Un consensus favorable à Megawati
Après les deux années tumultueuses pendant lesquelles l’intellectuel musulman Abdurrahman Wahid a dirigé le pays, l’arrivée de Megawati a été généralement accueillie avec soulagement. Son conformisme ne pouvait que restaurer une certaine stabilité. Et, à la surprise de beaucoup, cette femme de 54 ans, souvent décriée comme une « ménagère » plus apte au jardinage qu’à la politique, a formé un premier gouvernement comprenant des universitaires respectés et des praticiens éprouvés à la tête des ministères clefs de l’économie et dépourvu de politiciens ou d’hommes d’affaires mouillés dans des affaires de corruption. Dorodjatun Kuntjoro-Jakti, ancien ambassadeur aux Etats-Unis et doyen de la faculté d’économie Indonesia, a ainsi obtenu le poste pivot de ministre coordonnateur pour l’économie, tandis que Laksamana Sukardi, ancien directeur de la City Bank pour l’Indonésie, réputé pour son intégrité, dirige le ministère des Entreprises d’Etat et de la Privatisation avec sous son contrôle l’Agence de restructuration bancaire (IBRA), chargée de revendre les actifs des banques rachetées par le gouvernement depuis la crise de 1997. Le reste des porte-feuilles a été réparti entre les différentes formations politiques qui ont organisé l’éviction d’Abdurrahman Wahid, la coalition de partis musulmans connue sous le nom d’« axe central » se taillant la part du lion avec six ministères. Ce sont ces mêmes partis musulmans qui s’étaient opposés en octobre 1999 à l’accession de Megawati à la présidence sous le prétexte qu’une femme ne pouvait occuper le poste de chef d’Etat. Avec cette généreuse allocation de ministères, Megawati a souhaité neutraliser une alliée tactique qu’elle sait potentiellement hostile. Le parti de Megawati, le Parti démocratique indonésien de Lutte (PDI-P), dispose déjà de 30 % des sièges au parlement (le DPR qui comprend 500 membres qui siègent de droit au MPR aux côtés de 200 représentants des groupes socio-professionnels). Forte de l’appui de l’axe central et du Golkar, l’ex-parti gouvernemental sous Suharto, Megawati bénéficie d’un solide soutien dans les deux assemblées.
La vaste majorité des analystes politiques à Djakarta estiment que la fille de Sukarno devrait mener son mandat sans entraves majeures jusqu’en 2004, certains estimant même qu’elle a de bonnes chances d’être réélue à la présidence. Lors de l’éviction d’Abdurrahman Wahid en juillet dernier, un accord informel a été passé entre les trois principales factions politiques pour s’abstenir de mettre en jeu la responsabilité politique de la présidente. Cet accord est pour l’instant respecté. A cela plusieurs raisons. Le Golkar, deuxième parti en nombre de sièges, se retrouve en position délicate après que son leader, le président du parlement, Akbar Tanjung, a été accusé d’avoir ponctionné quatre millions de dollars sur le budget de l’Agence nationale de distribution alimentaire (BULOG) afin de financer la campagne électorale du Golkar pour les législatives de juin 1999. Les déclarations ubuesques d’Akbar qui a assuré avoir versé cet argent à une fondation sociale dont il a oublié le nom n’ont pas convaincu grand monde. La campagne menée contre Akbar est le fait d’une faction interne du Golkar composée de représentants non javanais (faction IRAMASUKA pour Irian Jaya, Moluques, Sulawesi et Kalimantan) proches de l’ex-président B.J. Habibie et désireux de prendre le contrôle du parti. Cette faction est plus ouvertement islamique que celle d’Akbar, composée de nationalistes modérés. L’élimination politique d’Akbar Tanjung risquerait de permettre un retour des suhartistes durs aux commandes du Golkar et pourrait s’avérer menaçante pour Megawati. Pour cette raison, beaucoup pensent qu’un compromis sera trouvé, sauvant la tête d’Akbar.
L’axe central n’a pas non plus intérêt à faire monter les enchères avant 2004. L’axe central qui réunit plusieurs partis musulmans – le Parti du mandat national, du président du MPR Amien Rais, le Parti du croissant et de l’étoile, du ministre de la justice Yusril Izha Mahendra, et le Parti du développement uni, du vice-président Hamzah Haz – est une coalition lâche sans véritable dénominateur commun en dehors d’une vague idéologie islamique. Le seul « présidentiable » de cette coalition est Amien Rais, habile tacticien qui a été le principal instigateur de la chute d’Abdurrahman Wahid. Défier Megawati avant 2004 compromettrait ses propres ambitions : cela risquerait de permettre au vice-président Hamzah Haz d’accéder à la présidence (selon la sacro-sainte Constitution de 1945, un président destitué par le MPR est automatiquement remplacé par le vice-président).
Une gestion maladroite des retombées des attentats terroristes
Ce contexte politique favorable pour Megawati a été quelque peu ébranlé par les retombées des attentats terroristes du 11 septembre. Par un concours de circonstances, Megawati s’est trouvée être l’un des tout premiers chefs d’Etat – et le premier leader musulman – à s’entretenir avec le président George W. Bush après la tragédie. Son soutien immédiat à la campagne anti-terroriste lancée par Washington a agacé non seulement une poignée de groupuscules islamiques radicaux (voir plus loin) mais aussi les grandes organisations musulmanes modérées comme l’organisation traditionaliste Nahdlatul Ulama (35 millions de membres) et le mouvement moderniste Muhammadiyah (28 millions de membres). Le Conseil national des oulémas, une organisation semi-officielle autrefois très proche du régime de Suharto mais sans véritable assise populaire, a été jusqu’à évoquer l’obligation de « djihad » qui incombe à tout musulman en cas d’attaque d’un pays islamique, en restant toutefois évasif sur le sens donné au mot « djihad
Conscient du bénéfice politique à retirer d’une telle situation, le vice-président Hamzah Haz a coupé l’herbe sous les pieds de la présidente en déclarant espérer, alors que celle-ci poursuivait sa tournée internationale, que les attentats terroristes « purifierait les Etats-Unis de leurs péchés Parallèlement, des manifestations réduites mais amplement répercutées par les médias internationaux ont réclamé la rupture des relations diplomatiques entre Djakarta et Washington, certaines d’entre elles allant jusqu’à menacer de « sweepings » (rafles) les Occidentaux résidant en Indonésie. Rentrée au pays, Megawati s’est cantonnée à son silence coutumier, laissant se développer les manifestations anti-américaines (la plus importante, organisée par le Parti de la Justice (Partai Keadilan) a réuni 10 000 personnes à la sortie des mosquées le vendredi 19 octobre). Surtout, elle n’a pas semblé prendre conscience des effets déplorables de la couverture médiatique des événements pour l’image internationale de l’Indonésie. Ce n’est que sous la pression des critiques de la presse locale que la présidente a enfin daigné prendre les choses en main, qualifiant d’« inacceptable » l’attaque américaine contre l’Afghanistan pour satisfaire la vaste majorité des musulmans modérés et de l’archipel tout en employant la manière forte pour faire rentrer dans le rang les quelques milliers de musulmans radicaux. Les tergiversations de la présidente constituent une claire indication de son manque de « leadership » au moment où le pays, qui traverse une profonde crise économique et politique, doit être dirigé avec fermeté et esprit de décision. Selon les termes de Wimar Witoelar, ex-porte parole du président Abdurrahman Wahid, « Megawati est le pire leader qu’on puisse avoir dans un tel contexte» (1).
