Eglises d'Asie

TRAVAILLEURS MIGRANTS : LE COUT D’UN EXODE

Publié le 18/03/2010




Après dix années passées à travailler comme ingénieur en Arabie saoudite, Poe Gratela a pris conscience qu’il était temps de retourner chez lui lorsque, à l’occasion d’une visite dans sa famille, sa fille cadette lui a posé une question crucifiante. “Elle m’a demandé : Qui êtes-vous ? Pourquoi est-ce que vous couchez dans le lit de ma mère ?’ se remémore Poe Gratela. “Comment, en tant que père, pouvez-vous accepter cela ?”

Ces dernières vingt-cinq années, des millions de compatriotes de Poe Gratela sont partis aux quatre coins du globe pour travailler sur des chantiers de construction, dans des usines d’électronique ou bien encore comme employées de maison. Sans doute plus que n’importe où ailleurs dans le monde, partir travailler à l’étranger est devenu un mode de vie ici, transformant ce pays formé de plus de 7 000 îles en une nation de migrants. L’argent que les Philippins partis travailler à l’étranger renvoient au pays – six milliards de dollars pour la seule année 2000 – est devenu le matelas de secours des Philippines en périodes de vaches maigres, soutenant la consommation lors des chocs pétroliers ou lors des retournements de conjoncture, comme cela se produit en ce moment.

Mais, après avoir exporté leur main-d’œuvre pendant un quart de siècle, les Philippines font le compte des dégâts causés par cette politique : familles éclatées, enfants “orphelins” de leurs parents partis travailler à l’étranger et l’effet bien connu de “fuite des cerveaux” (les Philippins les plus diplômés étant ceux qui reviennent le moins, s’établissant pour de bon dans leur pays d’adoption). Ce pays dont les terres sont riches doit importer du riz et du sucre en partie parce que les jeunes ne veulent plus travailler dans les fermes dès lors qu’ils savent qu’ils peuvent gagner bien plus d’argent en partant s’employer à l’étranger.

“Nous ne faisons les comptes que des flux financiers, précise Randy David, professeur de sociologie et présentateur d’un programme de télévision fort suivi, mais les coûts pour le pays ne sont pas aisément mesurables car ils sont avant tout sociaux.” Ces dernières années toutefois, des chercheurs ont tenté de mesurer de façon plus fine les effets de ce très important mouvement migratoire. Maruja Asis, directeur de recherches au Scalabrini Migration Center, organisme à but non lucratif, a mené une enquête auprès de plus de 100 Philippines, parties travailler à l’étranger, leur demandant, entre autres choses, comment leurs divers jobs hors des Philippines avaient modifié leur vie et leur estime d’elles-mêmes. Selon les statistiques disponibles, environ la moitié des Philippines qui partent ont au moins un diplôme universitaire, et pourtant, à l’étranger, elles travaillent souvent comme employées de maison, hôtesses de bar ou bien encore ouvrières à la chaîne.

Maruja Asis rapporte l’histoire d’une femme qui avait suivi des études supérieures et qui est partie à Hongkong pour y être employée de maison ; pour le voyage, elle avait dû porter le T-shirt qui lui avait été offert. Sur le devant de ce T-shirt, il était écrit en caractères chinois : “Je suis une employée de maison” – mais cela, cette femme ne l’a découvert que plus tard.

“Ce n’est pas une vie facile, commente Maruja Asis à propos de ces femmes. Les heures de travail sont longues et il faut en plus subir quotidiennement des humiliations. Les conditions de travail sont bien souvent inhumaines”. Nombreuses sont celles qui se plaignent de harcèlement sexuel ou d’horaires démentiels dans des ateliers où on n’hésite pas à exploiter la main-d’œuvre. Des ONG se sont formées pour détecter ces cas d’exploitation et les dénoncer publiquement. Poe Gratela, l’ingénieur évoqué aux débuts de ces lignes, est désormais secrétaire général de Migrante International, un groupe qui fait pression sur le gouvernement philippin afin que celui-ci prenne mieux en compte les besoins des travailleurs émigrés. “Nous sommes comparables à une matière première que notre gouvernement exporte à volonté”, explique-t-il.

Migrante International enquête à propos de rapports faisant état d’employées de maison battues à Hongkong et étudie les voies légales pour aider les Philippins qui ont été condamnés à des peines de prison, voire à la peine capitale, dans des pays du Golfe persique.

Cependant, malgré les côtés sombres de l’émigration, peu nombreux sont les Philippins qui remettent en question cette politique au vu des fruits économiques qu’elle porte. Dans un pays où un tiers de la population doit se contenter de moins d’un dollar par jour et par personne pour vivre, décrocher un job à l’étranger est une source absolument nécessaire de revenus, particulièrement en période de récession économique. Mesurés en termes de flux financiers, les travailleurs philippins sont le deuxième plus important “poste” d’exportation du pays, après les biens électroniques.

“Les coûts sociaux sont terribles, fait remarquer Aquilino Pimentel, membre du Sénat philippin, mais, parfois, lorsqu’il s’agit de survivre, vous vous raccrochez à ce que vous pouvez – quoiqu’il doive vous en coûter.” A Davao, dans le sud de l’archipel, les retombées économiques de cette politique sont évidentes : en dépit de la mauvaise conjoncture économique actuelle, un quatrième centre commercial doit ouvrir en novembre prochain. Parmi les 170 boutiques qu’il abritera, on trouvera un centre de transfert monétaire et de change où les travailleurs partis à l’étranger pourront envoyer leurs économies et où leurs parents pourront les convertir en monnaie locale. Cet argent venu de l’étranger aide à comprendre comme une ville dont l’activité est centrée sur les plantations de noix de coco ou de bananes et sur les scieries de bois de contreplaqué peut entretenir quatre centres commerciaux. Après tout, le prix d’un repas au Kentucky Fried Chicken local, en centre ville, correspond au salaire d’une journée de travail dans une plantation de noix de coco : 80 pesos, soit environ 1,60 US$.

