Eglises d'Asie

Sur la frontière

Publié le 18/03/2010




Physiquement, la rivière Tumen n’a pas l’allure d’une barrière infranchissable. Ce modeste fleuve, qui serpente paresseusement entre la Chine et la Corée du Nord, matérialise la frontière entre les deux pays ; il est possible d’y nager au printemps, d’y patauger en automne, de la traverser à pieds pendant le long et glacial hiver. Comme des milliers de ses compatriotes, Kim Ryong Il (ce n’est pas son vrai nom) a déjà traversé la rivière trois fois. L’usine de pâte à papier où il travaillait a fermé en 1995. L’année dernière, il a demandé de l’aide à des parents en Chine et a pu rapporté un peu d’argent à sa famille en Corée du Nord. Lors de son second séjour en Chine, il a été arrêté et rapatrié de force. En prison, il a été battu et constamment interrogé. “La police secrète posait les mêmes questions à tout le monde témoigne-t-il. “Etes-vous entré en contact avec des Sud-Coréens ? Etes-vous allé à l’église ? Avez-vous rencontré des étrangers ?” Son supplice s’est arrêté lorsque, durant un transfert d’un camp de travail à un autre, il a pu s’échapper et gagner – pour la troisième fois – la Chine. Après avoir traversé la Tumen à la mi-janvier, il avait à peine la force de tenir debout. “Je ne mettrai plus jamais les pieds dans mon pays dit-il à Newsweek à ce moment là. “Si je devais mourir, je mourrais ici en Chine Une fois ses forces reconstituées, il s’est mis en quête d’un moyen pour gagner la Corée du Sud.

Les observateurs constatent que nombre de réfugiés connaissent la même évolution : ils deviennent plus résolus et n’envisagent plus de retourner dans leur pays. En 1998, les membres d’une association caritative sud-coréenne, Les Bons Amis, qui distribuent de la nourriture et de l’aide aux réfugiés tout au long de la frontière, estimaient que la plupart des Nord-Coréens vivant alors en Chine étaient des hommes seuls en quête de nourriture et d’argent pour leur famille. Les résultats d’une étude faite l’année dernière révèle un changement majeur : selon l’association caritative, environ 60 % des nouveaux arrivants étaient maintenant des femmes, et presque le tiers d’entre eux déclarent qu’il est “peu probable” qu’ils ne repartent chez eux. De plus, 14 % de ces nouveaux arrivés disent appartenir au Parti des travailleurs ; un sur quatre estime que la famine est liée à des “problèmes avec les dirigeants” et une très forte majorité – 77 % – pense que la Corée du Nord se montrera “incapable de se relever par elle même de cette crise La conséquence de ces changements de perception est que les raisons qui conduisent des Nord-Coréens à partir ont changé. Une femme médecin qui vit maintenant à Séoul et qui s’est échappé avec huit membres de sa famille (dont un officier de l’armée, un journaliste et un homme d’affaires jouissant de privilèges lui permettant de voyager à l’étranger), explique : “Nous ne sommes pas partis parce que nous avions faim dit-elle. “Nous détestions la dictature”.

Aller en Chine, où les Coréens du Nord font face à des conditions de vie très difficiles et où ils vivent dans la peur d’être arrêté, ne suffit pas. Des dizaines de milliers de personnes se cachent dans les villages dispersés à travers le nord-est où ils accomplissent des travaux domestiques ou de petits boulots dans les fermes. Sans papiers d’identité, il leur est difficile de voyager, leurs enfants ne peuvent pas aller à l’école et leurs nouveaux-nés naissent sans état civil. Les femmes font face à la perspective de finir esclaves dans un bordel ou de tomber entre les mains de trafiquants professionnels d'”épouses”.

Plus longtemps ces réfugiés vivent dans ces conditions, plus grandes sont les chances d’être pris par la police. Pour ceux qui préfèrent tenter leur chance en partant plus loin, la première étape est souvent Yanji, une ville grouillante d’activités de 320 000 habitants, située à seulement à 55 km de la frontière. Yanji est le chef-lieu de la préfecture de Chaoxianzu, nommée ainsi d’après la minorité coréenne de Chine qui forme les deux-tiers de sa population. Les plus jeunes réfugiés de la Corée du Nord, connus sous le nom de kokchebi (‘hirondelles volantes’), mendient dans ses marchés ouverts. De tristes adolescentes se prostituent dans des dizaines de bars à karaoké. Actuellement, on estime à 30 000 le nombre des Nord-Coréens qui se cachent dans et autour de cette ville.

Leur présence fait de Yanji une espèce de champ de bataille entre les deux Corée. Pyongyang a placé de ses agents spéciaux dans plusieurs hôtels borgnes de Yanji afin de contrôler les activités des missionnaires et des éventuels espions sud-coréens ; à l’occasion, ces agents nord-coréens espèrent piéger des transfuges de hauts niveaux. Ils gardent en particulier un œil attentif sur les Eglises qui convertissent les réfugiés au christianisme et les renvoient en Corée du Nord pour faire du prosélytisme. Les Eglises et les ONG, pendant ce temps, entretiennent leur propre réseau privé d’espions : des locaux de Chaoxianzu organisés en plusieurs dizaines de cellules indépendantes. Ils sonnent l’alerte quand des officiers supérieurs, des universitaires importants ou d’autres transfuges importants arrivent jusqu’à eux. Ils disposent également de lieux sûrs où ils peuvent héberger des réfugiés et les confier ensuite à des passeurs sûrs qui pourront les faire passer plus loin. Le combat est bien réel. Au début de l’an dernier, le révérend Kim Dong Shik, missionnaire sud-coréen et passeur bien connu de réfugiés, a disparu dans Yanji. Un fonctionnaire du gouvernement sud-coréen estime qu’il a été enlevé par des agents du Nord et qu’il “est retenu contre sa volonté” par Pyonyang.