Le superbe isolement de Megawati
La principale conséquence du conservatisme politique de Megawati demeure la paralysie du processus de réforme politique espéré par les Indonésiens après la démission du président Suharto en mai 1998. Le maintien du statu quo bénéficie en premier lieu aux ténors de l’ancien régime : officiels, hommes d’affaires et politiciens qui ont accumulé illégalement des fonds pendant les 32 ans de l’Ordre Nouveau. « Leur règle du jeu est de ne pas devoir payer et de ne pas être pris considère un officiel du ministère des Finances (2). Le choix de la présidente pour le poste de procureur général, une fonction cruciale dans le cadre des efforts pour éradiquer la corruption, est à cet égard révélateur. Le poste avait été tenu pendant la présidence d’Abdurrahman Wahid par Marzuki Darusman, un parlementaire du Golkar qui s’était bâti une réputation d’intégrité alors qu’il présidait la Commission nationale des droits de l’homme au temps de Suharto. Marzuki avait inlassablement tenté de faire rendre des comptes aux membres de la famille Suharto, accusés d’avoir détourné 15 milliards de dollars pendant les 32 ans de l’Ordre Nouveau – sans grands résultats il est vrai. Tournant le dos à cette politique, Megawati a sélectionné un « insider » M. A. Rachman, un bureaucrate qui a passé l’essentiel de sa carrière au sein du bureau du procureur général, une agence réputée pour sa propension à modeler ses services en fonction des versements des « clients M. A. Rachman avait notamment été chargé après la chute de Suharto de l’enquête sur les violations des droits de l’homme au Timor-Oriental avant et après le référendum d’autodétermination d’août 1999 ; aucun des accusés n’a encore comparu en justice.
Autre signe inquiétant : la présidente a rapidement relevé tous les ponts qu’avait lancés Abdurrahman Wahid entre le palais présidentiel et les médias au nom de la transparence. Megawati n’a donné aucune conférence de presse ni aucun entretien depuis son élection il y a trois mois. Elle a rétabli la toute puissance du « secrétariat général » du gouvernement en nommant à ce poste Bambang Kesowo, un vétéran de la bureaucratie qui filtre strictement l’accès à la présidente au point que ses propres conseillers commencent à s’en plaindre. Megawati gouverne par délégation au travers de ses deux ministres coordonnateurs, Dorodjatun Kuntjoro-Jakti pour l’économie et l’ex-général Susilo Bambang Yudhoyono pour la défense et la sécurité. « Elle se comporte comme une reine constate l’ex-ministre Sarwono Kusumaadmatdja (3).
La nécessité d’une réforme de la Constitution et d’une révolution des esprits
Le système politique, fondé sur la très sommaire Constitution de 1945 – un document rédigé à la hâte au moment de la déclaration d’indépendance vis-à-vis des Pays-Bas -, a pourtant besoin d’une réforme radicale. La longue crise politique qui a opposé l’ouléma Wahid au parlement et qui s’est conclue par sa destitution en juillet dernier a illustré les tares d’un régime hybride qui hésite entre système présidentiel et système parlementaire. La Constitution semble disposer sur le papier qu’il s’agit d’un régime présidentiel, le président n’étant pas responsable devant le parlement. Mais dans la pratique, l’Assemblée consultative du peuple (MPR), composée en grande majorité de parlementaires, peut destituer le président si elle estime que celui-ci a violé les « principes politiques de l’Etat Parallèlement, aucun corps d’Etat ne contrôle le MPR qui peut ainsi limoger le chef d’Etat sans avoir à se justifier. Une autre faiblesse de la charte fondamentale est l’absence d’un corps d’Etat en charge du contrôle du système judiciaire, notoirement corrompu.
Nurcholish Madjid, éminent intellectuel musulman indonésien, craint qu’en l’absence d’une réforme politique approfondie d’ici 2004 le pays court à l’implosion (4). Megawati n’a jamais caché son attachement presque sentimental à la Constitution de 1945, établie sous l’autorité de son père Sukarno, premier président indonésien. Des signes encourageants sont toutefois apparus durant la session du MPR de novembre 2001 quand les diverses factions ont commencé à discuter de la possible mise en place d’un système d’élection présidentielle directe. En théorie, cela permettrait d’en finir avec la dictature parlementaire du MPR en rétablissant un régime clairement présidentiel. Mais la version du projet d’amendement constitutionnel favorisée par le Parti démocratique indonésien de Lutte de Megawati donne le mot final au MPR si le président n’obtient pas la majorité absolue des voix au premier tour de scrutin, perpétuant ainsi le flou institutionnel.
