Eglises d'Asie

JE CHERCHE TA FACE, SEIGNEUR

Publié le 18/03/2010




C’est un grand honneur pour moi que d’avoir été invité par l’Institut pontifical Saint Pierre à échanger quelques idées avec vous tandis que vous discutez au sujet de la mission de l’Eglise en Inde dans un contexte de pluralisme religieux et sur les défis de la formation dans les séminaires dans le pays, tout cela à l’occasion des célébrations de votre Jubilé. J’ai interrompu mon travail pastoral pour deux jours au cours d’une saison très occupée pour être avec vous pendant un temps court avant de retourner sur le terrain. Vous m’excuserez si mon approche est plus pastorale qu’académique ou fondée sur des textes. Je suis reconnaissant à tous ceux qui sont à l’origine de mon invitation à ce symposium.

Etre ou ne pas être

Je voudrais commencer ce partage avec ces paroles puissantes du Hamlet de Shakespeare : “Etre ou ne pas être, voilà la question”. Le héros soliloque. Il peut venir un moment où chaque personne et chaque société se tournent vers l’intérieur d’elles-mêmes et se posent ce genre de question : “Continuerons-nous à exister ou non ? Quelles sont nos chances de survie ? Les dangers qui nous confrontent sont-ils trop grands pour nous ? Quelles sont nos ressources ? Nous est-il possible de préserver notre identité et notre héritage unique ou vaut-il mieux nous unir à la majorité et construire notre fortune avec les vastes opportunités qu’elle offre ?” Voilà les questions que des centaines de milliers de nos ancêtres chrétiens se sont posées au cours des siècles lorsqu’ils se trouvaient pressés par la majorité de s’accommoder avec elle, de s’adapter et de se soumettre. Et beaucoup se soumirent, qu’ils fussent dans les régions occidentales ou centrales de l’Asie, de la Chine du nord, ou de l’Inde de l’ouest. Ils unirent leur sort à celui des communautés dominantes et furent absorbés par elles.

Il y avait aussi une tendance parmi les petits groupes chrétiens à rester comme des fossiles, trop attachés au passé, s’accrochant aux symboles d’une gloire antérieure, exagérément conscients de leurs privilèges difficilement arrachés à des gouverneurs réticents, incapables de répondre de façon créative aux changements sociaux qui avaient lieu dans la société au sein de laquelle ils vivaient, et n’ayant pas d’approche créative pour contribuer à créer un avenir commun. Ces types de réponse n’ont rien de recommandable. La question qui est importante pour nous aujourd’hui est : comment pouvons-nous rester fidèles à notre identité et héritage chrétiens et en même temps être fiers de notre société globale, être en phase avec notre temps, et activement engagés dans la construction d’une destinée partagée avec les autres ?

Un combat pour l’identité

Le combat pour préserver son identité est la force qui conduit l’histoire de notre temps. Sous la menace des idéologies universalisantes de droite et de gauche ; sous la pression des médias qui s’efforcent de standardiser les goûts, d’homogénéiser les visions du monde et les styles de vie, d’abattre les manières indépendantes de penser et de se conduire ; écrasés au bulldozer par les sociétés dominantes, les gens, surtout les communautés minoritaires en différents pays, commencent à clamer en termes non équivoques : “Nous sommes différents. Nous avons une identité et une histoire originales. Ne nous forcez pas à être comme vous ou comme quelqu’un d’autre. Les Canadiens francophones se sentent différents. Les Basques disent qu’ils sont spéciaux. Les Ecossais se proclament uniques. Les Catalans, les Gallois, les Siciliens, les Wallons, les Azerbaijanais, les Hutus, les Kurdes, les Nagas, les Bodos. chaque communauté sent qu’elle possède une histoire particulière et un héritage original ainsi que des intérêts collectifs à défendre. Les dalits sont fiers d’être différents des brahmanes, les aborigènes d’être distincts des hindous ; les dravidiens d’être à part des Mans ; et les communautés mongoloïdes d’être différentes des deux.

Les Tibétains sont farouchement attachés à leur religion. Les Coptes, les Maronites, les minorités chrétiennes grecques et syriennes s’accrochent à leur foi avec une détermination absolue. Chaque communauté a le droit d’exister et elle se rebelle lorsqu’elle est menacée d’extinction. Il n’est pas étonnant que les chrétiens indiens, d’habitude discrets, commencent à se faire entendre quand on menace de leur imposer une culture monolithique et une religion dominante.

La montée d’un nationalisme culturel en Inde

Ainsi en est-il avec les sous-groupes ethniques au sein d’une nation, ainsi en est-il avec les minorités religieuses. La montée récente du nationalisme culturel en Inde, qui menace d’établir un Hindu Rashtra par la force, inspire la crainte. Non seulement les chrétiens, mais aussi les musulmans, les bouddhistes et les sikhs sont passés sur la défensive. La loyauté des chrétiens envers le pays est suspecte, prétend-on, parce qu’ils ont leur Punyabhumi en dehors du pays. Un tel argument est évidemment injuste. Des millions de bouddhistes japonais et chinois ont leur Punyabhumi en Inde, mais ils sont évidemment tout à fait loyaux envers leur pays. La même chose est vraie pour nos amis hindous qui habitent ailleurs. Il n’est pas légitime de mettre des frontières géographiques ou ethniques à une religion universelle. Aucune des religions qui ont leur origine en Inde n’ont fait cela. Ni aucune autre ailleurs.

On réalise peu que le fait de demander de façon répétée aux chrétiens de prouver leur bonne foi et leur loyauté au pays, et de les accuser tout le temps d’être étrangers, anti-nationaux et rendant un culte aux Occidentaux, cela est une sorte de jeu de pouvoir que la clique dominante utilise comme chantage pour garder une communauté minoritaire en état de sujétion, la forçant à s’essouffler pour être performante, pour garder la ligne dans le but de prouver sans cesse son honnêteté. Il est humiliant pour nous de chercher à plaire. C’est un peu comme la brute de frère aîné qui chaque nuit rentre saoul à la maison, arrache ses frères cadets du lit et leur demande de prouver qu’ils sont fils légitimes. La seule réponse est de lui demander à lui de prouver sa propre légitimité.

Un récent exemple de telles tactiques brutales est la manière dont une sorte de manie de Kargil a été introduite dans le subconscient de la nation, questionnent la générosité des chrétiens. Des fonds importants furent collectés dans des institutions chrétiennes et montrèrent que nous étions prêts à contribuer. Nous ne savons pas à combien se montèrent ces collectes, mais nous savons que même les enfants prirent des attitudes guerrières. Le fait que Hitler et Mussolini utilisèrent de semblables stratagèmes est clairement oublié.

