Le rôle de l’armée dans le développement d’un Etat civil : l’expérience indonésienne (EDA, général Agus Widjojo)
LE ROLE SOCIO-POLITIQUE DE L’ARMEE EN INDONESIE
L’origine historique du rôle politique de l’armée
A cause du contexte de la “lutte révolutionnaire” entre le 17 août 1945 (proclamation de l’indépendance vis-à-vis de la Hollande) et décembre 1949 (transfert de la souveraineté), l’armée indonésienne a été imprégnée dès le départ par l’action politique. La ligne de séparation entre le militaire et le politique a toujours été floue, parce que la lutte indépendantiste était à la fois militaire et politique, mais aussi parce que “l’armée révolutionnaire”, manquant d’équipement, de vivres et d’argent, dépendait fortement de la population pour mener sa guérilla. “L’armée révolutionnaire” s’articulait autour d’un corps réduits d’officiers professionnels formés à l’académie militaire hollandaise de Bandung, parmi lesquels le colonel Abdul Haris Nasution, et qui avaient rejoint le camp indépendantiste. Ces officiers formés selon la vision européenne d’une armée professionnelle soumise au pouvoir civil joueront un rôle important, mais non pas le rôle essentiel dans la formation de l’armée indonésienne dont le premier panglima besar ou commandant suprême sera le colonel – puis général – Sudirman, un nationaliste d’extraction populaire qui avait passé quelques années à l’école secondaire. Sudirman était à l’origine le commandant d’un bataillon PETA les défenseurs de la patrie une milice locale formée par les militaires japonais dans l’objectif de disposer d’une masse d’auxiliaires indonésiens pour les aider à repousser les offensives alliées. La majorité des jeunes officiers et des combattants de l’armée naissante étaient des membres du PETA ou des volontaires ayant rejoint les nombreux laskar (unités combattantes irrégulières) qui avaient germé spontanément après la déclaration d’indépendance. Leur motivation tenait plus de “l’enthousiasme révolutionnaire” que de la volonté de s’engager dans une carrière militaire. Contrairement aux officiers de formation néerlandaise, ces deux derniers groupes n’étaient pas empreints de la conception d’une armée politiquement neutre, simple outil au service d’un Etat civil.
Un décalage s’est rapidement formé entre l’armée révolutionnaire, dont une majorité d’officiers, alors âgés d’une trentaine d’années, venaient de la petite bourgeoisie des villes de Java et n’avaient reçu qu’une éducation secondaire, et les dirigeants indépendantistes civils, membres de l’élite urbaine et dotés d’une éducation hollandaise qui avaient rejoint la lutte anti-coloniale dans les années 1920 et 1930. Ces derniers voyaient la lutte pour l’indépendance dans son contexte international et ne faisaient pas grand cas des concessions diplomatiques, mais celles-ci étaient ressenties sur le terrain comme des trahisons par les jeunes officiers qui estimaient avoir au moins autant le droit que les dirigeants civils de décider comment devait être menée la lutte armée. La méfiance vis-à-vis des politiciens civils s’est renforcée en décembre 1949 quand les dirigeants politiques, parmi lesquels le président Sukarno, se sont “laissé emprisonné” par les militaires hollandais après leur offensive sur Yogjakarta le 19 décembre 1948. Elle a persisté après le transfert de souveraineté en décembre 1949. Toutefois, sous l’égide de la constitution parlementaire de 1950, les TNI (Tentera Nasional Indonesia, armée nationale indonésienne) restent à l’écart de la politique au jour le jour. Les forces armées sont alors dirigées par un petit groupe de “militaires technocrates” menés par le colonel Abdul Haris Nasution ; ils se conforment à la tradition hollandaise de neutralité. Ils désirent se concentrer sur l’établissement d’une force intégrée, disciplinée et efficace, dégagée des contingences politiques.
Après l’incident du 17 octobre 1952 (Nasution et un groupe d’officiers, mécontents des interférences des parlementaires dans les affaires de l’armée, essaient en vain de forcer Sukarno à dissoudre le parlement), Sukarno marginalise les “officiers technocrates” au bénéfice des anciens membres des PETA, partisans d’une participation plus active des militaires en politique. Dès lors, l’armée n’est plus considérée comme l’outil apolitique du pouvoir civil mais comme la gardienne de l’intérêt national, chargée d’intervenir en politique à chaque fois que le pouvoir civil politique fait preuve d’instabilité ou de faiblesse.
Deux facteurs vont mener à l’extension du rôle politique de l’armée. D’abord, l’instabilité chronique du système parlementaire qui voit les gouvernements chuter les uns après les autres alors que les partis rivaux manœuvrent pour maximiser les intérêts à court terme de leurs chefs sans égard pour l’intérêt de la nation. Les chefs militaires commencent à douter de la viabilité de la démocratie dirigée par les partis politiques qui cherchent à entraîner les diverses factions existantes au sein de l’armée dans leurs conflits propres. Ces chefs militaires, y compris Nasution, en viennent à souhaiter l’instauration d’un système politique où l’armée jouerait un rôle plus actif, voire occuperait une place centrale. Le deuxième facteur est l’accroissement des rivalités internes au sein des forces armées débouchant sur des rébellions à Sulawesi et à Sumatra-Ouest (PRRI, Permesta) qui rendent nécessaire l’imposition de la loi martiale en 1957. L’armée est restée jusque là un agrégat d’unités régionales relativement indépendantes qui pensent devoir loyauté avant tout à leur commandant direct et non à l’état-major de Djakarta. La loi martiale permet d’écraser cette rébellion contre le gouvernement central. Maintenue sous diverses formes jusqu’en 1965, la loi martiale sera le paravent derrière lequel l’armée étendra considérablement son champ d’intervention dans le domaine politique, mais aussi dans l’administration et l’économie.
Dès lors, les chefs militaires sont intégrés à l’élite politico-économique du pays et ont tout intérêt à défendre le status quo qu’ils considèrent menacé par les avancées dans les années 1960 du Parti communiste indonésien (PKI) et par le soutien que semble leur apporter Sukarno. Le cataclysme qui suit le coup d’Etat avorté du 30 septembre 1965 met à bas le système de la “Démocratie dirigée” et élimine le PKI, laissant l’armée en position dominante, presque en position de monopole, sur la scène politique.
Le rôle politique de l’armée sous l’Ordre nouveau
Dès 1958, le général A.H. Nasution avait développé la doctrine de la “voie moyenne” dans l’intention de justifier la prolongation des pouvoirs exceptionnels qu’avait donnés aux militaires la loi martiale décrétée en 1957. Selon cette doctrine, l’armée doit être engagée dans tous les champs de la vie de la nation sans pour autant être en position de domination dans aucun d’entre eux. L’idée était que dans un pays aussi volatile que l’Indonésie, il est indispensable que l’armée soit impliquée dans tous les aspects de la vie nationale. Après 1966, la portée de cette doctrine est fortement étendue ; c’est en fait un nouveau paradigme qui se met en place : celui de la dwi fungsi. A côté de leur rôle traditionnel de défense et de maintien de la sécurité interne, les militaires doivent assumer “un rôle socio-politique”, c’est à dire participer à l’élaboration de la politique nationale et préserver le régime contre les influences destructrices. Cette double fonction s’appuie sur deux textes législatifs : d’une part, la Constitution de 1945 qui permet à des “groupes” indéfinis d’être représentés en tant que tels au parlement ; d’autre part, une loi de 1982, actuellement en cours de révision, qui entérine la dwi fungsi.