Au moins aussi fondamentale que cette refonte des institutions, une « révolution des esprits » s’impose au sein de l’élite djakartanaise, composée des politiciens javanais et d’autres originaires des îles périphériques qui ont grimpé au sommet de la hiérarchie sociale (le vice-président Hamzah Haz, par exemple, est originaire du Kalimantan). Selon certains conseillers du gouvernement, on en est revenu aux pires temps de l’Ordre Nouveau. Avec la décentralisation démarrée depuis janvier 2001, la corruption, omniprésente au niveau central, s’est étendue aux gouvernements de districts. Les élus locaux des conseils de districts ont ainsi été pris d’une frénésie de voyages à l’étranger sous prétexte d’« études comparatives La moitié d’un fonds de 9,3 milliards de dollars a été versé par le gouvernement central aux districts pour payer les salaires des fonctionnaires locaux, mais l’argent s’est volatilisé en cours de route. La même attitude prévaut au sein du gouvernement central. « Les parlementaires sont obsédés par leurs intérêts propres. Leurs noms sont partout dans les journaux, mais cela ne leur fait pas honte. Ils se fichent du sort du petit peuple s’indigne Sarwono Kusumaadmatdja qui a refusé un poste de ministre car il « ne peut pas travailler avec des gens qu’il ne respecte pas
L’armée, spectatrice engagée du monde politique
Les militaires, qui ont toujours joué un rôle politique actif depuis l’instauration de la « démocratie guidée » par Sukarno en 1959, se tiennent actuellement plus tranquilles qu’ils ne l’ont jamais été depuis des décennies. Ils n’ont pas activement participé à la destitution de l’ex-président Abdurrahman Wahid, mais, en refusant à plusieurs reprises d’appliquer l’état d’urgence décrété par un Wahid aux abois, ils ont quelque peu redoré leur image mise à mal depuis la chute de Suharto. Selon Kusnanto Angorro, expert sur l’armée indonésienne, les chefs militaires sont « plus forts que jamais » ; ils constituent « un Etat dans l’Etat » (5). Dégagés de la mission de « sécurité intérieure » officiellement à la charge de la police, les généraux de MABES TNI, le QG des forces armées dans le quartier de Cilangkap à Djakarta-Sud, s’abstiennent d’intervenir directement dans le débat politique et se limitent à envoyer des signaux pour signifier leurs préférences pour tel candidat ou telle politique. Bénéficiant de relations cordiales avec la nouvelle présidente, ils tiennent surtout à ce que l’on ne fouille pas trop dans leur passé, qu’il s’agisse des violations des droits de l’homme à Aceh, au Timor-Oriental et en Irian Jaya ou de leurs transactions financières douteuses derrière le paravent de « fondations sociales » opérant, en principe, pour le bien-être des soldats. Megawati s’est pour l’instant bien gardée d’incommoder les militaires, bien qu’elle a insisté dans certains discours sur le nécessaire désengagement de l’armée du champ politique.
Trois ans et demi après la chute de l’ex-général président Suharto, la dépolitisation institutionnelle de l’armée n’est toujours pas entrée dans la phase concrète. La structure territoriale de l’armée, qui établit un réseau de commandements à tous les niveaux administratifs, du sommet de l’Etat au village, reste en place. Le vote d’une Loi sur la défense pendant la session du MPR de novembre devrait toutefois mettre les généraux de l’armée de terre au pied du mur. Cette loi dispose entre autres que l’organisation des forces armées doit refléter le fait que l’Indonésie est un Etat maritime, donnant la prééminence à la marine de guerre ; cela constitue une base légale pour le démantèlement de la structure territoriale de l’armée de terre.
L’ancien chef des forces armées, le général (en retraite) Wiranto, objet d’une enquête pour violation des droits de l’homme au Timor-Oriental, a fait ses premiers pas en politique en fondant une milice nationaliste baptisée Garda Muda Merah Putith (les Jeunes gardes rouges et blancs, selon les couleurs du drapeau national) visant à « promouvoir les valeurs morales mais qui devrait bientôt se transformer en parti politique (6). Riche et ambitieux, Wiranto fait figure de candidat sérieux pour la présidence en 2004 avec l’appui du Golkar. Il participerait en sous main à la campagne politique lancée par la faction IRAMASUKA contre le président du Golkar, Akbar Tanjung, dont il occuperait volontiers le fauteuil.
L’obsession de l’unité nationale et les ratés de la décentralisation
Dans son premier discours majeur à l’occasion de la fête de l’indépendance, le 17 août dernier, Megawati a affirmé sa volonté de placer le maintien de l’unité du pays au sommet des priorités de son mandat. Cette volonté n’a rien de particulièrement original et l’on serait bien en peine de trouver un politicien indonésien d’envergure prôner le démantèlement de la République en dehors des deux régions où existe un puissant courant séparatiste : Aceh à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra et la Papouasie occidentale (ex-Irian Jaya) aux confins orientaux de l’archipel.
Mais alors qu’Abdurrahman Wahid avait longtemps résisté aux pressions des militaires désireux d’employer la manière forte dans les provinces rebelles, Megawati a semblé laisser toute latitude à l’armée et à la police, notamment dans la lutte contre le mouvement Aceh Libre (GAM), la guérilla séparatiste acehnaise. Fin août, différents commandants militaires ont multiplié les déclarations belliqueuses. Le général Ryamizad Ryacudu, chef du Kostrad (principale unité de combat de l’armée de terre), a rappelé que « dans tous les pays du monde, les mouvements rebelles sont éliminés L’ex-général Susilo Bambang Yudhoyono, à la tête du ministère stratégique de la Défense et de la Sécurité, a abondé dans le même sens en décrétant qu’« aucun pays n’a jamais résolu ses problèmes de guérilla par le dialogue 20 000 militaires sont en opération dans la province d’Aceh ; des milliers de jeunes recrues des Brigades mobiles de la police (BRIMOB) dotées de Kalachnikov et avides d’en découdre sont venus les renforcer. Des milices composées de transmigrants javanais sont armées et entraînées par les Forces spéciales (KOPASSUS) en théorie avec pour objectif « l’autodéfense » ; c’est précisément la politique qui avait été suivie au Timor-Oriental avant le référendum d’autodétermination avec les résultats désastreux que l’on sait. Massacres de civils, viols, enlèvements et torture sont quotidiens, le GAM ayant aussi sa part dans les exactions quand il s’agit d’exécuter des « collaborateurs La quasi totalité des activistes civils, membres d’ONG ou étudiants, ont quitté la province par peur des assassinats. Officiellement, 1 200 personnes ont été tuées depuis le début de l’année, en majorité des civils ; le chiffre réel est probablement le double selon des sources acehnaises. En Papouasie occidentale, l’absence d’un mouvement séparatiste armé significatif a permis de limiter le nombre de victimes et d’exactions mais l’intransigeance mutuelle est la même.