Après avoir dit cela, nous pouvons considérer la question sous un autre angle. Il s’est produit récemment un réveil de toutes les civilisations asiatiques qui ont été malmenées durant la période d’expansion occidentale pendant le dernier demi millénaire. Les civilisations islamique, bouddhiste, confucianiste, shintoïste et hindoue cherchent un plus grand espace et une place respectée dans le nouvel ordre des choses. Dans la mesure où la civilisation hindoue cherche à s’affirmer et à sauvegarder ses propres intérêts, un tel mouvement est tout à fait légitime. Dans la mesure où elle veut retrouver son ancienne gloire et apporter sa contribution à l’héritage mondial, nous sommes tout à fait à ses côtés. Mais dans la mesure où elle cherche à supprimer les minorités, à affermir l’emprise du groupe dominant sur les communautés plus petites, à effacer les identités religieuses et ethniques ainsi que les traits individuels des groupes, à assaillir les loyautés régionales et tribales, à se mêler à la vie et à la réflexion internes des fraternités spirituelles et des groupes religieux, à interférer dans les options personnelles des gens dans le domaine religieux, à mépriser ou à provoquer les gens appartenant à d’autres civilisations, nous trouvons ces efforts totalement inacceptables. Lorsqu’elle se met à mobiliser les énergies religieuses et culturelles des masses indiennes pour pousser les intérêts politiques et économiques des classes privilégiées, nous nous séparons définitivement d’eux. Lorsqu’elle manifeste un zèle mal orienté vers des activités violentes, nous savons qu’elle a dépassé toutes les limites légitimes.

Le dialogue est une éducation mutuelle

Le dialogue signifie d’abord entente mutuelle. Nous savons que la mémoire des blessures historiques peut rester vive. La civilisation hindoue a subi des humiliations pendant un millénaire. De tels souvenirs font mal. Et nous le comprenons. Nous sympathisons. En fait, nous ne sommes pas des observateurs extérieurs. Nous sommes nous-mêmes immergés dans une sorte de conscience de soi collective.

Le dialogue signifie aussi éducation mutuelle. Nous apprenons les uns des autres. Une très importante chose à apprendre pour nous en Inde est le besoin de pardonner. Nous devons l’apprendre. Nous devons l’enseigner. Oui, nous avons besoin de pardonner à ceux qui nous font du mal, en n’oubliant pas que nous-mêmes avons fait du mal aux autres. Toute nation, toute communauté en ce monde a infligé du mal aux autres d’une manière ou d’une autre, et a à son tour souffert du mal. Les injustices sociales n’ont pas toutes été dans une seule direction. C’est seulement quand nous commençons à pardonner que nous pouvons dire que nous réglons nos comptes avec le passé. C’est seulement alors que nous sommes restaurés. Régler ses comptes avec le passé signifie accepter sans être embarrassé les réalités de l’histoire. Seulement alors, nous devenons vraiment nous-mêmes. Seulement alors, nos énergies créatrices révèlent leurs potentialités.

Permettez-moi de porter aussi le même message sur notre réflexion théologique. Tant que nous n’aurons pas dépassé nos complexes post-coloniaux et guéri nos ressentiments et reproches collectifs, notre créativité ne s’épanouira pas. Le talent indien ne sera pas ouvert à toutes ses possibilités. Se complaire dans la pitié sur soi-même serait pathologique. Nous devons apporter un certain degré de sérénité et de calme à nos exercices intellectuels pour que le génie indien puisse se révéler.

V.S. Naipaul est un de ceux qui pensent que l’Inde n’a pas encore réglé ses comptes avec le passé. L’ardeur d’Ayodhya et le complexe de Babar en sont les témoins. Naipaul pensait que la civilisation indienne était restée une civilisation blessée, et qu’elle voulait rester ainsi. S’apitoyer sur soi est toujours plus facile que prendre ses responsabilités.

Pour nous guérir, nous devons accepter les responsabilités de l’histoire. Le contexte mosquée-temple est la relique d’une rencontre déplaisante entre les civilisations hindoue et islamique. L’anti-occidentalisme à demi-conscient dans l’esprit indien est un reste de la pénible rencontre entre les civilisations indienne et occidentale. Mais nous ne devons pas permettre qu’elles fixent notre ordre du jour pour toujours. Si nous le permettons, nous resterons comme diminués. Nous chrétiens avons un rôle à jouer pour aider à guérir ces mémoires blessées par l’histoire. Nous avons une contribution à apporter pour assurer que la rencontre des civilisations soit mutuellement bénéfique, et non mutuellement destructrice.

Le dialogue signifie respect mutuel

Le dialogue ne commence pas par une demande d’excuses. Il commence par une admiration mutuelle. Il progresse avec un respect croissant de l’un pour l’autre. Il engage les parties dans des activités mutuellement bénéfiques. Il tire des éléments de l’héritage commun de l’humanité et, à son tour, il y contribue. Chaque partenaire a le souci de rester fidèle à son identité et chacun en vient à mieux comprendre sa propre tradition pendant qu’il explore les trésors de l’autre. Par exemple, une étude respectueuse des autres religions a aidé les chrétiens à mieux comprendre la chrétienté elle-même. Chacun trouve une réflexion de lui-même dans la sincérité et l’empressement de l’autre. Une recherche religieuse est toujours orientée vers Dieu. Les deux parties se rejoignent dans la prière : “C’est ta face, Seigneur, que nous cherchons. Fais resplendir ta face sur nous.”

Un récent obstacle au dialogue en Inde

Nous savons que le dialogue peut se muer en débat, puis en duel, et enfin tourner au désastre. Le dialogue interreligieux a beaucoup souffert en Inde au cours des deux dernières années. Les attaques contre des chrétiens de la part de militants de sont venues comme une surprise, d’abord verbale puis physique. Il y a eu des protestations de la part des chrétiens, puis des manifestations ; charges contre charges ; accusations et réponses. Des murs se sont dressés, des préjugés ont grandi, les distances se sont accrues.

En Inde, nous devons l’admettre honnêtement, a toujours eu lieu un dialogue inégal : la majorité dictait les termes, la minorité tentait de plaire et d’apaiser. Ceci reste vrai dans une large mesure. La communauté chrétienne n’a jamais été provocatrice. Agir ainsi serait aller contre ses convictions. De plus, elle ne pourrait jamais se permettre de le faire. Mais elle a le droit de parler. Elle a le droit de faire entendre sa voix. Elle a le droit d’invoquer la loi.

