Yoichiro Morioka se souvient du jour où il a réalisé pour la première fois qu’il faisait fausse route. C’était il y a quatre ans au cours d’une conférence aux Nations Unies où il représentait son université et pensait être là seulement pour observer. Il remarqua très vite que les organisations non gouvernementales (ONG) étrangères participaient activement aux discussions, avançaient de solides propositions et, en fin de compte, influençaient les résolutions finales. “On dit que le Japon est doté d’une bonne économie mais d’une politique médiocre. Je pense, personnellement, que nous avons surtout de médiocres politiciens et de médiocres bureaucrates”, déclare cet étudiant de 25 ans. “J’ai réalisé alors ce que cela signifiait quand on disait du Japon que sa société était médiocre, y compris nous les citoyens. C’est à ce moment que j’ai saisi que je ne pouvais plus me contenter d’être assis à lire les journaux en me lamentant de la stupidité du gouvernement – mais que j’avais à devenir moi-même un réformateur”. C’est ainsi que l’an dernier il s’est inscrit au Matsushita Seikeijuku (Institut Matsushita des sciences et économies politiques), un marchepied nécessaire aux hommes politiques réformateurs, pour se préparer à une nouvelle approche du service public.
Autrefois existait un Japon qui se voulait immuable. Le gouvernement et les hommes d’affaires étaient très conservateurs et attachés aux valeurs de la hiérarchie ; les innovateurs étaient ignorés ou démolis et le public simplement complaisant et passif. C’en est fini de ce Japon ! Une longue décennie de récession a forcé les Japonais à s’examiner. Le processus tient à la fois de la crise d’identité nationale et du réveil. Les hommes au pouvoir cherchent comment réagir sous la pression d’un public mécontent. Les gens n’attendent rien des solutions venues d’en haut mais posent des questions et apportent leurs propres réponses. Depuis les jeunes qui n’ont rien d’autre que leurs cheveux noirs jusqu’aux ruraux qui luttent contre un barrage imposé par l’Etat, l’esprit de changement est en marche. “Il n’y a pas de doute, la récession économique a de terribles conséquences, des firmes s’effondrent et les gens perdent leur travail”, déclare Andrew Horvat, représentant au Japon de Foundation. “Mais c’est un nuage aux contours argentés d’où va émerger une société beaucoup plus imaginative et créative”.
Bien sûr, le vieux Japon est toujours debout. Vous le remarquerez chaque fois qu’une société déjà moribonde mord la poussière, comme la Mutuelle d’assurance-vie Chiyoda cette semaine. Ou quand Tôkyô promet de grands travaux de voirie. Qu’y a-t-il donc de nouveau ? Ces jours-ci, même un des membres les plus conservateurs du Conseil des ministres a admis que le Japon était à une croisée de chemins. “Nous savons tous que nous sommes face à une crise et qu’il nous faut changer”, a déclaré Hayao Kawai, psychiatre responsable d’une commission chargée par le Premier ministre d’étudier les objectifs nationaux au seuil de ce XXIe siècle. “C’est pour le Japon une réelle occasion d’agir”. De plus, les méthodes utilisées par les institutions – depuis le gouvernement en passant par le monde des affaires et l’enseignement – ont tellement perdu de leur crédibilité que les fortes personnalités ont maintenant les coudées franches pour tester de nouvelles idées et montrer ce qu’au Japon une pensée quelque peu créative peut faire. Le réseau Internet tranche dans le vif des hiérarchies sociales et des cartels économiques et donne une voix aux entrepreneurs et militants de base. Un nouveau Japon prend forme, individu après individu.
