Eglises d'Asie

RENDRE JESUS REEL ET LE SALUT CONCRET – Tendances actuelles de la christologie en Asie

Publié le 18/03/2010




Dans son ouvrage, L’Eglise et les cultures, Louis Luzbetak raconte l’histoire d’un religieux indien qui se plaint des méthodes employées par un groupe de missionnaires actifs en Inde, son pays natal : “Vous dites que vous nous apportez Jésus et l’humanité nouvelle. Mais à quoi correspond cette “nouvelle humanité” à laquelle vous faites référence ? Nous voudrions la voir, la toucher, la goûter, la sentir. Jésus ne doit pas rester un nom mais devenir une réalité. Jésus doit être enseigné humainement.” A cette histoire, Luzbetak ajoute une remarque : “Combien ce religieux avait raison sur l’objectif ! Tous les êtres humains sont des êtres de culture. Jésus doit être compris culturellement si il doit être véritablement compris et apprécié. Malheureusement, ce fait-là, par trop évident, ne retient que trop peu l’attention.” (1)

Si l’enfer et le péché étaient présentés comme “un monde sans soleil” auprès des Khasis en Inde, ou bien comme “des eaux sales” auprès des pêcheurs de Pangasinan, aux Philippines, et, dans le même ordre d’idée, si le bien, ce qui est bon et plein de grâce était présenté comme “un coq qui ramène le soleil en ce monde de ténèbres” ou comme “une eau pure et fraîche” qui permet aux gens de vivre et de se nourrir, peut-être cela permettrait-il que Jésus apparaisse bien réel aux personnes qui vivent dans ces contextes culturels. Est-ce que le salut de Jésus ne serait pas plus intelligible et signifiant pour des femmes qui sont battues ou physiquement agressées et qui perçoivent leur condition comme “étant asphyxiées” ou étranglées (et qui par conséquent cherchent leur souffle ou disent qu’elles n’ont plus de souffle) si Jésus et le salut étaient présentés en termes de “bien respirer” ?

La christologie a besoin d’être intimement reliée à la culture, à la manière particulière de sentir, de penser et de se conduire d’un peuple donné. Cela est important parce qu’une référence reconnaissable à l’expérience vécue est le premier critère pour qu’une réflexion théologique donnée soit signifiante. Une christologie qui est enracinée dans une culture assure l’intelligibilité et la pertinence de Jésus dans cette culture. Dans le passé, la culture a été largement négligée dans la théologie en Asie.

1. Tendances en Asie en relation avec la christologie

C’est en grande partie la colonisation et l’évangélisation agissant en tandem qui ont amené et propagé en Asie la manière occidentale de comprendre Jésus. Non seulement cette manière était étrangère à l’Asie mais c’était aussi une compréhension de caractère polémique contre les religions non chrétiennes, manquant de respect pour les cultures locales et non sensible aux injustices induite par la colonisation.

En règle générale, le Christ tel que les missionnaires l’ont prêché était un Christ qui était contre la culture et la religion (Richard Niebuhr). Il était opposé aux autres religions – souvent vues comme fausses – que l’on trouvait en Asie. Bien qu’il y eut des exceptions, l’attitude générale des missionnaires chrétiens occidentaux a été une attitude d’opposition. Comme l’exprimait un missionnaire en Inde, “les missionnaires étaient envoyés pour éradiquer le paganisme en Inde, et non pas pour répandre en Europe le non-sens païen.” (2) Cette perspective étrangère sur Jésus a de manière significative diminué son influence et a parfois œuvré contre la possibilité d’une bonne réception par les gens parce qu’elle suggérait de tourner le dos à leur propre culture indigène. D’une certaine manière, bien que ce fut déplorable, c’était compréhensible car la chrétienté avait été largement une “plante en pot en Asie. transportée sans être transplantée” et, par conséquent, “vue par les asiatiques comme une importation et une imposition étrangères” (3). Et, au lieu de constituer un défi à l’idéologie d’exploitation et aux pratiques du colonialisme, ce Christ au contraire a légitimé ces dernières en encourageant les gens à supporter leur souffrance dans le but de s’identifier au Christ souffrant et dans le but d’obtenir une récompense au ciel.

Contre cet arrière-plan de dissémination de la christologie classique en Asie et contre ce manque ressenti d’impact, les Eglises d’Asie, à partir de la fin des années 1960, sont devenues de plus en plus conscientes du besoin d’enraciner la pertinence de Jésus dans leurs situations et cultures respectives, qui étaient aussi religieuses. Selon ma manière de voir, c’était une redécouverte de l’expérience comme élément essentiel et constitutif dans la compréhension théologique qui amena la percée. Plutôt que de regarder la situation humaine comme seulement un lieu pour appliquer la théologie, ce qui arrive aux gens et aux sociétés est un ingrédient nécessaire pour la compréhension de la foi. Couplée avec cette conscience de l’importance du contexte historique en faisant de la théologie, vint aussi la conscience nouvelle que la culture n’est pas monolithique. A ce moment-là, un changement se produisit depuis la manière classique de regarder la culture vers une nouvelle manière qui était empirique. Il existe une pluralité aussi bien qu’une diversité des cultures, la culture euro-américaine étant seulement l’une d’entre elles et sa supériorité supposée n’est pas fondée. La reconnaissance de la diversité culturelle conduisit aisément à la reconnaissance du fait que les religions sont vivantes dans les cultures et inextricablement mêlées à elles.

Un triple dialogue dans la manière de faire de la théologie en Asie

Lorsque nous recensons les réflexions théologiques produites durant les années 1970 et 1980 par les théologiens locaux et expatriés dans les Eglises locales, nous remarquons les tentatives nombreuses et variées pour interpréter qui est Jésus et ce qu’il signifie pour divers asiatiques. Une manière de caractériser ces différents essais est de les voir comme les résultats du triple dialogue poursuivi en ce moment par la chrétienté avec les pauvres, la religion et les cultures d’Asie. Pendant qu’il peut être possible de délimiter plus ou moins chacun de ces terrains de dialogue, il est important de se souvenir qu’en réalité les trois sont entrelacés, même si ce n’est que de façon implicite.

Proéminent parmi les thèmes qui ont émergé et qui ont rallié le consensus parmi les théologiens asiatiques est celui de la libération de l’injustice sociale, un thème que la christologie occidentale coloniale avait mis de côté et négligé. Comme on pouvait s’y attendre, priorité était donnée à l’analyse sociale dans la méthodologie théologique adoptée par la plupart des théologiens qui tenaient ce point de vue. Ce développement fit surface au cours du Deuxième dialogue inter-continental de EATWOT à Séoul en 1999 où fut faite une revue générale des débats christologiques dans la théologie asiatique (4).