Le dialogue signifie être vrai

Comme nous l’avons dit, nous avons tout droit de réclamer une protection officielle selon les lois et la Constitution, d’utiliser l’assistance des médias et de répondre avec force aux accusations infondées. Tout cela est légitime. Mais, dans notre propre intérêt, regardons pendant un moment toute la question sans passion. Dans notre réponse aux attaques y avait-il trop d’émotion et de rhétorique, et trop peu d’analyse et d’interprétation de la situation locale qui a causé les troubles ? Y a-t-il eu trop de rapprochements entre des faits qui n’avaient aucun rapport ?

Défendons-nous, bien sûr. Mais, dans l’esprit de dialogue, faisons-le avec équilibre, sens de la mesure et vérité en toutes choses. Ce qui n’est pas du domaine du communautarisme ne devrait pas être présenté comme relevant du communautarisme. Un problème de discipline dans une école devrait être traité comme un problème de discipline. Nous devrions être sûrs des faits avant de les amalgamer. Si la situation a été provoquée par une faute de notre part, elle devrait être reconnue. Les faits devraient être vérifiés avant d’être rendus publics. Ce qui peut être traité localement n’a pas besoin d’être porté à l’attention de la nation toute entière. Des mécanismes d’apaisement des tensions devraient être développés localement pour être adaptés à chaque situation.

Et de plus, les protestations devraient être proportionnées. Est-ce que nos premières réactions à des provocations mineures nous ont laissés désemparés quand des gens du personnel de l’Eglise ont été tués ? C’est quand nous sommes sûrs que nous sommes dans une vraie bataille que nous pouvons jeter notre entière détermination dans l’action.

La vérité prévaudra toujours à la fin, nous en sommes certains. C’est dans notre propre intérêt que nous disons qu’il faut être honnête et juste. Et cela contribue aussi à l’intérêt des autres. Nous n’opposons pas la malhonnêteté à la malhonnêteté, ni la force à la force ; mais, au contraire, nous controns la force brute par l’intelligence, l’intelligence partisane par la sagesse, la sagesse sectaire par l’amour, l’amour sélectif par l’amour universel. Ainsi nous revenons pas à pas à une situation de dialogue et de collaboration. Il est plus facile de dire ce que je dis que de le faire, et je sais qu’il y a un long chemin à parcourir avant d’atteindre le but.

Le dialogue ne signifie pas renoncer à son identité

Il m’est impossible d’accepter que l’esprit de dialogue demande que nous révisions nos croyances de base dans le but de nous accommoder avec les humeurs passagères de groupes religieux mus par des considérations politiques. Il ne nous est pas demandé de renoncer à nos convictions lorsque nous allons commencer un dialogue. Si nous faisons cela, nous n’avons rien à offrir. La foi dans le caractère unique du Christ, par exemple, est trop centrale dans le christianisme pour être mise de côté en attendant que l’orage passe. Ce serait le déni de notre identité elle-même. Ce serait trop humiliant. Nos frères hindous, qui ont un esprit religieux, ont toujours reconnu notre droit à avoir notre foi et Mahatma Gandhi a dit un jour : “Je n’ai absolument aucun désir de vous déloger de l’hommage exclusif que vous rendez à Jésus” (My dear Child, p. 86, cité in Gandhi on Christianity, ed. Robert Ellsberg). Beaucoup de frères à l’esprit séculier ont affirmé de nos jours le même sentiment. Les partenaires dans le dialogue, tandis qu’ils devraient rester ouverts à des idées nouvelles, auront quelque chose à offrir seulement s’ils restent fidèles à leur identité et à leurs convictions de base.

La chrétienté sans le Christ a très peu à offrir. Le Royaume sans le Roi est très faible. Les valeurs et les services trouvent leur ultime source en Lui.

La distinction que certains semblent faire entre les religions sémitiques et les religions non sémitiques, si légitime soit-elle, n’est pas sans péril. Elle présage une forme douce d’anti-sémitisme. L’intolérance devient mutuelle. Le dialogue et la construction de destinées communes est la seule alternative à une intolérance mutuelle.

Dialogue avec les masses, pas seulement avec les élites

La communauté chrétienne commence petit à petit à prendre conscience que le dialogue qu’elle a jusqu’à présent mené était un dialogue qui ne s’adressait qu’aux élites de la société indienne et qu’une trop grande part de son inculturation a été fondée sur la culture sanscrite des castes dominantes, ce qui a marginalisé les cultures dalit, aborigènes et régionales, et cela pendant des siècles. Ce nouvel approfondissement va créer un changement révolutionnaire dans tout l’effort chrétien en matière de dialogue et d’inculturation. Au lieu de jouer le jeu de la fierté intellectuelle et de la sensibilité exacerbée des hautes castes, ce qui semble important est d’être attentifs aux sensibilités religieuses et aux besoins sociaux des communautés plus humbles qui forment 85 % de la société indienne.

C’est seulement l’histoire qui révélera si nous avons rendu service à la cause de l’Evangile et aux cultures variées de l’Inde en empruntant à la culture sanscrite notre vocabulaire religieux, en adoptant les formes culturelles et les pensées des traditions et de la sagesse arienne-sanscrite, en ignorant largement la culture dravidienne et en ignorant les cultures aborigènes, tibeto-birmane, mon-khmer, shan, et mongoloïdes en général. La mission de l’Eglise n’est certainement pas de “sanscritiser” les groupes ethniques et culturels minoritaires au nom de l’indianisation !

La communauté chrétienne s’éveille aussi au fait qu’elle a limité son dialogue interreligieux à ses amis hindous seulement. En fait, dans l’esprit chrétien, il y a eu depuis longtemps une acceptation tacite de la prétention de l’actuel VHP selon laquelle l’Inde n’a qu’une seule culture solide, monolithique, et que toutes les autres sont des variations subsidiaires et régionales de cette même culture. Les noms que nous adoptons, les danses que nous pratiquons, les symboles que nous utilisons, les formes d’inculturation que nous encourageons, semblent dire qu’il n’y a qu’une seule façon d’être indien. On constate le même phénomène dans notre manière de comprendre l’histoire indienne et le combat pour l’indépendance. La partition et les tensions avec les pays voisins, tout cela a été conditionné par la perception hindoue de ces événements et de ces réalités. Nous agissons comme si des millions de musulmans n’existaient pas dans notre pays. Et pourtant, l’Inde possède une des plus grandes populations musulmanes du monde. Nous sommes tout à fait ignorants de leur manière de comprendre l’histoire indienne, et nous sommes insensibles à leurs sensibilités blessées sur beaucoup de questions.

