Au premier regard, rien ne distingue cette modeste école religieuse située dans les environs de Yogyakarta, à Java-Centre. La mosquée qui la jouxte est de petite taille. Les quelques poulets efflanqués qui picorent alentour dans la poussière sont semblables à ceux que l’on peut trouver partout ailleurs dans les villages d’Asie. Et l’abondante végétation qui entoure ce lieu n’est que le signe de la fertilité de la terre dans cette région.
Deux petites filles aux grands yeux étonnés sont le premier signe que ce lieu n’est pas un lieu ordinaire. A peine hautes comme trois pommes, la tête de ces deux gamines est sagement couverte d’un voile, leurs cheveux cachés au regard des étrangers par le genre de foulard qui est habituellement porté par les femmes musulmanes sinon adultes du moins adolescentes.
Ce lieu est le quartier général du Laskar Jihad, un groupe de musulmans extrémistes fort de 10 000 hommes qui s’est rendu célèbre depuis qu’il a déclaré la guerre sainte – le djihad – contre les chrétiens de la province des Moluques, autrefois connues sous le nom des îles aux épices. Les violences qui continuent de ravager cette partie de l’Indonésie ont coûté la vie à près de 5 000 personnes et causé le déplacement de plus de 500 000 autres.
Ja’far Umar Talib, un prédicateur musulman âgé de 39 ans, est leur chef. A première vue, rien dans son apparence ne laisse deviner qu’il est derrière les combattants de la guerre sainte du Laskar Jihad. Lorsqu’il ne dirige pas ses hommes aux Moluques ou qu’il ne rameute pas des soutiens à Djakarta, il vit dans une petite, fort modeste, maison située derrière la mosquée. Talib, fils d’un marchand yéménite venu s’établir en Indonésie pour affaires, est né en Indonésie ; il paraît plus jeune que son âge. Une poignée de cheveux blancs et un léger début d’embonpoint sont les seuls signes qu’il approche de la quarantaine. Ses yeux sont animés, son rire est franc. Tandis qu’il sirote une tasse de café noir parfumé au gingembre, il s’exprime calmement et avec sincérité. “Pour nous, la défense de notre pays est un des commandements de Dieu”, déclare-t-il. “Il n’y a pas d’autre façon pour les musulmans de se faire respecter des non-musulmans que de mener le djihad.”
Aux Moluques, l’écho des propos de Talib a une résonance très sensible. Selon des observateurs indépendants, l’intervention en mai dernier des combattants du djihad, des volontaires principalement recrutés à Java, a été décisive et a constitué un tournant dans le conflit qui ensanglante les Moluques, cette province où les chrétiens sont très présents.
Mais l’importance des laskars va bien au-delà des seules Moluques. De bien des façons, le rapide essor de ce groupe illustre les problèmes plus larges auxquels doit faire face la jeune démocratie indonésienne. L’existence des laskars reflète l’érosion de l’autorité du gouvernement central et la faillite du droit et de l’ordre. Elle témoigne également de la poussée des tensions ethniques et de l’intolérance croissante de la sphère religieuse dans un temps de difficultés économiques certaines.
L’activité des laskars menace potentiellement la réputation de l’Indonésie en ce qui concerne la pratique de l’islam. Généralement, et jusqu’ici, les musulmans indonésiens – qui représentent près de 90 % de la population du pays – étaient connus pour avoir une pratique plutôt tolérante de leur religion. Selon un diplomate occidental qui suit les activités du Laskar Jihad depuis plusieurs mois, “l’Indonésie demeure fondamentalement un pays tolérant et pluraliste. Mais cette tolérance est aujourd’hui mise à l’épreuve.”
Tout ceci, cependant, n’est pas cause d’inquiétude pour Djakarta uniquement. Pour ses voisins dans la région tout comme pour les pays occidentaux, les liens – même ténus – que les laskars sont soupçonnés entretenir avec le terrorisme international font craindre que le plus grand pays musulman du monde est en train de devenir un terreau fertile pour d’autres groupes pan-islamistes radicaux.
En ce qui concerne Talib, la première étape de son parcours de combattant de la guerre sainte débute en 1986 lorsqu’il a quitté son village de Java-Est pour étudier la religion musulmane à Lahore, au Pakistan. A l’époque, le Pakistan était la plaque tournante d’où était organisée la guerre sainte contre l’Union soviétique dont les soldats occupaient l’Afghanistan – une guerre sainte alors soutenue et financée par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Talib, tout juste âgé de 24 ans, fut attiré par l’idée et se trouva bientôt intégré dans un camp d’entraînement, une sorte d’université internationale du djihad où, raconte-t-il, il côtoyait des Afghans, des Pakistanais, des Egyptiens, des Birmans, des Soudanais, des Thaïlandais et des Philippins. En 1989, année où les Soviétiques se sont retirés d’Afghanistan, Tabil est revenu chez lui, à Java, pour se marier et embrasser sa vocation de prédicateur. Mais, poursuit-il, l’idée du djihad ne le quittait pas.
