Eglises d'Asie

DU BOUDDHISME AU CHRISTIANISME, UN PELERINAGE SPIRITUEL

Publié le 18/03/2010




Une joyeuse rencontre avec le zen

Après avoir passé des mois à étudier et à lutter en vue des concours, qui n’étaient pas plus faciles qu’aujourd’hui, j’ai finalement été accepté au sein de l’Ecole supérieure de Tokyo (aujourd’hui Tôdai). L’un des premiers ouvrages que j’ai consulté peu après mon inscription fut une édition en deux volumes de Shôbô Genzô, Le Trésor de l’Œil et la Vraie Loi, une traduction moderne élaborée par Hashida Kunihiko, un chercheur qui passa directement de la fonction de principal d’école à celle de ministre de l’Education. Je ne peux me souvenir de celui qui me conseilla cet ouvrage, mais ce fut ma première rencontre avec le fondateur du zen de type japonais Sôdô, Dogen Zenshi (1200-1253).

Avec toute la verve de la jeunesse, je lu ce livre avec voracité et ténacité, mais je ne peux pas dire que ce soit cette immersion dans les volumes de Dôgen qui me conduisit au salut. Le premier chapitre du Trésor s’intitule Genjo Koan et fut rédigé par Dôgen alors qu’il n’avait que 33 ans. C’était un peu court, mais suffisant à charmer ma jeune âme en quête d’un but à la vie.

A Mishima, ville proche du Mont Fuji, se trouve un temple zen dénommé Ryûtakuji. Je m’y rendais régulièrement le 13 de chaque mois pour de courtes sessions de formation. Notre guide était un jeune moine, Nakagawa Toen, qui avait commencé son cheminement bouddhiste peu de temps après avoir été diplômé à l’Ecole supérieure de Tokyo. Le maître Yamamoto Genzo, religieux responsable du temple, l’avait nommé auprès des néophytes.

Le chemin qui conduisait à Zanmaido, où nous faisions zazen, était bordé d’arbres gingko, le long de la route Yayoi Michi. Jusqu’à ce jour, j’ai toujours le souvenir de maître Nakagawa, marchant en tête de notre groupe, pieds et jambes nus, faisant résonner ses geta, sans un faux pas, avançant tout en nous communiquant une certaine chaleur. L’éveil n’est pas une question de lettres ou d’apprentissage, mais quelque chose qui se transmet de cœur à cœur. Souvent j’en ai ressenti la véracité.

Jeune et innocent, j’avais des connaissances équivalentes à celles d’un enfant de trois ans, mais la leçon s’est encrée en moi : “N’accorde pas ton esprit au satori, ou à ce dont tu peux bénéficier en chemin ; bien plus, donne ton être tout entier au zazen.” Nakagawa Soen, moine Rinzai, nous donna cet enseignement par son exemple.

Ma rencontre malheureuse avec la Bible

Durant mes premières années à l’université, j’étais inscrit en cours de littérature allemande. Dès ce premier contact avec la littérature et la philosophie allemande ainsi qu’avec la pensée de l’Occident, je ressentais l’importance considérable du christianisme sur la culture occidentale. Je devais trouver un point de départ pour étudier cela, et le meilleur moyen d’y arriver semblait d’ouvrir une Bible. Ainsi, j’achetais un exemplaire d’occasion du Nouveau Testament à Dôgenzaka, à Shibuya, un petit ouvrage à couverture bleue. La façon la plus naturelle de commencer une lecture est d’ouvrir le livre à la première page, toutefois cette façon de procéder produisit un résultat désastreux.

L’Evangile de saint Matthieu, comme vous le savez, commence par la généalogie du Christ. Un nom après l’autre, dans un hébreu imprononçable (Mt 1,1-17). Ensuite nous y trouvons les circonstances de la naissance du Christ. Tout d’abord, on nous explique que Marie, une vierge, a un enfant et que Joseph ne sait que faire. Ce dernier apprend ensuite, avec solennité, et de la part d’un ange, que cet enfant est l’accomplissement d’anciennes prophéties. Puis Joseph accepte Marie en tant que son épouse (Mt 1, 18-25).