Nous ne réservons même pas une pensée, dans notre réflexion théologique et notre dialogue, pour les sikhs, les bouddhistes, les Parsis, les fidèles des religions aborigènes, et les personnes qui ne croient en aucune religion. Curieusement, au cours des derniers troubles sociaux, ce sont justement ces groupes qui nous ont soutenus, avec des amis hindous à l’esprit ouvert.

Ironiquement, dans un monde qui est de plus en plus sécularisé, nous chrétiens nous sentons plus à l’aise pour dialoguer avec des agnostiques, des athées et des non-croyants qu’avec ceux qui vivent leur religion. Nous ne devrions pas oublier que la foi en Dieu est une grande valeur par elle-même !

Dialogue avec des êtres humains, pas seulement avec des idées, des textes et des traités

Nous avons beaucoup dialogué avec des textes religieux, pas suffisamment avec les masses indiennes. Nous avons jonglé avec le vocabulaire sanscrit, les soucis et les catégories des hautes castes, trop peu avec les classes et castes ouvrières qui sont profondément religieuses. Nous nous sommes attachés à satisfaire l’élite urbaine au sujet de leur peur des conversions, mais nous n’avons pas répondu à l’appel des chercheurs de Dieu dans les villages. Nous sommes allés en équipes pour organiser les opprimés pour leur libération, mais nous n’avons pas répondu à leurs besoins spirituels. Nous devrions être de plus en plus convaincus que les masses indiennes sont incurablement religieuses. La religiosité est profondément enracinée dans leur psyche.

Comme étudiants de la culture indienne, nous savons une chose : la culture doit être étudiée et interprétée dans les contextes de la vie. Les récentes célébrations de la Kumbha Mela ont montré que le premier souci des masses indiennes, c’est la religion. Elles cherchent le salut. Il n’y a pas de doute que les réformes agraires et la redistribution économique sont importantes, mais ces programmes n’ont pas d’avenir en Inde à moins qu’ils ne soient inspirés par la religion. Mahatma Gandhi a eu du succès dans sa révolution politique parce qu’il réussissait à capter les énergies religieuses des masses indiennes muettes. L’effort socialiste qui a suivi et qui visait à une révolution économique pour la redistribution des richesses a échoué parce qu’il était conduit par des gens et par des mouvements qui n’avaient pas de lien avec Dieu. Ces mouvements n’ont jamais rien signifié aux yeux des masses indiennes. A moins que le militant chrétien n’étudie la psychologie religieuse de ses compatriotes, il n’avancera jamais beaucoup dans son travail de conscientisation et d’action sociale. L’évangélisation n’est pas un appendice accessoire de notre travail, il est l’introduction et le contenu central de toute l’histoire.

Tous les sociologues du monde sont d’accord pour dire que l’Inde restera probablement toujours un pays profondément religieux, quels que soient les autres changements qui peuvent survenir dans le pays. La famille indienne restera solide. Les structures sociales indiennes pourront changer, mais elles ne seront pas totalement remplacées. [.]

Nous n’avons pas besoin que le reste du monde nous enseigne ce que nous connaissons déjà depuis des années. Est-il possible que nous ayons reconnu la beauté des filles indiennes seulement lorsqu’elles en gagnèrent la reconnaissance officielle dans les concours de beauté orientés vers le commerce ? Est-il possible que nous ayons découvert l’acuité des cerveaux indiens seulement lorsque le marché des informaticiens se mit à rechercher les talents indiens ? Est-il possible que nous ayons découvert que les Indiens recherchaient leur réalisation personnelle en Dieu seulement lorsqu’on nous l’a fait remarquer ? Comment se fait-il que la plus importante question pour une grande partie de notre peuple pendant des années ait été l’aventure de la construction d’un temple à Ayodhya ? Pourquoi les passions se sont-elles enflammées au sujet d’un programme si pacifique ? C’est seulement parce que un édifice religieux revêt une grande signification pour notre peuple indien. Lorsque Nehru voulut poser puissamment devant l’opinion publique indienne de grands projets comme le barrage Hierakudk, il les appela les temples de l’Inde moderne. Vajpayee fit de même à Bangalore en parlant des Instituts de l’information modernes. Les temples poussent comme des champignons dans tout le pays, spécialement dans les territoires des aborigènes. Bien que ceci soit une partie de l’agression culturelle planifiée par le VHP, cela a été possible seulement à cause de l’ouverture du public indien au symbolisme religieux. Je me souviens du cardinal Pignedoli me disant dans les années 1970 qu’il trouvait l’Inde une nation intoxiquée par Dieu. Les Indiens suivent quiconque leur donne une expérience de Dieu.

En dépit de tout cela, nous devons découvrir nous-mêmes par l’expérience dans quelle mesure notre peuple est ouvert au Christ et à son message. Les théories ne seront pas suffisantes. Etre pour ou contre les conversions est une discussion oiseuse. La vraie valeur d’un pèlerinage spirituel vers le Christ avec un chercheur peut être jaugée seulement par l’expérience. C’est à la fois une leçon et une récompense.

Contrairement à ce que pensent beaucoup d’intellectuels chrétiens, les dirigeants indiens sont plus préoccupés par l’invasion du matérialisme qui est étroitement associé avec ce que nous nommons le mode moderne de vie que par l’accroissement de la chrétienté. Ce qu’ils craignent, ce n’est pas tant une “religion occidentale”, mais l’influence sécularisante occidentale à laquelle certains de nos groupes religieux servent inconsciemment de véhicules. Cette tendance sécularisante crée un sentiment d’insécurité dans l’esprit religieux indien. Cela explique l’effort suprême des nationalistes hindous pour réviser diverses formes d’expressions religieuses, incluant une recherche accrue d’archaïsmes et de mythes anciens. Ce qui a résulté a été la naissance du fondamentalisme et la croissance de l’obscurantisme dans notre pays. Quelque chose de semblable arrive aussi dans les pays islamiques.

Certains disent que le mouvement anti-chrétien en Inde a été provoqué par le fondamentalisme chrétien. C’est possible. Si c’est vrai, nous pouvons aussi ajouter que le présent phénomène du fondamentalisme dans toutes les religions est provoqué par les tendances sécularisantes universelles dans un monde qui s’unifie rapidement. L’homme ne vit pas seulement de pain.