Cependant, sans toute une série d’événements tumultueux, Talib aurait très bien pu rester un prédicateur javanais parmi d’autres, anonyme. Mais, à la fin de l’année 1997, la crise économique asiatique a touché de plein fouet l’Indonésie. L’année suivante, en mai, le règne long de 32 ans, du président Suharto prenait fin, créant une onde de choc dont les effets se font encore sentir à travers le pays.
Les forces armées, discréditées, ne peuvent plus employer les moyens lourds qui étaient les leurs autrefois pour maintenir l’ordre. Le fragile gouvernement démocratique est allé de crise en crise. Le droit et l’ordre ont virtuellement cessé d’exister. En conséquence, le pancasila, cette doctrine sur laquelle s’appuyait le pouvoir et qui minorait le rôle particulier de chacune des religions représentées en Indonésie en les plaçant sous une poignée de valeurs universelles, n’a cessé d’être remise en cause. Talib ne fait montre que de mépris envers le pancasila et déclare ouvertement qu’il souhaite que l’Indonésie soit gouvernée selon les lois de l’islam. “Nous n’apprécions pas le pancasila parce qu’il signifie que l’islam est comparable aux autres religions”, précise-t-il. “Or les choses ne sont pas ainsi. Nous croyons que l’islam est la plus élevée des religions et la meilleur de toutes.”
Selon Douglas Ramage, responsable à Djakarta de Foundation, une ONG américaine, le régime Suharto est en grande partie responsable de l’apparition de groupes sectaires tels que le Laskar Jihad. Pendant trop longtemps, explique-t-il, les débats – qui sont légitimes – sur les questions concernant les problèmes ethniques ou religieux ont été étouffés sous une rhétorique prêchant de façon artificielle la tolérance. “On ne doit pas s’étonner d’assister à une floraison du débat démocratique lorsque le joug autoritaire est levé, poursuit Douglas Ramage, mais il est tout aussi normal de constater une explosion d’idées non démocratiques”.
Dans le cas de cette explosion particulière, l’étincelle est venu d’un lieu situé à plusieurs centaines de kilomètres des bases de Talib à Yogyakarta. Début 1999, une dispute tout à fait locale entre un chauffeur de bus et un passager à Amboine, capitale des Moluques, a vite dérapé, dégénérant en batailles rangées entre chrétiens et musulmans. Selon la plupart des compte-rendus, ce sont les musulmans qui ont enregistré les plus lourdes pertes au début des affrontements. Au fur et à mesure que les nouvelles des atrocités commises par des chrétiens (que ces atrocités soient réelles ou grossies) parvenaient sur l’île de Java, Talib raconte qu’il s’est senti obligé de faire quelque chose pour ses coreligionnaires – “afin qu’ils puissent se sentir en sécurité dans leur propre pays”.
En janvier 2000, Talib a mis sur pieds le premier rassemblement du Laskar Jihad dans un stade de Yogyakarta, organisant la publicité de cette rencontre par la distribution de tracts et le bouche à oreille. Dès le mois de mai, le groupe nouvellement formé a commencé à envoyer ses premiers combattants, armés de machettes et d’autres armes similaires, aux Moluques. En dépit de la couverture par les médias du départ de ces combattants pour en découdre à Amboine, le gouvernement du président Abdurrahman Wahid n’a rien fait ou n’a rien pu faire pour les arrêter. Depuis cette date, proclame Talib, le nombre des laskars est monté à 10 000, bien qu’un tel chiffre soit impossible à vérifier. Trois mille d’entre eux, affirme encore Talib, sont en permanence aux Moluques, la plupart y restant pour des périodes de quatre à cinq mois avant d’être relevés par d’autres.
Selon un rapport de Crisis Group, centre d’études basé à Bruxelles, , la présence des laskars aux Moluques a constitué un tournant et a assurément fait pencher la balance en faveur des musulmans ; encore aujourd’hui, les laskars y constituent la principale force combattante et ce sont eux qui entretiennent les affrontements. Mais, pour de nombreux citoyens indonésiens ordinaires, soumis à des publications, des cassettes-vidéo, des sites Internet décrivant des horreurs et les attribuant aux chrétiens, le Laskar Jihad apparaît plus comme le bon et preux chevalier volant au secours de pauvres musulmans que comme une sinistre armée privée recevant ses ordres de Dieu. Certains suggèrent que les laskars ne pourraient exister et agir sans le feu vert et le soutien d’éléments des forces armées, désireuses de créer des difficultés aux autorités civiles.
Talib dément tout ceci, bien qu’il ne rechigne pas à émailler ici et là son discours à propos de la guerre sainte d’une certaine dose de bon vieux nationalisme. “Si les Moluques rompent [avec l’Indonésie] comme le Timor-Oriental l’a fait, ce sera un problème pour toute l’Indonésie”, déclare-t-il. “Cela aurait des répercussions sur d’autres régions telles que l’Irian Jaya, Célèbes ou Florès – des régions où les chrétiens sont nombreux.”
