Eglises d'Asie

“DEMEURER FERME DANS L’ESPERANCE, EDUQUER LE SENS MORAL DE LA NATION”

Publié le 18/03/2010




Lettre pastorale

de la Conférence des évêques catholiques d’Indonésie

Pâques 2001

Avant-propos

Bien chers frères en Notre-Seigneur Jésus-Christ,

Les événements que nous venons de vivre se suivent à un rythme accéléré, y compris les plus dramatiques. L’un est à peine passé qu’en survient un autre, encore plus difficile.

Certes, les nouvelles se transmettent très rapidement, mais l’auditeur risque de ne pas y prêter attention, ou alors de ne pas prendre position. Lorsque, dans une situation difficile, des gens souffrent vraiment, les autres peuvent ne pas se sentir concernés. Et quand d’autres prennent conscience de la situation, il est souvent trop tard pour les victimes, ou bien celles-ci ont déjà reçu de l’aide.

Une lettre pastorale veut être une interpellation à l’égard de tous, quels qu’ils soient ; un message veut leur être porté. Notre société passe par des difficultés très grandes. Nous sommes dans une situation d’urgence. Nous devons immédiatement prendre ensemble les mesures qui s’imposent, faute de quoi la crise atteindra un point de non-retour.

C’est sur cette toile de fond que nous vous adressons cette lettre. Que ceux qui la trouvent trop longue n’en retiennent que l’essentiel ; ceux qui pensent au contraire qu’elle est trop courte pourront trouver des compléments dans l’enseignement de l’Eglise ; ceux pour qui le ton parait trop timoré chercheront des termes qui parlent davantage à leur entourage.

L’essentiel dans cette situation difficile est de continuer à mettre notre foi dans le Seigneur et, tous ensemble, de chercher dès maintenant à sortir de cette crise par une voie conforme à sa volonté.

Introduction

1.Les événements des Moluques ont laissé des blessures encore vives, alors qu’en Papouasie, à Aceh, à Poso et ailleurs des victimes continuent à tomber. Les bombes de Noël dernier résonnent encore à nos oreilles que nous arrivent des nouvelles terrifiantes de Sampit et Palangkaraya, au centre de Bornéo. Nous pleurons nos enfants morts de façon tragique, victimes des luttes intestines de nos propres élites politiques, qui n’hésitent pas à utiliser la religion et à exacerber les différences religieuses, sociales, économiques ou politiques. La population exprime son mécontentement de diverses façons, trop souvent accompagnées de violences faisant des victimes et des dégâts.

Impuissants ?

2.Il nous semble que les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et militaire qui ont pour mandat de maîtriser cette crise pluridimensionnelle sont incapables d’y faire face. Bien plus, nombre de mesures déjà prises ou sur le point d’être prises sont en pleine violation de la législation en vigueur ; ou alors, les lois sur lesquelles s’appuient ces mesures sont elles-mêmes sujettes à caution. Si l’on ne tient même plus compte des lois les plus fondamentales, comment peut-on espérer trouver une solution satisfaisante aux problèmes graves et accumulés de longue date que sont la corruption, la collusion, le népotisme, les violations des droits de l’homme, la crise bancaire, la relance de l’économie, etc. ? La question se pose même en ces termes : les membres du pouvoir sont-ils vraiment impuissants face à ces problèmes ? ou bien cette crise n’existe-t-elle que parce qu’eux-mêmes ont partie liée aux problèmes auxquels ils devraient mettre un terme ? ou encore les membres du nouveau gouvernement deviennent eux aussi partie du problème ? Impuissance ou plutôt indiscipline sous-jacente ? Le plus attristant est de constater les récentes luttes d’intérêts et de pouvoir entre les hommes politiques. Ils en oublient l’essentiel, qui est de remettre l’économie sur pied et mettre en marche les réformes sociales et politiques. Espérons qu’ils n’oublieront pas les aspirations des gens : l’harmonie et la paix, du travail pour tous, une économie meilleure et le bien-être réel pour tous.

Mort de la morale et de l’éthique ?