Le militant chrétien risque d’être assis entre deux chaises. D’une part, il craint malheureusement trop de puiser dans les ressources de sa propre religion, et d’autre part il ne sait pas mobiliser les énergies des bénéficiaires de la religion. Il ne trouve de place pour lui ni d’un côté ni de l’autre. A partir du moment où il apporte sa propre religion dans le marché, le dialogue commence, et cela ouvre toutes les possibilités.

Ne permettez pas aux nationalistes culturels de vous dicter des dogmes. Joignez-vous à eux pour aider à préserver les vraies valeurs indiennes.

Encore un autre point. Il est possible qu’il ne soit pas vrai de dire que les adhérents d’une religion non dogmatique comme l’hindouisme sont très préoccupés par les déclarations chrétiennes en relation avec les dogmes, comme certains semblent le dire. Si quelques porte-paroles pour l’hindouisme, politiquement motivés, ont critiqué quelques uns des documents chrétiens récents, ils ont emprunté des idées à nos propres discussions internes, de même que dernièrement ils ont utilisé nos propres critiques internes. Rien dans l’hindouisme ne justifie cette position. Cette grande religion donne beaucoup d’espace au pluralisme religieux. Elle est même suffisamment large pour admettre dans son sein des agnostiques et des athées. Elle peut embrasser une multitude de sectes et de fraternités religieuses qui ont des vues diamétralement contraires. Elle peut tolérer n’importe quel ensemble de croyances aussi longtemps que le système lui-même n’est par remis en question. Le problème commence seulement lorsque quelqu’un se met à critiquer certains aspects du système qui sont déshumanisants. Alors commencent les ennuis. Alors vient la “soudaine découverte” que les chrétiens sont antinationaux, étrangers et non patriotiques.

Mais dans un véritable esprit de dialogue, nous devrions admettre que l’interprétation des nationalistes hindous au sujet du génie indien, a quelque chose à offrir. Leur sens de la force de la religion, leur respect pour les anciens, leur sens du sacré, leur compréhension du mystère, leur habileté à apprécier la signification religieuse des rites et cérémonies, leur ouverture au transcendant, leur estime pour les valeurs familiales, leur vue sérieuse de la vie, leur insistance sur la cohésion sociale et la droiture morale, leur résistance à la licence morale etc., tout cela nous donne matière à pensée. L’Inde aura quelque chose à donner au monde si nous pouvons préserver pour l’humanité ces valeurs qui disparaissent vite.

Apporter l’Evangile à notre société

Mais nous devons aller plus loin. Pour le jeune séminariste, l’étude de la théologie n’est pas un simple cours d’éthique ou de religions comparées. C’est à genoux qu’on apprend la théologie. Le jeune étudiant se mesure avec le contenu de sa foi à laquelle il se réfère personnellement. Pour lui, l’Evangile n’est pas seulement un mythe plein d’inspiration. C’est la loi de la vie. C’est un trésor d’une valeur inestimable. C’est un don extraordinaire à partager. La question que pouvons vouloir poser aujourd’hui, c’est dans quelle mesure le jeune séminariste est aidé à personnaliser sa science et à placer ses convictions sur des fondations inébranlables ; dans quelle mesure il est préparé à partager sa foi avec les chercheurs de Dieu en Inde ; comment il est bien équipé pour présenter l’Evangile à un peuple orienté vers Dieu et à utiliser ses ressources religieuses pour une transformation sociale ; dans quelle mesure il est devenu expert pour relier au Roi les valeurs du Royaume.

Nous vivons des temps troublés. On admet partout que violence et corruption sont devenues parties intégrantes de notre société. Quand des systèmes entiers s’effondrent, il semble inadéquat de nous limiter à protester, à présenter des pétitions au Premier ministre et des mémorandums au président. Des manières de ce genre sont des restes des temps coloniaux. Ils étaient assez bons pour les époques des maharajas condescendants et des vice-rois bienveillants. Compter seulement sur une intervention officielle suppose l’existence d’un gouvernement responsable et motivé. C’est supposer qu’une autorité faisant régner l’ordre et la loi existe, que les juges sont impartiaux, que les divers organes d’un gouvernement démocratique fonctionnent. C’est plus que nous pouvons assurer en ce moment. Rajiv avait promis un gouvernement qui fonctionne. Mais il n’a pas été capable de remplir sa promesse. Toutes les institutions de la démocratie sont en place, mais servent-elles leur but ? Si les élections sont le seul signe de la démocratie, nous sommes la nation la plus démocratique du monde. Nous avons des élections tous les dix mois. Mais les élections sont-elles correctes ? Ou sont-elles manipulées, forcées ? Elisons-nous des représentants, ou des chefs de gang qui seront à nos côtés dans nos crimes ? Toute personne qui lit les journaux en Inde aujourd’hui notera un sentiment croissant de frustration, de pessimisme, de défaite, de cynisme, d’impuissance au sujet de la corruption, de l’inefficacité, de l’apathie officielles, de la pauvreté et de l’inégalité croissantes, de la rhétorique vide, de la violence montante.

Chacun admet qu’il y a eu un effondrement général des valeurs morales. Lorsque la clôture commence à manger l’herbe, nous devons changer notre stratégie. Lorsque ceux qui font la loi deviennent ceux qui l’enfreignent, lorsque les cellules de vigilance contre la corruption deviennent plus corrompues que les fonctionnaires qu’ils pourchassent, lorsque les comités impartiaux se montrent eux-mêmes très partiaux, lorsque les forces de sécurité menacent la sécurité de leurs concitoyens, lorsque la police commence à entraîner et à équiper des hommes de main locaux, lorsque les dispositions de la Constitution et des systèmes juridiques sont détournées de leur lettre et de leur esprit, nous commençons à nous poser les questions ultimes. Qu’est ce qui est vrai ou faux ? Qu’est-ce qui est conforme ou non à l’éthique, et quelle est la différence ? Comment distinguons-nous entre dharma (droit, juste) et adharma (injuste, erroné) ? Pourquoi finalement les normes morales sont-elles normatives ? Quelle est l’autorité ultime ? D’où cette autorité provient-elle ? A mon avis, c’est à ces questions que le jeune séminariste doit chercher une réponse. Il se peut que l’Evangile ait quelque chose à nous dire, à nous et au monde. L’évangélisation ne passe pas par des déclarations bien rédigées pour quelqu’un d’autre. Elle aborde les problèmes de la vie avec détermination et avec la puissance de la Parole de Dieu.