Pour mener à bien cette double mission, une structure “socio-politique” – ou structure territoriale – est mise en place à l’échelle du pays, du plus haut niveau national (gouvernement et parlement) jusqu’à celui de chef de village. Cette structure s’appuie sur un réseau de commandements militaires au niveau des régions (Kodam), des sous-régions (Korem, les “résidences” de l’époque hollandaise), des districts (Kodim), des sous-districts (Koramil) jusqu’à celui des villages où un ou deux soldats (Babinsa) surveillent et supervisent la vie politique et sociale locale. Cette structure territoriale constitue l’ossature du pouvoir politique de l’armée. Elle est dirigée au quartier général des TNI par le sous-chef d’état-major pour les activités socio-politiques ou Kassospol (maintenant devenu le sous-chef d’état-major en charge de la structure territoriale).
La partie la plus visible de cette structure socio-politique est l’existence d’un quota de sièges réservés pour les militaires au parlement (100 jusqu’en mai 1997, 75 jusqu’en juin 1999, 38 depuis) et dans toutes les assemblées locales (20 % des sièges jusqu’en mai 1997, 10 % depuis juin 1999). Les officiers en charge des activités socio-politiques à tous les niveaux de la structure territoriale travaillent étroitement avec les services de renseignement et les Bakorstanas (le “KGB indonésien”) pour neutraliser les opposants, même non violents, au régime. Le meurtre de la syndicaliste Marsinah, apparemment par des militaires, en 1994 s’inscrivait dans cette logique. De même, en 1994, c’est le Kassospol Hariyoto qui avait été chargé de bloquer la réélection de Megawati Sukarnoputri à la tête du Parti démocratique indonésien. L’attaque lancée le 27 juillet 1996 sur le quartier général du Parti démocratique indonésien après l’éviction de Megawati à la tête du parti était aussi typiquement une activité s’inscrivant dans le champ socio-politique de l’armée. Elle a été coordonnée par le général Syarwan Hamid, Kassospol. Le général en charge des activités socio-politiques au quartier général doit veiller à ce que tous les dirigeants des partis politiques, des syndicats et des autres organisations soient acceptables selon les critères du régime.
Environ 4 000 personnels militaires sont aussi détachés pour occuper effectivement des fonctions bureaucratiques civiles : ministres, gouverneurs, chefs de districts, juges à la Cour suprême, ambassadeurs, dirigeants d’entreprises d’Etat entre autres. Ces positions sont très recherchées car elle sont vues comme des promotions prestigieuses qui souvent permettent de s’enrichir en détournant des fonds. Elles permettent effectivement à l’armée d’exercer un contrôle sur l’ensemble des activités politiques et économiques du pays.
Le quota de sièges dans les assemblées législatives est justifié par le fait que les militaires n’ont ni le droit de voter, ni le droit d’être membres de partis politiques. Ainsi, l’une des factions de l’ex-parti gouvernemental Golkar, qui constituait et constitue toujours le principal canal politique des militaires, ne comprend que des militaires en retraite parmi ses membres ; les deux autres factions du Golkar sont les bureaucrates et les politiciens civils. C’est le paradoxe de l’armée indonésienne : elle est politique jusqu’au bout des ongles, mais les militaires ne peuvent pas s’engager dans la “politique politicienne” en votant ou en adhérant à des partis politiques.
En août 2000, l’Assemblée consultative populaire a prolongé “au plus tard jusqu’en 2009” le quota de 38 sièges pour la faction militaire à l’Assemblée consultative populaire (MPR). La raison invoquée peut paraître factice : les militaires ont été absents du jeu politique depuis tellement longtemps (en fait depuis 1959) qu’il serait dangereux de leur redonner brutalement les droits politiques de base dont bénéficient tous les autres citoyens indonésiens comme le droit de vote. L’argument est que les hommes politiques civils risquent d’entraîner les militaires dans leurs vilaines combines politiciennes, provoquant des divisions au sein de l’institution militaire. Le raisonnement est sujet à caution : on peut prendre comme exemple le fait que les militaires thaïlandais votent et que cela n’a jamais été cause de dissensions au sein de l’armée thaïlandaise.
L’émasculation politique de l’armée par Suharto
Pendant les quinze premières années de l’Ordre nouveau, l’armée indonésienne a occupé un rôle central sur la scène politique – Suharto et TNI sont synonymes pendant cette période. Suharto réussit à unifier l’armée qui était jusqu’en 1966 divisée en factions rivales. Cette cohésion contribue à la puissance politique des militaires. Mais, pour plusieurs raisons, le soutien à Suharto au sein des forces armées commence à s’éroder au début des années 1980. Certains officiers commencent à estimer que le maintien de Suharto au pouvoir ne sert plus la cause de la stabilité politique, du développement économique et de l’unité nationale. Par ailleurs, les sources de revenus des militaires commencent à être menacées par l’émergence des enfants de Suharto comme hommes d’affaires importants. Ceux-ci supplantent rapidement les militaires dans le domaine du commerce des hydrocarbures, du transport aérien et de l’exploitation forestière. De son côté, Suharto, solidement installé au pouvoir, ressent moins le besoin du soutien des militaires.
Face au défi montant, Suharto réagit en restreignant progressivement le champ d’activité politique des militaires. Il s’assure, d’une part, une maîtrise totale de l’institution par le biais des promotions et, d’autre part, il dilue l’influence des militaires au sein du Golkar. A partir de 1983, Suharto renforce le rôle des factions et des autres groupes fonctionnels au sein du Golkar, au détriment de la faction militaire. Le chrétien Benny Murdani, chef des forces armées de 1983 à 1988 et le plus sérieux rival politique de Suharto, pousse les représentants militaires au parlement à devenir de plus en plus ouvertement critiques vis-à-vis du gouvernement et de Suharto. Le président contre-attaque en révisant la liste des candidats du Golkar au MPR en 1991. En 1993, Suharto donne le coup de grâce en imposant pour la première fois un civil à la tête du Golkar (en l’occurrence le ministre de l’Information Harmoko), malgré le fait que l’armée contrôle encore 70 % des branches provinciales. Le Golkar annonce un comité exécutif bourré de loyalistes de Suharto. Murdani parvient tout de même à imposer Try Sutrisno comme vice-président en 1993, malgré l’opposition de Suharto. En 1994, Suharto démantèle le service de renseignements militaires (BAIS), qui constituait la base de pouvoir de Murdani, et fait muter tous les officiers fidèles à Murdani (on estime que 50 % des officiers au-dessus du rang de colonel étaient en contact direct avec Benny Murdani). En éliminant tous les penseurs au sein de l’institution militaire, Suharto a considérablement affaibli le versant politique de la dwi fungsi. A la fin de son règne, il a réussi à faire de l’armée – et du Golkar – des outils dociles entre ses mains. Rien n’a pu pousser à l’ombre du banian.
La campagne de “dé-Bennysation” de l’armée a été confiée à des officiers santris – des musulmans dévots – notamment le général Faisal Tanjung, nommé commandant en chef des forces armées en mars 1993 et le général Hartono, chef de l’armée de terre. Cela a amorcé le “virage islamique” de l’armée, renforcé ensuite par la rapide montée en grade de Prabowo Subianto, gendre de Suharto. C’est à partir de ce moment là que l’on parle de la “faction verte” de l’armée, que l’on oppose à une hypothétique faction nationaliste et laïque dite “rouge et blanc”. Certains analystes, comme Salim Saïd, un expert de l’armée indonésienne, disent qu’il n’existe pas de factions idéologiques au sein des TNI mais simplement une lutte entre des égos pour accéder au sommet du pouvoir militaire. Pour un temps, ce “virage islamique” modifie radicalement la perspective de l’armée qui avait toujours vu le “radicalisme islamique” comme la principale menace contre l’unité du pays.