Dans le deuxième chapitre, nous découvrons trois mages, venant d’Orient, qui viennent adorer l’Enfant Jésus. Ils apportent des cadeaux : de l’or, de la myrrhe et de l’encens. Guidés par une étoile, ils arrivent tout d’abord à Jérusalem et demandent au roi Hérode où se trouve l’enfant. Surpris et effrayé, le roi convoque une réunion de ses conseillers. Ses derniers lui répondent que l’enfant se trouve à Bethléem, comme indiqué dans les prophéties de l’Ancien Testament. Les trois hommes âgés reprennent leur route afin d’accomplir leur mission. Encore une fois, l’étoile va les guider et s’arrêtera exactement au-dessus de l’endroit où se trouve l’enfant (Mt 2, 1-12). Plus tard, un ange apparaît à Joseph et lui dit de s’enfuir, avec Jésus et Marie, en Egypte, afin d’échapper au décret d’Hérode de tuer tous les enfants d’un certain âge. Après la mort d’Hérode, Joseph a un autre songe dans lequel il lui est dit de quitter l’Egypte et de retourner dans sa ville natale de Nazareth. C’est ce qu’il fait et il s’y installe. C’est ainsi que l’on peut résumer les deux premiers chapitres de Matthieu.

Pour moi, à cette époque-là, la généalogie de Jésus était tout simplement incohérente. Ceci, ajouté à l’histoire de l’Annonciation et les rêves de Joseph, n’était que récits pieux. Une étoile apparaissant de nul part pour guider des voyageurs me semblait être un conte pour enfant. Cela me semblait si loin des questions fondamentales telles que le sens de la vie. Comparée à la liberté de Dôgen, les envols dans l’univers des pensées et religions, l’histoire de l’Evangile était une pauvre tentative, un simple récit pour un drame naïf.

Bien entendu, au travers d’autres lectures, je connaissais le Sermon sur la Montagne, les huit béatitudes, le commandement d’aimer son ennemi et la parabole du semeur que la maison d’édition Iwanami utilise en tant que symbole. Je connaissais l’histoire de la Croix et de la Résurrection, et dans un sens général, l’Evangile était une lumière sur mes pas et j’y portais un certain intérêt. Davantage encore, j’avais le privilège d’être enseigné par Katayama Toshihiko et Mitani Takamasa, professeurs ayant une foi profonde, vivant ce qu’ils croyaient. En raison de tout cela, ma première rencontre avec l’Evangile était pitoyable à l’extrême. Plus encore qu’une rencontre, ce fut une collision !

Le club des jeunes

Cette rencontre malheureuse avec l’Evangile durant la période qui précédait mon entrée à l’armée fut la raison d’une autre rencontre heurtée, qui intervint celle-ci après la fin de la guerre, lors de mon retour au collège.

C’était au mois d’octobre, j’étais inscrit cette fois-ci en sciences politiques auprès de la Faculté de droit. Les chambres d’étudiants de Tôdai avaient heureusement été épargnées par les bombardements, mais les cours n’étaient pas encore au programme. Dans tout le pays, nous luttions contre la pauvreté. Ce n’était pas le genre d’atmosphère qui vous poussait aux études. C’est dans ce contexte que l’Association de quartier nous appelait afin de créer un club de jeunes.

Il est difficile de savoir quelle influence était au travail. Etait-ce McArthur, vers qui tous les regards convergeaient à cette époque ? Nous le savions chrétien et il y faisait allusion dans ces discours. Ou bien était-ce le nombre élevé de missionnaires protestants et catholiques actifs autour de nous ? En tout cas, quelqu’un suggéra de commencer un groupe d’étude de la Bible dans notre club de jeunes. Mais dans notre club, il n’y avait pas un seul chrétien ! J’étais le président du club, et ce jour-là c’était moi qui dirigeait la réunion. Hanté par les souvenirs de l’Evangile de Matthieu, j’étais absolument opposé à un groupe d’étude biblique. Il y eut un long silence. Ensuite, l’un des membres leva son bras et me jeta : “Tu ressembles à un Bôzu, prends la responsabilité du groupe d’étude de la Bible.” J’étais abasourdi. Que l’on me dise que je ressemble à un moine était une chose, mais quand j’ai découvert que le garçon qui avait dit cela venait lui-même d’un temple, nous avons tous éclaté de rire. Mais la conclusion était la même : je me retrouvais préposé à l’organisation d’un groupe biblique !