Devant ces maux monumentaux, se perdre dans des petites questions de justice, c’est comme gagner des batailles mais perdre la guerre, comme développer trop de techniques de confrontation et pas assez de possibilités de réconciliation et de promotion. Ce genre d’hommes ne sont pas préparés à devenir des ouvriers de paix, des constructeurs de ponts, des initiateurs de dialogue. Ils ne sont pas bien équipés pour ce genre d’activités.

St. Paul a dit : “J’ai une confiance complète dans la puissance de l’Evangile”. C’est cette confiance qui semble ébranlée aujourd’hui. Et cependant, à part l’Evangile, nous ne sommes rien. Nous n’avons pas de message, de vie, d’énergie, de stamina, de direction, de but, d’identité.

S.S. Gill, dans son livre La pathologie de la corruption, qui présente la situation de l’Angleterre au XVIIIe siècle, écrit : “Tripotages, violence et fraudes dans les élections faisaient partie de la scène électorale au XVIIIe siècle en Angleterre autant que dans l’Etat de Bihar aujourd’hui.” Il continue en montrant combien la corruption était étendue dans tous les secteurs de la vie publique. Il conclut en rapportant trois facteurs qui amenèrent un changement. D’abord, l’instruction de masse. Ensuite, le développement de la presse. Enfin, les mouvements de réforme évangélique (S.S. Gill, The Pathology of Corruption, Harper Collins publishers India, New Delhi, 1998, pp. 226-229). Mais Gill se rend peu compte que les deux premiers sans le troisième auraient conduit cette société nulle part.

Communiquer à travers les cultures

Au cours des troubles récents, nous nous sommes soudain rendus compte d’une grande réalité : beaucoup d’entre nous travaillent à travers les cultures. Notre formation ne nous a pas préparés adéquatement à communiquer à travers les cultures ni équipés suffisamment pour servir les gens d’autres groupes ethniques. Beaucoup de docteurs, d’ingénieurs, d’employés, d’hommes d’affaires et de militants sociaux travaillent dans des communautés autres que les leurs. Dans la mesure où ils sont capables d’établir des relations, de communiquer et de collaborer à travers les cultures, ils réussissent.

Certains ont développé par instinct l’expertise demandée ; d’autres l’ont fait à travers la réflexion, l’autocritique et une adaptation constante ; d’autres par les dures leçons de l’existence. D’autres enfin n’ont jamais appris aucune leçon.

Le travail du prêtre touche la vie des gens plus intimement que les services d’aucune autre personne. Il a donc une plus grande possibilité d’aider, de guérir et aussi de blesser. Beaucoup de blessures sont infligées inconsciemment, dues davantage à une cécité culturelle qu’à la colère ou à l’arrogance.

Ces dernières années, il y a eu une grande quantité de discussions et de réflexions sur les questions socio-économiques. Les questions socioculturelles n’ont pas reçu proportionnellement la même attention. L’une sans l’autre est incomplète et même dangereuse. Toute société rejette une force culturelle étrangère qui porte un défi à ses manières traditionnelles de fonctionner. Si c’est une force bienveillante, elle peut être tolérée pour un certain temps. Mais lorsqu’est franchie la ligne de tolérance, il y aura probablement une réaction. Si le défi devait naître dans le milieu culturel de la société elle-même, on pourrait encore lui résister ; mais s’il vient d’un intrus culturel, la réaction sera probablement bien plus forte. Les chances de troubles sont encore plus grandes lorsque l’instigateur du défi est trop sûr de lui-même et de ses idées, ou lorsque sa stratégie tout entière est fondée sur des dogmes idéologiques rigides, ou lorsque son expérience ou sa préparation professionnelles le rendent trop confiant, lorsqu’il est aveugle aux signaux culturels qui lui indiquent qu’une catastrophe se prépare et qu’il résiste aux conseils.

Il est plus important de communiquer que de confronter. Il est plus important de persuader que de provoquer. Il est plus important de se faire des alliés que de se créer des ennemis.

La mort tragique de Sanjay Ghose pendant qu’il travaillait pour le progrès social des gens de Majuli est un cas typique d’une personne douée et bien intentionnée mais qui a voulu aller trop vite sur les questions de justice, avec trop peu d’insertion culturelle et une compréhension inadéquate des réalités sociales.

Un étranger culturel n’est pas nécessairement un étranger à la région. Il y a des distances culturelles entre castes différentes. Il y a des distances culturelles entre différentes tribus, groupes ethniques, groupes linguistiques, communautés religieuses. Et ce qui est le plus intéressant à noter est qu’il y a des distances entre des individus culturellement déracinés et leurs propres communautés d’origine. Salman Rushdie peut être indien par son origine. Mais en raison de son éducation, de sa profession et de son association occidentale, sa vue du monde a changé ; il est incapable de se mettre sur la même longueur d’onde que les masses indiennes ; ses écrits peuvent sembler cyniques et provoquants à nombre de ses concitoyens. Il peut, bien sûr, communiquer avec ceux de son clan. C’est la raison pour laquelle la plupart des intellectuels indiens se limitent à parler entre eux, non au peuple indien.

V. S. Naipaul peut avoir des ancêtres indiens. Mais des distances culturelles ont grandi entre ses perceptions de la réalité, de la société, de la politique, des priorités, et celles des gens du pays de son arrière grand-père. Amartya Sen est un Indien en un sens bien plus vrai, mais son message ne peut pas pénétrer facilement dans le cœur de la terre indienne, là où on en a le plus besoin. Mais il se peut qu’il soit plus facile à Sen qu’à beaucoup d’autres de ses frères d’aider à bâtir un pont entre deux cultures différentes. On attend d’un bon missionnaire qu’il soit un efficace bâtisseur de ponts entre cultures, communautés, idéologies et intérêts. Un missionnaire est un frère universel. Manmohan Singh est peut-être un des meilleurs hommes que nous ayons dans notre pays. Mais il a perdu les élections parce qu’il n’a pas pu faire passer ses idées au citoyen moyen. Au contraire, Laloo Prasad est peut-être un des plus machiavéliques politiciens en Inde aujourd’hui. Mais il sait communiquer, convaincre et il emporte les foules avec lui. Il est sur la même longueur d’onde que les masses.

La plupart d’entre nous appartenons à une de ces catégories, ou bien nous sommes à mi-chemin entre elles. Si notre formation nous a déracinés de notre propre monde culturel, nous avons besoin de nous réinsérer dans nos communautés et de communiquer avec les masses, pour persuader les gens et faire avancer les choses.