La théologie dalit de ces dernières années en Inde illustre ce courant de libération. Les dalits (de la racine dal en langue marathi, qui signifie craquer, ouvrir et séparer), spécialement les femmes, sont pauvres et discriminés dans la société et dans l’Eglise. Ils sont contraints de vivre séparés des gens ordinaires. Il leur est défendu d’utiliser les chemins et les puits communs ainsi que les autres facilités de la communauté. Les dalits convertis au christianisme ont des bancs séparés à l’église et des cimetières séparés pour leurs morts. Etre libérés du système déshumanisant de la caste dans tous ses aspects a été et est toujours l’aspiration la plus profonde des dalits. La théologie dalit nous donne une saisissante description de la marginalisation et de la dépréciation des dalits qui sont des hors-caste méprisés et exploités à l’intérieur du système hindou. Elle révèle l’idéologie dans le système de caste, qui est à la fois hiérarchique et ecclésiastique, à travers l’analyse sociale et elle exprime l’espoir et le combat des dalits pour leur libération.

De plus, les théologiens asiatiques ont reconnu une autre dimension dans leur articulation des christologies, dans la présence et le dialogue avec les autres religions. Pour Aloysius Pieris, du Sri Lanka, “notre recherche désespérée de la face asiatique du Christ ne peut trouver son accomplissement que si nous participons à la propre recherche de l’Asie pour découvrir l’abîme immense où la religion et la pauvreté semblent avoir leur source commune : Dieu, qui a déclaré Mammon son ennemi” (Mt 6, 24) (5). Ainsi, on doit “donner à l’Eglise le temps d’accéder aux eaux baptismales de la religion asiatique et de passer à travers la passion et la mort sur la croix de la pauvreté asiatique. Tant que cette révolution ecclésiologique ne sera pas complète, il n’y aura pas de christologie chrétienne » (6).

En accord avec cette orientation, et en guise d’illustration, les théologiens minjung coréens sont convaincus que Jésus Christ est présent parmi les pauvres et les déshérités. La théologie minjung (populaire) a commencé lorsque la dictature militaire a été imposée en Corée (1961-1988) et que les travailleurs, les paysans et les pêcheurs étaient exploités afin d’assurer la prospérité de l’économie coréenne. Sa christologie venait du messianisme trouvé dans la tradition biblique et des traditions messianiques populaires du bouddhisme maytreya coréen et de la religion donghak (7).

Il était inévitable qu’un dialogue spécifique surgisse entre la chrétienté et les autres religions en tant que religions. Par exemple, que fait-on de la revendication de supériorité du christianisme sur et contre les autres religions ? C. S. Song, de Taiwan, qui est très influencé par les idées confucéennes et taoïstes, postule que la chrétienté doit abandonner ses prétentions exclusives d’être l’objet d’une élection spéciale ou d’un accès privilégié à l’histoire du salut mais qu’elle doit au contraire rencontrer les histoires, cultures et religions non chrétiennes sans préjugés théologiques. Il centre sa compréhension de Jésus sur la mystique de l’incarnation dans laquelle il voit une expression de l’unité fondamentale entre création et salut. Pour lui, l’incarnation est davantage un modèle interprétatif qu’un fait historique du divin devenant humain (8).

Aux Philippines, cette sorte d’échange prend place entre le catholicisme officiel et le catholicisme populaire. Benigno Beltran, qui recherchait des éléments pour sa christologie dans la religion populaire des éboueurs vivant et travaillant dans une énorme décharge, a découvert que les enseignements dogmatiques traditionnels sur la christologie ont été réinterprétés d’après la vision locale du monde. En conséquence, Jésus est surtout l’Enfant Jésus (Santo Nino) d’une part, et le Christ souffrant (le Nazaréen noir) d’autre part. Cependant, beaucoup de changements que les gens ont introduit dans leur catholicisme semblent être plus proches de l’esprit de la Bible que de la tradition dogmatique occidentale. Ces éléments constituent un matériel précieux pour la construction d’une christologie philippine dans le futur (9).

On trouve aussi l’approche culturelle distinctive en christologie dans l’entreprise théologique asiatique, et cela de façon éminente dans le domaine de l’art. Un bon exemple de cela peut être trouvé dans la collection de chrétien en Asie publiée en 1975 par la Conférence chrétienne d’Asie (CCA) (10). Là, la concentration sur le culturel vise à exprimer l’identité culturelle dans la foi chrétienne qui inclut l’expression de soi, la marque distinctive de la culture et l’attention aux questions contemporaines dans le pays. Par exemple, la crucifixion de Jésus est exprimée par l’artiste indonésien Bagong Kussudiardja par l’image, dans le style du batik, d’une marionnette indonésienne traditionnelle, ce qui intensifie le sentiment de tragédie. Un contraste de couleurs est fait aussi entre la tête du Christ couverte de lumière verte et la couleur sombre de l’arrière-plan (11).

Incluse aussi dans la collection de CCA est la Tristesse du Christ, une sculpture qui exprime la compassion du Christ, qui s’identifie au peuple souffrant. Son nez est tordu. Sa bouche est entrouverte, ses yeux sont exorbités (12). Quand on a demandé à Bagong ce qui l’avait conduit à faire cette sculpture, il répondit : “Je suis un hindou. Nous contemplons, nous prions, nous jeûnons. Nous méditons sur la compassion. J’ai lu la Bible au Collège chrétien de Madras, où j’ai étudié. J’ai été impressionné de trouver que cet homme, Jésus de Nazareth, non seulement a prié pour les gens marginalisés, mais qu’il s’est identifié à leur misère, comme les gens qui souffrent de la lèpre.” (13)

En termes de réflexions christologiques, on peut citer Kosuke Koyama, du Japon. Sa compréhension du Christ vient de l’image de Jésus portant une “croix sans bras transversal aussi bien que Jésus crucifié. Ce “bras” représente pour lui le contrôle efficace. Un esprit crucifié est un esprit qui ne cherche pas à contrôler ou à manipuler. Koyama pense que “l’image de Jésus sous le poids d’une croix sans bras est une image théologique prégnante à la lumière de laquelle il faut chercher le sens de notre situation quotidienne en Asie” parce que Dieu ne vient pas chez les hommes en Jésus-Christ avec un esprit de contrôle et d’efficacité (14).