La confusion entre maintien de la sécurité intérieure et défense du régime
Contrairement à la Thaïlande, les militaires indonésiens en retraite ont relativement peu de succès en politique. L’armée n’est pas un lieu d’où est issu le personnel politique. Les partis politiques créés par Hartono et Try Sutrisno ont été des échecs. Wiranto a été stoppé dès le début de sa carrière politique. Sur les quatre présidents de l’Indonésie, un seul, Suharto, était un militaire, ce que certains considèrent comme un accident de l’histoire. Il convient toutefois de noter que l’actuel ministre de coordination pour la Sécurité, le général Bambang Susilo Yudhoyono, est bien positionné pour une brillante carrière politique.
Le rôle politique dominant de l’armée est justifié par l’originaire révolutionnaire des TNI et par sa mission de défense de l’unité de la Nation. Le pantjasila est le vernis doctrinal qui recouvre cette justification. Philosophie très large – dont les deux piliers sont le monothéisme et la règle du consensus -, le pantjasila est, en substance, la croyance qu’il faut serrer de près les Indonésiens, qui dans leur majorité sont peu éduqués, car, laissés à eux-mêmes, ils risquent de détruire le pays. Philosophie plutôt souple et démocratique à l’origine, le pantjasila est devenu, sous Suharto, un principe sacré qui ne souffre aucune contestation. Tout ce qui peut être interprété comme une critique, la plus légère soit-elle, envers le pantjasila transforme le critique en ennemi de l’Etat qui doit être détruit.
Cette profonde méfiance vis-à-vis du peuple indonésien en général – et des politiciens civils en particulier – est une justification commode pour le maintien de la fonction “socio-politique” des militaires. Il y a une confusion entretenue en permanence par les chefs militaires entre le rôle politique (la participation à l’exécutif et au législatif) des TNI et le maintien de la sécurité interne (la défense de l’unité nationale). En laissant les conflits sociaux et religieux dégénérer, parfois même en les provoquant, l’armée a pu facilement expliquer la nécessité absolue de leur domination dans les milieux du pouvoir, domination qui leur permet en fait de protéger les intérêts économiques et leurs bastions politiques.
La tentative de réforme
Depuis la chute de Suharto, l’armée s’est engagée à quitter la scène politique. Bien que cette promesse ait été maintes fois répétée, peu de signes concrets témoignent d’une dépolitisation de l’armée. Le démantèlement de la structure territoriale, l’élément clef d’une réforme en profondeur, qui doit commencer par le retrait des militaires en poste au niveau des villages et des sous-districts, devait débuter en septembre 2000 mais, à la date de rédaction de ce texte (mars 2001), il n’avait pas été entamé. Un amendement à la Constitution unanimement voté par les parlementaires civils en août 2000 assurait que les TNI conserveraient leur quota de 38 sièges à l’Assemblée consultative populaire (MPR) “au plus tard jusqu’en 2009”. Seul signe concret : les 4 000 militaires détachés ont été forcés de choisir depuis novembre 1998 entre conserver leur poste civil ou réintégrer l’armée. Et encore ces départs n’ont pas toujours été obtenus de bon gré, surtout au niveau ministériel : en janvier 2000, Wahid a dû quelque peu forcer la main au général Wiranto, alors ministre de coordination pour la Défense et la Sécurité, pour qu’il quitte le service actif.
A l’évidence, l’abolition brutale de la structure territoriale risquerait de provoquer une révolte au sein de l’armée, des milliers d’officiers et de soldats se retrouvant soudain désœuvrés. Pour cette raison, le démantèlement de la structure se fera par “départ naturel” (retraite). Selon le général Agus Widjojo, chef de la structure territoriale des TNI, le démantèlement de l’ensemble de la structure prendra “entre sept et dix ans”. La réforme en est pour l’instant au stade des études préliminaires. Démanteler la structure territoriale est vitale si l’on veut “dépolitiser” les TNI, car c’est par le truchement de ce vaste réseau de commandements territoriaux que les militaires ont pu s’immiscer dans tous les aspects de la vie politique, économique et sociale. L’autre pro-blème posé par le démantèlement de la structure est que la police est encore incapable de prendre en charge les fonctions de maintien de la sécurité interne assurés tant bien que mal par les mili-taires à tous les niveaux. Le général Agus Widjojo estime qu’il faudrait “entre sept et dix ans” pour que la police commence à prendre en charge efficacement le maintien de la sécurité interne.
Tout se passe comme si les militaires ne faisaient pas confiance aux civils pour gérer le pays, comme s’ils craignaient qu’un retrait précipité de leur part n’aboutisse au chaos. Beaucoup d’analystes, comme par exemple l’ex-ministre de la Défense, Juwono Sudarsono, leur donnent raison. L’armée considère que les hommes politiques civils et les bureaucrates sont incapables de diriger le pays sans mettre en danger son unité. Ils se référent à la période de la démocratie constitutionnelle des années 1950 (1950-1959), lorsque les rivalités entre les différents partis politiques provoquaient une instabilité chronique, qui avait notamment permis l’émergence d’un courant islamique fondamentaliste. Selon eux, l’Indonésie n’est pas prête pour la “démocratie libérale”, car du fait du développement économique limité et du peu d’éducation de la majorité de la population, il suffit d’un léger relâchement pour que ressurgissent les “pulsions primordiales c’est-à-dire les vieilles haines dues aux différences religieuses, ethniques et sociales qui bouillonnent sous la surface. Comme on l’a vu, le paradoxe est que les militaires utilisent la permanence de ces conflits sociaux, ethniques et religieux – donc en fait leur incapacité à les régler de façon durable – pour justifier leur rôle politique dominant. Toujours la même confusion entre sécurité interne et politique.
L’armée, rempart de la nation menacée par “l’inconséquence” des hommes politiques
La situation actuelle ressemble de fait fortement à celle des années 1950 : instabilité politique, intensification des conflits ethniques et religieux et résurgence du fondamentalisme islamique. S’y ajoutent les velléités séparatistes qui mettent en danger l’intégrité territoriale. Ces développements semblent donner raison aux militaires en ce qui concerne “l’irresponsabilité” et “l’incompétence” du personnel politique civil. Il est difficile de savoir à partir de quel niveau d’instabilité les militaires se sentiraient justifiés à prendre les choses en main. Contrairement à la Thaïlande, les militaires indonésiens ne sont pas familiers des coups d’Etat. Ils répugnent à prendre le pouvoir directement en main.
L’armée indonésienne est politique, mais derrière le rideau, comme le dalang (marionnettiste) qui manipule les silhouettes du wayang kulit (théâtre d’ombres javanais). Ils accordent un caractère sacré à la Constitution de 1945 issue de la lutte anti-coloniale et rechignent à renverser un président constitutionnellement élu. Trois illustrations en témoignent. Quand la position de Suharto devenait de plus en plus compromise en mai 1998, les chefs militaires n’en ont pas profité pour saisir le pouvoir (au contraire Wiranto a été jusqu’à s’opposer à l’appel à la démission lancé par Harmoko). Quand Habibie a ouvert la voie à l’indépendance pour le Timor-Oriental en janvier 1999, les militaires ne sont pas intervenus (contre Habibie) malgré l’humiliation considérable que représentait pour eux la perte d’un “morceau du territoire national” conquis au prix de la mort d’environ 5 000 hommes. Enfin, quand le président Abdurrahman Wahid, mis en difficulté au parlement pour deux affaires mineures de corruption, a demandé, en janvier 2001, la déclaration de l’état d’urgence, les chefs de l’armée ont refusé.