Même si tu es le dernier à y participer ?

Pour quelqu’un qui aimait aussi peu la Bible, c’était une rude nomination. Ma conscience ne me l’autorisait en aucun cas. Au bout du compte, avec une recommandation du responsable de l’Association de quartier, je faisais ma première entrée dans un monastère catholique. C’était un lieu appelé Albert Home, à 15 minutes au nord de la gare de Kichijôji. Je ne sais pas si quelqu’un l’avait prévenu de mon arrivée, mais le P. Naberfeld m’accueillit comme s’il m’attendait. Je trouvait en lui une personne sympathique, un vieil homme de caractère dégageant de la chaleur et de l’amour. Je lui ai dis que nous voulions commencer un groupe d’étude de la Bible.

P. Naberfeld : Combien de personnes pensez-vous accueil-lir ?

Okumura : Environ 15, je pense. (pas très sûr)

P. N. : Très bien, mais je pose une condition.

O. : Quelle est-elle ?

P. N. : Même si tu es le dernier à venir assister au cours, continueras-tu de venir ?

La question me stupéfiait. Il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse. Je ne pouvais, en dépit de tout, dire que si les autres arrêtaient, j’arrêterai également. J’ai donc répondu : “Oui, je continuerai de venir.” Le prêtre ajouta : “Très bien, commençons.” A ce point là, le groupe biblique était créé. Il était prévu qu’il se réunirait une fois par semaine. Je n’imaginais absolument pas que ces réunions allaient changer le cours de ma vie.

Le groupe d’étude de la Bible

La participation était bien meilleure que je ne le pensais. Quelques religieuses joignirent notre groupe. Un soir, après avoir entendu la lecture du chapitre 5 de Matthieu, ainsi que son explication, nous sommes passés à un dialogue de style questions-réponses. Nous étions libre de poser n’importe quelle question, mais personne n’en avait. Afin de rompre le silence, je décidais de soulever la question des miracles. Et la réponse que je reçu alors fut immédiatement du style doctrine catholique orthodoxe : le Christ a guérit des malades, pardonné les péchés et nourrit les affamés pour prouver qu’il est Dieu, un Dieu d’amour et de miséricorde.

J’en devins fou comme seul un jeune homme peut l’être et répliqua : “De nos jours, étant donné les progrès de la science, le vrai miracle c’est qu’il y a toujours des personnes qui peuvent croire en ce genre d’histoire.” Nous avons alors poursuivi le débat et l’atmosphère commençait à être tendue. Certains étaient scandalisés. Le nombre de participants tomba ensuite à cinq ou six personnes, puis ne vinrent, irrégulièrement, que quelques amis proches.

Lorsqu’il n’était pas possible de se réunir dans une salle du presbytère, le prêtre et moi-même nous retrouvions dans un coin de l’église, endommagée par les bombardements. De temps à autres, nous nous réunissions au monastère de Kichijôji. Notre groupe s’agrandissait à nouveau, mais sans le noyau de départ. Certains étudiants de Tôdai, et des étudiantes de l’Université pour Femmes de Tokyo se joignirent à nous. Le groupe commençait à devenir très vivant, et je m’investissais de plus en plus.

“Le Christ peut bien avoir été un guide religieux merveilleux, disais-je, mais il n’a pu être Dieu. Les récits des miracles ont été inventés par les Pères de l’Eglise pour déifier Jésus. Ils ne sont rien d’autres que des légendes”. C’était ce que je continuais à affirmer. Etrangement, le P. Naberfeld n’a jamais participé à nos sessions d’étude. Il me les confia complètement.

Et là, quelque chose se passa.

Immersion totale…

L’année de ma naissance correspond à celle de l’ours. Je me demande si cela a quelque chose à voir avec mon carac-tère. L’ours est connu pour foncer sur son objectif ! Depuis ce temps là, je me suis littéralement plongé dans l’étude de l’Eglise catholique. Ma théorie était que l’Evangile avait mythologisé le Christ et que l’Eglise en avait ensuite fait une idole. Sous des mots précieux tels que mission et martyr, ils avaient trompé les gens pendant 2 000 ans. Voilà ce qu’était mon opinion et j’essayais de le prouver par de nombreux efforts et études, en m’efforçant d’enlever le masque que l’Eglise avait placé sur le visage de Jésus.

