Eglises d'Asie

BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN ? JUSQU’A PRESENT, LA REACTION DES MASSES MUSULMANES EN ASIE DU SUD-EST A LA CAMPAGNE MILITAIRE DES ETATS-UNIS EN AFGHANISTAN A ETE PLUTOT MODEREE

Publié le 18/03/2010




Habib Muhamad Rizieq a une mission : mener la guerre sainte des musulmans contre les Etats-Unis et leurs alliés. Pourtant, cet homme, membre du clergé musulman d’Indonésie, à l’image de nombreux autres militants musulmans en Asie du Sud-Est, ne rencontre pas un succès considérable et peine à recruter des soldats pour sa cause. Les appels à la djihad du jeune chef, âgé de 36 ans, du Front des défenseurs de l’islam, sont bien audibles au sein du petit mais bruyant ensemble formé par les extrémistes musulmans d’Indonésie et drainent un flot modeste mais continu de moudjahidins autoproclamés. Venus de Java ou de Sumatra, souvent très jeunes, encore adolescents pour certains, ces derniers convergent vers le quartier général de ce mouvement, une construction délabrée d’une banlieue pauvre de Djakarta. La rhétorique anti-occidentale de Habib Muhamad Rizieq a répandu la crainte parmi les étrangers qui vivent dans ce pays et contraint l’ambassade américaine et de quelques autres représentations diplomatiques à fermer temporairement leurs portes à Djakarta.

Mais ces récentes manifestations en Indonésie, un pays qui connaît de façon récurrente depuis trois ans toute une série de conflits politiques et communautaristes, n’ont jamais rassemblé que quelques centaines de personnes, des militants actifs depuis quelques temps déjà, et on constate la même chose dans les autres pays de la région qui abritent d’importantes populations musulmanes. En dépit de l’importance des sentiments anti-américains – sentiments souvent alimentés par des médias hostiles aux Etats-Unis -, l’islam modéré à travers toute l’Asie du Sud-Est s’est avéré étonnamment résistant à l’extrémisme. Et ce dans une région qui peine à concilier l’engagement aux côtés des Etats-Unis en guerre contre le terrorisme et la démons-tration d’une pleine solidarité avec le monde musulman.

Nombreux sont ceux qui estiment que les problèmes domestiques sont tout simplement plus aigus ou plus pressants. D’autres pensent que le coût financier qui découlerait d’un engagement contre les Etats-Unis serait beaucoup trop élevé à un moment où les économies de la région connaissent d’importantes difficultés. Et, en certains lieux, des personnes font connaître leurs préoccupations en s’exprimant par l’intermédiaire de moyens démocratiques – ainsi en Thaïlande où les musulmans locaux ont, avec la réforme constitutionnelle de 1997, acquis des libertés dont l’exercice est bienvenu.

Tout n’est pas entièrement calme pour autant – et les activistes indonésiens en particulier comptent bien sur cela -, si la campagne militaire américaine en Afghanistan venait à se prolonger, les sentiments anti-américains se trouveraient comme multipliés et trouveraient un écho chez ceux qui auraient à souffrir d’une récession économique sévère. Ayant à l’esprit l’importance de leurs populations musulmanes respectives, Megawati Sukarnoputri, la présidente indonésienne, et Mohamad Mahathir, le Premier ministre malaisien, ont choisi d’assurer leurs arrières et ont commencé à critiquer les frappes contre l’Afghanistan après s’être, dans un premier temps, prononcés pour la lutte contre le terrorisme.

Jusqu’ici, les populations musulmanes de ces deux pays et celles des autres pays dans la région n’ont pas fait preuve, d’une façon générale, d’une agitation particulière. A Djakarta, des militants radicaux qui ont appelé au boycott des produits américains sont désormais accueillis par des commentaires de désapprobation de gens qui sont inquiets des possibles conséquences de tels appels sur le tourisme, l’investissement et l’économie déjà bien mal en point de l’Indonésie. “Vous ne représentez ni moi, ni l’islam”, a ainsi lancé un passant au cours d’une récente manifestation devant l’ambassade américaine transformée en camp retranché.

