La perspective que j’adopterai est une perspective d’anthropologie avec, comme objet principal, le rapport entre l’Etat et la société, pris non du point de vue de l’Etat et du pouvoir mais du point de vue de la société. Tout l’arrière-plan de ce que je vais dire est fondé sur des enquêtes de terrain et sur la tentative de comprendre le discours intérieur des gens, la logique endogène de la population et non une perception extérieure, à partir de nos propres catégories, qu’elles soient politiques, idéologiques ou tout simplement affectives et émotionnelles.
Comme le Laos est relativement peu connu, quelques éléments d’histoire politique peuvent être utiles : c’est un Etat de 4,5 millions d’habitants, défini comme un Etat-tampon par le géographe C. Taillard, ce qui décrit bien son isolement à l’intérieur des terres d’Asie. C’est aussi, jusqu’en 1954, un protectorat français avec une très faible implication du développement colonial et quasiment pas de grands travaux. Jusqu’en 1975, c’est enfin une monarchie bouddhiste, plaçant sa légitimité dans une alliance de l’animisme et du bouddhisme : les génies étant les premiers occupants de la terre et le bouddhisme introduisant un pouvoir de civilisation et de conformité morale et politique. Dans ce contexte de monarchie bouddhiste (bouddhisme theravada, le même qu’en Birmanie et en Thaïlande), les minorités ethniques sont considérées comme des esclaves et rejetées hors de la société dans le cadre de la nature et dans une infériorité structurelle.
De 1954 à 1975, le Laos est pris dans le cadre de la guerre dite du Vietnam. On y assiste à la mise en place de zones libérées non dans l’autonomie du nationalisme lao mais entièrement sous la tutelle vietnamienne, avec une formation vietnamienne des maquisards laos. Parallèlement au maintien d’une monarchie qu’on peut qualifier globalement de fantoche, le roi disparaissant (il n’est pas exécuté) au moment de la prise de pouvoir en 1975 par le pathet-lao, il faut souligner, par rapport à la corruption, que le pathet lao arrive au pouvoir en 1975 clans le cadre d’une monarchie profondément corrompue. Cette année donc, l’Etat-Parti s’installe dans le cadre d’une double domination. D’un côté, la domination politique vietnamienne, de 1’autre la domination soviétique et de l’ensemble des pays d’Europe de l’Est puisque pendant vingt-cinq ans des gens vont y être envoyés et formés.
On est face à une conjoncture de formation radicalement externe du communisme. Il faut retenir de ce que je viens de dire une profonde dépendance de l’Etat national commu-niste. Au Laos, la révolution n’est nullement soutenue par une alliance ou plutôt par la confusion entre nationalisme et communisme. Le nationalisme apparaît au Laos comme quasiment absent, dans un contexte de semi-autarcie des collectivités régionales et d’importante autonomie des pou-voirs locaux. L’Etat est donc toujours en position dominée. Il l’a été successivement avec la France et les Etats-Unis puis avec les Vietnamiens. Le PC laotien peut être considé-ré dès 1975 comme aliéné et importateur d’une idéologie étrangère qui, de fait – et cela diffère entièrement du Viet-nam -, ne sera jamais investie par les acteurs ou les groupes sociaux.
La rupture entre l’Etat-Parti et la société est d’autant plus forte qu’un régime de terreur s’installe après 1975, un régime de terreur qui nous autorise à parler d’Etat-paria puisque jusqu’en 1991 toute Constitution est absente (la première n’apparaîtra qu’en 1991). On constate ainsi au Laos la disparition du droit (et même du droit qu’on trouve dans les autres Etats communistes) et par là la disparition de la séparation symbolique entre le permis et l’interdit.
Pour caractériser encore cette société communiste d’avant le socialisme de marché, on doit souligner tout un processus de « re-hiérarchisation » de la société qui est ici d’autant plus brutal et massif que les anciennes élites qualifiées sont peu nombreuses. D’un côté, une partie de ces anciennes élites est envoyée en camp de rééducation pour des durées qui vont atteindre de 13 à 14 ans et, de l’autre, près de 10 % de la population fuient à l’étranger. La population s’est ensuite retrouvée enfermée dans le pays et captive de cet Etat-Parti. L’isolement a été très grand. On le sait : l’armée était présente sur le Mékong et prête à abattre tout candidat à la fuite jusque dans les années 1987-1988.