Tout ceci n’augure rien de bon pour le salarié qui aspire à n’être qu’un petit rouage tranquille d’une machinerie géante. Il n’y a plus de sécurité pour lui. Dans le nouveau Japon, femmes et jeunes – flexibles par nature – sont avantagés. Kaori Sasaki l’affirme. Elle vient de lancer un site web, eWoman, pour les Japonaises in’ ou les femmes d’affaires novices. Sasaki affirme que, puisque les vieilles entreprises dégringolent et que les vieux politiciens s’avèrent stupides et corrompus, les portes sont ouvertes à ceux qui se montrent capables de penser selon de nouveaux critères, les femmes en particulier. “Les hommes ne peuvent se montrer à la hauteur de ces nouveaux défis parce que tout ce qu’ils ont fait pour n’a pas réussi. Les femmes, par contre, peuvent maintenant aller de l’avant parce qu’elles ne sont pas embourbées dans ces traditions que les hommes chérissent depuis si longtemps”, affirme Sasaki. “Pour beaucoup de jeunes femmes, le Japon n’est pas compliqué comme le prétendent les hommes mais une occasion d’inaugurer une vie nouvelle”. Le sexe peut être un avantage, mais ce qui réellement sépare l’ancien du neuf relève de l’esprit. “Le Japon est divisé entre ceux qui sont capables de saisir et d’enfourcher le changement et ceux qui se cramponnent aux vieux schémas de pensée, aux valeurs surannées ou aux droits acquis”, déclare le romancier et critique de la société nippone, Ryu Murakami. “Il nous faut faire se multiplier les premiers”.
Les politiciens traditionnels ne semblent pas saisir les changements qui balaient le pays. L’ancien ministre des Affaires étrangères, Masahiko Komura, membre du parti libéral-démocrate (PLD), déclare que le problème est économique. “Nous avons travaillé en supposant que les gens seraient heureux si on leur fabriquait les choses’ qu’ils souhaitaient avoir”, explique Komura. “Maintenant nous en sommes submergés”. Les réformes de structure pour aider une économie qui réponde aux nouveaux besoins des consommateurs sont nécessaires, dit-il, ajoutant que la stabilité politique est essentielle pour y parvenir. L’ancien Premier ministre Tsutomu Hata, du parti démocrate japonais (PDJ), parti d’opposition, rétorque que le problème est l’indéracinable PLD lui-même – au gouvernement depuis 45 ans, mis à part un intermède de10 mois. Selon lui, le PLD est incapable de mener à bien cette restructuration. “Pour accomplir de grands changements, il vous faut rompre avec vos vieilles et malsaines relations, mais le PLD en est incapable», se moque-t-il. Les réformes économiques et politiques sont urgentes. Pourtant, ce n’est là qu’un aperçu du tableau.
Très japonais, le mot clé semble être “ikigai” – c’est-à-dire ce qui rend la vie digne d’être vécue. L’idée que, dans un Japon axé sur le groupe, les individualités non seulement comptent, mais peuvent faire la différence. Ce qui est d’un grand intérêt dans les affaires publiques. Nobuo Morishima, directeur de l’Isshinjuku, une école de sciences politiques mise sur pied par le gourou de l’administration, Kenichi Ohmae, a essayé avec de futurs militants. La plupart des étudiants des cours du soir hebdomadaires de l’Isshinjuku sont des travailleurs d’une trentaine d’année qui viennent après leur journée de travail. “Beaucoup trouvent difficile de parler [des problèmes sociaux] dans leur entreprise », explique Morishima. “Les cours ont lieu de 7 à 9 h. mais la moitié des assistants restent à discuter jusqu’à l’heure du dernier train, et quelques-uns même continuent jusqu’au matin”. Autre signe : le taux de participation aux ONG progresse. Horvat dit que les cours organisés par l’Asia Fondation pour aider les Japonais membres d’ONG à être mieux informés des problèmes, à améliorer leur gestion et à resserrer leurs liens avec leurs homologues étrangers sont immanquablement surchargés. “Les gens sont plus impatients que jamais de participer aux activités des ONG”, dit-il, “et cette tendance trouve son équivalent dans leur désir de participer également au débat politique”.