Aujourd’hui, les théologies contextuelles asiatiques fleurissent. Quelques unes suivent un modèle socio-économique dans la ligne de la théologie de la libération, pendant que d’autres préfèrent le paradigme culturel de l’inculturation, et d’autres encore essayent un mélange des deux (15). Ce mouvement croissant semble dire que la foi en Jésus comme Christ est trop précieuse pour être mise de côté comme étant sans intérêt. Elle mérite au contraire les meilleures expressions dont les Eglises d’Asie sont capables. Ainsi, des théologiens comme ceux que nous avons mentionnés plus tôt, aussi bien que des entités représentatives comme la FABC (Fédération des Conférences épiscopales d’Asie) s’efforcent de contextualiser la signification de Jésus pour notre temps. Au Synode pour l’Asie qui vient de se terminer récemment, le besoin d’inculturation et d’une exploration continuelle de ses possibilités a été réaffirmé. D’une façon plus spécifique, il y a eu un appel à développer une approche asiatique de la théologie et des approches inculturées de la proclamation de l’Evangile.

Il n’y a pas seulement eu une persistance à insister sur cette exigence, mais il y a aussi eu une discussion à propos de cette exigence (16). Clairement, les Eglises locales d’Asie non seulement veulent supprimer l’impression que la religion catholique est une religion occidentale, mais elles veulent aussi affirmer qu’elles ont autant que les Occidentaux le droit de voir Jésus de leur propre manière culturelle, historique et religieuse.

Cependant, les deux situations – le fait que la christologie classique se répand et les efforts présents des théologiens asiatiques et des corps ecclésiaux institutionnels pour inculturer la réflexion christologique – supposent encore de différentes manières l’application de compréhensions christologiques toutes prêtes préparées par des experts pour les situations plus spécifiques de communautés ou groupes locaux à travers l’adaptation et la traduction d’un langage compréhensible. Naturellement, les réflexions théologiques venant de et faites par des théologiens locaux ont un avantage en termes d’adaptation à l’Asie sur celles qui ont été adaptées depuis l’extérieur de l’Asie. Elles sont un réel pas en avant car elles stimulent une recherche nouvelle au sujet de Jésus qui peut n’avoir pas encore été faite localement et ainsi suggèrent de nouvelles possibilités en matière de réflexion théologique. Comme tels, les théologiens professionnels jouent un rôle important et permanent dans cette entreprise qu’est l’inculturation. A travers leur étude et la dissémination d’une manière alternative de voir la signification de Jésus, les communautés locales deviennent plus conscientes de la nature contextuelle des formulations christologiques classiques.

Mais ces perspectives nouvelles laissent encore les communautés et les groupes, qui sont les premiers sujets du travail théologique, désemparés pour débrouiller leur propre compréhension de ce que Jésus représente pour eux. Ceux-ci peuvent même sans le vouloir renforcer la croyance que la communauté dans son ensemble est constituée seulement de personnes qui reçoivent les constructions théologiques de théologiens professionnels, qu’ils soient des individus ou des groupes. Ces personnes apprendraient seulement et appliqueraient la théologie déjà pensée, mais ne la feraient pas elles-mêmes.

Pour un nombre croissant de théologiens, les gens seraient dans une meilleure position s’ils étaient rendus capables de construire eux-mêmes leur propre christologie (17), de la même manière que des communautés à Solentiname (Nicaragua) ont été rendues capables de réfléchir sur la pertinence de l’Ecriture au cours des années 1970 (18). Des publications sont apparues, expliquant la manière de “faire de la théologie”, quelques unes d’entre elles décrivant même pas à pas les méthodologies avec exemples à l’appui. Tout cela est certainement un encouragement pour les communautés et pour les agents pastoraux à s’engager réellement et à faire de la théologie (19).

On enseigne aux communautés catholiques en Asie aujourd’hui comment réfléchir sur l’Ecriture en fonction de leurs situations par la méthode ASIPA (Approche pastorale intégrée asiatique), une méthode adoptée à partir de l’Institut Lumko, d’Afrique du Sud. Cette approche ASIPA, qui est centrée sur “le Christ et la communauté”, est destinée à entraîner les laïcs pour leur mission pastorale dans l’Eglise et dans le monde en encourageant “les participants des ateliers à faire eux-mêmes de la recherche et en leur permettant d’expérimenter une nouvelle manière d’être Eglise” (20). C’est lorsque les gens eux-mêmes s’approprient la signification et la pertinence de Jésus et qu’ils l’expriment à leur propre manière que Jésus devient plus réel pour eux. Et quelle meilleure manière existe-t-il pour les gens que de “faire de la christologie” eux-mêmes, plutôt que d’être enseignés la christologie (lire : la christologie de quelqu’un d’autre) (21). Lorsque on enseigne aux gens à faire de la théologie plutôt que de simplement le leur apprendre, leur potentialité et leur capacité à réfléchir eux-mêmes sur leur expérience sont activées.

La christologie faite par les communautés (agents pastoraux) plutôt que par des théologiens professionnels (dont les pensées sont exprimées dans un langage compréhensible et enseignées aux fidèles) a un avantage particulier. Pour énoncer ce qui est évident : les communautés impliquées peuvent facilement “posséder” cette christologie, parce qu’elle a été bâtie à partir de leur expérience et qu’ils l’ont formulée eux-mêmes. Une christologie articulée, même si c’est inchoatif et imparfait, par une communauté est, pour moi, plus plein de sens pour cette communauté que n’importe quoi fait, si cela se trouve, pour eux ou par des théologiens ou des corps officiels d’Eglise. Ce pour quoi ils ont combattu pour l’exprimer à leur propre manière a beaucoup plus de chances d’être possédé que tout ce qui a pu leur être fourni. Tirées et guidées par leurs expériences, ces réflexions christologiques peuvent leur parler plus facilement. Elles ne sont pas la christologie de quelqu’un d’autre (c’est-à-dire élaborée par des théologiens ou par un corps d’Eglise) qui doit être propagée et adaptée si elle est estimée utile.

2. Pourquoi une approche culturelle pour “faire de la christologie” ?

Autour des années 1950, un changement important s’est produit sur la manière de voir la culture, un glissement d’une compréhension classique de la culture vers une autre, empirique. Le mythe, pour ce qu’il valait, selon lequel il existait seulement une culture pour tous les peuples, à savoir la civilisation euro-américaine, fut débusqué par la découverte et la reconnaissance de cultures différentes et variées. Rejetée aussi fut la prétention de l’Occident à une supériorité culturelle. Des cultures locales et plurielles demandent maintenant, et avec raison, d’être davantage reconnues dans cette période post-coloniale. De plus en plus, les nombreuses cultures indigènes feront des efforts pour s’affirmer, pendant que l’Occident euro-américain sera vu de plus en plus, bien qu’encore important, comme seulement une des nombreuses cultures du monde, non seulement en théorie, mais en pratique (22).