Très chers frères,

3.Dans notre lettre pastorale du Carême 1997, nous parlions d’une dégénérescence morale dans presque tous les secteurs de la vie sociale et politique. Au vu des événements qui se sont déroulés depuis lors, nous sommes enclins à aller plus loin et à nous poser sérieusement la question : à l’heure actuelle, n’y a-t-il qu’une dégénérescence de la morale, ou bien est-ce déjà la mort de la morale et de l’éthique, elles qui devraient être la base de la vie sociale et politique ? Selon nous, c’est là la source des troubles actuels. Ceux-ci apparaissent sous la forme de conflits violents entre groupes sociaux, d’un net ralentissement de la vie économique et politique, d’une dégradation de la justice et d’un fort sentiment d’insécurité. Les racines de ce mal profond se trouvent partout : à commencer au sein du peuple lui-même, des responsables des finances et de l’économie, jusqu’à ceux de la politique et de la sécurité, et même les députés et les gardiens de la loi.

4.Cette question importante au sujet de la vie morale et éthique dans la vie sociale et politique, nous la posons sous les formes suivantes  :

a) Le sens de la justice et de la solidarité entre citoyens dans la recherche du bien-être commun existe-t-il encore ? Ce qui domine actuellement, c’est le chacun pour soi, la recherche de son intérêt, individuel ou de groupe. De cette façon, n’existent plus ni solidarité, ni fraternité nationale, ni sentiment de partager un sort commun. Partout est semée la haine. Les gens ne peuvent plus se compléter, riches de leurs différences. Au contraire, on les dresse les uns contre les autres, de sorte que, pour de l’argent, certains sont prêts à apporter leur soutien à un groupe en vue d’augmenter son pouvoir.

b) Le sens de la responsabilité politique, de la justice pour le bien de tous existe-t-il encore ? Pourquoi les hommes politiques sont-ils uniquement attirés par le pouvoir, un poste envié dans les finances, leurs propres intérêts ? En fait, il n’y a qu’une base morale de la politique : le bien-être de tous.

c) Le sens du respect de la vie et de la dignité humaine existe-t-il encore ? Il semble s’évanouir dès lors qu’apparaissent les différences ; ainsi en est-il du sentiment humanitaire et du respect envers tout ce qui est différent et multiforme. Les différences d’opinion, d’ethnie, de religion, de région, d’intérêt et de visée peuvent très vite devenir des sources de conflits, de bagarres, de violences, de haine et de meurtres entre fils d’une même nation.

d) Dans la vie en société, le respect de Dieu existe-t-il encore ? A l’évidence, la vie sociale et politique n’est pas imprégnée par la foi et l’enseignement divin, ni conduite par une conscience pure, honnête et juste et n’a aucun compte à rendre à Dieu. A preuve les nombreuses violations dans tous les domaines. On prie avec ferveur et l’on se rend dans les lieux de culte, mais cela ne semble pas influer sur la vie sociale et politique. La lumière de la conscience est éteinte. Dieu n’est plus respecté.

Pire qu’avant ?

5.En tant que croyants et citoyens, nous n’avons jamais connu une situation aussi grave. Cela nous pousse d’autant plus à vouloir prendre une part active aux efforts de renouvellement de notre pays. Les catholiques font partie intégrante de la nation. En tant que vos pasteurs, nous vous invitons donc à regarder ces événements à la lumière de la foi : celle-ci nous aidera à chercher avec toutes les composantes de la nation comment sortir notre pays du gouffre et le remettre d’aplomb. Face à une situation qui semble sans issue, notre vue elle-même peut se troubler. Dans la foi, avec un cœur et un esprit droit, essayons de dégager les points positifs, de déceler les perles précieuses dans la vie de la nation et de les développer ensemble.

I – En tant que croyants

Très chers frères,

6.Vous qui vivez la peur et l’insécurité, aux Moluques, à Aceh, à l’ouest de Bornéo, à Poso (Centre des Célèbes), en Papouasie, au centre de Bornéo et ailleurs, vous qui vivez la douleur et la haine, qui devez fuir pour votre vie, qui êtes blessés dans votre chair et votre cœur, il est normal que vous vous demandiez : “Pourquoi sommes-nous haïs, pourchassés, tués, et nos maisons incendiées, simplement parce que nous sommes d’une autre religion ou d’une autre ethnie ?” Vous qui avez subi personnellement les explosions de la nuit de Noël, vous dont les parents ou amis ont été tués ou blessés, il est normal que vous vous demandiez : “Pourquoi certains en veulent-ils aux chrétiens au point de lancer des bombes au moment où nous allons célébrer Noël ?” Ces dernières années, de nombreux événements, qui pourraient encore se reproduire semble-t-il, nous ont maintenus dans la peur et l’insécurité, aussi bien les chrétiens que l’ensemble de la population.