Ajoutons qu’à l’intérieur du pays, le pathet lao met en place une culture du secret qui est issue de la guérilla et qui, de fait, renforce encore plus la coupure avec la société. On est une fois de plus dans une situation très différente de celle de la Chine et du Vietnam : il n’y a pas tentative de la part du parti communiste de multiplier les adhésions et de se diffuser dans la société mais au contraire une sorte d’isolement de l’Etat-Parti qui reproduit l’isolement de la société vis-à-vis du monde extérieur.
Pour conclure sur la nature de l’Etat-Parti, c’est l’illégiti-mité qui le caractérise, d’autant plus que les cadres ont une formation vietnamienne et que, même au niveau des cadres supérieurs, l’idéologie communiste pénètre très peu. Elle est restée superficielle.
On est donc face à une dictature sommaire, peu prolixe en termes idéologiques ce qui la différencie aussi complète-ment de la situation vietnamienne où l’abondance idéologi-que se retrouve à toutes les périodes, non seulement pen-dant la guerre mais jusqu’au moment du passage au socia-lisme de marché et encore plus actuellement où l’Etat-Parti se sent menacé en permanence de destitution.
Autre précision : les coopératives et la collectivisation se développent très peu. De 1975 à 1986, elles seront très superficielles. Quant à la pénurie, elle a été extrême pendant vingt ans. Elle était due principalement à la fermeture radicale du pays mais aussi à un quasi-arrêt de la production des usines et au maintien des paysans dans une situation d’autosubsistance forcée.
La grande question, dès le départ, est le rapport extrême-ment ténu du peuple lao avec l’idéologie communiste. S’il fallait définir plus précisément le communisme lao, il fau-drait le faire en relevant 3 types de contradictions internes :
la première est l’alliance entre un certain coefficient de coercition et de terreur d’une part et l’incapacité de l’Etat à organiser un encadrement vraiment totalisant de la population d’autre part ;
la seconde -qu’on retrouve bien sûr ailleurs – est la destitution des cadres supérieurs et l’absence complète de qualification des cadres inférieurs promus pour les remplacer ;
la troisième contradiction est l’absence totale d’indépendance de l’Etat national au plan politique à long terme, économique et idéologique et militaire.
On est donc face à un Etat qui se définit davantage par ses contradictions que par une sorte d' »essence communiste ».
Que se passe-t-il en 1986 ? C’est l' »ouverture », au sens chinois de 1978. L’ouverture au sens vietnamien. Et c’est toujours dans le cadre de la subordination de l’Etat lao qu’est mise en place l’ouverture économique du pays sous tutelle vietnamienne, ouverture définie localement comme « le nouveau mécanisme économique » ou « l’entrée dans le socialisme de marché ».
Là encore, pas de choix autonome de l’Etat-Parti las mais soumission à deux injonctions extérieures qui sont à peu près les mêmes un peu partout. En termes économiques, l’Etat lao est soumis aux pressions des organisations internationales et de la Banque mondiale, donc au dépeçage de l’appareil d’Etat, à l’élaboration d’une juridiction adaptée au marché, à la privatisation autour des échanges monétaires, etc. ; en termes politiques, il suit radicalement la politique vietnamienne qui, elle-même, peut être définie comme une copie de la politique chinoise définie en 1978 et qui joint le capitalisme aux restrictions politiques. La version lao du socialisme de marché remet donc en selle sur un autre mode les contradictions relevées déjà dans la période antérieure et renvoie à une subordination très grande à des pouvoirs étrangers et à des pouvoirs locaux éclatés et démultipliés.
Quelques exemples : l’autonomie de gestion des entreprises se transforme au Laos en autonomie de management per-sonnalisée qui aboutit au dépérissement du contrôle politi-que micro-social, c’est-à-dire au dépérissement du contrôle des organisations de masse et du Parti au profit du rende-ment économique et de la maximisation de la productivité des ouvriers. Mais, parallèlement, cette économie politique est perpétuellement perturbée au niveau macro-social et se traduit par quelques renvois en camps de rééducation de dignitaires appelant au multipartisme et même, d’après les informations actuelles en notre possession, par la mort de certains d’entre eux. Hors de l’appareil d’Etat, dans les collectivités villageoises qui forment à peu près 90 % de la population, on constate la reprise de l’autonomie villageoise au sein de la vie économique et des échanges marchands. Un peu partout, donc, dans les quartiers et les villages. le contrôle politique micro-social, c’est-à-dire le contrôle rapproché, s’évanouit, mais en même temps la répression étatique est toujours prête à s’abattre dès lors que les limites de l’autonomie concrète sont franchies. On ne saurait donc pas parler de transition démocratique une expression d’ailleurs extrêmement floue.
