Eglises d'Asie

QUAND LA FORCE FAIT LE DROIT

Publié le 18/03/2010




Revêtu de la tête aux pieds d’une tenue de camouflage, Ahmad Basar le milicien a un message simple pour les ennemis d’Abdurrahman Wahid, le président de son pays : “Nous les attaquerons !” Thoyibi, une sentinelle appartenant à la même milice, fait écho à la menace : “Tous les bureaux du Golkar devraient être détruits !”, clame-t-il, faisant référence à l’ancien parti dirigeant de l’Indonésie du temps de Suharto.

Ces menaces ne sont pas de simples mots en l’air. Il y a deux semaines, des hommes comme ceux-là se sont déchaînés en Indonésie, laissant penser aux observateurs extérieurs que la fragile démocratie indonésienne était à deux doigts de se transformer en un régime régi par les lois de la rue. Proche de l’hystérie, les manifestants ont pillé les bureaux de leurs partis politiques rivaux, mis à sac leurs propriétés et brûlé les effigies de leurs opposants politiques. Leur but était simple : faire en sorte que la menace du déclenchement d’une procédure en destitution contre leur chef Wahid ne se réalise pas.

Basar et Thoyibi sont membres de Banser, la milice de la Nahdlatul Ulama (NU), la plus importante organisation musulmane de masse du pays. Forte de près de 40 millions de membres, la NU était dirigée par Gus Dur (le surnom familier du président Wahid) avant son accession à la tête du pays. La milice Banser n’est évidemment pas la seule milice en Indonésie : d’autres dirigeants politiques et religieux disposent, directement et indirectement, de groupes paramilitaires à leur service.

Cependant, peu de milices sont aussi puissantes que la milice Banser et peu de miliciens sont aussi aveuglément dévouées à leur chef que ceux de Banser. Se référant aux traditions de l’islam mystique, les membres de Banser déclarent être prêts à mourir pour Wahid. Peu à peu, on peut constater qu’à cet engagement spirituel se superpose la détermination politique de la NU à conserver Wahid à la tête de l’Etat. Marginalisée durant l’ère Suharto, la NU savoure aujourd’hui le pouvoir et redoute de voir Wahid écarté de la présidence (ni Wahid ni les dirigeants de la NU n’ont jusqu’à présent condamné la violence de Banser). Comme l’explique Marcus Mietzner, analyste politique, “si Gus Dur tombe maintenant, il sera considéré ayant complètement échoué et aucune autre personnalité de la NU n’aura de chance d’accéder à la présidence à sa suite”.

De nombreux Indonésiens, pourtant, s’interrogent sur le prix de cet effort pour sauver l’avenir politique de Wahid. Ils s’inquiètent du fait que la politique menée par Wahid éloigne le pays de l’espoir d’une politique tolérante et pluraliste et constatent qu’elle contribue au contraire à une instrumentalisation politique de l’islam. Avec les récents changements d’attitude de la part de la NU (d’organisation prêchant la tolérance, elle apparaît désormais comme une machine prête à tout pour garder le pouvoir), nombreux sont ceux qui s’inquiètent des éventuelles réactions des rivaux de la milice Banser : Banser est devenue une menace en soi, et le danger est d’autant plus grand dès lors que la milice est perçue comme une menace pour les autres”, affirme Kusnanto Anggoro, du Centre d’études stratégiques et internationales. Banser joue ‘la politique de l’émeute’ et c’est très dangereux”.

De fait, il s’en faut de peu qu’une explosion survienne. Par le passé, les relations entre la NU et sa principale rivale, la Muhamadiyah, ont rarement été sans accroche ; forte de 28 millions de membres, la Muhamadiyah a été dirigé par Amiens Rais, ancien allié de Wahid mais qui est aujourd’hui de ceux qui appellent au renvoi du président. Au cours d’une manifestation en février dernier, dans la capitale de Java-Est, à Surabaya, les partisans de Wahid, armés de faucilles, chantaient : “Pendons Amiens Rais sur le champ, dans la rue !”