Une situation chaotique, qui verrait par exemple des émeutes massives à Djakarta avec des milliers de victimes, pourrait éventuellement provoquer une intervention directe de l’armée. En revanche, il ne fait pas de doute qu’une nouvelle atteinte à l’intégrité territoriale – la perte d’Aceh (à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra) et de l’Irian Jaya (l’extrémité orientale de l’archipel) – ne serait pas tolérée par les chefs militaires. Cela a été clairement indiqué dans des entretiens donnés par le général Agus Widjojo et le général Fachrul Razi (ex-numéro deux de l’armée de terre). Ce cas de figure verrait probablement une prise en charge directe du pouvoir politique par les militaires, car il serait considéré comme une atteinte à ce qui, aux yeux de l’armée, est le fondement même de l’Indonésie, empire multiethnique mal déguisé en Etat unitaire.
Les dissensions au sein de l’armée
Quel type de rôle politique peuvent jouer les militaires à l’avenir ? L’armée est de nouveau fortement divisée. Elle n’a plus de “commandant suprême” depuis la chute de Suharto. Le fait qu’un marin, l’amiral A.S. Widodo, ait été nommé à la tête des forces armées par le président Wahid semble une démarche positive en surface pour affaiblir la toute puissance de l’armée de terre. Mais le résultat concret est une sorte de “vide de pouvoir” à la tête des TNI. L’armée est divisée en trois tendances. La première, très minoritaire, est celle des “réformistes radicaux” qui veulent une réforme en profondeur des TNI pour dépolitiser totalement l’armée et la cantonner à un rôle de défense. Les représentants de cette mouvance (les généraux Agus Wirahadikusumah et Saurip Kadi), proches de Wahid, sont entrés en conflit avec la direction des TNI et ont été marginalisés en novembre 2000.
La tendance majoritaire est celle des “conservateurs réformistes” qui veulent le retour à une armée politiquement puissante, mais dans un environnement démocratique moderne. Susilo Bambang Yudhoyono et Agus Widjojo sont les leaders de cette mouvance proche de Megawati. La troisième tendance, minoritaire, est celle des “militaires dévoyés”, groupes d’officiers ambitieux et brutaux, proches de l’ancien régime, qui se sont alliés à des gangs criminels et des hommes d’affaires corrompus pour rétablir un régime autocratique, en substituant un nouvel homme fort à Suharto. Pour réussir, ce groupe doit discréditer le gouvernement légitime de manière à ce qu’un changement majeur puisse être effectué au travers du système parlementaire ou par des moyens extra-constitutionnels. Dans ce groupe on peut placer : Feisal Tanjung, Prabowo Subianto, Syarwan Hamid entre autres. Ce groupe a l’argent et les réseaux nécessaires pour créer des troubles en divers lieux de l’archipel. La compétition entre ces trois groupes est la cause principale des violences à travers l’archipel.
Quel avenir pour l’armée indonésienne ?
Les chefs militaires indonésiens ne se sont jamais sentis très à l’aise avec Gus Dur (surnom populaire de Wahid) qu’ils ne s’attendaient pas à voir devenir chef de l’Etat en octobre 1999. Ils le trouvent difficile à cerner, imprévisible et trop excentrique. Surtout, il leur apparaît moins facile à contrôler que Megawati, qui, traumatisée par le souvenir de son père évincé du pouvoir par la force militaire, s’est toujours efforcée de maintenir une relation harmonieuse avec l’armée. Gus Dur est, au moins à l’origine, un démocrate convaincu, partisan d’une dépolitisation complète des TNI, ce qui ne cadre pas avec les vues de la majorité des cadres militaires qui prônent une réforme progressive.
La façon très habile avec laquelle le président Wahid a évincé le général Wiranto de son poste de ministre de coordination pour la Sécurité et la Défense en janvier 2000 n’a pas vraiment froissé les chefs des TNI. Une fois sorti du service actif, Wiranto, comme beaucoup d’autres généraux à la retraite, a perdu rapidement ses soutiens au sein des forces armées. Il était de plus considéré comme le leader de la faction pro-Suharto – celle des anciens aides de camps et gardes du corps de l’ex-président -, une faction minoritaire qui était mal vue de la majorité des officiers qui ont gagné leurs galons sur le terrain et non dans les états-majors.
En revanche, l’intervention directe de Wahid dans les deux premiers cycles de promotions des TNI durant sa présidence a été ressentie par les officiers supérieurs comme une violation de leur prérogatives. Mais c’est le soutien sans nuances du président pour la faction très minoritaire des officiers “réformistes radicaux” – menée par les généraux Agus Wirahadikusumah et Saurip Kadi -, très critiques à propos de la corruption au sein des fondations économiques des TNI, qui a définitivement gâté la relation entre Wahid et la majorité du corps des officiers. La révolte est apparue au grand jour en novembre dernier quand quarante-cinq généraux ont présenté une pétition pour s’opposer à la volonté de Wahid de nommer Agus Wirahadikusumah à la tête de l’armée de terre. Flairant le danger, Wahid a préféré faire marche arrière.
La détérioration des relations entre Wahid et les forces armées s’est encore aggravée lors de l’adoption au parlement en janvier d’une motion de censure à l’encontre du président accusé de corruption dans deux cas relativement mineurs, prélude à une procédure en destitution qui peut durer entre quatre et six mois. Lors de deux petits déjeuners successifs, Wahid a annoncé au chef des forces armées, l’amiral A.S. Widodo, et aux chefs des trois armes qu’il souhaitait dissoudre le parlement et instaurer l’état d’urgence. Par deux fois, le chef de l’armée de terre, le général Endriartono Sutarto, s’est opposé verbalement au président, qui est constitutionnellement le “commandant suprême des forces armées”. Dans les jours qui ont suivi, Wahid a essayé de faire remplacer Sutarto, mais le corps des officiers a menacé d’adopter une nouvelle pétition dénonçant l’attitude du chef d’Etat. Là encore, Wahid s’est résigné. Les 38 représentants de la faction militaire au parlement ont voté, avec la quasi unanimité de l’assemblée, la censure à l’encontre de Wahid.
Les positions de la direction de l’armée et du PDI-P de Megawati Sukarnoputri sont similaires. Ils veulent destituer Wahid pour permettre à Megawati de devenir présidente, mais dans le cadre d’un processus constitutionnel et non pas au travers d’une session extraordinaire de l’Assemblée consultative populaire (MPR) convoquée à la hâte. Les mois de Wahid sont donc comptés. Le seul moyen pour lui d’entraver le processus serait de faire appel à ses 225 000 Banser, la milice de sécurité du mouvement musulman Nahdlatul Ulama dirigé par Wahid jusqu’en 1998, pour semer le trouble dans les provinces de Java-Est. Même si les Banser, pour qui Wahid est une sorte de “saint” infaillible, s’en sont pris en février dernier à une dizaine de bureaux de l’ex-Parti gouvernemental Golkar, le “démocrate” Wahid n’a pas encore ordonné à ses troupes de déclencher les hostilités. S’il le fait, toute l’île de Java sera prise dans un maëlstrom de violence. Rappelons que les Banser ont été en grande partie les maîtres d’œuvre du massacre d’un demi-million de sympathisants communistes en 1965-1966 au lendemain du coup d’Etat avorté du lieutenant-colonel Untung.