Encore un point qui caractérise la situation actuelle : les processus en jeu autour des investissements étrangers met-tent aussi en scène de semblables contradictions : dans ces investissements étrangers, qui sont essentiellement d’origi-ne asiatique (Thaïlande, Corée du Sud, etc.). L’Etat-Parti semble impuissant à contrôler ces nouveaux espaces socio-économiques qui se créent dans ces usines étrangères. Ici encore la différence est très forte par rapport au Vietnam, où l’on voit s’exercer dans les joint ventures et les usines étrangères un contrôle politique manifeste dans la tentative de réimplanter des organisations de masse, des syndicats, le Parti, et même de réinstituer au niveau juridique cette obligation d’accepter le Parti et les organisations de masse au sein des entreprises, même étrangères.
Comment donc qualifier ce socialisme de marché ? En fait, l’étranger capitaliste remplace l’expert étranger du monde communiste et la même subordination de l’autochtone se rejoue, mais selon un autre scénario qui, encore une fois, à la différence du Vietnam, fait l’objet de peu de propagande et de développement idéologique susceptible de résoudre sur le plan idéologique la contradiction de l’écartèlement communisme/capitalisme. C’est en tout cas ce que tente de faire l’Etat vietnamien et ce que n’arrive pas à taire l’Etat-Parti lao.
On en arrive à une troisième période, qui est celle postérieure à la crise économique asiatique. Cette crise a peu touché le Vietnam mais elle a au contraire énormément touché le Laos, accentuant l’ensemble des contradictions : l’isolement de l’Etat, son illégitimité, son impuissance sont devenus de plus en plus flagrants. Le Laos a été en effet frappé de plein fouet par la crise ; le dollar est passé de 700 kips à 10 000, avec des pointes à 12 000 et les taux d’usure ont pu atteindre 600 % par mois. La population s’était engouffrée avec un immense espoir dans la reprise du marché et dans l’ouverture du pays. Ses attentes ont été rapidement déçues et c’est dans le cadre de cette conjoncture locale que doivent être analysés les derniers événements politiques : les manifestations d’octobre 1999, plusieurs attentats en avril 2000 et d’autre part la reprise de la guérilla hmong qui montre entre autre la fiction de l’Etat communiste pluriethnique. Ces événements mettent en scène la fragilité et la précarité de plus en plus grandes de l’Etat communiste lao et en même temps sa rupture croissante avec la société. Cette rupture et cette fragilité se voient actuellement compensées par une reprise du contrôle vietnamien, qui finalement ne se sera éclipsé que durant cinq ans, entre 1990 et 1994 (ou 1988 et 1992, selon les points de repère qu’on choisit).
Actuellement, on assiste très nettement à la ré-émergence de la domination politique du Vietnam, celle-ci étant aussi bien manifeste dans la formation idéologique des hauts cadres politiques laos, de plus en plus fréquemment faite au Vietnam ce qui donne lieu à moult manifestations de propagande dans les journaux vietnamiens que dans les « échanges économiques », où le partenaire lao est en position de faiblesse. Enfin, l’armée vietnamienne elle-même se porterait directement au secours de l’Etat lao face à la rébellion hmong.
De ce panorama ainsi dressé, que peut-on conclure ? Que le Laos est le maillon le plus faible du communisme dans la région, et en particulier que l’Etat vietnamien redoute que sa faillite ne soit contagieuse de manière irréparable d’où sa précipitation à la contrôler aussi fortement que pendant la guerre.
Mais je voudrais terminer sur un point d’anthropologie politique au sens strict, sur l’analyse du paysage des rapports entre l’Etat et la population à travers celui du rapport imaginaire entre l’Etat et les génies, soit à travers le rapport entre l’Etat et les médiums dans la mesure où il s’agit du meilleur observatoire d’anthropologie pour comprendre comment la terreur s’est intériorisée, comment le marché s’est ouvert dans l’esprit des acteurs et comment aujourd’hui il se referme, dans un contexte, il faut le préciser, où le triangle génies-royauté-bouddhisme était le socle d’une production des génies, lecture ajustée de l’ordre socio-politique du point de vue de l’imaginaire des acteurs. Je brosserai brièvement un tableau chronologique en quatre séquences de ce que disent les médiums sur leurs génies, en prenant le point de vue des génies et de ce qu’ils disent sur la société, ou si vous préférez de ce que disent les gens de la société à travers les génies.