Il ne s’agit pas de se retirer du système des entreprises en déconfiture. Narayuki Matsuzawa, membre du personnel enseignant de l’ Ecole des battants’ (Attackers Business School), sœur d’Isshinjuku, explique que beaucoup d’étu-diants entendent démarrer ou développer leur propre affaire mais beaucoup d’autres entendent également rajeunir l’entreprise dans laquelle ils travaillent. “Ceux qui savent qu’il nous faut changer sont nettement à part de ceux qui ne le veulent pas”, note Matsuzawa. “Quant à ceux qui le veulent, ils étudient et se préparent à relever le défi”.
Changer provoque inquiétude et peur. Parce que l’action personnelle est un facteur décisif en affaires, le fossé entre ceux qui agissent et les autres va en s’élargissant. Ce qui signifie que le Japon doit chercher rapidement une nouvelle politique nationale de décision qui n’exigerait pas que toute la nation attende le moment où les bureaucrates et le PLD fournissent modèles standards et solutions tout prêts. Les valeurs traditionnelles, parmi lesquelles la loyauté envers le groupe, le respect des prédécesseurs, le refus des conflits, etc., sont devenues démodées. Tout d’un coup, chacun se demande comment changer l’éducation et la formation de gens afin qu’ils s’adaptent bien et avec efficacité à la place qui est la leur dans la société. “Plutôt que produire des gens standards’, le Japon se doit de construire des individus créatifs et imaginatifs”, estime Shinji Fukukawa, responsables de l’Institut Dentsu des sciences humaines. “Sans quoi, avec les progrès des technologies de l’information et la mondialisation, sans compter les sociétés étrangères qui viennent chez nous et les sociétés japonaises qui vont à l’étranger, nous ne pourrons pas faire face”.
Si le Japon veut réussir à l’âge de la mondialisation, le développement socioculturel sera aussi important que l’économie. “Il ne s’agit pas seulement de changer les systèmes ou les institutions”, précise Kawaï, psychiatre. “C’est l’esprit des Japonais qui est à changer. Nous sommes trop linéaires dans notre façon de penser, nous n’admettons pas la diversité des choix de vie”. Kawaï regarde les étrangers comme un bienfait et demande qu’ils soient plus nombreux, non pas seulement comme travailleurs, simples supports d’une société vieillissante, mais comme éléments essentiels d’un melting-pot social. Il pense qu’un changement de mentalité est toujours un événement. “Je vois nombre de jeunes japonais agir aujourd’hui par eux-mêmes et non en groupe. Je les découvre parmi les bénévoles, les gens cultivés en coopération à l’étranger ». La conscience que les citoyens ordinaires, et non les gens importants, possèdent la solution des problèmes est largement répandue dans le public. “Dans un récent sondage publié dans un journal sur les enfants et l’éducation, la majorité des sondés ont répondu que c’était les parents’ qu’il fallait changer et non les professeurs’ ou le gouvernement'”, explique Kawaï. “Une telle réponse est sans précédent”, affirme-t-il.
Le pouvoir établi n’est pourtant pas sans agir. Les sociétés commerciales, fébriles, réduisent leurs coûts et réorganisent leur gestion. Les politiques, par exemple, révisent les règlements du parlement et demandent aux ministres de répondre eux-mêmes en séance aux questions qui leurs sont posées au lieu de compter sur des bureaucrates pour le faire. Les réformes du système des retraites généralisent l’actionnariat des salariés et forcent les sociétés à prêter attention aux droits des actionnaires. Les commissions gouvernementales présentent un grand nombre de projets de progrès pour améliorer les système éducatif, l’ouvrir à l’immigration et pour bien d’autres choses encore. Beaucoup de ces initiatives ont été, il est vrai, plus verbales que réelles, mais certaines ont été concrétisées. Gregory Clark, président de l’université de Tama près de Tôkyô, fait remarquer que le conseil pour la réforme de l’éducation gardait secret un abaissement de l’âge minimum d’entrée à l’université de 18 à 17 ans. De façon radicale, l’université de Tama qui l’approuvait, organisa rapidement des “pré-inscriptions” pour permettre à des étudiants moyens d’entrer à l’université et d’être testés à la fin de leur première année pour décider s’ils pouvaient continuer ou non. Une telle initiative a permis aux élèves d’éviter les traditionnels examens d’entrée à l’université, examens critiqués depuis des années pour produire des élèves transformés en machines à mémoriser plutôt qu’en cerveaux créatifs.