Si Wahid est destitué au terme de la procédure parlementaire, ou s’il démissionne de lui-même, une coalition PDI-P-Golkar pourrait prendre le pouvoir avec Megawati à la présidence, probablement le chef du Golkar Akbar Tandjung à la vice-présidence, et le solide soutien de l’institution militaire. Avant même la chute de Suharto, Megawati s’était efforcée de bâtir des relations solides avec les chefs militaires. Son conservatisme, sa fidélité à la Constitution de 1945 et à la philosophie d’Etat du pantjasila et son nationalisme en font un chef d’Etat idéal aux yeux de la direction des TNI. Avec un tel dispositif, les “conservateurs réformistes” pourront atteindre ce qui a été leur objectif depuis la chute de Suharto : rétablir la position politiquement dominante de l’armée. A cela, une condition : il faut qu’émerge un nouveau “commandant suprême” qui dispose à la foi de l’argent, de la stature personnelle, de la loyauté des troupes à son égard et du pouvoir politique, un faisceau de qualités que les Javanais appellent “Pusaka”. Susilo Bambang Yudhoyono, ministre de coordination pour la Défense et la Sécurité, pourrait peut être devenir ce nouveau chef. Megawati, présidente en titre, serait obligée de laisser un large rôle politique à l’armée ce qu’elle semble d’ores et déjà prête à accepter.
Quant à l’orientation future de l’armée indonésienne, on peut estimer sans risques que, même si elle doit abandonner un rôle politique formel, inscrit dans les textes, elle conservera néanmoins un rôle politique effectif dont le principe directeur sera la protection de l’intégrité territoriale et la défense du pantjasila. Les TNI vont progressivement adopter le même type de fonction que celle remplie par l’armée en Turquie, un rôle de gardien dégagé du jeu politique quotidien mais qui veille à ce que les fondements de la nation – la laïcité et l’Etat républicain dans le cas de la Turquie ; la Constitution de 1945, l’intégrité territoriale et le pantjasila dans le cas de l’Indonésie – ne soient pas menacés. En ce début de troisième millénaire, l’armée indonésienne, profondément politique parce qu’elle s’est pour ainsi dire “auto-créée” au cours de la lutte pour l’indépendance, n’est pas encore prête à rentrer dans ses casernes.
(EDA, Arnaud Dubus, avril 2001)
LE ROLE DE L’ARMEE DANS LE DEVELOPPEMENT D’UN ETAT CIVIL : L’EXPERIENCE INDONESIENNE
par le général Agus Widjojo
[NLDR – Le lieutenant-général Agus Widjojo est, depuis novembre 1999, chef d’état-major responsable des affaires territoriales (KASTER-TNI), à l’état-major des TNI, les forces armées indonésiennes. Dans son affectation précédente, il était le commandant du SESKO-TNI, l’école d’état-major et de commandement inter-armées des TNI (l’équivalent du Collège inter-armées de défense français), où il a suivi de près la refonte de la doctrine politique et de sécurité des TNI. Il est considéré par les spécialistes de l’armée indonésienne comme un “conservateur réformiste”, partisan du maintien, sous une forme rénovée, de la fonction territoriale de l’armée, au contraire de certains réformateurs plus radicaux qui voudraient voir les TNI avoir pour unique responsabilité la défense de la nation face à d’éventuelles menaces extérieures. Diplômé de l’Académie des Forces armées indonésiennes en 1970, il a complété sa formation aux Etats-Unis (Master of Art and Science de l’US Army Command and General Staff College en 1988, puis Master of Science in National Security à l’US National Defence University, en 1994, puis Master of Public Administration à George Washington University il y a peu). Il a servi au sein de la délégation indonésienne auprès de l’ICCS au Vietnam en 1973 puis au sein du bataillon indonésien des Forces de l’ONU au Sinaï en 1975. Il a également été en poste à plusieurs reprises au Timor-Oriental (avant l’indépendance de ce territoire). Né à Solo (Java-Centre) le 8 juin 1947, il est marié et père de deux enfants. A l’occasion d’un colloque intitulé : “Redéfinir le nationalisme pour reconstruire la nation”, le général Widjojo a donné le 27 mai 2000, à l’université de Berkeley, aux Etats-Unis, la conférence dont nous reproduisons le texte ci-dessous. La traduction est de la rédaction d’Asie.]
L’Indonésie traverse une période critique de son histoire et fait l’expérience de changements importants. Prédire ce que sera l’avenir de ce pays n’est pas une chose aisée tant les facteurs d’incertitude rencontrés en Indonésie sont grands, incertitude née de ces changements mais également des chocs et des ruptures que vit ce pays. Les changements radicaux qui se sont produits en Indonésie ces dernières années sont comme autant de ruptures qui pourraient bien n’être que le début de ce que le pays sera amené à vivre au cours des années à venir.
Une dimension fondamentale de ce changement est le processus de démocratisation auquel nous assistons en ce moment. Etant donné la profonde influence et le rôle socio-politique des forces armées indonésiennes dans la conduite des affaires du pays par le passé, ce changement et ses conséquences pour les forces de défense du pays seront de toute évidence un des points à observer de près pour tous ceux qui s’intéressent au processus de démocratisation de l’Indonésie.
Je ne prétendrai pas donner ici une analyse parfaite de la situation ni même révéler chacune des étapes possibles qui devraient être entreprises pour permettre de façon satisfaisante à l’Indonésie de traverser cette période difficile, tout du moins en ce qui concerne la contribution et la place des forces armées indonésiennes. Je voudrais seulement expliquer les efforts qui sont entrepris par les forces armées indonésiennes pour se repositionner afin d’être en mesure de contribuer au mieux au processus de réforme de la nation et de se préparer à faire face, dans leur nouveau rôle, aux défis que nous réserve l’avenir. Ceci répondra au sujet retenu pour mon intervention au colloque organisé par Permias Berkeley : “Le rôle de l’armée dans le développement d’un Etat civil : l’expérience indonésienne”.
Les forces armées indonésiennes (TNI) ont commencé à contribuer au développement d’un Etat civil au début de l’année 1998. Les TNI ont constaté que le rôle joué par elles dans le passé, rôle fondé sur différentes doctrines héritées de la révolution pour l’indépendance de 1945 et de la période de la loi martiale, ne pouvait plus être maintenu, tout particulièrement après la chute du président Suharto. Le Nouveau paradigme des TNI a été formulé et publié lors de la Journée des forces armées, le 5 octobre 1998, sous le titre “Redéfinir et repositionner le rôle des TNI dans la vie de la nation”. Les TNI ont également organisé divers colloques au sujet des relations entre les militaires et les civils. Certains de ces colloques ont été mis sur pied en coopération avec des institutions étrangères telles que le CDF-Pangab Forum avec les forces armées australiennes ou bien encore avec l’Institut démocratique national pour les affaires internationales.
Pour conserver les termes les plus généraux possibles, les relations entre les civils et les militaires pourraient être comprises comme l’interaction et les relations mutuelles entre les militaires et les différents segments de la société où les militaires sont présents. Lors d’un colloque commun aux TNI et aux Forces de défense australiennes, le professeur Elliot A. Cohen a identifié trois niveaux de relations entre les militaires et les civils : 1.) relations entre les militaires et la société en général ; 2.) relations entre l’institution militaire et les autres institutions ; 3.) relations entre les officiers gradés de haut rang et les hommes politiques ainsi que les hommes d’Etat. Plus loin, lors de cette intervention, je proposerai que la caractéristique la plus importante de cette relation est sa nature en ce qu’elle est menée dans un contexte de formulation des politiques de défense comprises comme parties du système national.
Le présupposé de base pour tout ce qui concerne les relations entre les civils et les militaires en Occident est que les militaires forment une institution apolitique et qu’il existe toujours une différence claire et nette entre l’état de paix et l’état de guerre. Ce genre de présupposé n’est pas toujours évident à appliquer dans la plupart des pays en voie de développement où la perception de la menace est multidimensionnelle et où il n’existe pas de nette distinction entre ce qui relève de la menace intérieure et ce qui relève de la menace extérieure. En conséquence, les forces armées dans les pays en voie de développement développent une doctrine et une perception de leur rôle tournées vers les menaces internes, ouvrant ainsi la porte, dans ces pays, à une implication des forces armées dans les affaires politiques.