Stimulées par ce changement, les Eglises chrétiennes globalement, les catholiques aussi bien que les protestantes, ont senti le besoin de revoir leur compréhension de leur existence institutionnelle et de leur mission dans le monde. L’Eglise catholique, après le Concile Vatican II (1962-1965), a cessé de dire que “transplanter” l’Eglise européenne dans d’autres pays était le but pour disséminer le catholicisme. Elle a commencé plutôt à parler de l’importance de la culture dans la vie et la mission de l’Eglise, aussi bien que du développement des “Eglises locales” qui sont enracinées dans les contextes culturels locaux et qui vivent l’histoire et la vie de leurs peuples. L’Eglise catholique est passée de l’adaptation à l’indigénisation puis à l’inculturation, de l’attention à l’universalité à une considération de ce qui est local.

Dans les cercles missionnaires évangéliques, une réévaluation majeure de la place de la culture en mission a aussi eu lieu. Grâce à des événements comme le Congrès international de Lausanne en 1974 sur l’Evangélisation du monde et à la réunion qui produisit le Rapport Willowbank de 1978 ainsi qu’à la conférence internationale organisée en 1996 par Commission des Eglises du Conseil Mondial sur la Mission Mondiale et l’Evangélisme au Brésil, l’attitude du protestantisme réformé envers la culture a changé. Au lieu de regarder la culture comme un obstacle à l’évangélisme, le protestantisme réformé a commencé à le regarder comme important dans la vie de l’Eglise. L’aliénation culturelle a été remplacée par la familiarité et l’identification culturelles. Les Eglises doivent être en relation étroite avec leur culture. La contextualisation a commencé à devenir la nouvelle norme pour les missions évangéliques (23).

Les gens sont inextricablement culturels

En un certain sens, une approche culturelle de la christologie est inévitable. Nous sommes tous inextricablement culturels. C’est pour nous une seconde nature à cause du conditionnement social à l’intérieur des communautés humaines. Si l’expérience dans la vie est comprise comme étant nécessairement une expérience interprétée, alors ce conditionnement peut sûrement être analysé comme une expérience culturellement interprétée. Ainsi, toute compréhension de Jésus , que nous en soyons conscients ou non, est inévitablement conditionnée culturellement. Nous sommes cependant conscients qu’une concentration distincte sur la dimension culturelle de la christologie n’a pas toujours été réalisée. Au delà de la reconnaissance du nécessaire lien qui existe entre nous-mêmes et la culture, il est peut-être plus avantageux de cultiver consciemment et surtout une approche culturelle de la christologie (24). Considérant les changements récents qui sont arrivés dans la société et dans les Eglises chrétiennes au sujet de la culture, c’est en ce moment un temps très opportun pour utiliser une approche culturelle de la christologie.

3. Faciliter “le faire de la théologie” dans un contexte culturel

En lien avec les développements en théologie et en culture que j’ai décrits ci-dessus, j’ai partagé avec des agents pastoraux d’Asie (organisateurs de communautés de laïcs, catéchistes, éducateurs religieux, enseignants de religion, séminaristes, pasteurs) une méthode pour “faire de la christologie” pendant les dix dernières années. A partir des projets qu’ont travaillé les participants au cours des leçons d’apprentissage pour articuler la signification de Jésus avec leurs propres cultures, j’ai vu des indications sur ce dont ils sont capables, ainsi que de l’avantage de passer par le processus de “faire de la christologie”. Laissez-moi partager avec vous en vous décrivant d’abord ce que je fais au cours de ces sessions d’apprentissage.

D’abord, j’introduis la christologie comme un processus à entreprendre plutôt que comme un corps de doctrines à être apprises et à être appliquées à différentes situations, en expliquant pourquoi et comment c’est ainsi. Ceci implique que la christologie doit être comprise comme un effort continu dans un contexte et des circonstances changeantes et non comme un effort accompli une fois pour toutes.

L’apprentissage de cette méthode christologique est réalisée, d’abord, en élaborant les principes pour l’interprétation théologique et les différentes phases de ce processus. Deuxièmement, on clarifie le processus en donnant des exemples pour chacun des principes aussi bien que pour les différentes phases de la méthode. Troisièmement, le succès de l’apprentissage est assuré en plus en invitant les participants à “faire de la christologie” eux-mêmes. En appliquant les principes et les phases du processus christologique, ils apprennent en réalisant, une vision en éducation qui trouve continuellement de nouvelles expressions. La mise en commun des résultats à la fin du module aide aussi les participants à voir les possibilités de la méthode qu’ils n’ont peut-être pas remarquées eux-mêmes. En étant conduits à comprendre le principe et le processus d’articuler la théologie en utilisant leurs propres ressources culturelles indigènes, ils sont pour ainsi dire préparés à accompagner les communautés qu’ils servent ou qu’ils serviront dans le processus réel de la réflexion théologique sur Jésus-Christ. L’intention est de les entraîner à faciliter le “faire de la christologie” dans d’autres situations pastorales, et non pas à transmettre, pour ainsi dire, une christologie toute prête.

La raison pour cela est que nous avons besoin de bâtir, en tant que disciples fidèles, une compréhension de Jésus-Christ, qui soit non seulement en consonance avec la tradition chrétienne mais qui ait culturellement du sens pour nous aujourd’hui.

De cette manière, la pertinence et le défi de Jésus seront facilement vus comme ayant un rapport avec les situations contemporaines.

Les étapes du processus christologique

Grâce aux savants travaux de nombreux exégètes et théologiens sur la christologie, nous avons maintenant à notre disposition une information sur Jésus qui n’était pas accessible aux générations antérieures de chrétiens. Par exemple, à partir du substantiel et inspiré projet en trois volumes du théologien belge Edward Schillebeeckx (25), nous avons une solide information sur ce qui a été appelé “la voie des disciples”. Cette expression se rapporte au processus à travers lequel sont passés les premiers disciples depuis leurs premières rencontres avec Jésus jusqu’à leur compréhension croissante de ce qu’il pouvait être et jusqu’à leur reconnaissance de ce qu’il a été pour eux après sa mort et sa résurrection. En résumé, c’est le processus de leur identification de Jésus comme “le Christ”, un titre culturel qui lui fut donné par les disciples après la résurrection pour exprimer sa signification pour eux.

L’identification et la synthèse des éléments clés impliqués dans toute réflexion christologique ont beaucoup aidé dans l’élaboration d’une procédure comme faire de la christologie. Particulièrement utiles sont les principes théologiques et herméneutiques et la délinéation des trois étapes qui peuvent être discernées dans le processus lui-même.