Certains Japonais s’inquiètent à l’idée que la revitalisation du pays puisse nourrir le nationalisme. Dans les milieux proches du PLD, les discussions autour d’une nouvelle identité japonaise font appel souvent aux intérêts nationaux ou réclament une diplomatie indépendante de celle des Etats-Unis. Rapprochez ceci de la quasi-déification légale du drapeau japonais et de l’hymne impérial, l’an dernier, sans oublier l’élection à la mairie de Tôkyô d’un nationaliste avéré, Shintaro Ishihara, et vous vous sentirez nerveux. “En clair, la droite se renforce”, s’inquiète Yayori Matsui du VAWW-NET Japan, un groupe à la recherche des responsables du martyr des femmes recrutées de force par l’armée japonaise pour le confort’ des soldats durant la deuxième guerre mondiale. Pourtant, la plupart des analystes affirment que, mêmes si les conservateurs dominent en politique, un retour au passé est impossible. Non seulement le pacifisme est profondément enraciné mais le gouvernement ne peut tout simplement pas contrôler l’éducation et les médias comme les autorités avaient pu le faire avant la guerre. Le grand souci, c’est que l’envie de changement ne soit pas irréversible. Une fois l’économie remise sur pied, le gouvernement et les hommes d’affaires d’abord, et plus tard le public, pourraient très bien se persuader que les réformes ne sont plus nécessaires. Pourtant, d’innombrables institutions restent à réformer, depuis certaines écoles où les étudiants ont peur de leurs implacables tyrans de professeurs jusqu’au système des travaux publics où les sociétés de construction se servent des politiciens pour obtenir des contrats grâce à leur argent.
Pourtant, les possibilités de changement sont fortes. La plus séduisante est le système Internet qui donne aux individus l’occasion de rompre avec une société rigide et hiérarchisée qui préfère les gens en place et les droits acquis. “Avec le Net, vous ne voyez ni l’âge de votre directeur général ni la somptuosité du siège social”, ironise Oki Matsumoto, fondateur de la société de courtage par Internet, Monex. “Vous avez seulement à faire passer le module informatique de votre entreprise sur le Web”. Les chefs d’entreprise ne sont plus les seuls à détenir le pouvoir. Via le Web, les consommateurs mécontents peuvent se défendre contre les grandes sociétés commerciales. Les militants envoient par mail les rapports des politiciens et organisent des forums d’électeurs. Des ONG de toutes sortes sont interconnectées dans tout le pays et dans le monde. Le poids de la mondialisation maintiendra la pression en faveur du changement même en cas de relance économique. “Le marché est une force de changement”, déclare le romancier Murakami. “Le PLD n’a pas peur de l’opposition mais il a peur du marché”.
Qui gagnera la bataille du futur, au Japon ? D’un côté, on trouve des habitudes vieilles de cent ans, celles qui ont donné aux Japonais santé, sécurité et, pour tous, une place assurée à la table familiale – au prix d’un système capable d’étouffer leurs espérances à venir. D’un autre côté, on trouve un petit nombre d’individus qui, à la recherche de nouvelles manières de penser et de vivre, ne supportent plus les contraintes du passé. “Il est difficile à quiconque de changer un système vieux de cent ans en décrétant seulement que ça ne va pas'”, remarque Matsumoto de Monex. “Mais on le peut à condition de démarrer le mouvement en dehors des grosses entreprises et du gouvernement, parce qu’en fin de compte, ce système est construit sur l’hypothèse que tout le monde en fait partie”. Qu’arrivera-t-il ? L’année dernière, le nombre des employés des entreprises a diminué pour la première fois depuis que les statistiques existent, en 1949. Cela est dû en partie aux licenciements mais aussi à cause du nombre de jeunes qui refusent d’être des salariés à plein temps. Cela ne fait que commencer, mais l’un après l’autre, les Japonais sortent du système et entrent dans ce qui sera demain.