Claude Welch et Arthur Smith ont montré que, fondamentalement, les militaires ne sont jamais totalement exclus des questions politiques, pas plus qu’ils ne s’impliquent d’eux-mêmes dans le monde politique. De par le monde, toutes les forces armées ont leur part dans le fonctionnement du système politique de leurs pays respectifs. Ainsi, la question relative au rôle politique des militaires n’est pas de savoir si ce rôle existe ou non mais de comprendre sous quelle forme il existe et quelle est sa signification.
Alfred Stepan a suggéré que, dans les pays en voie de développement, le rôle des militaires est lié à la question des entreprises faites pour stabiliser la scène politique et pour contribuer à la construction de la nation. Selon lui, les facteurs qui portent les militaires à intervenir en politique sont les suivants : 1.) le déclin de la crédibilité des gouvernements en ce qui concerne leur capacité à mener à bien leur mission ; 2.) les conflits entre dirigeants politiques civils qui génèrent des doutes sur l’efficacité du personnel gouvernant : 3.) l’absence de menace extérieure imminente ; 4.) la perception que les militaires ont d’eux-mêmes en tant que gardiens de la nation du fait de la nature de l’institution militaire : non-partisane, disciplinée, organisée et soucieuse du devenir de la nation ; 5.) et enfin l’existence de problèmes de sécurité intérieure.
Les situations extrêmes que nous devons éviter sont : 1.) donner l’opportunité aux militaires d’étendre leur domaine ; 2.) isoler l’armée du reste de la société ; 3.) et s’ingérer dans la gestion interne de l’armée.
Certains de ces aspects ont été soulignés par Bilveer Singh lorsqu’il dit que, étant donné que la politique n’a pas simplement à voir avec la distribution du pouvoir mais implique également des valeurs, dans tous les cas de figure, l’armée tend à être un acteur clef dans le domaine des idées dès lors qu’il s’agit de parler d’ordre public, de sécurité nationale et même du prestige de la nation. Bilveer Singh va même plus loin lorsqu’il écrit que l’engagement de l’armée dans le champ politique peut couvrir la totalité du spectre, d’une influence minimale, inhérente à ses responsabilités et à sa perception d’elle-même, à une implication maximale de l’armée et des militaires dans le domaine politique (Cf. Bilveer Singh : Civil Military Relation Revisited : The Future of the Indonesian Armed Forces (ABRI) in Indonesian Politics, Crescent Design Associates, Singapore, 1999).
Pour comprendre les Forces de défense indonésiennes (Tentara Nasional Indonesia – TNI), leur attitude vis-à-vis de la démocratie et leur rôle passé dans les affaires socio-politiques de l’Indonésie, il est important de comprendre la relation qui existe entre les militaires et l’Etat indonésien. La République d’Indonésie, proclamée le 17 août 1945, est née d’une nation en armes elle-même formée d’unités irrégulières de combattants de la liberté. C’est de ce terrain là que les TNI sont nées. La perception que les TNI ont d’elles-mêmes est que les TNI ont leur origine dans ces unités irrégulières de combattants de la liberté, et qu’ainsi ce sont les TNI qui ont accompagné la naissance de la République ; elles ne se voient pas comme une structure mise sur pied par des hommes politiques. Viatikotis a noté que les hommes politiques ont quelques difficultés à gérer leurs relations avec l’armée (Cf. Viatikotis : The Military and Democracy in Indonesia in Asia and the Pacific, eds R.J. May & Viberto Selochan C. Hurst & Co. (éditeur) Ltd, Londres, 1998). Difficultés qui mènent à un type particulier de relations entre les militaires et les civils et d’où découle l’échec de tous les efforts pour amener l’armée à être placée sous le contrôle des civils (Salim Sand : Genesis of Power, General Sudirman and the Indonesian Military in Politics 1945-49, ISEAS, Singapour, 1998). Cette situation s’est trouvée renforcée quand la politique en Indonésie a vécu comme une désillusion le système démocratique de type parlementaire qui a été celui des années 1950. Le résultat des élections parlementaires de 1955 a mis à jour des forces potentiellement centrifuges à l’œuvre dans cette République encore toute jeune, forces qui ont vu l’éclatement de diverses rébellions séparatistes ou à caractère régional. L’armée qui s’était formée de par son rôle dans la lutte pour l’indépendance, se retrouva très mal à l’aise et força Sukarno à s’engager en faveur d’un système autre, celui de la démocratie encadrée. L’Indonésie a alors tourné le dos à la démocratie parlementaire et a commencé à développer un système où le pouvoir exécutif était fort, lequel système a subsisté jusqu’à ce qui est devenu l’Ordre nouveau du président Suharto. Du point de vue des relations entre les civils et l’armée, la décennie des années 1950 a connu le mauvais côté de ces relations sous la forme d’une intrusion mutuelle entre hommes politiques et officiers de l’armée agissant à titre individuel, ce qui a mené à un éclatement du corps des officiers de l’armée. Ce point-là est un point à suivre de près dans l’hypothèse d’une implication des TNI dans un environnement démocratique, du point de vue de la menace que cela peut poser à de saines relations entre civils et militaires. Le principe de la non-ingérence dans la gestion interne des forces armées est essentiel. Ce principe peut être reformulé de la façon suivante : éviter la politisation des forces armées. Le rôle socio-politique des TNI peut être fondamentalement divisé en deux écoles de pensée. La première, proche de la doctrine du général Nasution de formulation de la double fonction, est d’envisager le rôle politique de l’armée comme étant strictement temporaire. La seconde considère que cette double fonction de l’armée est une part constitutive du système politique de l’Indonésie. Un principe de réalité a joué également un grand rôle pour accréditer l’idée que les TNI ont à jouer un rôle de premier plan sur la scène politique. Ainsi que l’écrit Simatupang, “pour tout un tas de raisons pratiques au cours de la période initiale de l’Ordre nouveau, la direction de la nation s’est trouvée être confondue avec la direction de l’armée, et cela non pas du fait des éventuelles conséquences du coup d’Etat mais tout simplement parce que l’alternative aurait été le chaos et l’anarchie”. (Cf. Simatupang, B. : Leadership and National Security in M. Ayoob et Chai Anas Saunudavanaya (eds), Leadership Perception and National Security, ISEAS, Singapour, 1989)
Le déroulement de l’actualité après les événements de 1965 qui a vu le général Suharto assumer le pouvoir marque en fait la distinction entre deux applications différentes de la doctrine de la fonction duale. La doctrine de la fonction duale sous Sukarno était le résultat de l’implication des militaires dans le champ socio-politique du fait des aspirations politiques de l’armée, outil de l’indépendance et de la construction de la nation. La doctrine de la double fonction sous Suharto était le résultat de l’implication des militaires dans le champ socio-politique du fait du soutien apporté à la politique de pouvoir du général Suharto. Les événements de 1965 ont transformé de choix en obligation le droit des TNI d’assumer un rôle non militaire. Il est important également de noter que les aspirations des civils à l’époque ont contribué à aider l’armée à assumer le contrôle du gouvernement.
Viatikotis a noté que “assez aisément l’élite civile était toute prête à voir l’armée assumer le pouvoir dans l’espoir que l’ordre et la stabilité seraient restaurés. Leur désir de stabilité était tel que les civils se sont montrés aveugles aux conséquences de la dévolution du pouvoir à l’armée pour le fonctionnement des institutions démocratiques tels qu’il était écrit dans la Constitution de 1945”.