Fermes dans la foi

7.Si, en tant que catholiques, vous vous sentez menacés dans la situation où vous vous trouvez actuellement, nous vous invitons à fortifier votre foi, avec nous-mêmes, et à renouveler notre volonté de suivre les traces du Christ. Depuis toujours, c’est précisément en méditant le chemin de croix que les chrétiens se préparent à célébrer la Résurrection du Seigneur dans la joie. Nous suivons Jésus sur le chemin de la souffrance qui s’achève avec sa mort au Golgotha. Jésus n’a pas promis une vie facile dans ce monde : “Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive.” (Mt 16, 24). Suivre Jésus portant sa croix, cela signifie prendre part à ses souffrances, et ceci découle de notre mission à proclamer le Royaume de Dieu, lequel est “justice, paix et joie dans l’Esprit Saint” (Rm 14, 17). Souvent nous connaissons la peur, comme ce fut le cas pour Jésus à Gethsémani. Marie a suivi son Fils Jésus et a ressenti les tortures et la mort de son Fils ; nous aussi, comme Marie, nous allons souffrir de plusieurs façons. Mais cette incertitude, cette inquiétude, cette souffrance ne sont pas un point final. Dans l’Ancien Testament, le Peuple de Dieu a eu la même expérience au désert. A ce moment-là, Dieu l’a entouré et protégé, veillant sur lui “comme sur la prunelle de ses yeux” (Dt 32, 10). Nous aussi nous pouvons avoir la certitude que le Seigneur veille sur nous. Depuis le premier instant de notre vie, Il veille sur nous avec amour. Il ne nous laisse jamais seuls. Il ne nous oublie jamais.

Croix et Résurrection

8.Nous croyons que la croix est la voie du salut. C’est ce que proclame St Pierre sous le portique de Salomon : “Le Prince de la vie, vous l’avez fait mourir, mais Dieu l’a ressuscité des morts.” (Ac 3, 15). Fort de cette foi, St Paul écrit avec joie aux chrétiens de Rome : “Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivons aussi avec lui, sachant que (.) la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui.” (Rm 6, 8-9). C’est pourquoi nous conservons l’espérance, même si la peur nous tenaille. Il y a donc dans le cœur de chaque croyant une joie et une espérance immortelles. Cette espérance nous rend forts, car Celui qui a commencé cette œuvre excellente en poursuivra l’accomplissement (Cf. Ph 1, 6). Au cœur de cette situation parfois très préoccupante, demeurons fermes dans la foi. Suivons Jésus avec joie, où qu’Il nous mène. Sentons-nous en sécurité sous sa protection.

Le bien et non la haine

9.Si nous demeurons fermes dans la foi, alors nous pourrons repousser la tentation de nous refermer et de refuser de voir la réalité en face. Par une foi solide et une conscience claire, nous comprendrons pourquoi Jésus nous invite à êtres bons envers tous, y compris nos ennemis. “Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ; bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament (.). Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut (.). Montrez-vous compatissants, comme mon Père est compatissant.” (Lc 6, 27-28.35-36). Comme le dit St Paul : “Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas.” (Rm 12, 14). Face à la haine, notre grande force est de ne pas nous fermer et de ne pas haïr en retour. Au contraire, laissons-nous éclairer par la bonté et l’amour de Jésus. Ne nous laissons pas aveugler par l’insécurité, la haine et l’injustice. Ne nous laissons pas emporter par des réactions négatives qui affaiblissent notre foi et ternissent notre joie.

La limpidité du cœur

Très chers frères,

10.Si nous sommes fermes dans la foi et nous sentons en sécurité sous la protection divine, nous ferons alors, comme ceux qui aiment Dieu et sont aimés de lui, l’expérience de la limpidité du cœur. L’amour et la bonté de Dieu débordent dans notre cœur, nous réchauffent de l’intérieur, nous libèrent de la méfiance et des préjugés qui nous poussent à ne voir que le négatif. L’amour de Dieu nous rend capables de voir la réalité de façon plus claire et plus vraie. Certes nous verrons que certains veulent toujours semer la haine, soit en raison de préjugés, soit par notre faute, soit qu’ils nous connaissent mal, ou pour des tas d’autres raisons. De toute façon, ne rendons pas la haine pour la haine, mais prions pour le bien de ceux qui font le mal (Cf. Mt 5, 44).