Tout en refusant une quelconque forme d’autodétermination, la présidente Megawati a tenté d’apaiser les sentiments irrédentistes en faisant voter des lois d’autonomie spéciale, accordant de vastes droits aux gouvernements locaux des deux provinces en matière économique, sociale et culturelle. D’un point de vue historique, ces lois sont révolutionnaires. Elles accordent par exemple 70 % des revenus provenant du gaz et du pétrole aux gouvernements locaux, qui jusqu’à présent ne touchaient pratiquement rien de l’exploitation des ressources naturelles de leur territoire (à titre de comparaison les autres régions ne touchent que 20 % des revenus de leurs ressources naturelles). Et pourtant ces lois ont été rejetées dans les deux provinces. Le GAM et la vaste majorité des Acehnais ne veulent entendre parler que d’indépendance, une indépendance que les Acehnais ne réclament pas à « l’Etat javanais » mais qu’ils assurent s’être déjà octroyés eux-mêmes. Les leaders papous ont aussi repoussé la nouvelle loi, considérant ses dispositions comme « insuffisantes » face au sentiment indépendantiste croissant.
Il est clair que ces derniers ont fait monter les enchères depuis l’arrivée de Megawati au pouvoir, redoutant sans doute une politique moins conciliante à leur égard que celle d’Abdurrahman Wahid ; le président du Conseil national de Papouasie, Theys Eluay, nous avait ainsi affirmé lors d’un entretien l’an passé qu’il se satisferait d’une large autonomie. Si la nouvelle loi d’autonomie spéciale est appliquée rapidement et efficacement en Papouasie occidentale et si les militaires et policiers se montrent moins oppressifs – ce qui reste très hypothétique -, un apaisement est possible dans cette province. Plus qu’une exigence politique, la revendication indépendantiste papoue se fonde sur la rancœur engendrée par la répartition injuste des revenus tirés de l’extraction des ressources naturelles, notamment de la plus grande mine de cuivre du monde exploitée par la firme américaine Freeport MacMoran près de Timika. Un règlement équitable sur ce point crucial serait un pas décisif pour se concilier les bonnes grâces de l’élite et de la population locale.
Rien de tel à Aceh où les forces de sécurité sont engagées dans une « sale guerre » qui promet de durer. Trop de massacres ont été commis, trop de promesses n’ont pas été tenues par l’Etat central pour qu’un quelconque compromis soit établi à moyen terme, comme l’a montré l’échec de la mission de conciliation du Centre pour le dialogue humanitaire pendant la présidence Wahid. L’armée indonésienne à Aceh se comporte comme une armée d’occupation en terre étrangère et c’est ainsi qu’elle est perçue par la population. Nombreux sont les observateurs qui considèrent qu’Aceh restera la principale zone de tension de l’archipel pour les décennies à venir.
La paralysie des réformes économiques
Si la question de l’unité nationale est sans conteste la principale épée de Damoclès pesant sur l’avenir de l’Indonésie, à court terme le défi que doivent relever la présidente Megawati et son gouvernement est celui du redressement d’une économie qui ne s’est pas encore remise de la récession de 17 % qu’avait connu le pays en 1998. Les premiers pas de la nouvelle administration ont été prometteurs. Les investisseurs étrangers ont été réconfortés par la nomination d’une « dream team » – Dorodjatun Kuntjoro-Jakti, Laksamana Sukardi et Boediono (ministre des Finances) – aux postes de commande de l’économie. Le projet de budget pour l’année 2002 annoncé par Megawati le 7 septembre a aussi semblé réaliste et en ligne avec les exigences du Fonds monétaire international qui détermine effectivement la politique économique du gouvernement sur la base de « lettres d’intention » âprement négociées entre l’agence financière et les autorités indonésiennes. Les relations avec le FMI avaient été rétablies dès l’arrivée de Megawati à la présidence après deux ans de rapports très tendus avec l’administration Wahid. Après la signature d’une nouvelle lettre d’intention en août, fixant des objectifs annuels en ce qui concerne les privatisations et la vente des actifs des banques nationalisées par l’IBRA (Agence gouvernementale de restructuration financière) après la crise, le FMI avait promptement réouvert le robinet de l’assistance financière en versant 400 millions de dollars au gouvernement en septembre. La rupiah s’était même redressée après la chute de Wahid, repassant nettement en dessous du seuil symbolique de 10 000 rupiahs pour un dollar. Ce léger regain d’espoir ne suffisait pas à masquer les tares fondamentales de l’économie indonésienne : une dette extérieure de 140 milliards de dollars (68 milliards pour la dette publique, 72 milliards pour la dette privée), un secteur bancaire sinistré depuis la crise et des entreprises qui, à quelques exceptions près comme la firme automobile Astra International, n’ont pas beaucoup progressé dans leur restructuration.
L’onde de choc des attentats du 11 septembre a balayé ce léger redressement. Effondrement du tourisme, montée des manifestations anti-américaines, baisse de la demande extérieure et tergiversations de Megawati sur la position à adopter : l’économie s’est de nouveau engagée en l’espace de quelques semaines dans une spirale dépressive propre à décourager des investisseurs étrangers déjà peu enthousiastes. Les retombées des attentats terroristes et l’image négative projetée par les musulmans radicaux hurlant à la « djihad » contre les Etats-Unis et le Royaume-Uni n’ont pourtant touché que des secteurs circonscrits de l’économie. Certes les exportations de chaussures et de textiles devraient chuter d’environ 25 % cette année du fait de la baisse de la demande sur le marché américain. Sur l’île de Bali, l’un des haut lieux mondial du tourisme, les hôtels connaissaient en octobre un taux d’occupation de 25 % (à comparer avec 45 % pendant la basse saison les autres années). Mais surtout le gouvernement a semblé être déstabilisé par la nouvelle situation mondiale, incapable en l’absence d’un ferme leadership, d’adopter une réponse rapide et coordonnées à la crise. L’effet psychologique a été immédiat : l’optimisme prudent qui avait prévalu depuis la fin juillet s’est évanoui.
