles délivre des permis qui sont autant d’exceptions à l’abattage de ce bois. Ces permis sont alloués au nom des “forêts communautaires”. Et ils deviennent rapidement le paravent aux activités clandestines des marchands de bois abattus illégalement. Certains marchands mêlent habilement le bois issus de ces permis avec du bois de contrebande, utilisant de vieux documents pour des stocks clandestins nouvellement acquis. Les ventes légales de bois saisi fournissent une autre source d’approvisionnement pour les marchands peu scrupuleux.

A Manille, ce bois – à l’état brut – se négocie entre 80 et 120 pesos (1,70 à 2,60 US$) l’unité (1 pied 1 pied un pouce). Mais le prix peut considérablement varier en fonction de l’origine (ainsi, le narra de la Sierra Madres se négocie à un taux plus élevé que celui des Cordilleras Central), de la qualité, du lieu d’entreposage – et des talents du négociateur. La taille est un facteur important également, les pièces les plus larges et les plus longues étant les plus chères.

Depuis le milieu des années 1980, des organismes sensibles aux questions de défense de l’environnement tels que la Chambre syndicale des fabricants de meubles de la vallée de Cagayan militent pour l’utilisation du bois de gmelina (Gmelina arborea). Essence à croissance rapide et facile à cultiver, le gmelina produit un bois dur, d’une jolie teinte blonde. Sur le marché, il se négocie au sixième environ du prix du narra et l’offre est abondante. Cependant, les meubles dont il est les fait ont peu de chance de gagner des parts de marché à l’export car ce bois sèche de façon irrégulière dans les fours. Sa durée de vie potentielle est aussi plus courte que celle du narra. Toutefois, ces défauts n’ont pas empêché ce bois de gagner en popularité ces dernières années, même si les riches et les puissants le dédaignent. Peut-être que rebaptiser le en gem wood (bois précieux) aiderait à le faire accepter !