Bien que les laskars représentent un exemple extrême, non représentatif de la plupart des musulmans indonésiens, leur montée en puissance correspond à un renouveau religieux progressif que l’on peut constater dans tout le pays.
La place de l’islam a été rehaussée en premier lieu par Suharto au début des années 1990. Suharto cherchait alors à séduire les musulmans pour redorer une popularité déclinante. Plus récemment, les difficultés économiques et la libéralisation politique ont créé les conditions d’un nouvel élan pour l’islam. Selon Achmad Rozi, responsable de Paham, une organisation indépendante de défense des droits de l’homme, il est de plus en plus fréquent de croiser des hommes portant la barbe et des femmes le voile dans les universités du pays. D’autres signes témoignent d’une montée de la ferveur religieuse : un vendeur de journaux installé devant la principale mosquée de Bandung rapporte qu’il se débrouille toujours pour vendre jusqu’au dernier exemplaire du Darul Islam, un magazine musulman nouvellement apparu et lié au NII, groupe islamiste implanté dans la partie ouest de Java. L’an dernier, un autre groupe islamiste, le FPI, a fait les gros titres pour les raids qu’il a menés dans les bars et les boîtes de nuit de Djakarta.
Talib déclare que la plupart de ses recrues viennent du centre et de l’ouest de Java. Et les activités de son groupe recueillent suffisamment de sympathie pour lui permettre de mener ouvertement des campagnes de collecte de fonds dans le but affiché de financer ses activités aux Moluques. A Yogyakarta, à Bandung et dans d’autres villes de Java, des bénévoles du Laskar Jihad sont visibles dans les rues, occupés à solliciter – et à recevoir – des dons.
A Bandung, le groupe ne cache pas ses bureaux : de grandes bannières vertes en annoncent la présence dans une villa d’un quartier tranquille de la ville. Sur ces bannières, on peut lire en gros caractères que la mission du Laskar Jihad est de défendre l’islam. Selon Muhamad Haris, collecteur de fonds pour les laskars, le don moyen tourne autour de 70 000 roupies (soit environ 6,60 USD). A en croire Talib, deux de ces dons suffisent à payer le coût du transfert d’un combattant aux Moluques.
Toutes les ressources de Talib ne viennent pas cependant des seules rues de Java. Selon des observateurs occidentaux, son groupe ne pourrait survivre sans l’accord tacite de certains éléments au moins des forces armées. Ainsi, disent-ils, des soldats du Laskar Jihad sont équipés d’armes appartenant à l’armée – bien que, toutefois, la plupart d’entre eux utilisent des armes artisanales.
Talib dément que son groupe entretienne un quelconque lien avec l’armée. Mais il admet que certaines des ressources dont le groupe bénéficie arrivent via Internet. Le site des laskars (www.laskarjihad.or.id), de bonne facture, sollicite ouvertement les dons pour la guerre sainte et donne un numéro de compte auprès de la Bank Central Asia, une banque indonésienne. En clair, cela signifie que n’importe qui peut faire parvenir de l’argent au Laskar Jihad.
Les éventuels liens que les laskars entretiendraient à l’étranger commencent à retenir l’attention de certains hors d’Indonésie. Selon Talib, bien que plusieurs des commandants des laskars ont étudié au Pakistan ou en Afghanistan, la participation d’étrangers à cette guerre sainte est limitée à des transferts de fonds sur les comptes du groupe. Il déclare qu’un seul étranger, un ressortissant yéménite qui a été tué lors d’une action aux Moluques, s’est enrôlé auprès du Laskar Jihad. Certains observateurs cependant évoquent de possibles liens avec la mouvance d’Osama bin Laden et soulignent d’étonnantes ressemblances entre le site Internet des laskars et ceux d’autres groupes islamistes actifs jusqu’en Tchétchénie. Cependant, le lien le plus fort du Laskars Jihad avec l’étranger est probablement beaucoup plus proche géographiquement : les membres de la guérilla musulmanes des Moro qui luttent à Mindanao contre le gouvernement philippin.
Pour l’heure, les combattants du Laskar Jihad sont toujours aux Moluques où les nouvelles de leurs “exploits” continuer de nous arriver. Ces derniers mois, les affrontements ont quelque peu baissé d’intensité, une évolution que des observateurs occidentaux attribuent au fait que la plupart des musulmans et des chrétiens vivent maintenant au sein de communautés nettement séparées. Désormais, enhardis par l’attention maintenant portée sur eux, certains à Djakarta craignent que les laskars portent leurs actions au-delà des Moluques, sur d’autres partie de l’Indonésie, à Java par exemple. Ou bien alors que les succès des laskars vont agir comme une incitation, des groupes plus radicaux encore risquant d’apparaître. Quoi qu’il en soit, peu estiment que le gouvernement indonésien agira contre Talib et ses hommes. “L’Indonésie est un pays où les chances sont égales pour tous – dans l’impunité”, commente Ramage de Foundation. “Personne n’est sanctionné, quoi qu’il entreprenne.”