Trois principes herméneutiques sont concernés. D’abord, Dieu se révèle et offre “le salut” dans et à travers l’expérience humaine. Si c’est le cas, alors c’est dans les expériences humaines de Jésus, l’homme de Nazareth, faites par les disciples, que Dieu et son pouvoir salvifique ont été révélés. Deuxièmement, les expériences humaines incluent nécessairement des interprétations culturelles implicites ou explicites. Sans elles, il n’y a pas d’expériences. Un coup d’œil dans les interprétations employées par les disciples dans le Nouveau Testament nous révèlent combien ils étaient culturels (dépendaient de leur culture). Pour les premiers disciples, la culture était une source majeure pour révéler la signification de Jésus. Troisièmement, la tradition religieuse qui se mêle à l’expérience a joué aussi un rôle indispensable dans l’identification de Jésus comme “le Christ”. Comme les premiers disciples étaient juifs, ils virent Jésus à la lumière de leur propre tradition religieuse.

Quant aux étapes qu’ont réellement traversé les disciples dans leur expérience et leur éventuelle identification de Jésus, c’est la question du “salut” qui est devenue pour eux le point de départ. C’était la première étape de leur parcours christologique. Cette expérience de “salut” se rapporte au changement positif dont ils ont fait l’expérience dans la totalité de leur vie à cause de leur relation avec Jésus. L’ensemble de l’impact de Jésus sur eux était une libération ; ils ont été radicalement transformés par elle. Ils sont “passés” de ce qu’ils regardaient comme une condition négative et mortifère à une condition positive et vivifiante. Et ils se sont sentis “entiers”. Parce qu’ils se sentaient si changés par leur expérience de Jésus, ils ont commencé à se poser des questions au sujet de sa réelle identité. “Qui est-il celui qui est capable d’accomplir cela ?”

De l’étape de leur expérience de “salut” (qui était culturellement interprétée), ils ont utilisé des noms ou des titres (Christ, Seigneur, Prophète, Sauveur, Bon Pasteur), et même des images (Agneau de Dieu, Mère protectrice, Pain du Ciel, Eau vive, la Vigne, la Porte) pour précisément extraire et exprimer cet impact “salvifique” sur leur vie. C’était l’étape de projection : le fait de donner de tels noms et titres culturels et l’usage d’images culturelles pour articuler le sens rédempteur de Jésus pour eux.

Mais les disciples étaient aussi très prudents en utilisant ces appellations pour Jésus car ils se souvenaient très clairement de qui il était réellement. D’une manière ou d’une autre, ces noms ou ces titres aussi bien que les images doivent représenter fidèlement la personne de Jésus. Pour éviter une distorsion de la personne de Jésus, ils ont à nouveau estimé ces projections, évaluant la valeur de ces noms ou de ces titres en fonction de quels aspects pouvaient être affirmés, lesquels devaient être purifiés, ou simplement être niés. Cette dernière étape, virtuellement simultanée avec la seconde, était la phase d’une nouvelle évaluation. Elle assurait une compréhension de qui était Jésus qui fut fidèle à ce qu’il était réellement.

Ce processus, avec tous ses éléments et ses phases successives, nous fournit un plan à suivre en donnant naissance à une compréhension de Jésus aujourd’hui dans nos propres contextes culturels. Il fonctionne comme un guide pour nous qui désirons suivre “la voie des disciples” aujourd’hui dans le contexte de nos propres cultures.

Le projet d’un groupe culturel en “faisant de la christologie”

Bien posséder le “faire de la christologie” d’après la “voie des disciples” demande non seulement une compréhension théorique mais aussi une vision pratique. Il n’est pas suffisant de comprendre que c’est un processus ; on doit mettre en pratique ce processus pour le posséder réellement. Cet exercice est un composant essentiel et intégral des sessions d’apprentissage. Pour réaliser cette compréhension pratique de la méthode, nous nous groupons d’après nos régions culturelles. Chaque groupe est invité à bâtir sa propre christologie en suivant les trois phases décrites ci-dessus dans le contexte de sa propre culture : la question du “salut”, la phase de projection, la phase de réévaluation.

Chaque groupe culturel choisit avec soin une notion ou un concept culturels exprimant « bien-être” (“salut”) tirés du langage de chaque jour des personnes qu’il décide d’étudier. Une aide pour cette activité est l’idée que les concepts de bien-être sont situés dans le cadre d’une expérience de contraste. Ce que les gens désirent est l’opposé de la situation dont ils veulent être délivrés ou libérés. La notion culturelle de “salut” est le pôle positif d’une telle expérience de contraste. D’où yasha (juif), soteria (grec), salus (romain), salvation (anglais), liberacion (Amérique Latine), ginhawa (philippin) sont des notions culturelles positives de bien-être en contraste avec leurs pôles négatifs respectifs de tsarar (juif), apolenia (grec), infirmitas (romain), damnation (anglais), dominacion (Amérique Latine), hirap (philippin).

Ensuite, chaque groupe fait une exégèse ou une analyse culturelle thématique de ce concept de bien-être qui indique et explique : a.) ses significations de base, b.) ses connotations, aussi bien que c.) ses caractéristiques distinctives, tout en notant et en relevant ce qui est positif (“salvifique”) et ce qui est négatif (“non-salvifique”) dans ces caractéristiques. La désignation de la notion culturelle de “salut” et l’analyse subséquente du concept constituent la première phase du processus christologique, la question du “salut”.

Entrant dans les seconde et troisième phases, celles de la projection et de la réévaluation, les membres du groupe culturel déterminent ensuite un nom ou titre culturels signifiants et appropriés qu’ils peuvent appliquer à Jésus, indiquant : a.) quelles significations et associations peuvent être affirmées, b.) quelles significations et associations doivent être niées ou c.) quelles significations et associations ont besoin d’être qualifiées ou purifiées. Ils doivent aussi, naturellement, expliquer comment et pour-quoi le nom ou le titre sont applicables ou non applicables, ou seulement en partie applicables à la personne de Jésus. Le témoignage apostolique que nous trouvons dans l’Ecriture, particulièrement dans le Nouveau Testament, sert de norme pour cette activité de réévaluation.

Comme faisant partie de leur travail dans ces trois phases du processus, on demande à tous les groupes formés d’expliquer pourquoi ce nom ou ce titre culturels avec leurs caractéristiques culturelles font comprendre à ces gens la signification de Jésus à l’intérieur de leur culture (réflexion théologique indigène). En explicitant comment ce nom ou ce titre illustrent la vie et le ministère de Jésus en tant que messager du Royaume de Dieu, le potentiel qui existe dans la culture indigène est dévoilé.