Et bien que la Malaisie a connu ces jours-ci la plus importante manifestation anti-américaine de son histoire, les 3 000 personnes qui sont descendues dans les rues de Kuala Lumpur peuvent bien plutôt exprimer les craintes ressenties à l’endroit de la mondialisation que des revendications inspirées par la religion. Comme en Indonésie, des voix modérées au sein du parti d’opposition, le PAS (Parti Islam SeMalaysia), ont été submergées par une vague de rhétorique extrémiste dont le but est principa-lement de marquer des points sur l’échiquier politique local. Les observateurs cependant ne croient pas que cela va déboucher sur l’embrasement de la majorité silencieuse de Malaisie. Comme beaucoup de leurs voisins indonésiens, ils ont simplement trop à y perdre.

Les modérés, parmi les trois millions de musulmans de Thaïlande, ont pris la tête des manifestations, lesquelles sont pacifiques : un appel au boycott des produits britanniques et américains plutôt que des menaces contre les ressortissants étrangers ou des manifestations de rue violentes. Aux Philippines, les membres de la minorité musulmane (5 % de la population) sont concentrés sur la question de l’obtention de l’autonomie pour les provinces délaissées du sud du pays – à Mindanao avant tout – et le manque d’opportunités qui s’offrent aux musulmans dans le domaine de l’économie et de l’emploi. “A l’heure actuelle, je crois que les musulmans sont entièrement occupés par les problèmes qu’ils rencontrent là où ils vivent, estime Datu Amilusin Jumaani, secrétaire général de la Ligue des oulémas des Philippines, instance réputée modérée. Notre réalité n’a rien à voir avec celle des Afghans.”

Iqbal Siregar, responsable pour Djakarta du Mouvement de la jeunesse islamique (GPI), reconnaît que le public dans son ensemble “ne soutient pas pleinement nos actions”. Lorsque le GPI a lancé un appel pour envoyer des volontaires en Afghanistan, seulement 700 hommes et femmes se sont enrôlés et il n’est pas certain qu’aucun d’entre eux n’atteignent jamais ce pays. Mais Siregar croit que le sentiment général contre les Américains va changer si les frappes aériennes se poursuivent. “Il n’est pas impossible que le public finisse par adhérer à notre cause, peut-être pas en prenant part à des manifestations à nos côtés mais en finançant notre organisation”, déclare-t-il.

En Indonésie, la politique américaine envers la Palestine est depuis longtemps un point de contentieux pour les musulmans du pays. Mais le ressentiment s’est véritablement accru avec l’émergence d’un islam radical ces trois dernières années. “Si les temps étaient meilleurs, ces groupes n’auraient aucune chance de succès, mais le chômage et le sous-emploi sont si répandus, les sentiments de frustration si prévalant et les gens ne disposent pas d’un appareil idéologique où ils puissent se resituer, explique Sarwono Kusumaadmadja, ancien ministre. L’élite a d’autres préoccupations et les mosquées sont de plus en plus présentes dans le domaine de l’action sociale.”

De fait, ce qui inquiète de nombreux spécialistes est que les extrémistes finissent par attirer à eux les laissés-pour-compte. Un obstacle majeur à ce scénario semble toutefois être l’argent, ou plus exactement le manque d’argent, pour attirer ces pauvres, laissés sur le bas côté de la réussite économique. Même le Front des défenseurs de l’islam de Rizieq, dont les ramifications souterraines mènent au monde du banditisme et de la police, ne dispose que d’un budget très faible.

Bien qu’ils font tous campagne, certains depuis des décennies, pour un objectif commun, à savoir l’établissement d’un Etat islamique ou au moins l’application du droit islamique, les extrémistes musulmans indonésiens n’ont jamais formé un corps uni ; ils se sont même plutôt durement affrontés sur des questions doctrinales et d’autres aspects de leur combat. Finalement, eux et leurs homologues dans la région sont plus préoccupés par des agendas locaux que par la situation d’Oussama Ben Laden.

Les Laskar Jihad par exemple, qui sont sans doute le groupe indonésien le plus virulent. Le chef de ce mouvement, Ja’far Umar Thalib, un ancien de la guerre des années 1980 en Afghanistan contre l’occupation soviétique, s’est fait plutôt discret ces dernières semaines. A la question de savoir pourquoi son mouvement ne prenait pas part aux manifestations anti-américaines, un de ses proches a répondu que le mouvement “prenait le temps de mettre au point en interne la réponse” qu’il convenait pour réagir aux frappes américaines en Afghanistan ; il a ajouté qu’il se montrait prudent avant d’inciter à la violence. Thalib lui-même n’a eu de cesse que de ridiculiser les qualités de bon musulman de Ben Laden, précisant qu’il avait refusé une offre d’aide financière du millionnaire d’origine saoudienne. Le 16 octobre dernier, à l’occasion d’une conférence de presse, il a affirmé : “D’un point de vue religieux, Ben Laden est vide. Certains le suivent uniquement parce qu’il a de l’argent.” Selon certains analystes, le Laskar Jihad garderait ainsi un profil bas car ces responsables craignent une offensive militaire et policière qui l’empêcherait de mener à bien son objectif domestique, à savoir son implantation dans les régions chrétiennes de l’archipel indonésien.