Aujourd’hui, tandis que les économies dans tout le Sud-Est asiatique traversent une phase difficile, le nombre de travailleurs philippins partis à l’étranger est à la hausse. Selon les statistiques du gouvernement, 466 663 personnes sont parties travailler à l’étranger au cours de la première moitié de l’année 2001, soit une augmentation de 1,5 % par rapport à la même période l’an dernier. En réalité, le chiffre est sans doute deux fois supérieur. Quoiqu’il en soit, et selon une estimation des autorités philippines elles-mêmes, plus de 10 % des 75 millions de Philippins travaillent aujourd’hui à l’étranger.

Une des conséquences de ce phénomène est que la société philippine est très profondément influencée par ces travailleurs migrants. Dans les villages, partout à travers le pays, désigner les habitations de ceux dont la famille compte au moins un membre à l’étranger est chose aisée : les toits sont refaits en dur, les sols sont carrelés et on devine un ensemble vidéo flambant neuf. Les travailleurs de retour au pays sont connus pour dépenser les économies qu’ils ont durement gagnées en biens de consommation électroniques – et ensuite, lorsque l’argent vient à manquer, pour courir à la boutique du prêteur sur gages. Des histoires circulent à propos de familles entières revenues au pays depuis peu et dont les membres ne se parlent plus entre eux qu’en espagnol ou bien de quartiers entiers dont les maisons sont construites dans le style des villas italiennes, modelées d’après les demeures de leurs anciens patrons. Une société polyglotte et multiculturelle est apparue dans le pays dont les membres peuvent s’exprimer en arabe, espagnol, malais et japonais.

Les Philippines ont commencé à recourir à l’émigration de leur main-d’œuvre dans les années 1970 lorsque les chocs pétroliers ont fait grimper les cours de l’énergie. Des travailleurs philippins sont alors partis en Arabie saoudite et l’argent qu’ils ont envoyé au pays a permis aux Philippines de disposer des devises nécessaires à payer le pétrole saoudien. Aujourd’hui, les données de la démographie mondiale semblent indiquer que la demande pour des travailleurs étrangers n’est pas prête de se tarir. Lorsque des responsables politiques philippins voyagent à l’étranger, les gouvernements des pays dans lesquels ils se rendent font souvent état de leurs besoins en main-d’œuvre. Selon le sénateur Pimentel, lors d’une de ses récentes visites à Londres, il lui a été dit que la Grande-Bretagne avait besoin de 14 000 infirmières philippines supplémentaires.

EN ORGANISANT DES TESTS, LES AUTORITES DE MANILLE VEULENT S’ASSURER

QUE LE PAYS N’EXPORTE QUE LES MEILLEURS

Partout dans les couloirs des bureaux du Bureau pour l’emploi à l’étranger des Philippines (Philippine Overseas Employment Administration), des groupes de rock trimballent des amplificateurs, des guitares et des batteries tandis que des groupes de jeunes femmes, un tantinet nerveuse et aux habits très ajustés, retouchent une dernière fois leur maquillage.

Toutes les formations musicales des Philippines, tous les groupes de divertissement du pays qui désirent se produire à l’étranger doivent d’abord passer une audition ici. Ce règlement a été mis en place de façon à ce que l’administration du pays soit sûre que seules les meilleures des formations philippines partent à l’étranger – et afin de vérifier que ne se cachent pas derrière elles des travailleurs du sexe.

Ainsi, chaque jour ouvré, au sixième étage de ce bâtiment administratif par ailleurs fort terne, environ une soixantaine de groupes se produisent pour “un spectacle d’avant-départ” devant un jury composé de trois personnes. Pour les Philippins, la musique est une affaire sérieuse et les formations du pays sont réputées pour être parmi les meilleures de toute l’Asie, se produisant dans des hôtels de l’Australie jusqu’au Japon. Il y a là des groupes de jazz qui partiront à l’étranger se produire dans des hôtels, des villages de vacances ou des boîtes de nuit et des entraîneuses qui partiront au Japon travailler en tant qu’hôtesses dans des bars.

Assurément, ce lieu est un des rares bâtiments administratifs à travers le monde dont les murs résonnent d’interprétations de morceaux archi-connus des Beatles et où les ascenseurs sont remplis de jeunes femmes chargées de sacs d’où dépassent des habits de scènes aussi colorés que bon marché. Dans une des salles d’audition, Midas Touch, un ensemble jazz and blues de six musiciens qui se prépare à partir pour une boîte de nuit à l’extérieur de Tokyo, vient d’achever trois des morceaux de son répertoire : Route 66, Nearness of You et Feel Like Making Love. Virginia de Vera, un des membres du jury, tance les musiciens qui sont habillés en jeans : “Vous devriez être vêtus de la façon dont vous vous produirez sur scène”, leur dit-elle. Sur leur fiche d’audition, elle écrit : “Habillez-vous de façon adéquate pour les shows. On ne vient pas seulement pour vous écouter mais aussi pour vous voir.” et elle ajoute : “Bonnes voix. Très bon sens musical.” Elle conclue en griffonnant la note de 77,5, soit une note suffisante pour obtenir un visa pour l’étranger. Nikki Ross, autre membre du jury, jette rapidement sur le papier son évaluation : “Professionnel !” et donne au groupe la note de 90. Ceci fait, elle se lève pour jeter un sonore “Merci !” et “Au suivant !”