Visualiser le nom ou le titre dans l’image

Finalement, chacun des groupes est aussi invité à créer une image originale, un dessin ou une image de Jésus qui représente et exprime tous les éléments du processus christologique. Cette représentation devrait d’une certaine manière représenter a.) le concept culturel de “salut” et b.) le nom ou le titre donné à Jésus projeté et réévalué. Cette image, dessin ou représentation doivent être nouveaux ou originaux. On demande à ces groupes de ne pas utiliser pour cet exercice les représentations traditionnelles de Jésus comme le Sacré Cœur, le Bon Pasteur, l’Enfant Jésus, Jésus Souffrant, etc., car cela peut obstruer la créativité des participants ou inhiber le développement de nouvelles idées sur ce sujet.

Mettre Jésus en image en créant une nouvelle représentation visuelle de lui augmente la signification du nom donné à Jésus. Cela présente sous forme d’image la projection qui a déjà été réévaluée. Une telle représentation en image combine et synthétise la projection et la réévaluation d’une façon visuelle. Par conséquent, elle résume en un sens le processus christologique tout entier en donnant en une forme concentrée la notion de “salut” présupposée par l’image ensemble avec un nom ou titre donné (projeté) à Jésus et qui a déjà été réévalué.

Il est utile de garder à l’esprit que tous les noms ou titres de Jésus, qu’ils soient tirés du Nouveau Testament, de l’histoi-re de la théologie, de l’art chrétien ou de la piété commune révèlent des aspects psychologiques ou existentiels des gens qui croient en Jésus. Servant comme images, ils plongent dans les profondeurs mêmes de la réalité de Jésus et ensuite ils dégagent des aspects de sa personne qui plaisent à la psyché humaine. Selon l’image ou le symbole particuliers de Jésus qui sont choisis et utilisés, certains sentiments sont évoqués et des formes spécifiques de conduite sont suggé-rées. Des images de Jésus sont capables de transformer l’attitude d’une personne envers la vie. Elles peuvent intégrer des perceptions, changer des systèmes de valeur, réorienter des loyautés et créer un sens d’attachement beaucoup plus fort que des concepts abstraits. Elles suggèrent aussi des attitudes, des sensations, des lignes d’action et de dévotion des croyants qui les utilisent. Elles aident aussi à unir des gens dans un lien commun d’affection et d’engagement. Vraiment, donner un nom à Jésus, c’est en un sens réel donner un nom à nos vies.

Partager les résultats

Présenter les résultats du travail de chaque groupe selon les trois phases décrites plus haut a aidé durant la période où cette méthode était présentée. Cela rend concret le processus christologique contenu dans la voie des disciples : les gens voient vraiment le résultat, même si c’est seulement dans une forme initiale. Les présentations illustrent en plus la diversité des christologies possible tout en maintenant l’unité de la foi. L’utilisation des ressources culturelles pour articuler la signification de Jésus, cependant, non seulement exprime ce sens de Jésus, elle honore aussi la culture et élève sa dignité. Ceci est particulièrement important lorsque nous considérons l’identité et l’intégrité culturelles comme une question sotériologique.

Il est utile aussi de réaliser que les communautés peuvent “faire de la christologie” plutôt que d’étudier simplement une réflexion christologique d’un autre groupe ou individu. Bien que les théologiens professionnels aient un rôle important dans l’Eglise, ils n’ont pas pour autant le monopole de faire de la théologie. Les responsables de communautés qui sont au contact de leurs situations concrètes respectives devraient être capables de s’engager eux-mêmes dans une réflexion théologique et de “faire de la christologie”. Les tentatives d’articulation théologique par des petits groupes culturels et par des individus qui suivent ce processus m’ont montré la possibilité réelle de faire de la christologie de façon nouvelle. Mais comme c’est le cas avec toute nouvelle entreprise, elles représentent seulement les efforts initiaux plutôt que des réflexions systématiques bien construites. Ces tentatives cependant découvrent les possibilités latentes dans la méthodologie aussi bien que les difficultés que quelqu’un peut s’attendre à rencontrer lorsqu’il s’engage dans un processus comme celui-ci. Pour moi, de tels efforts créatifs sont appropriés seulement dans le cas d’un évangile qui est toujours nouveau : Jésus de Nazareth. Celui dont le nom est au-dessus de tout nom ne mérite rien de moins.

4. Un exemple de “faire de la christologie” dans un contexte culturel

J’ai commencé avec le défi d’un Indien s’adressant à un missionnaire (Luzbetak), défi de rendre Jésus réel. Permettez-moi de vous donner un exemple d’une christologie initiale dans le contexte de la culture de la tribu Khasi dans la partie nord-est de l’Inde, qui a été réalisée d’après le processus christologique élaboré auparavant par un pasteur local (26). Les Khasis se regardent comme autochtones dans le lieu où on les trouve aujourd’hui. On pense que les Khasis appartiennent à la famille Mon-Kher, un sous-groupe de gens parlant austric qui se sont mélangés avec la population mongoloïde du sud de la Chine. On pen-se aussi qu’ils sont apparentés aux Mons et aux Palaungs de Birmanie et à d’autres tribus de la péninsule malaise.

Comme vous le remarquerez, la présentation de la réflexion ci-dessous a été faite d’après les trois étapes du processus christologique.

Le processus christologique dans le contexte khasi

La compréhension indigène de l’état de bien-être, le bien suprême, c’est lorsqu’il y a Ka Hok dans le cœur humain, dans la relation d’une personne avec Dieu, avec ses semblables humains et avec les semblables créatures. Ka Hok signifie littéralement “droiture”. Le concept de base de la religion indigène khasi est Kamai ia Ka Hok qui signifie “l’obtention de la droiture”. Le terme connote plus que cela. Il suggère justice, vérité, paix, harmonie, bonheur, égalité, solidarité, lien solide avec Dieu, bonté. Là où règnent vérité, justice et bonté, haba synshar ka hok, il y a l’état, dans la perspective chrétienne, d'”être sauvé”.

Après avoir déterminé l’expérience et la compréhension du “salut” dans le contexte culturel qui, dans ce cas, se rapporte au Ka Hok, le processus passe à la phase de projection. Si la situation de Ka Hok est perçue et reconnue comme ayant été apportée par Jésus, alors quel nom ou titre lui sera donné dans la culture khasi ? Pour comprendre la signification de “salut” et celui qui a porté le “salut” interprété Ka Hok, il faut interpréter la tradition culturelle de la tribu. Il y a en particulier deux histoires ou mythes entremêlés (27) qui jettent de la lumière sur Ka Hok et sur le porteur de Ka Hok.