Dès le début octobre, le gouvernement a révisé ses prévisions budgétaires pour 2002 annoncées un mois plus tôt : 4 % au lieu de 5 % pour la croissance, inflation de 8,5 % au lieu de 8 % et niveau de référence monétaire d’un dollar pour 9 000 rupiahs au lieu de 8 500 rupiahs ; un ajustement indispensable mais qui semble encore pêcher par un excès d’optimisme notamment en ce qui concerne le maintien de la limitation du déficit budgétaire à 2,5 % du PIB. Si l’on se réfère aux difficultés rencontrées par l’équipe économique du gouvernement pour tenir le budget 2001, l’inquiétude des observateurs étrangers à Djakarta est compréhensible. Au début novembre, à un mois et demi du bouclage de l’exercice, il manquait encore 1,4 milliard de dollars pour atteindre l’objectif fixé dans la lettre d’intention du FMI de limiter le déficit budgétaire à 3,7 % du PIB. Du fait de l’énorme dette extérieure indonésienne, il est important de financer ce déficit par des ressources internes et non par un nouveau recours aux pays donateurs.
Le FMI avait prévu deux moyens pour lever les fonds nécessaires : la privatisation des entreprises d’Etat non stratégiques (cimenterie, télécommunication) et la vente des actifs des banques nationalisées après la crise par l’IBRA (nationalisation financée par les contribuable). Pour l’instant, aucune privatisation n’a été amorcée. Chaque année, le gouvernement présente la liste des entreprises d’Etat « privatisables » et, chaque année, ces entreprises restent entre les mains de l’Etat. Non qu’il n’y ait pas d’investisseur étranger intéressé. Mais, selon l’expression d’un analyste financier à Djakarta, la question est plutôt de savoir « s’il y a quelque chose à vendre L’exemple de la cimenterie Semen Gresik est parlant. Depuis 1998, la firme mexicaine Cemex s’est déclarée intéressée à reprendre cette cimenterie d’Etat et a récemment avancé une offre de 520 millions de dollars, soit trois fois le prix du marché. Le marché devrait être conclu le 26 octobre, mais devant la mauvaise humeur des employés de l’unité de production basée à Padang (Sumatra) et les réticences de certains parlementaires ultra-nationalistes, le gouvernement a décidé de repousser la vente en principe à décembre ; beaucoup doutent toutefois qu’un tel marché puisse se conclure avant 2002. L’effet du report a été désastreux sur la crédibilité internationale de l’Indonésie. L’engagement de vendre Cemex figure à la fois dans le budget et dans les lettres d’intentions conclues avec le FMI. Aux yeux des investisseurs étrangers, Djakarta apparaît incapable d’honorer des engagements qu’il a dûment contractés et signés. Les 520 millions de dollars de Cemex devaient servir à financer en partie le déficit budgétaire pour 2001.
La saga de la Bank Central Asia (BCA), la plus importante banque privée d’Indonésie, nationalisée par l’IBRA en 1998, s’inscrit dans la même veine. 51 % des parts devaient être vendus à un investisseur domestique ou étranger. Le parlement a décidé de scinder la vente en plusieurs tranches de crainte qu’une banque étrangère ne prenne le contrôle de BCA. Le problème est de savoir s’il existe un investisseur local possédant la crédibilité et les fonds suffisants pour une telle opération. Comme la vente de Semen Gresik, le retard dans la vente des actifs de BCA est un coup dur pour le budget 2001. Au final, le déficit budgétaire devrait être financé par l’argent des pays donateurs étrangers qui devaient s’engager sur quatre milliards de dollars dans le cadre du Groupe consultatif sur l’Indonésie lors d’une réunion à la mi-novembre à Djakarta. Ce qui signifie un accroissement d’une dette déjà massive dont le seul paiement des intérêts coûte dix milliards de dollars par an au gouvernement. Derrière les professions de foi nationalistes lancées par les parlementaires pour justifier le refus de vendre actifs bancaires et entreprises d’Etat se dissimulent souvent les intérêts acquis d’hommes d’affaires et de politiciens véreux qui ont bâti leur réseau et leur fortune pendant le régime de Suharto. Massivement endettés depuis la crise, ils ont jusqu’à présent réussi à échapper à toute poursuite tout en se maintenant dans leurs fonctions. Les conseillers de Laksamana Sukardi estiment que 30 % des dirigeants d’entreprises d’Etat doivent être limogés si l’on veut amorcer le programme de privatisations. De même, les réticences de nombreux politiciens ne s’expliquent pas parce qu’ils pensent que la cession de ces actifs serait désavantageuse pour l’Etat, mais parce que cela tarirait des sources de fonds clandestins pour leur parti politique (7).
Le ministre des Entreprises d’Etat, Laksamana Sukardi, est pleinement conscient des conséquences négatives de ces reports successifs. Mais il ne semble pas disposer de l’influence politique suffisante pour imposer ses décisions. Laksamana s’est ainsi heurté de façon répétée à I Putu Gde Ary Suta, président de l’IBRA, qui ne fait pas mystère de sa réticence à vendre les actifs de la Bank Central Asia à un investisseur étranger. Putu, un Balinais d’origine qui dispose de relations étroites avec de nombreux ténors de l’Ordre Nouveau, est aussi très proche du mari de Megawati, l’homme d’affaires Taufik Kiemas. La faiblesse de la marge de manœuvre de Laksamana, dont la compétence est unanimement reconnue, a été illustrée quand il a été obligé de revenir sur le choix de deux de ses vice-ministres : le secrétaire d’Etat Bambang Kesowo a fait valoir que ceux-ci n’avaient pas le « grade administratif » requis pour un tel poste.
La croissance économique ne peut reprendre que si des investissements étrangers significatifs commencent à filtrer de nouveau dans l’archipel. Au delà des blocages nationalistes, la condition cruciale pour restaurer la confiance des firmes étrangères est l’établissement progressif d’une « sécurité juridique » qui garantirait une justice équitable en cas de litige. Le chemin à parcourir reste long ; beaucoup ont encore en tête la mésaventure arrivée cette année à la firme d’assurances canadienne Manulife. Celle-ci avait racheté à l’IBRA sa filiale locale ; mais, par un subterfuge juridique propre au système judiciaire indonésien, le patron canadien de la firme s’était retrouvé en prison après avoir été attaqué en justice par son partenaire indonésien qui contestait le rachat. La corruption sévissant au sein du système judiciaire est légendaire, les juges vendant le plus souvent leurs verdicts au plus offrant. La décentralisation risque d’aggraver ce problème, qui touche bien évidemment aussi les investisseurs locaux, en donnant de larges pouvoirs aux gouvernements régionaux. Déjà des chefs de districts ou de provinces réclament des prises de participations dans des entreprises minières ou pétrolières implantées sur leur territoires. Dans la procédure judiciaire indonésienne, les juges ne sont pas obligés de motiver leurs arrêts, ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes d’arrangement. Pour aider à établir un peu plus de transparence, Asia Foundation, une ONG américaine, a mis en place un programme visant à encourager les juges à expliquer publiquement les raisons de leur décision (8).