Dans les dernières années du régime du président Suharto, les TNI avaient bâti une très forte position au sein du gouvernement. Harold Crouch a mis en évidence les facteurs suivants pour expliquer cette domination : 1.) les militaires étaient profondément impliqués dans les institutions du gouvernement ; 2.) l’armée continuait de jouer un rôle essentiel dans la prévention de la désintégration de la nation ; 3.) les militaires étaient nécessaires au sein du gouvernement afin de prévenir les désordres sociaux ; 4.) les classes moyennes étaient encore trop peu nombreuses et trop faibles pour soutenir une transition vers un gouvernement démocratique ; et 5.) les partis politiques étaient bien trop peu développés pour fournir une base au gouvernement des civils (Cf. Harold Crouch : The Transformation of Civil Military Relations in Indonesia, présenté à Cebu, The Philippines Seminar, 16 février 2000).
On peut résumer la surexposition des TNI dans des rôles non militaires et les expliquer ainsi : 1.) le rôle de la génération de 1945 en tant que combattants de la liberté en lutte pour l’indépendance et faisant appel à la lutte armée de guérilla ; 2.) le fait que les militaires étaient les seuls prêts à occuper les postes laissés vacants dans l’administration par le départ des Hollandais, les militaires se percevant ainsi d’eux-mêmes comme les agents du développement de l’unité nationale et comme les gardiens de la nation ; 3.) la perception de la faillite de la démocratie parlementaire à promouvoir le développement et le bien-être de la jeune nation indonésienne durant les années 1950 ; 4.) l’autorité donnée aux militaires à l’époque de la loi martiale sur les différentes rébellions séparatistes ; et 5.) la faiblesse des contrôles, pouvoirs et contre-pouvoirs, dans le système politique indonésien. En résumé, l’extension du rôle des TNI dans le domaine non militaire n’est pas due entièrement à la volonté des TNI mais est le résultat et le reflet de la faiblesse du système politique indonésien, faiblesse que l’on peut voir manifestée dans les faits suivants : 1.) centralisation du pouvoir autour de la personne du président sans qu’un système approprié de contrôles, de pouvoirs et de contre-pouvoirs existe ; 2.) faiblesse et incapacité de la bureaucratie civile à mener à bien ses tâches, tâches elles-mêmes confiées par des institutions politiques faibles ; 3.) mauvais usage ou cooptation des militaires par les hommes politiques civils afin de soutenir leur pouvoir, un processus qui n’a jamais été contrôlé par le système politique.
L’identification du problème est indispensable pour comprendre la culture politique de l’Indonésie et la mettre en perspective afin de la comparer à la situation actuelle. A l’aide d’une telle comparaison, nous pourrons répondre à la question suivante : cette situation existe-t-elle toujours (et faisons-nous face fondamentalement au même problème avec à l’esprit l’idée que nous ne devons pas tomber dans les mêmes pièges que par le passé) ? ou bien l’environnement politique de l’Indonésie est-il meilleur aujourd’hui (et faisons-nous donc face à des difficultés autres, différentes) ?
Les TNI vivent un moment difficile, devant faire face et répondre à une explosion extraordinaire de critiques publiques, frisant bien souvent la condamnation pure et simple. Ces critiques publiques ont deux causes : premièrement, elles sont en partie une conséquence de la condamnation publique du régime Suharto, régime dont les TNI sont vues comme ayant été le principal protecteur ; et, deuxièmement, elles sont faites de critiques adressées directement aux TNI et représentent des sentiments éprouvés depuis longtemps mais qui étaient jusqu’ici inexprimés et qui soudainement trouvent à s’exprimer. Tout en se renforçant pour la réparation des erreurs qu’elles ont pu commettre par le passé, les TNI se sont adaptées aux circonstances nouvelles et changeantes.
Répondant aux changements stratégiques de leur environnement, les TNI ont formulé un nou-veau paradigme afin de déterminer leur rôle et leur mission. Selon ce nouveau paradigme, les missions exécutées par les TNI doivent être et seront : 1.) toujours entreprises dans le cadre d’une mission fixée par l’Etat, 2.) dans le cadre de l’appui aux institutions existantes, 3.) appuyées sur l’accord et la volonté du peuple, 4.) ensemble avec les autres composantes de la nation, 5.) comme une partie du système national 6.) en accord avec les dispositions constitution-nelles. Ce nouveau paradigme est mis en œuvre comme la réforme interne des TNI, laquelle cor-respond au fond à l’accès de la nation au pouvoir, par l’accès au pouvoir des différentes institu-tions de celle-ci et afin de produire un pouvoir national compétitif. La contribution des TNI à cet accès au pouvoir de la nation est garantie par le retrait progressif des TNI des affaires politiques au jour le jour afin que les TNI puissent se concentrer sur leur mission première qui est celle de défendre le territoire national de toute agression extérieure et de dissuader tout agresseur éventuel, laissant ainsi les fonctions de sécurité interne à la police, tout en restant toujours prêtes à venir en aide à la police et aux autorités civiles pour des activités non militaires selon ce que ces autorités auront défini par la loi et les décrets. La réforme interne sera appliquée selon des phases progressives : 1.) retrait de la vie politique ; 2.) redéfinition progressive de la gestion des ressources territoriales pour la défense par l’accession au pouvoir des institutions telles qu’elles sont prévues par les textes ; 3.) restructuration de la gestion des richesses par un départ progressif d’une implication directe dans les entreprises industrielles et commerciales parallèlement à une augmentation du budget de la défense ; 4.) reformulation de la doctrine en mettant l’accent sur le caractère “commun” en tant que force de défense et en développant le professionnalisme.
Sous ce nouveau paradigme, la mission des TNI peut être définie comme suit : “En tant que principale composante de la défense de l’Etat, pour combattre toute agression contre la souveraineté et l’intégrité du territoire national en défendant les intérêts nationaux de l’Indonésie tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières”.
Cette mission peut être précisée plus en détail comme suit : 1.) agir comme moyen de dissuasion initial et comme réponse à toute agression ennemie constituant une menace à la souveraineté et à l’intégrité du territoire de la République d’Indonésie ; 2.) entraîner le peuple à des missions de défense ; 3.) fournir une surveillance et des moyens de faire respecter la loi dans les eaux territoriales et l’espace aérien de la nation ; 4.) aider la police à sa demande pour assurer le maintien de l’ordre ; 5.) aider les autorités civiles à leur demande en période d’urgence et soutenir la construction de la nation ainsi que d’autres tâches non militaires ; et 6.) conduire des opérations internationales de maintien de la paix.
A ce jour, les étapes pour la réforme interne qui ont déjà été mises en place sont les suivantes : 1.) séparation des forces de police des TNI en plaçant les premières directement sous les ordres du ministère de la Défense comme une première étape vers l’établissement d’une force de police non militaire ; 2.) réduction de 75 à 38 du nombre des représentants des TNI et de la police au Parlement par un décret de l’Assemblée consultative du peuple (Majelis Permusyawaratan Rakyat – MPR) comme un premier pas vers un retrait graduel du parlement. Le commandement général des TNI a exposé sa politique de retrait complet des représentants TNI-Police du parlement à l’horizon 2004 ou à une autre date, en fonction de ce que décidera le MPR ; 3.) retrait de la vie politique au jour le jour en prenant une position neutre aux élections parlementaires et en n’apportant pas de soutien à tel ou tel parti politique ; 4.) abolir la doctrine “kekaryaan” qui veut que des officiers d’active soient nommés à des postes civils, cela ayant pour conséquence la disparition de diverses institutions qui géraient les affaires socio-politiques et leur gestion par des officiers d’active nommés à des responsabilités devant être occupées par des civils ; 5.) la disparition de Bakorstanas, une agence de coordination pour le maintien de la stabilité nationale ; et 6.) une révision de la doctrine territoriale.
Les défis auxquels doivent faire face les TNI en ce qui concerne leur réforme interne peuvent être classés en deux catégories : ceux qui ont une origine interne et ceux qui viennent de l’organisation de l’environnement externe.