Que ce soit de l’Est ou de l’Ouest, peu importait l’origine, tout ce qui pouvait me conforter dans mes idées était bon à prendre. J’ai passé une fois mes vacances d’été à lire un ouvrage intitulé Christo no Massatu Ron ( Effacer le mythe du Christ’), de Kôtoku Shûshi (1871-1911) qui fut exécuté pour haute trahison, accusé de tentative de coup d’Etat contre l’empereur. Renan (1823-1892), l’auteur d’écrits qui ont créé des remous dans l’Eglise au XIXe siècle en France, faisait écho à ma propre opinion. Je lus son ouvrage La vie de Jésus (1863), ainsi que L’incomparable Homme Christ. Je lisais ensuite la triste histoire de l’Eglise divisée en deux – une leçon sur les résultats de l’autoritarisme. J’avais également trouvé de la matière dans Uchimura Kanzô (1861-1930) (Non Church Christianity). Il y avait encore de nombreux intellectuels et contemporains qui m’ont influencé, dont le président de Tôdai, Nambara Shigeru, et son successeur, Yanaibara Tadao. Ensuite, utilisant le peu d’anglais et d’allemand que j’avais appris, je me rendis à la bibliothèque de l’université et consulta les étagères du P. Naberfeld, tout en prenant des notes – tout cela dans un seul but : élaborer une christologie anti-catholique.

Rien à gagner, rien à perdre

Une fois mon diplôme de la Faculté de droit en poche, j’estimais que je n’avais toujours pas achevé mon projet personnel. Je décidais que ce serait tout ou rien. Je me rendais donc en plein cœur de la matière ! Je savais que les centres jésuite et dominicain étaient de célèbres Facultés de théologie catholique ; muni d’une recommandation du P. Jacques Candau, je me rendis à Sophia et ensuite à St Thomas Gakuin à Kyôto.

Avec du recul, je peux y discerner la Providence. Aucune de ses institutions catholiques d’éducation supérieure ne m’accepta. Je retournais à Tôdai et m’inscrivis au département religion !

Le responsable de la Faculté de religion était un homme appelé Kishimoto Hideo ; je le connaissais pour avoir parfois suivi – secrètement – ses cours alors que j’étudiais en droit. Nous nous connaissions et j’étais intéressé par son histoire personnel. J’avais entendu qu’il était né et avait grandit dans une famille chrétienne pratiquante, mais avait abandonné le christianisme alors qu’il était encore jeune. Plus tard, il devint professeur en sciences des religions. Je me souviens de quelques-unes des maximes qu’il enseignait : “Les personnes engagées dans l’étude d’une religion ne peuvent pas en pratiquer une à titre personnel. Si vous êtes attachés à une religion, vous verrez les autres religions avec la coloration de la vôtre.” “Le raisonnement subjectif et l’intérêt personnel sont impardonnables dans ce cas. D’un autre côté, sans foi, il est quelquefois impossible de saisir l’essence réelle de certaines croyances. Voilà le dilemme auquel doit faire face le spécialiste des religions !”

Je me souviens encore d’autres enseignements à cette époque-là. Ogushi Iichi pensait que la religion était une science sociale. Durant ses cours, il m’arrivait de m’asseoir près de la fenêtre et de discuter avec le prince Mikasa qui, plus tard, devint président de la Société des Etudes orientales. Science biblique, christianisme, théologie de Barthe, théologie comparative des religions, philosophie indienne, philosophie occidentale, éthique, etc., je les ai tous suivis. J’ai aussi eu le privilège d’écouter Ide Takashi, Nakamura Hajime et Watsuji Tetsuro. Malheureusement, Tôdai ne proposait pas d’enseignement sur la philosophie médiévale ; j’ai donc étudié Iwashita Sôichi (The Inheritance of Religion et The Catholic Faith) ainsi que Yoshimitsu Yoshihiko par moi-même.