La plupart des gens éduqués à l’occidentale communiquent entre eux par le moyen de ce qui est appelé aujourd’hui la “culture moderne”. C’est un instrument imparfait mais utile. Les non-occidentaux qui utilisent cette culture ne veulent pas rejeter leur propre culture, ni recommander la nouvelle. Ils l’utilisent simplement comme un outil temporaire. Nous, en Inde, continuons à utiliser une adaptation indienne de cette “culture moderne”, avec un nombre infini de variations locales. Il est incorrect de l’appeler indienne ; il est inapproprié de l’appeler occidentale. Quand certains de ses éléments nous ennuient, nous l’appelons occidentale. Ce n’est pas juste. Quand quelque chose en elle nous plaît, nous l’appelons indienne. Ce n’est pas exact. Elle est les deux, elle n’est aucune des deux.

En l’absence d’un terme plus adéquat, laissez-moi l’appeler une “culture de compromis”. Normalement, en Inde, nous communiquons à travers les cultures par cette culture de compromis. Mais c’est un instrument inadéquat, parce que c’est un produit déraciné. Il n’appartient directement à aucune communauté. C’est simplement un instrument d’individus déracinés qui veulent communiquer entre eux. C’est un instrument inadéquat pour communiquer avec les masses. C’est pour cela que notre message passe rarement la rampe. C’est pour cela que les penseurs chrétiens et beaucoup de missionnaires, comme le reste des intellectuels indiens, continuent à parler entre eux, et non à s’adresser aux masses. C’est pour cela que l’Evangile n’arrive jamais à destination.

Mais cette culture de compromis a un avantage. Elle ne menace pas. Elle ne prétend à aucune position privilégiée au-dessus des autres cultures. Elle ne menace pas de déstabiliser et de supplanter les identités et spécificités régionales. En fait, elle les respecte. Mais la culture brahmanique des hautes castes, qui est couramment présentée comme la “culture indienne” et qui est supposée être l’intermédiaire de l’Evangile à travers les cultures, cette culture n’est pas neutre. Les dalits, les aborigènes, les groupes régionaux et minoritaires la ressentent comme menaçant leur existence. D’accord, elle a servi pendant des siècles et de génération en génération l’élite indienne. Elle a aussi de quelque manière aidé la société en général. Mais elle a aussi réduit en esclavage les communautés plus faibles. Elle détient encore la formule pour les empêcher de progresser. Elle est le feu rouge pour les classes opprimées. D’où la résistance à sa présentation comme l’unique modèle de la culture indienne.

Ceci ne veut pas nier la possibilité d’un dialogue des cultures. Mais si ce dialogue veut décoller, il doit être un dialogue entre égaux.

Les cultures indiennes font un abondant usage du symbolisme. Nos amis de se sont montrés des experts dans l’usage du symbolisme. Au contraire, notre propre approche de la vie, intellectuelle, froide et sèche, ainsi que notre enseignement, laissent les gens de marbre.

Je sais que ces pensées sur la culture sont trop brèves et rapides pour être satisfaisantes. Il se peut même qu’il y ait un fossé culturel entre le présent intervenant et son auditoire. Pour le moment, je veux me limiter à inviter à une réflexion plus complète sur l’entier phénomène de la culture et sur sa relation avec la mission évangélisatrice de l’Eglise.

Devenir des traducteurs de culture

Lorsque nous vient un document important de Rome, nous pouvons lui répondre d’une des deux manières suivantes. Nous pouvons nous faire les échos des gens d’un autre monde culturel. Nous pouvons reproduire un résumé de l’évaluation séculière du document en question. Nous pouvons exprimer les critiques des personnes qui vivent avec des valeurs différentes des nôtres. Et enfin nous pouvons étudier le texte, personnaliser le message et le présenter de façon créative à une audience plus large. En d’autres termes, nous pouvons devenir des constructeurs de ponts entre les cultures en portant le message à sa destination. Je n’ai pas besoin de vous dire laquelle de ces manières d’agir je vous recommanderai. Pour moi, c’est clair.

Accorder une attention respectueuse à nos chefs religieux fait partie de l’héritage de notre civilisation, dont nous sommes fiers à juste titre. Elle ne rapetisse en rien notre propre stature. Agir différemment, au contraire, c’est n’être pas fidèle à nos gènes asiatiques.

Il est remarquable de voir que ce fut une section de la presse profane en Inde qui prit la peine de défendre le droit du pape à prendre une position définitive sur une question centrale de sa foi. La plus grande partie de la presse catholique simplement se cita mutuellement. La chose en question n’était rien moins que le caractère unique du Christ et l’obligation de partager la foi.

Je dois ajouter, avec mes excuses, que la plupart des documents relatifs à l’Eglise, émanant de centres intellectuels de l’Inde comme Bangalore, Poona, Delhi et autres lieux, n’ont pas moins besoin que Rome d’être introduits et présentés de façon créative aux masses rurales et aux communautés marginales, pour être compréhensibles, pertinents, acceptables et utiles. Beaucoup de nos communautés chrétiennes éparses et des groupes périphériques sont sur une autre longueur d’onde que ceux qui écrivent et elles se débattent avec d’autres problèmes que ceux que connaissent les comités de rédaction. Souvent, elles supportent mal le ton dogmatique des auteurs de ces documents, leur manque d’intérêt pour, et leur vue fausse, selon eux, de ce que ces groupes humbles considèrent comme central et vital. Ces écrits échappent à la critique seulement parce qu’ils sont rarement lus ! Ils sont perdus entre les cultures ! Les interactions entre les cultures demandent des traducteurs de cultures, pas simplement des traducteurs de langues. Et des traducteurs de cultures sont demandés non seulement pour les transmissions transocéaniques, mais aussi pour toute transmission interculturelle. Le monde gagnerait beaucoup à avoir davantage de constructeurs de ponts et un peu moins de critiques extérieures.

En vérité, nous avons à travailler beaucoup plus pour acquérir une connaissance plus profonde des cultures avant de pouvoir avancer dans le champ de l’inculturation. Nous ne devrions pas perdre patience. Un système indigène de théologie ne se crée pas en un tournemain. Nous ne devons pas prétendre que nous y avons travaillé pendant des siècles. Ce n’est pas comme si notre créativité n’avait pas de limites sinon celles placées par quelque autorité extérieure. La véritable créativité est toujours sereine. Quand elle traverse les frontières de la sérénité, elle commence à révéler des défauts cachés.