Au commencement, il y avait seize familles ou autres créatures qui habitaient avec Dieu dans les cieux. Sept d’entre elles (représentées par des huttes) descendirent sur la terre avec la bénédiction du Dieu tout-puissant, pour la cultiver et pour la rendre féconde et belle. Elles descendirent par un énorme arbre sacré qui se dressait au milieu de la terre. Cet arbre servait d’échelle qui reliait le ciel et la terre et était appelé “le cordon ombilical du ciel”. Par lui, les sept familles pouvaient encore monter aux cieux pour rester en relations avec les autres neuf familles qui y vivaient. Pour chacun, c’était le plus beau de tous les temps. Ka Hok régnait : c’était la paix, l’harmonie, la vérité, le bonheur, la justice, la solidarité et l’amour. Tous expérimentaient la bonté et la rectitude de Dieu.

Cet arbre qui reliait le ciel et la terre devint de plus en plus grand jusqu’à couvrir une grande partie de la surface de la terre. Sur la suggestion du “mauvais”, deux frères coupèrent l’arbre. Le ciel fut séparé de la terre et il s’éloigna au loin et les sept huttes (familles) ne pouvaient plus communiquer avec Dieu ou avec les neuf autres familles. Le monde entier devint sombre. Le soleil partit et se cacha dans une grotte, plongeant toute la terre dans les ténèbres. Ces ténèbres étaient chaos, confusion, mal et misère. Là où Ka Hok régnait auparavant, c’était maintenant l’état de Ka Pap Ka Sang : une situation de péché et de mal (28).

A ce moment-là, les humains concernés convoquèrent une réunion de toutes les créatures de la terre pour faire quelque chose quant à cet état de choses. Les humains voulaient parmi toutes les créatures un volontaire qui soit innocent, bon et saint pour aller inciter le soleil à revenir et à donner vie et lumière à la terre. Toutes les créatures étaient présentes à la réunion, ainsi que le pensaient les humains. Et quand chacun fut examiné, beaucoup furent trouvés manquant des qualités nécessaires, cependant que d’autres s’excusaient d’une manière ou de l’autre. Aussi, les humains demandèrent à l’assemblée si quelqu’un avait été omis ou s’il y avait eu quelqu’un qui n’était pas venu. C’est seulement plus tard que l’assemblée découvrit qu’une créature manquait à la réunion : le coq. Donc, le coq fut convoqué depuis l’endroit où il se cachait et il fut réprimandé par les hommes. Le coq répliqua qu’il avait fait cela seulement parce qu’il se sentait trop insignifiant et trop simple et petit pour remplir un travail si solennel et si honorable de la part de tous. De plus, il dit qu’il était nu et indigne d’apparaître en public, car à ce moment-là le coq n’avait pas une seule plume sur son corps. Cependant, les hommes l’encouragèrent et finalement persuadèrent le coq de faire ce qu’il fallait. Et s’il réussissait, il serait vêtu de vêtements royaux comme récompense.

Donc le coq accepta d’être un médiateur et intercesseur entre toutes les créatures et le soleil et de le ramener pour le bénéfice de tous. Il se débrouilla pour persuader le soleil de sortir de la caverne et de briller de nouveau sur la terre. Avec le soleil brillant de nouveau, vinrent la lumière, la chaleur et la vie. D’après les ancêtres des Khasis, c’est la raison pour laquelle jusqu’à aujourd’hui, c’est seulement après que le coq a chanté trois fois que le soleil se lève. Et en vérité, il fut récompensé comme promis. Il fut couvert d’une robe royale de plumes, ce qui explique pourquoi les couleurs du coq sont si belles et si majestueuses.

Depuis lors, le coq est devenu un animal de sacrifice dans la religion indigène des Khasis. Toute cérémonie religieuse doit comporter le sacrifice d’un coq. Le coq est devenu le médiateur entre Dieu et les hommes, et maintenant Dieu parle seulement par des signes et des oracles tels qu’ils sont lus dans les entrailles d’un coq sacrificiel. Avec la venue du soleil et la réouverture de la communication avec Dieu, le règne de Ka Hok (paix et droiture) commença de nouveau. Mais la situation ne fut jamais la même qu’elle avait été au commencement des temps. Cependant, les ancêtres des Khasis croient qu’un jour il y a quelqu’un qui restaurera toutes choses comme elles étaient auparavant. On appelle ce “quelqu’un” U Bahok (Le Droit, Le Juste) ou U Nongpynim (Celui qui donne la vie).

Dans la religion indigène, le coq est le médiateur, le juste. Il a ramené le soleil, amenant ainsi la lumière, la chaleur et la vie. Puisqu’il est U Bahok, (Le Juste, Le Saint), Dieu peut parler aux humains à travers les signes et les oracles tels qu’ils sont déchiffrés depuis les entrailles du coq sacrificiel.

Le coq préfigure et symbolise Jésus, car pour nous chrétiens il est le seul qui soit réellement U Bahok, celui qui amène la vraie vie, paix, harmonie, rectitude, justice, vérité, bonne relation à Dieu, à nos frères humains et à toutes les créatures. De plus, Jésus est plus, beaucoup plus que le coq. Il n’est pas seulement la victime sacrificielle qui est le médiateur avec Dieu à travers les signes et les oracles, mais il est lui-même humain et divin. Il n’est pas seulement l’échelle ou le “cordon ombilical” du ciel, mais en Lui, Dieu et l’homme se rencontrent. Il est Dieu-avec-nous, Emmanuel.

Jésus est l’incarnation de la rectitude, de la vérité, de l’honnêteté, de la paix, de l’harmonie, des bonnes relations. Non seulement il amène la lumière et la vie, il est la lumière et la vie elles-mêmes. Non seulement il restaure les bonnes relations avec Dieu, les hommes et le cosmos, il est lui-même Dieu-avec-nous, vraiment humain et centre du cosmos entier. Comme le dit St. Jean : “Toutes choses furent faites en lui, et sans lui rien ne fut. Tout ce qui fut trouva la vie en lui, la vie qui pour les hommes est lumière. Lumière qui brille dans les ténèbres : lumière que les ténèbres ne purent éteindre” (Jn. 1 : 3-5).

Notes

(1)Louis J. Luzbetak, svd : The Church and Cultures: New Perspectives in Missiological Anthropology, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1988, 374 p.