Un radicalisme islamique qui reste très marginal
Les attentats terroristes du 11 septembre et l’offensive américaine sur l’Afghanistan ont mobilisé en Indonésie plusieurs mouvements islamiques radicaux qui ont organisé en septembre et en octobre une série de manifestations anti-américaines devant les ambassades des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Dans la ville de Solo, à Java-Centre, un de ces groupes, le Front des défenseurs de l’islam (FPI), a passé – vainement – au crible les hôtels de la ville pour demander aux Américains de quitter immédiatement l’archipel. L’un des leaders d’une autre organisation radicale, le Mouvement de la jeunesse islamique (GPI), a été jusqu’à menacer de faire assassiner l’ambassadeur américain à Djakarta, Robert Gelbard, en cas de victimes civiles dans le conflit en Afghanistan. La fermeté montrée par la police, après un moment de flottement, a mis un terme – au moins provisoirement – à ces manifestations, mais celles-ci, répercutées avec enthousiasme par la presse internationale, ont incontestablement donné à l’Indonésie l’image d’un pays dangereux et instable, menacé par le radicalisme islamique.
Qu’en est-il exactement ? On ne peut nier qu’on assiste depuis la chute du président Suharto en mai 1998 à une explosion de ces groupuscules, mouvements d’étudiants ou partis politiques islamiques qui revendiquent un type d’islam plus exclusif et moins ouvert que celui prôné par les deux grandes organisations musulmanes de masse, l’organisation traditionnaliste Nahdlatul Ulama (NU) et l’organisation moderniste Muhammadiyah. Toute expression politique islamique avait été étouffée par Suharto jusqu’en 1990. Cette année-là, ressentant le besoin de neutraliser les leaders musulmans critiques de son régime (comme Abdurrahman Wahid, alors président du Nahdlatul Ulama), Suharto avait favorisé la création de l’ICMI (l’Association des intellectuels musulmans indonésiens), dominée par des musulmans conservateurs. Mais ce n’est qu’après la démission de Suharto que l’obligation pour toute organisation de n’avoir d’autre idéologie que le pancasila (9) a été levée : les frustrations accumulées par les santris (les musulmans pratiquants) ont été soudainement libérées, résultant dans la création de dizaines de mouvements politiques et d’associations revendiquant l’islam comme base idéologique. D’autres groupes encore plus militants sont apparus sous les présidences de B.J. Habibie et d’Abdurrahman Wahid, certains prenant la forme d’organisations para-militaires opérant au grand jour sans aucune crainte apparente des forces de sécurité.
Il convient toutefois de ramener les choses à leur juste proportion. Lors des manifestations anti-américaines face à l’ambassade des Etats-Unis, la foule des curieux et des journalistes photographiant les quelques centaines de manifestants était parfois plus nombreuse que les manifestants eux-mêmes. Aux élections législatives de juin 1999, l’ensemble des partis islamiques ont remporté 16 % des suffrages, à comparer au 43,9 % emportés par les partis musulmans lors des élections démocratiques précédentes qui remontent à 1955 (10). La nature modérée de l’islam indonésien a été réaffirmée par les événements de ces dernières semaines. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas du tout de progrès de « l’islam radical La guerre en Afghanistan a servi de catalyseur et même les leaders du Nahdlatul Ulama et de la Muhammadiyah concèdent qu’ils auront du mal à tenir leurs membres si le conflit se prolonge et fait un grand nombre de victimes civiles. La couverture très anti-occidentale de la presse populaire – qui présente Oussama Ben Laden comme un héros et les Américains comme des terroristes – entretient une atmosphère malsaine qui tend à contaminer les esprits simples. Mais si la lente montée de l’islamisme ne peut être complètement niée, cette idéologie radicale reste ultra-marginale. Le constat d’ensemble est le suivant : une grande majorité des Indonésiens condamnent l’offensive américaine et, en général, ressentent mal la « politique arrogante » de Washington au Proche-Orient et ailleurs, mais ces mêmes Indonésiens s’opposent tout aussi fermement au fanatisme islamique. Selon les termes du commentateur politique Wimar Witoelar : « Il y a moins d’islamistes radicaux en Indonésie que de membres du Klu Klux Klan aux Etats-Unis, et je n’ai jamais considéré que ceux-ci représentaient l’idéologie américaine » (11).
Il existe des dizaines d’organisations créées depuis 1998 qui peuvent être classées comme « néo-fondamentalistes », réclamant un rôle politique formel pour l’islam par opposition à ceux, comme le NU et la Muhammadiyah, qui lui assignent un rôle uniquement social et culturel. Nous allons passer en revue quelques uns de ces mouvements en mettant l’accent sur ceux qui ont participé aux manifestations anti-américaines de ces deux derniers mois.
Le Front des défenseurs de l’islam (Front Pembela Islam, FPI)
Le FPI, fondé en 1998, a été l’un des groupes les plus actifs dans la mobilisation anti-américaine de ces dernières semaines. Dirigé par un jeune prédicateur d’origine yéménite, Mohammad Habib Riziek, le FPI s’était surtout illustré jusqu’à présent par ses attaques contre les bars et les discothèques ouverts pendant le ramadan. Formé en Arabie saoudite, Habib Riziek, qui se présente comme le « 38ème descendant du prophète affirme que son mouvement compte sept millions de membres (un chiffre probablement grossièrement exagéré), pour la plupart des jeunes sans emplois ou issus des écoles religieuses des campagnes. Ses principales bases seraient, outre Djakarta, Java-Ouest, Madura, Lampung (Sumatra) et Amboine (Moluques) (12). Les partisans du FPI sont facilement reconnaissables à leur habillement de style moyen-oriental : bonnet « hadj jubah (longue chemise blanche tombant jusqu’aux genoux) et écharpe verte autour de la taille. Certains chercheurs considèrent que la montée de ces groupes radicaux correspond en fait à une ré-émergence des Indonésiens d’ascendance arabe (ou Arabe Hadrami), lointains héritiers des prédicateurs et commerçants qui ont propagé l’islam sur les côtes de Java et de Sumatra à partir de la fin du XIIIe siècle ; un phénomène dont témoigne aussi l’énorme succès populaire des chansons arabes depuis 1998 dont la plus célèbre est « Cinta Rasul » (13).