Il y a encore beaucoup de bien !

11.Si l’amour de Jésus nous éclaire, nous serons réconfortés par ce que nous verrons alors : dans notre pays, les gens prêts à semer la paix et le bien sont bien plus nombreux encore. La plupart des gens aspirent à la paix. Ils sont prêts à admettre une diversité parmi les différents groupes sociaux. Beaucoup de ceux qui nous entourent sont des gens pleins de bonté, en qui nous pouvons avoir confiance. La tradition de tolérance du peuple indonésien n’est pas morte. Nous dirons même que la société en général désire grandement voir tous ses membres se sentir en sécurité et heureux de vivre ensemble, y compris ceux de religion, ethnie ou coutume différentes.

12.Au cœur de tout homme est enraciné l’amour du prochain et un désir spontané de venir en aide à ceux qui souffrent. Lors d’accidents, d’émeutes ou d’affrontements, il se trouve toujours quelqu’un dont on dit qu’il a porté secours à un voisin d’une autre religion ou d’une autre ethnie, et donné des soins aux victimes. Aux Moluques, par exemple, est apparu le “Mouvement des Femmes concernées” au sein duquel des femmes musulmanes, protestantes et catholiques collaborent pour soulager les souffrances et travailler à la paix. Cette solidarité entre croyants de religions différentes s’est manifestée également dans une condamnation très nette des actes terroristes de Noël 2000. On a eu l’impression que les diverses communautés se sont senti agressées à ce moment-là. Le but de ces actions terroristes était manifestement de monter les religions les unes contre les autres. Mais celles-ci ont refusé, comme elles ont refusé d’être manipulées par des intérêts politiques. Ces actes terroristes voulaient donner à croire que des adeptes d’une religion voulaient attaquer des croyants d’une autre religion. C’était en fait une manœuvre pour créer une situation d’instabilité nouvelle en vue de faire avorter le plan de démocratisation et de réforme. Ne tombons pas dans ce piège. Ne nous laissons pas aller à des réactions émotionnelles vis-à-vis d’une autre religion ou d’une autre ethnie, car c’est justement ce qu’attendent ces gens. La mort d’un jeune musulman à Java Est la nuit de Noël, alors qu’il assurait la protection d’une église, devient la preuve et la force qui poussent à œuvrer sans relâche pour l’harmonie entre les religions. Notre foi ne nous enseigne-t-elle pas à semer les graines de l’amour et à refuser la violence sous toutes ses formes ?

13.De ces actes de terrorisme qui ont fait de nombreuses victimes à Noël dernier est sorti un bien, selon nous. Ces événements ont amené un changement de comportement chez beaucoup de gens : leurs préjugés et leur méfiance se sont transformés en attitude d’ouverture et d’accueil. Aussi nous vous invitons à combattre tout ce qui peut diviser. Faisons l’effort d’aller vers les autres communautés religieuses et d’instaurer les voies du dialogue avec tous. Dans les communautés de quartier, nous vous invitons à établir de bonnes relations avec les gens des autres religions, sur la base d’une confiance réciproque. Le même effort doit être fait avec ceux des autres ethnies. Des relations ouvertes et sans arrière-pensée permettront de mettre un terme à la méfiance qui souvent perturbe les rapports entre communautés différentes. Les événements que nous vivons peuvent contribuer ainsi à renforcer notre solidarité.

Vaincre le mal par le bien

Très chers frères,

14.Il nous faut donc nous débarrasser de tout préjugé envers les gens d’une autre religion, d’une autre ethnie ou d’un autre groupe. Si nous souhaitons qu’eux-mêmes n’aient pas de préjugés à notre égard, n’en ayons pas non plus envers eux. Revenons donc de notre dureté de cœur, de toute méfiance et de tout préjugé. St Paul nous le dit : “Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien.” (Rm 12, 21). Se convertir comme le demande Jésus signifie également : ne nous considérons pas, nous, notre ethnie, notre groupe, comme étant les seules victimes. Les victimes sont aussi parmi les autres, et nous-mêmes pouvons en être responsables. Ce que demande Jésus à ceux qui accusent la femme adultère vaut aussi pour nous : “Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre” (Jn 8, 7). Jésus invite les hommes à ne pas juger ni condamner les autres.