Aujourd’hui, tout est complètement occidentalisé, mais à cette époque il y avait, au pied du jardin Sanjo Goten, un bassin appelé Sanshiro Pool. J’avais l’habitude de m’installer là-bas et de rédiger mes notes, sans me rendre compte du soleil qui se couchait. Les jours de pluie, j’avais trouvé un abri dans une salle de cours non occupée ou bien je me rendais à la bibliothèque. Les semaines et les mois passèrent. Après deux ans et demi, ma thèse fut achevée. Il n’y avait plus qu’à rassembler quelques documents supplémentaires pour agrémenter le tout. En juin 1948, tout était prêt. Bien entendu, il n’y avait pas d’ordinateur et il fallait rédiger l’ensemble à la main.

Mon château s’écroulait

Avec le recul, il m’a fallu fournir d’importants efforts et en même temps développer un sens du détachement. Arrivé à cette période, j’en avais terminé avec mes idées anti-catholiques et ressentais une certaine satisfaction. Je suis certain que la jeunesse avait quelque à voir dans cette expérience, mais je sentais que l’avenir serait beau, je m’étais préparé pour cela. L’euphorie qui m’habitait dura encore quelques jours.

Un jour, je marchais sur un chemin peu fréquenté du parc Inokashira, un parc de la banlieue de Tokyo. Il était environ 14 heures. Soudain, un immense château de pierre m’apparut, tel un mirage. En un clin d’œil, il s’écroula autour de moi. Ce fut un flash.

Sans le savoir, je m’étais arrêté, décontenancé par les ruines tout autour de moi. Puis, regardant à mes pieds, j’ai trouvé deux objets. L’un était une Bible, à la couverture noire, aux pages quasiment blanches. L’autre était une petite statue du Christ aux reliefs noirs. Ayant une certaine allergie aux miracles, cela me laissait stoïque, mais l’histoire n’était pas terminée.

Le Bible aux pages blanches était le symbole d’un l’Evangile vide de sens : les miracles et enseignements du Christ. Tout cela était exactement l’objet de ma thèse : nier les miracles. En utilisant ensuite des comparaisons avec d’autres religions, spécialement le bouddhisme, j’avais prouvé qu’aucun des enseignements de la Bible ne surpassaient ceux des autres religions. Les pages blanches étaient la représentation de l’Evangile que j’avais nié.

La statue du Christ avait une autre signification. Je n’avais jamais ressenti de l’antipathie pour le Christ lui-même. Je l’admirais. Pour moi, comme pour Renan, le Christ était une certaine figure de l’humanité. C’est pour cela que j’étais si désireux de lui enlever l’auréole qui lui avait été attribuée. Mais, à la fin, je n’avais laissé rien d’autre que la misérable image du Christ tombée des pages vides de la Bible. A la recherche de l’homme qui était le Christ, j’étais entré dans une grotte, seulement pour découvrir que son visage avait été abîmé par mes attaques. Les pages blanches de la Bible, la figurine du Christ, le château, tout cela me laissait dans un état de tremblement intérieur. En même temps, du plus profond de moi-même, me venaient ces mots : “Cette thèse est fausse du début à la fin : le christianisme sans les miracles est impossible.”

Je retrouvais ensuite mes esprits et dit : “Je crois maintenant aux miracles, même les miracles qui ne sont pas écrits dans la Bible.” Et alors que je parlais, il me semblait voir apparaître un autre moi-même, quelqu’un qui titubait et tombait. Je l’entendais crier : “Vos lances sont brisées, vos flèches sont épuisées”.

Durant plusieurs jours, je demeurais tel un cosmonaute que l’on peut voir à la télévision ; mes pieds touchaient rarement le sol. En dépit du choc, il n’y avait ni anxiété, ni impatience. Je pouvais me comparer à un avion dont les moteurs ont été coupés mais qui continue cependant à glisser sur l’air, tel un planeur. Mes pensées étaient suspendues. Je ne lisais rien, n’écrivais rien. C’est alors que j’ai pensé au maître zen Nakagawa. Je décidais de le visiter dans son temple Ryûtakuji, à Mishima.

Le grand tremblement de terre de Fukui

Je me rendis donc à Mishima au pied du Mont Fuji ; il faisait un temps merveilleux ce jour-là, il était environ midi. Une rivière passe par le temple Takizawa, je m’installais donc sur un pont pour y prendre mon déjeuner, deux boules de riz emballées dans une feuille de bambou, et me dirigeait ensuite vers l’entrée du temple. Il était environ deux heures et je n’avais pas prévenu de mon arrivée. Maître Nakagawa n’était pas chez lui. Il n’y avait pas d’urgence. Je fis alors zazen près du jardin. Soudain, le corridor et les portes vitrées se mirent à trembler. Je pensais que cela devait être un tremblement de terre. Juste après, un jeune moine m’indiqua que l’épicentre se situait à Fukui.