(2)Tel que cité dans Anton Wessels : Images of Jesus: How Jesus is Perceived and Portrayed in Non-European Cultures, Grand Rapids, Michigan, Eerdmans, 1990, p. 114 d’après A.H. Franke (1663-1727) ; voir aussi J. R. Chandran, “Development of Christian Theology in India” in S. Torres (ed.), The Emergent Gospel, Maryknoll, Orbis, 1978, pp. 157-172 (surtout p. 160)

(3)Gerald Anderson (ed.), Asian Voices in Christian Theology, New York, Orbis Books, 1976, p. 5

(4)Georg Evers, “Asian, African and Latin American Contributions towards Christology”, Yearbook of Contextual Theologies 96, Aachen, Missionswissenschaftliches Institut Missio, 1996, p. 184

(5)Voir dans John England (ed.), Living Theology in Asia, London, SCM, 1981, pp. 175-176

(6)A. Pieris, An Asian Theology of Liberation, Maryknoll, New York, Orbis, 1988, p. 63

(7)Georg Evers, “Asian, African and Latin American Contributions towards Christology”, p. 185

(8)Ibid., p. 187

(9)Benigno Beltran, The Christology of the Inarticulate: An Inquiry into the Filipino Understanding of Jesus the Christ, Manila, Divine Word Publications, 1987

(10)Masao Takenak, Christian Art in Asia, Tokyo, Kyo Bun Kwan, 1975

(11)Ibid., pp. 27-28

(12)Ibid., p. 107

(13)Masao Takenaka, God is Rice: Asian Culture and Christian Faith, Geneva, World Council of Churches, 1986, pp. 33-36

(14)Kosuke Koyama, No Handle on the Cross, London, SCM Press, 1976, pp. 6-7

(15)Cf. G. De Schrijver, Liberation Theologies on Shifting Grounds: A Clash of Socio-Economic and Cultural Paradigms, Leuven, University Press, 1988

(16)Cf. Luis Antonio Tagle, “The Synod for Asia as Event”, East Asian Pastoral Review 35 (1988), pp. 370-375 ; Mgr Francisco Claver, sj, “Personal Thoughts on the Asian Synod”, East Asian Pastoral Review 35 (1988), p. 248

(17)Francisco Claver, des Philippines, insiste sur le rôle et l’importance des théologiens de base. Pour lui, la communauté ecclésiale constitue le premier des théologiens. Les théologiens professionnels systématisent les réflexions des gens à un plus haut niveau. Voir le chapitre 6, “Synthesis, Evaluation, Conclusions” de Ladislav Nemet, Inculturation in the Philippines: A Theological Study of the Question of Inculturation in the Document of CBCP and Selected Filipino Theologians in the Light of Vatican II and the Document of FABC, Doctoral Dissertation, Pontifica Universitas Gregoriana, Roma, 1984. Leonardo Mercado pense que les gens sont les vrais théologiens, ceux qui donnent jour à une nouvelle théologie ; les théologiens professionnels sont les “sages-femmes” dans ce processus de mise au monde. Cf. Stephen Bevans, Models of Contextual Theology, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1992, pp. 12-13

(18)Ernesto Cardenal, The Gospel in Solentiname, New York, Orbis Books, 1976

(19)Quelques exemples : Charles Kraft, Christianity and Culture, Maryknoll, New York, Orbis, 1985 ; Robert Schreiter, Constructing Local Theologies, Maryknoll, New York, Orbis, 1985 ; José M. de Mesa and Lode L. Wostyn, Doing Theology: Basic Realities and Processes, Quezon City, Claretian Publications, 1990 ; Stephen Bevans, Models of Contextual Theology, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1992 ; John Cobb, Jr., Lay Theology, St. Louis, Missouri, Chalice Press, 1994 ; Robert Kinast, Let Ministry Teach: A Guide to Theological Reflection, Collegeville, Minnesota, The Liturgical Press, 1996 ; et Clemens Sedmak, Doing Local Theology: An Explanatory Study in Theopragmatics, unpublished manuscript, Innsbruck, 1998

(20)“Adult Formation Towards a Participatory Church: The Asian Integral Pastoral Approach (ASIPA)”, Colloquium on Church in Asia in the 21st Century, Manila, Office for Human Development, FABC, 1997, pp. 316-317

(21)Je tends à penser que le triple dialogue (avec les pauvres, avec les cultures et avec les religions), adopté par la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie, encourage implicitement cela. Un vrai dialogue avec la culture doit se faire avec tous ceux qui partagent une culture spécifique et, par conséquent, doit être mené de la base. Voir “Journeying Together Toward the Third Millenium: Statement of the Fith Plenary Assembly”, Bandoung, Indonésie, 27 juillet 1990 in Gaudencio Hosales and CC. Arevalo (eds.), For All the Peoples of Asia: Federation of Asian Bishops’ Conferences, Documents from 1970 to 1991, Quezon City, Claretian Publications, 1992, pp. 282-283. Cf. aussi FABC Office of Evangelization, “Conclusions of the Theological Consultation in Hua Hin, 10th november 1991” in Ibid., pp. 338-340 and “Being Church in Asia: Journeying with the Spirit into Fuller Life (Final Statement of the FABC International Theological Colloquium)”, East Asia Pastoral Review 32 (1995), pp. 347-350

(22)Ainsi nous commençons à voir des hommes d’affaires et des négociateurs reconnaître la pluralité des formes culturelles et être formés à une certaine sensibilité culturelle afin que les contrats passés soient honorés et les affaires réussies malgré les différences culturelles. Les diplomates sont formés aux us et coutumes culturels et aux sensibilités culturelles des villes dans lesquelles ils vivent afin d’assurer des relations harmonieuses avec les populations et les gouvernements locaux. Les programmes multiculturels ont une place de plus en plus importante dans les systèmes éducatifs de pays où les mouvements migratoires en provenance de l’étranger ont été importants. Anto Wessel, dans son ouvrage Europe: Was It Ever Really Christian? (Londres, SCM, 1994), cite un auteur allemand qui suggère en racontant une histoire que l’homme blanc et la culture qu’il représente seront la seule culture inutile dans le monde des cultures car il refuse de renoncer au sentiment de supériorité culturelle qui l’anime.

(23)James Scherer and Stephen Bevans (eds.), New Directions in Mission and Evangelization 3: Faith and Culture, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1999, pp. 7-11

(24)Cela est déjà le cas des études bibliques. Voir, par exemple, Bruce Malina et Jerome Neyrey, Calling Jesus Names: The Social Value of Labels in Matthew, Sonoma, Ca., Polebridge Press, 1988, et Bruce Malina, The New Testament World: Insights from Cultural Anthropology, London, SCM Press, 1983

(25)Edward Schillebeeckx, Jesus: An Experiment in Christology, New York, Seabury Press, 1979 ; Christ: The Experience of Jesus as Lord, New York, Seabury Press, 1980 ; et Interim Report on the Books Jesus and Christ, New York, Crossroad, 1981

(26)Cet exemple a été étudié par Wilfred Kharpuri, sj, originaire de cette région et pasteur dans cette région.

(27)Pour l’importance de la mythologie dans la vie des hommes et des sociétés, voir Joseph Campbell avec Bill Moyers, The Power of Myth, New York, Doubleday, 1988

(28)Ka Pap renvoie à l’état de péché et Ka Sang suggère une situation qui est très mauvaise et taboue. Le terme Sang signifie littéralement inceste avec le clan’.