Protéger le petit et le faible

15.Là où les catholiques sont majoritaires, qu’ils n’écrasent pas les gens d’une autre religion ou d’une autre ethnie, mais au contraire, qu’ils leur accordent aide et protection, par exemple en leur construisant un lieu de culte et en participant à leurs festivités. Les personnes de religion ou d’ethnie différentes doivent toujours se sentir en parfaite sécurité au milieu des catholiques. Si c’est cette attitude que nous espérons des autres, nous devons faire en sorte que les autres puissent se sentir libres et à l’aise au milieu de nous.

II – En tant que citoyens

Très chers frères,

16.Beaucoup s’étonnent d’une dégradation si rapide de la situation depuis qu’est apparu le mouvement de réforme et de démocratisation. Nous voyons plutôt le problème de cette façon : depuis longtemps sous l’Ordre Nouveau, nous semblions vivre dans un climat de paix, de discipline et de solidarité, mais tout cela était factice. La solidarité s’est muée peu à peu en crainte des gens au pouvoir ; les échanges de bons procédés sont devenus monnaie courante pour obtenir une bonne place ou favoriser une entreprise ; la nation maintient son unité non plus par un sentiment de fraternité, mais par la force et le pouvoir au nom de la stabilité et de la sécurité nationales, à l’aune desquelles sont mesurées toute attitude non conforme et toute critique envers le pouvoir. En même temps, le culte de l’argent entraîne une dégénérescence de la vie morale de la nation. L’argent prime le droit. Et donc à partir de ce moment-là, personne ne prend plus la foi, la morale et le Pancasila comme fondement de sa vie. Le mot de Pancasila est sur toutes les lèvres, mais c’est devenu un slogan vide de sens. Les valeurs du Pancasila sont mortes, ainsi que toute morale sociale. Mort également l’esprit de solidarité et de fraternité au sein de la nation. Et lorsque s’écroule le pouvoir qui maintenait cette unité factice, apparaît alors la réalité telle qu’elle est. Et nous continuons à vivre de cet héritage où le fort et le grand écrasent le faible et le petit, et où l’esprit matérialiste engendre la corruption. Malheureusement la volonté de réforme en profondeur ne s’est pas concrétisée par des efforts d’amélioration manifeste, et la solidarité a été déchiquetée car réduite à des solidarités particulières de religion, d’ethnie, de région, de parti, de groupe, d’opinion.

17.A tous les catholiques nous rappelons leur grande et lourde responsabilité dans le progrès de la nation, par une vie de foi authentique, dans tous les domaines de la vie sociale. Notre vie doit être fondée sur la foi et la morale. Voici quelques points pour vous y aider :

Mettre en œuvre la foi signifie vouloir vivre en frères avec qui que ce soit, y compris ceux des autres religions et se prêter mutuellement secours et assistance. C’est ainsi que s’exprime notre fidélité à l’amour enseigné par Jésus.

La foi est incomplète si elle ne fait pas un avec les valeurs culturelles, les traditions et les religions dont s’imprègne la vie quotidienne. Tout ce qui est bon et vrai doit être intégré comme une richesse et recevoir notre soutien ; au contraire, nous devons faire en sorte que personne ne soit plus influencé par ce qui est négatif. Avec ceux qui nous entourent efforçons-nous de créer des traditions meilleures.

La foi est incomplète si elle ne nous rend pas plus attentifs à la pauvreté, qu’elle soit individuelle ou structurelle, et aux injustices de toutes sortes. Notre foi nous pousse à mettre en œuvre des moyens concrets, par notre spécialité et notre profession, pour travailler avec toutes les personnes de bonne volonté en vue de combattre l’injustice et d’atteindre la justice sociale et le bien-être pour tous.

La foi est incomplète si les catholiques qui travaillent dans les domaines exécutif, législatif, judiciaire et économique prennent des décisions sans tenir compte de leur impact social. La foi doit influer également sur les décisions prises dans les entreprises, de sorte que soit garantis les intérêts des ouvriers, des paysans, des pêcheurs qui sont désavantagés par leur position sociale.