Eggi Sudjana, chef de la Fraternité des travailleurs musulmans, réputé pour son extrémisme, explique le silence de son organisation par des considérations économiques. Il déclare qu’il ne soutient pas la chasse aux ressortissants américains ou aux intérêts des Etats-Unis “car cela ne fera rien pour arrêter les bombardements”. Le boycott des biens américains et la mise à sac des intérêts représentants les Etats-Unis ne feraient qu’ajouter au chômage des Indonésiens, ajoute-t-il encore.

Aux Philippines, les musulmans locaux semblent encore plus éloignés du problème, mise à part toute l’attention accordée au groupe Abu Sayyaf et à ses éventuels liens avec Ben Laden. Le Front moro islamique de libération (MILF), par exemple, vient de mener des négociations de paix avec le gouvernement dirigée par la présidente Gloria Macapagal-Arroyo. Ces pourparlers ont été soutenus par l’Organisation de la Conférence islamique. Selon Shariff Julabbi, un des négociateurs du MILF, évoquer l’Afghanistan n’aurait fait que “compliquer le problème”.

Pour le Front moro de libération nationale (MNLF), qui a signé un accord de paix avec Manille en 1996, ce qui est cause de soucis est l’avenir de la fragile région autonome créée à Mindanao à la suite des accords de paix. Si le gou-vernement philippin ne parvient pas à y développer l’éco-nomie, met en garde Mohammednur Ajihil, ancien adjoint de Nur Misuari, le dirigeant historique du MNLF, les jeunes musulmans pourraient se montrer frustrés par cette paix.

Ce qui inquiètent de nombreux observateurs en Indonésie et en Malaisie est la façon dont les gouvernements et les responsables religieux modérés de ces pays ont laissé le champ de l’expression rhétorique aux extrémistes. Après avoir dans un premier temps déclarée à Washington le soutien de son pays à la campagne contre le terrorisme, Megawati n’est parvenue qu’à se mettre tout le monde à dos par l’inaction dont elle a ensuite fait preuve. Les récentes critiques qu’elle a prononcées à l’endroit des frappes américaines sont clairement destinées à son opinion publique domestique.

A l’image de la grande majorité de l’élite du monde de la politique et des affaires en Indonésie, Dewi Fortuna Anwar, ancien conseiller de l’ex-président B. J. Habibie, s’inquiète des torts qui peuvent être fait aux intérêts vitaux de son pays. “Nous ne pouvons survivre économiquement si nous nous coupons de la communauté internationale, explique-t-elle. C’est un moment que notre présidente aurait dû saisir pour agir comme un pont entre les musulmans et l’Occident. L’Indonésie est bien placée pour cela.”

En Malaisie, certains manifestent également de sérieuses inquiétudes à voir ainsi le champ de l’expression politique laissé aux extrémistes. Zainah Anwar, membre de la Commission gouvernementale pour les droits de l’homme, s’inquiète de la croissance d’“un islam réactif, conservateur, défensif et potentiellement dangereux”. Selon elle, très peu d’espace est laissé aux musulmans qui expriment des vues autres et encore moins d’espace est accordé aux fidèles des autres religions lorsqu’ils posent des questions. “Très peu de musulmans se risquent à ne serait-ce que discuter de leur foi en public, car ils craignent d’être accusé d’apostasie.”

Farish Noor, un universitaire malaisien reconnu, spécialiste des questions musulmanes, exprime la même chose d’une façon plus imagée : “La prise de position dans le domaine de la religion en politique ne peut être comparée à une visite dans un supermarché où vous pouvez acheter quelque chose et le rendre si vous n’êtes pas satisfait. Les questions religieuses sont des questions qui intéressent Dieu et vous ne chassez pas Dieu d’un revers de la main. Nous devons être très attentifs à ce que nous faisons.”