Ce n’est pas sans intérêt dans la mesure où les génies ont au Laos une place centrale et qu’ils se présentent comme un idiome de symbolisation des bouleversements non seule-ment politiques mais économiques subis par la population.
Première phase : celle qui suit 1975, c’est-à-dire la prise de pouvoir par le pathet lao. Comme ailleurs, au Vietnam notamment, cette phase s’accompagne d’une interdiction des « superstitions » et donc de l’ensemble des cultes aux génies comme arrimage de la monarchie au bouddhisme. Que disent les génies à ce moment-là ? Ils fuient, ils se cachent, les gens disent que « les génies fuient comme nous » ou encore qu’ils « sont envoyés en camps de rééducation ». Cette phase, c’est celle de l’aphasie, du mutisme obligatoire définis dans un contexte où la destruction des assises de la légitimation de l’autorité soit bouddhisme-Etat-génie implique la rupture des liens entre l’Etat et la société.
Deuxième phase : au retrait des génies succède de fait un conflit ouvert de ces génies avec l’Etat et les médiums mettent en scène tout de suite ce conflit et une revanche, dans l’imaginaire, de ces génies contre l’Etat/Parti communiste. Dans leurs récits, les génies sont plus forts que l’Etat. Ils rendent les serviteurs l’Etat malades. Pour guérir, ceux-ci sont obligés de revenir implorer les génies et, eux-mêmes étant impuissants ils sont obligés d’implorer la puissance des génies. C’est donc pendant cette période, une lutte, entre la puissance imaginaire des génies et la puissance défaillante de l’Etat à laquelle nous assistons et de cette lutte imaginaire, les génies sortent totalement triomphants. Dans le même cadre, l’Etat est assimilé à un étranger inférieur ; un « kha », un esclave, du côté de la nature, pour désigner, du point de vue de la population, la régression à laquelle le communisme a abouti une régression dans l’ordre de la nature, au passage de la civilisation bouddhique à la nature.
La troisième phase, c’est l’ouverture des années quatre-vingt-dix, le relâchement un peu partout au Laos, du contrôle étatique sur les cultes aux génies et donc leur retour, leur multiplication – d’ailleurs les médiums en inventent carrément. Chacun se sent autorisé à inventer de nouveaux génies. On se marie avec les génies et de nombreuses cérémonies de mariage avec les génies sont organisées. Elles sont très fastueuses ; l’argent est revenu au Laos, il circule beaucoup et des sommes importantes sont investies dans ce culte aux génies et dans cet imaginaire. L’ouverture du marché économique se dédouble donc au niveau imaginaire en un marché des génies et en des génies du marché, qui apportent, ou sont susceptibles d’apporter, avec la concurrence retrouvée dans la réalité économique comme dans la réalité des médiums, la fortune, la liberté, le bonheur et la santé.
Quatrième phase que je caractérise en me basant sur la dernière enquête de terrain très courte que j’ai faite en février 2000 : c’est l’après-crise économique asiatique. Les cérémonies aux génies se sont raréfiées faute d’argent et appauvries ; elles se sont spectacularisées, comme si la possession était devenue une sorte de jeu alors qu’après les années 1990 et 1’ouverture de fait, elle était intensément vécue et revécue comme jamais à ce point. Les médiums disent que les génies s’en vont, qu’ils vont vers d’autres terres et ces génies qui se mariaient dans les années quatre-vingt-dix vont jusqu’à divorcer et chercher ailleurs dans le monde des supports d’incarnation qui seraient plus prospères. Corollairement, les médiums annoncent la fin de l’ère des génies et l’entrée dans l’ère du bouddhisme, confirmant ainsi la bouddhicisation constatée dans les années glorieuses de la reprise des cultes en 1990 ; parallèlement, les autels se peuplent de bouddhas et de plus en plus de médiums vantent le caractère bouddhiste de leurs génies, ce qui ne se faisait absolument pas dans les années quatre-vingt-dix. Enfin, la stigmatisation génie-kha, génie-esclave montagnard est de plus en plus souvent opérée, ces génies kha étant supposés, dans la plaine de Vientiane, avoir suivi les communistes depuis leur prise de pouvoir.
Les génies forment l’horizon imaginaire indépassable de la population laotienne actuelle. A travers ces génies, leurs narrations et les dires des médiums, on peut suivre les représentations que la population se fait d’un Etat qui, après avoir tenté de les destituer, s’en voit pratiquement déserté et abandonné tant, de fait, il a rendu le pays misérable.