Pour illustrer l’émergence de ce nouveau Japon à travers de fortes personnalités, Asiaweek en présente quelques-unes sous forme de portraits-flash
Une travailleuse du Net
Si vous êtes déjà une journaliste de télévision très cotée, fondatrice d’un prospère cabinet d’experts en communica-tions internationales, professeur, auteur, fondatrice et prési-dente d’un site informatique pour jeunes femmes débutan-tes, si vous êtes reconnue comme la meilleure femme d’af-faires du Japon (sans dire pour autant que vous êtes mariée et mère de deux enfants), que pourriez-vous faire encore ? Réponse : démarrer un site web pour aider d’autres femmes à passer à la vitesse supérieure.
“J’ai tellement d’informations à proposer à nos adhérentes qu’elles pourront tout à la fois allaiter leur bébé chez elles tout en travaillant [sur le site], chercher un nouveau travail ou embaucher de nouveaux employés”, explique Kaori Sasaki, 41 ans. Elle avait trouvé l’idée de ce site web au cours d’une série de conférences organisées sur la toile pour les femmes d’affaires. Mettre des informations sur le web, c’était, avait-elle calculé, atteindre un plus grand nombre de femmes. Aussi s’était-elle adjointe Mari Matsunaga et avaient à elles deux lancé eWoman, en e-mode, le mois denier, (www.ewoman.co.jp). Ce site Internet offre des informations sur le travail, la famille, les distractions et promet même des revenus à travers la publicité en ligne et les sites commerciaux. “Il y a dix ans les femmes japonaises devaient choisir entre un travail et la famille”, constate Sasaki. “Aujourd’hui, grâce à Internet, elles peuvent faire les deux”.
C’est exactement ce qu’elle a fait elle-même, bien que son premier souhait ait été tout simplement de fonder une famille. Plus tard, elle songea à un emploi de secrétaire au service d’un grand patron d’entreprise. Mais une courte mission à New York renforça son ambition et l’estime d’elle-même – et lui donna plus d’assurance. Elle fut particulièrement frappée par la clarté de mots anglais comme sharing (partage) ou commitment (engagement) et même no, dont la signification, en japonais, n’est pas claire ou inexistante. Impressionnée par une amie dont le mariage était centré plus sur l’amour dans le couple que sur les enfants, elle réalisa que le bonheur ne passait pas nécessairement par un mari et des enfants.
Jusqu’ici eWoman compte 12 000 adhérentes. C’est loin du demi-million que Sasaki espérait pour la première année. Mais elle est certaine que le site sera non seulement rentable mais deviendra un outil efficace au service des femmes d’affaires. Si elle y parvient, d’autres jeunes eWomen’ le pourront.
Un bâtisseur de ponts
Avec un diplôme de master’ d’une université anglaise et des années d’expérience à l’étranger, Kensuke Onishi est le type même du fonceur cosmopolite à succès dans une nouvelle économie émergente. Pourtant, cet homme de 32 ans est trop occupé à sauver le monde. “Notre but est d’aider les gens en difficulté, dans les pays où des besoins existent”, explique le fondateur et le coordinateur de Peace Winds Japan (Vents de paix), une organisation non gouvernementale destinée à aider des personnes tombées en situation critique sous le poids de forces extérieures hostiles. “Sécurité et conditions de vie minimales sont à la base des droits de l’homme”.