En matière de référence aux écoles de droit sunnites du IXe siècle, le FPI se dit proche du NU mais en termes de « lutte pour islamiser la société » ; il se sent plus en phase avec l’approche de la Muhammadiyah et le mouvement de prédication Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia (DDII). « Nous pratiquons un islam qui mélange le « substantialisme » du NU et le « formalisme » de la Muhammadiya explique Habib Riziek.
Outre la propagation musclée des valeurs morales islamiques, l’objectif du FPI est de militer pour l’inclusion de la Charte de Djakarta dans la Constitution de 1945, c’est-à-dire l’obligation pour tous les musulmans d’appliquer la loi islamique (charia). Lors des débats pour préparer l’indépendance, l’Assemblée constituante avait proposé en juin 1945 d’inclure cette mention dans la future constitution, mais la proposition avait été abandonnée face à l’opposition des îles chrétiennes (14). Habib Riziek estime que « si les musulmans peuvent pratiquer la loi islamique, les non-musulmans seront plus en sécurité Par un curieux raisonnement, Riziek considère que si les « musulmans brûlent les églises chrétiennes, c’est parce qu’ils ne comprennent pas bien le contenu de la charia sous entendant que l’inclusion de la Charte de Djakarta dans la Constitution permettrait d’éduquer les musulmans sur un plan religieux et d’éviter les malentendus. Dans un premier temps, le FPI souhaite l’extension de la zone de compétence des tribunaux islamiques à la loi pénale ; les tribunaux islamiques couvrent déjà les domaines du mariage, du divorce, de la succession, des donations et des biens de main morte. Le FPI se garde en revanche de revendiquer l’établissement d’un Etat islamique en Indonésie et affirme sa volonté de ne pas abandonner le pancasila.
Selon plusieurs analystes, le FPI disposaient jusqu’à récemment de contacts étroits avec certains généraux, notamment Wiranto, l’ex-commandant des Forces armées, et Djaja Suparman, ex-commandant du Kostrad (Réserves stratégiques de l’armée, principale unité de combat) (15). Les membres du mouvement reçoivent une formation militaire. De l’aveu même d’Habib Riziek, le FPI a entretenu jusqu’à tout récemment une « bonne coopération avec la police les zélotes du mouvement exerçant leur rage destructrice sur les bars et les discothèques en mauvais termes avec la police du quartier (souvent pour refus de paiement des primes de protection). Depuis la répression des manifestations américaines à la mi-octobre, les relations entre le FPI et la police paraissent moins cordiales. Selon l’ex-ministre Sarwono Kusumaadmatja, « le FPI est à la recherche de nouveaux sponsors » (16).
Le Laskar Jihad
Fondé en janvier 2000 en réaction aux affrontements entre musulmans et chrétiens aux Moluques, le Laskar Jihad est la branche para-militaire du Forum de communication des fidèles de la Sunnah (Forum Komunikasi Ahlus Sunnah wal Jamaah). Le commandant militaire du Laskar Jihad, Ja’afar Umar Thalib, a un profil assez similaire à celui d’Habib Riziek : il est lui aussi d’origine yéménite et a étudié en Arabie saoudite et au Pakistan. Mais, contrairement à Habib, Ja’afar a participé dans les années 1980 aux « Brigades islamiques internationales » venues épauler les moudjahidins afghans contre l’occupant soviétique. Ja’afar y a cotoyé Oussama Ben Laden, mais ne lui porte pas une grande estime : il juge sa connaissance de l’islam superficielle et le traite de « kharijite du nom d’un mouvement sectaire islamique apparu peu après la mort de Mahomet (17). Le Laskar Jihad n’a pas participé aux manifestations anti-américaines pour dénoncer les bombardements américains en Afghanistan, donnant la priorité aux questions domestiques.
L’activité essentielle du Laskar Jihad a été de former et d’envoyer des milliers de combattants aux Moluques pour prêter main forte aux musulmans dans leur guerre civile contre les chrétiens. Dans les douze derniers mois, le Laskar Jihad semble avoir surtout porté son effort guerrier sur Sulawesi-Sud où des conflits inter-religieux ont aussi éclaté, notamment autour de la ville de Poso. L’organisation dispose de liens solides avec certaines sections de l’armée indonésienne, ce qui lui permet d’acheminer sans grands problèmes volontaires et armements dans les régions périphériques. De nombreuses recrues du Laskar Jihad sont d’ailleurs dotées d’armements délivrés normalement à l’armée régulière indonésienne.
Comme le FPI, le Laskar Jihad réclame l’application de la loi islamique pour les musulmans, mais se garde de revendiquer l’établissement d’un Etat islamique. « Que l’on puisse appliquer ou non la charia est plus important que la dénomination de l’Etat », estime Ja’afar (18). Ce dernier a présidé en mars 2001 à la lapidation d’un membre du Laskar Jihad accusé d’adultère. Arrêté par la police, il a été relâché après une brève détention sans doute par peur d’éventuelles représailles exercées par ses partisans.
Le Mouvement de la jeunesse islamique (GPI, Gerakan Pemuda Islam)
Fondé en octobre 1945 sous l’égide du parti Masyumi dirigé par le musulman moderniste Mohammad Natsir, le GPI est entré dans la clandestinité après l’interdiction du Masyumi par le président Sukarno en 1960. Il a refait surface après la chute de Suharto et, comme le Laskar Jihad, a recruté et formé des jeunes pour renforcer les musulmans dans la guerre civile aux Moluques. Les militants du GPI se sont retrouvés ces dernières semaines aux côtés des partisans du FPI dans les manifestations anti-américaines face à l’ambassade des Etats-Unis. Le GPI a aussi commencé à recruter des volontaires pour mener le « djihad » en Afghanistan. Selon Suaib Didu, le président du mouvement, 300 volontaires auraient été envoyés en Afghanistan après deux semaines d’entraînement à Java-Ouest et à Sulawesi-Sud (19). Des déclarations difficiles à vérifier et qui paraissent être mises en doute par des contradictions répétées sur les chiffres. Lors de la guerre de Bosnie en 1994, le GPI avait envoyé en tout et pour tout huit volontaires afin de prêter main forte aux musulmans bosniaques contre les Serbes (20).