La véritable créativité est pleine de confiance, mais aussi réaliste. Quand nous sommes impatients devant la lenteur de l’indigènisation des concepts théologiques, nous pouvons nous demander dans quelle mesure des concepts universellement acceptés comme la démocratie, la liberté de l’individu, la dignité de la personne humaine, les droits de l’homme, l’Etat de droit, l’égalité de base de tous les humains etc. ont été greffés sur nos concepts traditionnels. Discutant ces questions, avons-nous fait autre chose que rapporter simplement les découvertes et les expériences d’une autre civilisation, ou bien avons-nous découvert des concepts correspondants et des systèmes de valeurs enracinés dans le sol indien et dans les traditions indigènes, que nous pouvons consulter quand nous sommes dans l’embarras ? Il est vrai que le mouvement de fait un effort héroïque pour placer la modernité sur les anciennes traditions indiennes, mais sans beaucoup de succès. Combien de nos institutions politiques, de nos structures d’Etat, de nos moyens d’information etc. ont pris des formes et des identités indigènes ? Combien d’entre elles se réfèrent organiquement et vraiment aux institutions locales et peuvent être soutenues seulement par l’inspiration locale ?

Oui, les civilisations dialoguent. Cela demande du temps pour que le génie d’une civilisation stimule le génie correspondant d’une autre. Ceux qui participent à ce dialogue ont un travail ardu. Il leur faut du temps et de la patience. Il est impossible d’indigéniser seulement dans le domaine théologique sans faire des progrès simultanés dans d’autres domaines, surtout en matière sociale et culturelle. La vie et la culture sont des ensembles organiques, des réalités vivantes. Elles ne peuvent pas être remodelées par morceaux, comme des meubles. La société doit avancer ensemble. Ceci nous dit que nous devons travailler plus dur.

On n’a qu’à regarder le défilé le jour de la fête de la République et à écouter les trompettes et les cornemuses pour comprendre combien nous avons indigénisé nos célébrations nationales. Pourquoi les employés de la Banque nationale indienne doivent-ils porter une cravate en pleine chaleur l’après-midi ? Pourquoi nos avocats doivent-ils porter la robe noire au cours d’un été accablant ? Qu’est ce que la démocratie indienne ou le temps ont à faire avec ces gadgets et ces tenues, avec ces titres et ces histoires ? Des exemples de ce genre peuvent être multipliés. Il est très humiliant de penser que nous sommes aveugles devant ces anachronismes aveuglants. Ce qui nous porte à davantage d’humilité, c’est d’entendre les grandes plaintes au sujet de la lenteur de l’indigénisation de l’Eglise, plaintes poussées par ceux qui sont aveugles à ces archaïsmes de formes et de coutumes.

Pour moi, vivre, c’est le Christ

Communiquer le Christ est une entreprise difficile. Mais c’est en même temps une expérience exaltante. Apporter un sens et une direction dans la vie des individus et des communautés est une récompense en soi. Apporter la paix et la joie dans des cœurs humains et dans des sociétés soumises à des fortes pressions est un plaisir insurpassable.

Le caractère unique du Christ n’est pas une notion à discuter, mais un mystère à vivre. et à partager. Qui est Jésus pour nous ? pour vous ? Moïse ? Elie ? ou un des prophètes ? Ou bien est-il le Christ, le Fils du Dieu vivant ? Etes-vous certain de cela, vraiment et expérimentalement ? L’expérience du Christ, dans le sens où nous en parlons aujourd’hui, n’est pas une sorte de transe mystique ou d’illusion extatique, mais ce pouvoir intérieur et cette qualité qui rendent votre foi réelle, opératoire, concrète, visible, tangible, prête à porter du fruit. Je sais que j’utilise des mots qui sont totalement inadéquats à exprimer une réalité trop sublime par des mots. Mais à moins que vous ayez avec le Christ une relation personnelle, vous n’avez pas d’expérience personnelle à partager, pas de message à transmettre.

Etre pour ou contre les conversions, ce sont des discussions vaines. Elles peuvent être trompeuses. Tout dépend de ce que vous entendez par conversion. Mais être ou n’être pas croyant, c’est cela le défi : “Etre ou ne pas être, voilà la question.” C’est à nouveau une question d’identité. St. Paul dit : “Pour moi, vivre, c’est le Christ !”

La lutte pour préserver son identité comme croyant chrétien est aussi réelle à l’Ouest qu’à l’Est. Un pasteur luthérien en Finlande écrivait après avoir participé à une réunion de son comité de catéchisme : “J’ai été surpris d’apprendre que les autres membres du comité étaient des agnostiques qui ne croyaient pas que le Dieu dont parlait le catéchisme existait réellement. Dans leur opinion, Jésus était seulement un chef religieux dont la déclaration : “Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père si ce n’est par moi” était une prétention arrogante et étroite d’esprit, et dont le commandement : “Allez dans le monde entier prêcher l’Evangile à toutes les créatures” était la déclaration d’un homme avide de pouvoir.”

“Ils parlaient de la foi comme d’un phénomène psychologique et sociologique, mais son objet n’existait pas pour eux. La foi était seulement une branche dans l’arbre des croyances, ou bien une dimension émotionnelle verticale.”

“J’ai fait le choix d’être un fidèle de Jésus à la manière d’un enfant, bien que cela ait été ressenti comme si je commettais un suicide intellectuel. J’ai beaucoup réfléchi comment nous Européens sommes encore captivés par la définition de Kant sur les limites du savoir. Les théologiens les ont acceptées comme étant aussi les limites de la théologie. En conséquence, les bibliothèques sont pleines de livres qui essaient d’interpréter les matières de la foi sans assumer l’existence de Dieu.”

“La vie et la vérité incluent des choses qui ne cadrent pas avec la méthode scientifique : l’amour, la créativité, l’art, les émotions, les valeurs, les croyances, la beauté, la souffrance, etc. On peut faire des recherches sur elles en tant que phénomènes, mais la recherche ne les a pas créées. L’astronomie n’a pas créé les étoiles, mais les étoiles ont créé l’astronomie. La foi n’a pas créé Dieu, mais Dieu a créé la foi. Il y a quelqu’un derrière la foi !”

Je termine ce partage avec cette prière du chercheur de Dieu : “C’est ta face, Seigneur, que je cherche. Ne me cache pas ta face.”

Puissions-nous continuer à chercher. Puissions-nous trouver. Puisse sa face briller sur nous, et sur des millions de personnes de notre peuple.