Les défis internes ne diffèrent pas fondamentalement des processus de changement tels qu’on peut les trouver dans n’importe quelle organisation, à savoir comment “vendre” l’idée du changement, comment convaincre que ce changement est nécessaire et comment surmonter les résistances au changement. Il est cependant important d’établir une vision commune de l’organisation et de ne pas se laisser influencer par les seules pressions extérieures. Ceci est un point important à comprendre : la réforme n’est pas la résultante de pressions extérieures mais découle d’une prise de conscience interne de la nécessité de changer. Déjà en 1988, le général (aujourd’hui à la retraite) Sumitro avait déclaré : “Le degré d’implication de l’ABRI dans la vie politique est totalement fonction de la situation politique du moment. Si nous estimons que cet engagement n’est plus nécessaire, nous devrons redonner tous les postes aux civils.” Mais ce qui est encore plus important est la relation qui existe entre une organisation qui change et son environnement extérieur. La réforme interne des TNI ne se déroule pas isolée du reste du monde. Elle est influencée par et elle influence le processus de réforme au niveau de la nation toute entière. Le défi que présente ce processus de réforme est fondamentalement le défi de contrôler ce processus. Bien que la réforme pragmatique et progressive fonctionne comme un substitut à la révolution politique et sociale, tel que cela a été exprimé par Laswell et Kaplan, on peut cependant montrer que cette réforme pragmatique et progressive peut générer non de la stabilité politique mais au contraire une plus grande instabilité. Huntington est allé plus loin en affirmant que le simple fait qu’un régime entreprenne des réformes et fasse des concessions encourage les demandes pour toujours plus de changements, un processus qui peut très bien s’emballer et déboucher sur une révolution (Cf ; Samuel Huntington : Political Order in Changing Societies, Yale University Press, New Heaven et Londres, 1996).
Le phénomène décrit ci-dessus, conjugué à l’absence d’institutions politiques efficaces, peut lais-ser l’impression que la réforme des TNI est vue comme un problème politique, comme si tout ce que les TNI avaient fait par le passé pouvait être qualifié d’absolument mauvais et que les er-reurs commises par le passé étaient totalement de la seule responsabilité des militaires. Ce que a quoi nous assistons est en partie ce que Huntington a décrit en ces termes : “Dans de nombreux, sinon dans la plupart des pays en voie de modernisation, les élections ne servent qu’à consolider le pouvoir de forces sociales de désordre, souvent socialement réactionnaires, et finalement à mettre à bas la structure de l’autorité publique.” Huntington continuait en montrant que, dans ces pays, le problème fondamental n’est pas la liberté mais la création d’un ordre public légitime. Les hommes peuvent bien sûr avoir l’ordre sans la liberté mais ils ne peuvent avoir la liberté sans ordre. L’autorité doit exister avant qu’il ne soit question de la limiter ; or c’est l’autorité qui est une ressource rare dans ces pays en voie de modernisation où les gouvernements sont à la merci d’intellectuels agités, de colonels bruyants et d’étudiants émeutiers. Cela paraît être la perspecti-ve américaine du problème, mais c’est ainsi parce que l’Amérique est née avec un gouverne-ment, avec des institutions et des pratiques politiques importés de l’Angleterre du XVIIe siècle ; l’Amérique n’a donc jamais eu à se préoccuper de créer un gouvernement. Cette différence née de l’histoire a rendu les Américains particulièrement aveugles au problème de la création d’une autorité efficace dans les pays en voie de modernisation (Cf. Samuel Huntington, op. cit
Massaryk nous rappelle également la nature holistique de la démocratie : la démocratie est la reconnaissance loyale de personnalités civiles et de leur coopération assurée. La démocratie ne doit pas se muer en démagogie ou bien être confondue avec l’anarchie. La démocratie est le règne du peuple. Il ne peut y avoir de gouvernement sans obéissance ni discipline.
Ainsi le défi qui se pose à la réforme au niveau national est bien d’établir une autorité politique efficace par le biais des diverses institutions politiques. Dans la ligne de ce que propose Huntington, Singh a suggéré que les causes premières de l’intervention des militaires dans le champ du politique ne sont pas à rechercher chez les militaires eux-mêmes mais bien plutôt dans le politique.
Observée du point de vue des relations entre les civils et les militaires, la question du rôle des TNI dans le processus de démocratisation est de savoir comment établir un climat saint dans les relations civils-militaires. De fait, un tel climat ne relève pas de la seule responsabilité des mili-taires mais est fonction des relations qui s’établissent de par et d’autre. Du côté des militaires, on attend d’eux : 1.) qu’ils fassent partie du système de la nation ; 2.) que les militaires se recon-naissent soumis à l’Etat de droit ; 3.) qu’ils soient obligés de respecter l’autorité civile. Du côté des civils, on attend d’eux : 1.) qu’ils reconnaissent que les forces armées sont un outil légitime de la démocratie ; 2.) qu’ils financent et respectent les rôles, les missions et la gestion interne des militaires ; 3.) qu’ils se montrent à même d’œuvrer au sein d’une administration capable, compé-tente et soumise aux lois ; et 4.) qu’ils s’éduquent par eux-mêmes pour respecter la culture mili-taire et les problèmes liés à la défense (Cf. Harry Desmond et Marc F. Platner : Civil-Military Relations and Democracy, John Hopkins University Press, Washington DC, USA, 1996).
De fait, la meilleure garantie du professionnalisme et de la professionnalisation des TNI est de les rendre imperméables à toute influence politique externe.
Les TNI donnent maintenant la meilleure opportunité aux élites politiques civiles de régler les problèmes de la nation, lesquels sont à la base des problèmes de nature politique. Les TNI souhaitent le succès de ces changements en espérant que les élites politiques civiles vont se montrer compétentes, escomptant qu’il n’y aura pas de conséquences négatives qui prendraient la dimension d’un problème de sécurité dont seraient chargées les forces de sécurité.
Ce à quoi sont le plus attachées les TNI, ainsi qu’il en a traditionnellement été par le passé avec le rôle de “gardien de la nation” confié aux TNI, c’est l’engagement en faveur de la République telle qu’elle a été proclamée le 17 août 1945, une République appuyée sur les piliers que sont la philosophie de l’Etat contenue dans le Pancasila, l’esprit de la Constitution de 1945 et l’unité de la République d’Indonésie. Les raisons des soucis que les TNI se font tiennent à la conscience de la fragilité de la nation, liée à ses caractéristiques multiples. Une balkanisation de l’Indonésie serait la dernière des choses que les TNI voudraient voir arriver.
Les relations entre les civils et les militaires ne doivent pas être perçues comme une dichotomie statique mais plutôt comme un processus dynamique où se conçoit la politique de défense, l’initiative relevant d’une décision politique, son application dépendant des militaires, ceux-ci étant l’outil de la puissance de la nation, responsables de la défense du pays face à d’éventuelles menaces externes, avec pour objectif la protection des intérêts de la nation.
Tout en identifiant les erreurs commises par le passé et en tirant les leçons de ces erreurs, les TNI se sont positionnées pour être partie prenante du processus national de démocratisation et entendent bien que ce processus mène en douceur la nation vers une Indonésie plus démocratique. Différents cas de démocratisation manquée, le plus récent d’entre eux étant le Pakistan, et la lenteur du progrès des réformes dans les pays d’Amérique hispanophone sont présents à notre esprit. Les TNI ont bien conscience qu’il est essentiel de maintenir ce processus vivant et allant de l’avant, l’opinion publique pouvant perdre confiance dans le processus, voire, dans le cas contraire, en la démocratie elle-même. Une telle perte de confiance serait un coût