Il était encore étudiant en journalisme à l’université Sophia de Tôkyô quand son père sombra dans une incapacité totale, physique et mentale. Onishi se tint auprès de lui jusqu’à l’issue fatale, en 1992. N’ayant pas trop envie de devenir un employé, Onishi commença par réfléchir à “quelque chose que je puisse faire et que je serais heureux de faire”. Pendant ses études en Angleterre, il s’était rendu en Iran où il avait pu voir des ONG européennes venir au secours des Kurdes. Il apprit là que l’aide humanitaire n’était pas seulement une affaire de bonne volonté mais de dur travail, comme l’organisation d’un système de livraison. Impressionné, il les rejoignit.
Plus tard, rentré au Japon, quand il vit tous ces coûteux vé-hicules utilitaires circuler dans les rues de Tôkyô, il se de-manda comment il avait bien pu se frayer un chemin dans le désert au volant de son camion délabré. Convaincu que rien ne pourrait changer sur le front humanitaire sans des chan-gements de mentalité intérieure, Onishi fonda Peace Winds en 1996. Depuis, son groupe a bâti des maisons, établi des adductions d’eau et construit des ponts au Kosovo, au Timor-Oriental, en Mongolie et en Irak, en lien avec l’ONU et d’autres organismes. Maintenant, Onishi est très occupé à répondre aux demandes de renseignement de jeunes Japo-nais qui cherchent un job pour échapper à la vie monotone de l’entreprise et faire quelque chose de plus motivant.
Avec son talent, ses charismes et un curriculum vita impressionnant, l’audacieux Onishi ne pense-t-il jamais à la gloire et à la richesse ? “Disons que je ne suis pas opposé à l’idée que des responsables d’ONG puissent conduire des Porches, mais ce n’est pas personnellement ma priorité”, répond-il. “Rappelez-vous, dans la tradition japonaise, l’esprit samouraï privilégie autre chose que les biens tangibles”. Si Onishi ressemble à un iconoclaste traditionaliste, c’est qu’il en est un.
Prise de position
Comme psychiatre, Hiroko Mizushima a travaillé principa-lement auprès d’enfants et d’adolescentes souffrant de trou-bles de la nourriture. Mais, les années passant, elle comprit que les malheurs de ses patients venaient d’ailleurs. “C’est le système social qui crée leurs problèmes”, déclare Mizushima. Avec des pères fortement stressés au travail et des mères amères d’avoir abandonné leur profession, il n’est pas étonnant que les enfants soient malheureux et incapables de communiquer. Ils sont seulement incapables de faire face. “Auprès de ces jeunes, j’ai pu voir qu’il n’y avait pas d’espoir pour l’avenir du Japon.”
Cette mère de famille de Tôkyô de 32 ans pensait quitter le pays. Pourtant elle décida de rester et de faire quelque chose. Elle répondit à l’appel du Parti démocratique japonais (de l’opposition) et se présenta aux élections parlementaires dans un département rural, Tochigi. Grâce au porte à porte, épaulé par son mari, elle réussit à battre un député du Parti libéral-démocrate, qui avait été déjà sept fois membre du Conseil des ministres.
Une fois au gouvernement, Mizushima découvrit que son parti était mieux que ce qu’elle en attendait, doté d’un regard sur les personnes âgées et ouvert aux suggestions. Mais rien n’est parfait – Mizushima récrimine contre le DPJ qui, avec le PLD et tous les autres partis, soutient le gouverneur actuel de Tochigi qui en est à sa cinquième réélection, au risque ainsi de soutenir un perdant. Ce n’est pas la meilleure méthode pour favoriser une nouvelle politique, pense-t-elle. Pourtant, c’est ça le débat politique.
Mizushima est une femme attachée à ses convictions. Elle a divorcé de son même mari quatre ou cinq fois (elle n’a ja-mais bien compté), pour pouvoir conserver son nom, se re-mariant seulement pour des raisons juridiques. Cette sorte de conduite irrite le Japon conservateur, mais Mizushima affirme que, quand elle s’explique, 80 % des gens compren-nent ses raisons. Sa victoire électorale parle pour elle.