La vice-présidente de Wahid, Megawati Sukarnoputri, peut, elle aussi, faire appel à un soutien de type para-militaire. Sa formation, le Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), dispose d’une milice, les Satgas PDI-P (‘les Taureaux rouges’). Dans les zones où son parti politique est majoritaire, on entend peu de plaintes au sujet de la recrudescence de la criminalité ou du racket. Nombreux sont ceux, à Java-Est, qui se plaignent du fait que les ‘Taureaux rouges’ – aussi bien que les miliciens de Banser – sont employés à presque tout : protéger une banque, une réception de mariage, etc. ; les syndicalistes affirment que des membres de Banser sont utilisés pour briser leurs manifestations.

Mais tandis que Megawati ne s’est pas montrée désireuse d’envoyer ses troupes manifester dans les rues, Wahid a fait montre de moins de retenue. Tout ceci, combiné au fanatisme présumé des membres de la milice Banser, pourrait voir l’Indonésie revivre les jours sombres de la violence façon “Banser”, avertit l’analyste Mietzner. Il se réfère aux années 1965-66 – les “années dangereuses”, ainsi qu’elles sont restées gravées dans les mémoires – quand au moins 500 000 personnes suspectées d’être communistes et de prendre part à un coup d’Etat de gauche ont été tuées par des membres de Banser. La haine des communistes “sans Dieu” était le motif qui les animait ; un autre motif était l’éventualité d’une réforme agraire, réforme qui aurait pu nuire aux intérêts des dirigeants de la NU, propriétaires de domaines fonciers. “Tout ceux qui ont alors croisé le chemin des Banser ont été tués”, raconte Sulami, suspecté à l’époque d’être communiste mais qui a survécut aux massacres. “Ils étaient terrifiants”. Cependant, les relations entre la NU et le président Suharto, qui a utilisé cette tentative supposée de coup d’Etat pour s’emparer du pouvoir, n’ont pas perduré. En 1984, la NU, rejetant l’enseignement de son co-fondateur Wahab Chasballah selon lequel “l’islam et la politique sont aussi dissociables que le sucre et les douceurs”, se retire du jeu politique. Toujours est-il que la milice Banser est demeurée une force. Wahid n’a pas hésité ses troupes à appeler à son secours à chaque fois qu’il s’est senti menacé, comme en 1992 lorsqu’il a fait descendre dans la rue 200 000 de ses partisans, réagissant ainsi à la tentative du gouvernement d’alors de prendre le contrôle de la NU.

Juste au moment où la NU s’implique de manière croissante dans le combat pour sauver la vie politique de Wahid, la politique se fait également de plus en plus présente au sein de milliers d’écoles religieuses, ou pesantren, à Java-Est, la région qui forme le socle du soutien au président Wahid. Cela n’a pas toujours été ainsi. Journaux et télévision sont souvent interdits dans ces pensionnats parfois centenaires afin que les étudiants, les santri, se consacrent uniquement à leur éducation religieuse (qui occupe 95 % du temps d’enseignement). Mais les règles sont aujourd’hui plus lâches et même les professeurs, les kyai, parlent désormais de politique.

Au cœur de ces vénérables enceintes, les étudiants témoignent un inébranlable respect pour le kyai. Wahid, petit-fils de Hasyim Ashari, fondateur de la NU, y jouit d’un vrai et profond respect tant les partisans de la NU croient que la sainteté est héréditaire. “Il a reçu des dons de Dieu”, affirme Kyai Sholeh Abdul Hamid, directeur d’un pesantren situé à Jombang, la ville d’où est originaire Wahid. Au cours de notre entretien, un homme a baisé à plusieurs reprises les mains de Sholeh Abdul Hamid, objet d’une véritable vénération de la part de ses élèves en bon kyai qu’il est.