La foi est incomplète si, dans le domaine scientifique, les chercheurs ne se préoccupent pas de savoir si les techniques vont apporter le progrès pour tous, ou au contraire agrandir encore le fossé social engendré, à leur corps défendant, par ces techniques. En ce sens, il est très important d’approfondir ensemble la doctrine sociale de l’Eglise.

La foi est incomplète si elle n’amène pas à être solidaires de tous, surtout des laissés pour compte. Si les autorités ne sont pas en mesure de faire beaucoup, leur foi devrait les conduire, avec toutes les bonnes volontés, à envisager des aides sociales, sans devoir attendre d’y être poussés.

La foi est incomplète si les responsables des moyens de communication rapportent les conflits de façon irresponsable. La foi devrait les conduire à créer une situation favorisant la paix entre les partis en guerre, au lieu d’attiser les conflits. Certes, les médias ne créent pas les conflits, mais ils contribuent à les aiguiser si la façon dont ils rapportent les événements n’incite pas à la paix.

18.Nous invitons tous les catholiques à se comporter en bons citoyens : utilisez les moyens mis à votre disposition pour, en toute humilité, rappeler à l’Assemblée consultative du peuple, à la Chambre des députés, au gouvernement, à la justice, à la police et à l’armée, de même qu’aux hommes d’affaires, la lourde responsabilité qui est la leur pour sortir de la crise, du désordre, de la pauvreté et du désespoir dans lesquels le pays se trouve enlisé. La situation préoccupante actuelle n’est pas d’abord le fait du peuple, mais bien la faute des dirigeants. Ceux actuellement au pouvoir, contrairement aux précédents, ont été élus et nommés de façon démocratique. Il est donc de leur devoir de s’acquitter au mieux de la tâche qu’il leur a été demandé d’assumer.

A vous, les catholiques au gouvernement, à l’assemblée, à la justice et à la sécurité, et aux commandes de l’économie, nous vous demandons de mettre en commun vos compétences de sorte que, grâce à la mise en œuvre des remarques précédentes, le peuple dans son ensemble puisse ressentir les bienfaits de votre leadership.

Un leadership de qualité

19.Voici quelques points spéciaux que nous voulons mentionner ici. Dans cette grave crise qui nous frappe, notre pays a besoin de dirigeants de qualité : des dirigeants qui aient une réelle sensibilité à cette crise, qui soient porteurs d’un projet essentiel comportant une échelle des priorités et capables de le mettre en œuvre avec assiduité. Nous insistons pour que la sagesse l’emporte et que soit mis un terme au conflit entre l’exécutif et le législatif. Ceci permettra d’accorder aux grands problèmes du pays toute l’attention requise et de trouver ensemble une solution rapide. Le gouvernement et les instances nationales ont le devoir de créer les conditions requises pour que le peuple vive dans la paix et le bien-être, soit reconnu dans son identité, dans sa dignité d’homme comme créature de Dieu, libre de déterminer la vie en société selon ses aspirations, ses espoirs et ses convictions. Il faut que le peuple puisse à nouveau croire en la justice. Personne ne se fera justice lui-même, s’il a l’assurance d’une justice indépendante, équitable, qui défend les droits de l’homme et ne prend pas parti pour le puissant, le riche ou quelque intérêt particulier. A ce sujet, nous regrettons particulièrement que, jusqu’à présent, tant d’actes de brigandage, de terrorisme, de violations des droits de l’homme et d’intimidations de toutes sortes n’aient jamais fait l’objet de décisions de justice. Nous estimons d’une extrême gravité pour la vie du peuple le fait que les dirigeants du pays, les gardiens de la loi et de la sécurité, qui devraient défendre la vérité, donnent au contraire l’impression de couvrir les auteurs de ces exactions. Encore maintenant, des actes de provocation continuent, sans être réprimés sérieusement.

20.Quant à la décision du gouvernement de rendre les régions autonomes, que les autorités régionales ne reproduisent pas l’erreur des dirigeants nationaux précédents, qui mettaient leur pouvoir au service de leur intérêt personnel, de celui de leur famille ou de leur clan. Les futurs dirigeants locaux doivent être d’une honnêteté foncière, pour ne jamais oublier que le pouvoir est un service et que le pouvoir qu’on exerce doit se muer en volonté de travailler au bien-être et au progrès du peuple. Le passé nous enseigne que les dirigeants qui restent sourds à la voix du peuple iront droit à l’échec, mais c’est le peuple qui en fera les frais.