Elle comprend les gens qui se plaignent de ne pas trouver des gens de valeurs pour qui voter. Mais jusqu’à un certain point seulement. “S’ils veulent réellement trouver le candi-dat idéal, ils n’ont qu’à se présenter eux-mêmes aux élec-tions”, dit-elle. “C’est ce que j’ai fait”. Personne ne peut dire que Mizushima n’est pas la femme de ses discours.
Exode intérieur
Nous sommes en 2001. Une équipe de journalistes de la chaîne CNN trouve un jeune adolescent japonais au milieu d’une bande de guérilleros musulmans dans le nord du Pakistan. Devant les caméras le garçon déclare : “Il n’y a plus rien au Japon. C’est un pays mort”. Ses paroles sont en phase avec ce que disent les enfants japonais de son âge. Dans tout le pays, des collégiens ne vont plus en classe. Ils ont organisé un réseau Internet et une agence de distribution d’images vidéo nommée Asunaro qui diffuse leurs messages dans le monde entier et permet ainsi la création d’une quantité de nouvelles entreprises. Convoqué au Parlement, leur chef de file a déclaré aux adultes stupéfaits que le Japon possède tout sauf l’espérance. Pendant ce temps, le yen s’effondre et la nation est au bord de la banqueroute. Asunaro part vers le Nord, au Hokkaïdo, où les enfants fondent un nouvel Etat.
C’est là le bref résumé d’un nouveau roman du romancier bien connu, Ryu Murakami : Exode au pays du grand espoir (1). Il provoqua une tempête quand il fut publié en feuilleton entre 1998 et 1999 dans le mensuel Bungei Shunju. En partie parce que Murakami, depuis les Bébés de la consigne automatique jusqu’à son récent Symbiose des vers de terre, a souvent perçu les problèmes avant tout le monde. Parmi les sujets récemment abordés par lui, on trouve la violence des adolescents et le versant sombre d’Internet.
Avec Exode, Murakami traite du malaise de l’économie japonaise après le krach financier. Non pas qu’il pense que les collégiens deviendront les nouveaux dirigeants du Japon. “Les élèves du primaire sont trop jeunes et les lycéens trop proches des adultes”, explique-t-il. Les autres aspects du livre sont plus réalistes. Murakami déclare : “Les adultes ont perdu confiance et les enfants ont encore à grandir dix ans dans un monde d’adultes vaincus où personne ne dit comment devrait être la société, ni même ne dit je veux faire quelque chose de ma vie'”.
Murakami a peur que les jeunes japonais subissent trop de pression, en particulier celles des brimades à l’école. Mais la vie n’est pas plus facile pour eux à la maison. Cependant, ajoute-t-il, c’est souvent les faibles qui déclenchent les grands changements. “Les premières créatures à sortir de la mer furent, en fait, les plus faibles des poissons, devant le danger d’être mangés par les plus gros. Ils atterrirent sur le rivage et finalement devinrent les ancêtres des mammifères terrestres”, explique-t-il. “Les gens qui ont le plus de pouvoir maintenant ne peuvent rien faire. Ce sont ceux qui souffrent le plus qui agiront pour survivre”.
Qu’en est-il des efforts actuels pour relancer le Japon ? Ils sont trop simplistes, estime Murakami. Prenez les technologies de l’information. Quoique partisan d’Internet et auteur de nombreux sites web, il doute que le gouvernement puisse mettre tout le pays en ligne, selon la méthode qu’il avait déjà appliquée pour remplacer le charbon par les hydrocarbures. “Les directeurs d’entreprises d’un certain âge qui perdent leur travail ou se suicident sont ceux qui ne pouvaient éviter d’apprendre à se servir d’un ordinateur”, dit-il. Pourtant, avoue-t-il, le nombre de ceux qui comprennent la technologie, peuvent s’en servir et communiquer de nouvelles idées, augmentent.