Le GPI, qui revendique 385 000 membres issus essentiellement de milieu populaire, a des positions similaires au FPI et au Laskar Jihad en ce qui concerne la Charte de Djakarta et l’instauration d’un Etat islamique. Très proches d’Ahmad Sumargono et du DDII, le discours des leaders du GPI est empreint d’anti-sionisme et d’anti-communisme. L’organisation fait partie de l’Alliance anti-communiste (AKA), un consortium de 33 organisations qui s’était fait remarquer pour ses autodafés de livres à connotation marxiste en mai 2001.
Le KAMMI (Syndicat d’action des étudiants musulmans indonésiens)
Fondé en mars 1998 à partir des associations étudiantes de 60 campus, le KAMMI a joué un rôle actif dans les manifestations qui ont poussé Suharto à la démission. L’objectif de ce mouvement qui se dit proche des Frères musulmans égyptiens est de promouvoir les valeurs islamiques dans la société et de « militer pour un leadership islamique en Indonésie fondé sur les valeurs morales et intellectuelles de l’islam » (21). Comme le Parti de la Justice (Partai Keadilan) dont il est très proche, le KAMMI représente une nouvelle génération de musulmans, adeptes d’un islam purifié des influences occidentales mais, dans le même temps, militant pour la démocratisation du système politique (22). Farouches opposants à Abdurrahman Wahid, les étudiants du KAMMI ont été le fer de lance des manifestations appelant à sa démission au début de 2001. Progressivement, le KAMMI a pris le contrôle de la plupart des postes clefs dans les organisations étudiantes des universités d’Etat, évinçant la vieille organisation HMI (Association des étudiants musulmans), plus modérée.
Les étudiants du KAMMI ont participé aux manifestations quotidiennes devant l’ambassade des Etats-Unis à Djakarta, mais disent rejeter l’approche visant à la confrontation du GPI. Ils interprètent le « djihad » comme un devoir d’assistance humanitaire envers la population afghane. Leurs positions sur la Charte de Djakarta et sur l’établissement d’un Etat islamique sont les mêmes que celles du Parti de la Justice. Le KAMMI revendique 200 000 membres dont la majorité sont issus des classes moyennes.
Le Parti de la Justice (Partai Keadilan, PK)
Fondé en 1998, le Parti de la Justice a obtenu six sièges au parlement à l’issue des élections législatives de juin 1999. Proche de l’idéologie des Frères musulmans, il a développé une forte assise dans les milieux étudiants et tente maintenant d’étendre son influence aux milieux des professions libérales et des ouvriers musulmans. De l’avis de nombreux observateurs, le « PK » est le parti islamique avec le plus fort potentiel. Discipliné, dirigé par des intellectuels diplômés d’universités islamiques ou laïques, le PK a organisé la plus importante manifestation en Indonésie pour dénoncer les bombardements américains en réunissant 10 000 personnes le 19 octobre dernier après la prière du vendredi.
Sa position sur la Charte de Djakarta se démarque de celles des autres organisations. Les dirigeants du PK réclament l’inclusion dans la constitution de la Charte de Djakarta et de ce qu’ils ont baptisée « la Charte de Médine », stipulant l’obligation pour tous les Indonésiens de pratiquer sincèrement leur religion quelle qu’elle soit parmi les cinq reconnues par la Constitution (23) (en référence à la Médine du temps du Prophète où chrétiens, juifs et musulmans cohabitaient pacifiquement) (24) ; une disposition peu pratique, le christianisme ne reconnaissant guère l’autorité de l’Etat à imposer la doctrine religieuse.
Dégagé des affiliations aux grandes organisations musulmanes de masse, le PK fait véritablement figure de nouveau parti et exerce une attraction considérable sur les étudiants. Cette formation se montre aussi très dynamique au niveau social et a formé des associations de soutien dans les milieux des ouvriers, des journalistes et des enseignants. Des émissaires du PK sont régulièrement envoyés pour visiter et aider les familles affectées par des incendies ou des inondations. Selon les termes de l’ex-ministre Sarwono Kusumaadmatja, le Parti de la Justice est le « seul parti politique qui a l’air de savoir ce qu’il veut » et a de bonnes chances d’éclipser dans les années à venir des poids lourds de la politique islamique, comme le Parti du développement uni (PPP), du vice-président Hamzah Haz.
Notes
(1)Entretien personnel, 31 octobre 2001
(2) »Nothing changes », John Mac Beth, Far Eastern Economic Review, 1er novembre 2001
(3)Entretien personnel, 29 octobre 2001
(4)Entretien personnel, 30 octobre 2001
(5)Entretien personnel, 2 novembre 2001
(6)Jakarta Post, 29 octobre 2001
(7) »Privatization yet to take root in Indonesia », Simon Montlake, Straits Times, 20 octobre 2001
(8)Entretien avec Roderick Brazier de Foundation, 1er novembre 2001
(9)Philosophie d’Etat élaborée par Sukarno dont les cinq principes sont : la croyance en un Dieu unique, nationalisme, sens de l’humanité, démocratie, prospérité sociale
(10) »Radical or reformist », Bernhard Platzdasch, Inside Indonesia, octobre-décembre 2001
(11)Entretien personnel, 31 octobre 2001
(12)Entretiens personnels 12 août 2000 et 1er novembre 2001
(13)Entretien avec le docteur Jamhari de l’Institut islamique d’Etat (IAIN) de Djakarta, 26 octobre 2001 ; voir aussi « Radicalism: the New Religion ? », Djamhari, Laksamana.net, 18 janvier 2001
(14) »L’islam indonésien et la vague islamiste », Andrée Feillard, supplément à EDA 229, octobre 1996
(15) »Indonesia: Violence and Radical Muslims », International Crisis Group, Bruxelles, 10 octobre 2001, p. 13 ; entretien avec Kusnanto Angorro, 2 novembre 2001
(16)Entretien personnel, 29 octobre 2001
(17)International Crisis Group, Bruxelles, p. 13
(18)Entretien personnel, 13 août 2000
(19)Entretien personnel, 2 novembre 2001
(20)International Crisis Group, Bruxelles, p. 16
(21)Entretien personnel avec Andi Rahmat, ex-président de KAMMI, 30 octobre 2001
(22)Inside Indonesia, octobre-décembre 2001
(23)Islam, judaïsme, christianisme, bouddhisme et confucia-nisme
Entretien personnel avec Hidayat nur Wahid, président du Parti de la Justice, 2 novembre 2001