La dévotion absolue est naturelle dans cet environnement féodal et hiérarchisé. Sur une pancarte à l’extérieur du pesantren Pondok Besuk de Pasuruan, on peut lire : “Nous sommes prêts à verser notre sang pour Gus Dur”. Les professeurs s’assurent que leur enthousiasme est bien transmis à leurs étudiants. Misbah Khusudur, un étudiant de 19 ans, se rappelle une personnalité de la NU, très âgée, disant à ses étudiants que les rivaux du président avaient payé des manifestants pour descendre dans la rue contre Wahid. Les étudiants, ainsi conditionnés, sortirent alors dans les rues pour se joindre aux contre-manifestations, pro-Wahid.

Les plus forts et les plus hardis des santri sont recrutés pour rejoindre le Banser et font montre d’une dévotion encore plus forte à l’égard de Wahid, à moitié aveugle. “Gus Dur ne nous a jamais menti”, nous rapporte Abdul Rohim, un cadet de Banser.

Pour les membres de Banser comme lui, la loyauté n’a pas de prix. Ils sont nourris et logés plutôt que rémunérés par un salaire. Et “comme des soldats”, les membres de cette force considérable – pour la seule région de Java-Est, on compte 225 000 Banser – obéissent à un système de commandement strict et sont porteurs de cartes d’identité spécifiques qui les identifient, rapporte Abdul Manaf, membre de Banser. Tout comme l’appartenance à l’armée, l’adhésion à la milice Banser ouvre l’accès au pouvoir et procure un certain statut.

Mohamad Rofiq, chef , l’organisation de la jeunesse de la NU qui chapeaute la milice Banser, n’exprime aucune ex-cuse pour les actions telles que celle qui a vu des miliciens de Banser occuper les locaux du journal Jawa Pos, à qui il était reproché d’avoir, dans ses colonnes, accusé certaines figures éminentes de la NU d’être corrompues (un peu plus tard, le journal a fini par publier des excuses écrites). Mohamad Rofiq répond en déclarant : “On nous rend responsable de tout”, et poursuit : “Si nous nous en prenons aux médias, c’est bien qu’ils doivent être coupables de quelque chose”.

Se montrer partisan d’actions dures ne fait toutefois pas l’unanimité dans les pesantren. Un étudiant de 24 ans, Mas’ud Syamsuri, déclare à propos de ses amis santri qui veulent se lancer dans la guerre sainte, la djihad, pour Wahid : “Nous avons essayé de les retenir, mais nous n’y arriverons peut-être pas”. Les dirigeants religieux, également, expriment des doutes. “Je ne veux pas de la destruction de l’école”, nous déclare Hamid, chef du pesantren de Jombang. Au cours d’un débat sur les kyai au sujet de leur rôle dans la politique du pays, Hamid a tenu à exprimer le désir de voir la NU demeurer une institution purement religieuse, “séparée de la politique”.

Des choix difficiles

Si Wahid perd le pouvoir, des hommes tels que Hamid peuvent ne pas tout perdre. Certains analystes prédisent que, dans cette éventualité, la NU ferait marche arrière et coopérerait avec les nouveaux maîtres du pouvoir, quels qu’ils soient, et ce afin de préserver le financement public dont dépend la survie de l’institution. Déjà des responsables de la NU disent que s’ils avaient à choisir entre leur chef et l’institution, ils opteraient pour la solution qui permettraient de sauvegarder la NU. “Notre priorité est de sauver la NU”, déclarent-ils en privé.

Mais beaucoup de choses peuvent se produire avant que la NU ne soit forcée à un tel choix. Choqués par les saccages des Banser, les adversaires de Wahid au parlement se sont mis momentanément en retrait et, en conséquence, les partisans de Wahid ont également fait marche arrière. Désormais, des rumeurs circulent au sujet d’un accord de partage du pouvoir entre Wahid et Megawati. Mais lorsque l’on sait le caractère imprévisible de Wahid et la ferveur de ses partisans, disent les critiques, un tel arrangement est peu susceptible de ramener le calme et de marquer la fin des manifestations plus ou moins violentes. Comme le dit l’analyste Mietzner : “L’escalade de la violence n’est que reportée”.