Comme le Japon change lentement, le pays est en danger de perdre le sens de son “unicité », sa valeur la plus importante. Mais Murakami ne veut pas pour autant d’une nouvelle idéologie de l’individualité. “L’idée est d’avoir une société d’individualités qui observeraient les mêmes règles”. Au point de pouvoir changer le Japon ? “Quand je vois des jeunes, pleins d’énergie, entreprendre un projet, j’ai espoir”, déclare Murakami. “Mais quand je vois tous ceux dont les intérêts sont enracinés dans le pouvoir, je désespère”. Il n’est pas le seul.
(1)uvres de Ryu Murakami traduites en français : 69 (1995, éd. P. Picquier), Kyoko (1997, éd. P. Picquier), Bleu presque transparent (1997, éd. P. Picquier), La guerre commence au-delà de la mer (1997, éd. P. Picquier), Miso soup (1999, éd. P. Picquier), Les bébés de la consigne automatique (1999, J’ai lu), Lignes (2000, éd. P. Picquier)
La vraie leçon
En 1991, quand le professeur Yutaka Shimoyama apprit qu’il était muté au collège N° 3, il fut consterné. Son nouveau collège était réputé comme le plus difficile de tout Hachinohe, une ville du sud de la préfecture d’Aomori. Aujourd’hui, celui-ci est connu dans tout le Japon comme le collège où se rencontrent les étudiants les plus talentueux et les plus enthousiastes du pays. Pourquoi ? A cause du robocon de Shimoyama.
Une expression qui est une contraction des mots “concours de robots”. Chaque février, tout le collège est pris par la fièvre du robot à l’instar des 30 équipes issues des deux classes supérieures qui présentent au concours des machines fabriquées de leurs mains. Chaque année, le thème est différent. Cette année, c’était “Joueur attaquant au volley-ball” – ce qui voulait dire que les robots devaient être programmés pour jouer au volley-ball. Lors de précédents concours, les étudiants avaient réalisé des robots qui ramassaient des balles de ping-pong ou jouaient aux anneaux. “Regardez leurs visages”, nous invite un Shimoyama de 41 ans, tout excité, alors qu’il nous montre fièrement les vidéos de ses poulains en plein travail d’assemblage. “Ils ne vont même pas aux toilettes quand ils sont dans une phase délicate”.
Professeur de technologie, Shimoyama enseigne aux jeunes les secrets des commutateurs et de l’électricité. Mais un robot est bien plus que ça. “Il n’y a pas qu’une unique bonne réponse à donner quand on fabrique un robot, contrairement à d’autres sujets où les étudiants doivent donner l’unique vraie réponse issue d’un raisonnement correcte », explique-t-il. Bricolés à partir de matériaux de récupération, il n’y a pas deux robots qui se ressemblent – ici on utilise l’air pulsé pour pousser le ballon, là une roue à palettes, un autre est centré sur le blocage du ballon. Le concours ne décerne pas seulement un premier et second prix mais d’autres prix comme celui du plus courageux, celui de la meilleure idée ou celui, le prix le plus populaire, de la meilleure idée qui ne sert à rien.
Au début, certains professeurs critiquaient Shimoyama qui dirigeait une classe où ce qu’on y faisait n’était ni mesurable, ni classable, ni enregistrable. Depuis, les ergoteurs ont disparus. Les chercheurs font les éloges de l’ingéniosité des étudiants et 2 000 autres écoles organisent leur propre concours à travers tout le pays. Mais Shimoyama, quant à lui, est fier d’autre chose. Les équipes sont tirées au sort si bien que les étudiants doivent travailler avec d’autres qu’ils ne connaissent ou n’apprécient pas particulièrement. Ils doivent chercher comment coopérer et faire que chaque membre du groupe lui soit fortement attaché. “Pour la première fois, je me suis senti vivre”, écrivait un étudiant dans une dissertation. Lisant cela à voix haute, Shimoyama rayonnait de la joie d’un professeur devant une leçon bien apprise.