Donner l’exemple

21.N’oublions pas que diriger implique toujours l’obligation de donner l’exemple. La vie et les œuvres d’un dirigeant doivent pouvoir être prises pour modèle par ceux qui sont sous sa direction. Ceci est valable pour tout dirigeant, politique, religieux ou local. Devenir dirigeant implique la responsabilité de vivre de façon à pouvoir être pris en exemple par les administrés.

22.Travaillons à ce que notre pays ne retombe pas dans les pièges du passé. En cette période de réforme, notre pays doit produire un gouvernement, une assemblée et une justice libres de corruption, collusion et népotisme. En tant que détenteur autorisé du pouvoir, non seulement le gouvernement ne doit laisser aucune place à la corruption et la collusion, mais il doit lui-même se garder absolument pur de toute corruption aux yeux des gens. Le peuple accordera sa confiance au gouvernement et suivra la voie qu’il lui indiquera si celui-ci se distingue nettement des gouvernements précédents, lesquels sont justement tombés en raison de la corruption, de la collusion et du népotisme.

23.Notre démocratie ne pourra se développer que si notre Parlement fonctionne vraiment comme une assemblée d’élus désintéressés, propres, vraiment responsables du bien-être de toute la nation, compétents, avec une ligne politique claire. Le succès de la démocratie dépend de l’existence de partis politiques de qualité. Jusqu’à présent, les partis politiques n’ont pas su donner l’impression qu’ils portaient les espoirs et les intérêts du peuple, et qu’ils proposaient une alternative politique claire qui prenne en compte les préoccupations du peuple.

24.Le comportement des gardiens de la loi et du système judiciaire peut être vu comme un baromètre de la démocratie : déclarer justes ceux qui le sont, traduire en justice ceux qui font le mal, prononcer une peine juste pour tous les condamnés. Le peuple a rarement été satisfait de la justice rendue. Il aspire à la paix et la sécurité, dans une justice égale pour tous.

25.Lorsque la nation est menacée de désintégration, c’est au gouvernement de faire comprendre, par les décisions politiques aussi bien que par les mesures concrètes qu’il prend, que ce pays appartient à tous et à chacun, régions, ethnies, communautés religieuses et culturelles, et à toutes les classes sociales. L’unité nationale ne tiendra que si chaque élément qui compose la nation considère celle-ci comme sa propre maison, où chacun peut vivre selon ses aspirations, ses convictions, ses traditions, avec les mêmes droits et devoirs que les autres.

Le Pancasila.

Chers frères et sœurs,

26.En lien avec ce qui vient d’être dit, nous voulons rappeler l’importance du Pancasila. Le fait que, sous l’Ordre Nouveau, le Pancasila soit devenu une idéologie utilisée par le gouvernement pour justifier son refus de rechercher toute légitimation populaire ne doit pas être une raison pour le dénigrer. Le Pancasila est la seule base sur laquelle s’accordent les pluralités ethniques, culturelles, religieuses et sociales de l’archipel pour s’unir et former un pays unique. Pour sauvegarder son unité, le peuple indonésien doit constamment réaffirmer sa volonté de maintenir le Pancasila comme philosophie des institutions. Celui-ci doit être compris comme une force pour servir et non pour dominer. Sinon, la politique devient un moyen de puissance en faveur de soi-même ou de son clan ; c’en est alors fini de la morale politique dont le seul fondement véritable est le bien-être pour tous. Les violences avec leur cortège de victimes sont la conséquence de l’absolutisation du pouvoir. Ensemble, levons-nous pour redonner à la politique toute sa force de service. Levons-nous et faisons du Pancasila une force sociale, une force d’intégration entre, par exemple, les transmigrants et les populations locales. Faisons du Pancasila une éducation à la solidarité entre les nantis et ceux qui sont dans le besoin, entre ceux qui ont de l’instruction et ceux qui restent à la traîne. Ainsi la politique sera vraiment pour le bien de tous. Ainsi fraternité et solidarité nationale porteront à nouveau des fruits.

Exhortation.

27.Enfin, en tant que citoyens indonésiens, nous exhortons tous les catholiques : construisons ensemble une vie meilleure, dans l’harmonie, le bien-être, et la solidarité avec le prochain. Voici cinq points pour nous y aider :

Vivons dans la solidarité : cela veut dire que nous donnons la priorité à nos frères pauvres et dans le besoin pour qu’ils puissent accéder à un niveau de vie honnête. Mettons en place, au niveau national et local, une économie équitable, où nous nous sentions tous égaux et solidaires.

Acceptons-nous les uns les autres tels que nous sommes, dans notre pluralité. Reconnaissons que nous sommes nombreux et différents, et que c’est dans cette différence que nous formons une nation. Ile d’origine, langue maternelle, culture régionale, ethnie, religion et pratique de notre foi, tout nous sépare. Respectons-nous dans nos différences, de sorte que chacun se sente respecté dans son identité propre.

Unissons-nous pour refuser toute forme de violence dans la recherche de nos aspirations, la formulation de nos exigences et l’expression de nos critiques. Sachons mettre un terme aux différends qui nous opposent, d’une manière juste et vraie, paisible, avec patience, en sachant nous écouter les uns les autres et en exprimant nos vues, sans contrainte, sans agressivité, sans blesser et sans menacer.

Instaurons entre nous des relations correctes, même si, dans les villes, nous pouvons être quotidiennement témoins d’actes répréhensibles, voire d’actes de barbarie. Depuis toujours les Indonésiens ont instauré des relations polies entre eux. Toutes les religions nous enseignent à faire le bien. Prenons donc des moyens civilisés pour régler tous les différends qui peuvent se présenter.

Mettons en pratique une tolérance positive : la majorité protège la minorité et celle-ci est respectueuse des sentiments et de la sensibilité de la majorité. Ainsi, bien que nous soyons de religion ou d’ethnie différentes, bien que certains soient des locaux et d’autres des nouveaux-venus, nous arriverons bien à vivre ensemble.

Conclusion

28.Frères et sœurs bien-aimés, la nation est en crise. Mais ce n’est pas une raison pour être passif et perdre espoir. Mettons notre foi en Dieu qui, en son Fils, a manifesté son dessein de salut sur nous. Levons notre cœur vers lui, et de tout notre cœur, là où nous sommes, efforçons-nous d’améliorer le sort de notre pays. A vous tout spécialement qui vivez dans des zones de violences interreligieuses, interethniques ou autres, nous vous disons notre préoccupation et notre solidarité. Nous demandons à Dieu de vous protéger et d’exaucer votre prière. Ne vous laissez aller à la violence envers quiconque sous aucun prétexte. En priant pour vous, nous pensons aussi à nos compatriotes qui souffrent et partagent votre sort. Que le Seigneur les aide et les protège. Enfin puissiez-vous témoigner par votre vie que l’amour est plus fort que la haine et que le pardon est plus fort que la vengeance. Que vos efforts à vivre concrètement notre exhortation soient pour la société un témoignage de votre foi. Que, grâce à votre témoignage, s’amorce un changement vers une société juste, pacifique et prospère.

Puisse, dans un avenir pas trop lointain, justice fleurir dans notre pays et grande paix jusqu’à la fin des lunes (Cf. Ps 72, 7).

Bonne Fête de Pâques.

PRIERE

Seigneur Dieu,

Dans la tourmente qui frappe notre pays,

Nous entendons ta voix : “N’ayez pas peur”

Donne-nous la foi pour avoir force et courage dans la tourmente.

Seigneur Dieu,

Au milieu de conflits qui n’en finissent pas,

Tu nous dis : “Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent”.

Donne-nous la force d’aimer sans réserve.

Seigneur Dieu,

Au milieu des voix qui expriment la haine,

Tu nous dis : “Priez pour ceux qui vous calomnient”.

Apprends-nous à prier pour qui que ce soit.

Seigneur Dieu,

Au milieu des mauvais traitements,

Tu nous dis : “Bénissez ceux qui vous maudissent”.

Donne ta bénédiction, qui surpasse les malédictions.

Seigneur Dieu,

Le mal se répand partout.

Nous entendons : “Ne soyez pas vaincus par le mal”.

Répands sur nous ta force, car sans toi, nous ne sommes vraiment rien.

Seigneur Dieu,

Lorsque la crainte nous envahit,

Nous entendons encore : “Soyez vainqueurs du mal par le bien”.

Nous t’en prions, par ta bonté, renouvelle l’Indonésie notre patrie.

Amen.