Maître Nakagawa arriva et on me conduisit dans sa chambre. Ce fut notre première rencontre depuis que j’avais terminé mon service militaire. Il était heureux de me revoir. Ce jour-là était aussi celui de l’anniversaire de la mort de maître Hakuin, le fondateur du temple, et l’un des fidèles avait apporté des nouilles. Alors que nous mangions, je lui parlais de la tempête intérieure qui m’habitait depuis j’étudiais contre le christianisme.

Maître Nakagawa, dont émanait comme à l’accoutumée paix et chaleur, écoutait silencieusement et ne montrait aucune surprise. Lorsque j’eus terminé, le maître me dit brièvement mais clairement : “Je crois que tu comprends maintenant le christianisme. Cependant, ta compréhension n’est qu’intellectuelle. Pour t’y inclure complètement, tu dois te faire baptiser.”

Simples mots prononcés calmement, mais qui retentirent comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu. Jamais, dans mes rêves les plus sauvages, je n’aurais imaginé un maître zen me donner un tel conseil. Quelques heures avant, un fort tremblement de terre avait eu lieu à Fukui, lieu où se trouve le principal temple de la secte Sôdô. Dôgen, le fondateur, et maître Nakagawa étaient deux références irremplaçables dans ma vie et pourtant on me disait que je devais rompre ma relation avec eux et recevoir la baptême chrétien. C’était comme si une vague de tsunami m’emportait au large.

Le choc était trop grand pour que je pusse prononcer un seul mot. Pendant un certain temps, nous sommes restés silencieux. Puis nous avons enchaîné sur autre chose. Le maître lui-mêle prépara le thé. J’ai passé la nuit là-bas, puis participé à la prière du matin et fait zazen pendant deux heures face au maître. C’était un lien providentiel qui transcendait toute secte ou religion. Des années après, lorsqu’il fut décidé que je devais me rendre en France afin d’y rejoindre les carmes, maître Nakagawa était plus heureux que quiconque. Ses mots à l’époque furent une grande consolation et un encouragement pour mes parents qui voyaient leur fils partir.

Une double impulsion

“Pour comprendre le christianisme avec ton être tout en-tier, va et fais-toi baptiser.” Après avoir reçu cet extraordi-naire conseil du maître zen, je m’en retournais chez moi. Je ne savais pas encore ce que j’allais réellement faire. Je sa-vais que la première étape consistais à apprendre le caté-chisme, ce que nous appelons maintenant Une Introduction à la l’enseignement du Christ. A cette époque, il s’agissait d’un catéchisme questions-réponses’ ; formule que je n’ap-préciait guère. Alors que nous commencions l’étude de la Bible, une dame âgée se présenta à moi et m’offrit un exemplaire de ce catéchisme ; ma première rencontre avec ce dernier fut similaire à celle avec l’Evangile de Matthieu.

Du commencement, je me hérissais rien que d’y penser. J’étais d’accord avec le fait que la religion perfectionne le chemin de la vie. Pour un vrai bonheur, la religion est essentielle, là-aussi j’étais d’accord. Mais ensuite, il était enseigné qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle religion, mais c’est uniquement grâce à la vraie religion que l’on pouvait atteindre l’objectif final. Dieu est un, la vérité est une, le chemin de l’homme est un. Il ne peut y avoir qu’une seule vraie religion. Encore davantage, cette religion doit être révélée par Dieu. Heureusement pour nous, Dieu a bien entendu révélé la vraie religion.

Pour un jeune étudiant bouddhiste, ces propos étaient absolument inacceptables. Je trouvais alors l’orgueil religieux insupportable.

Autant pour l’introduction. Ensuite, le chapitre 1 développe l’objectif de la vie. Question : Pourquoi sommes-nous nés dans ce monde ? Réponse : Nous sommes nés dans ce monde pour connaître, aimer et servir le Seigneur, et pour être heureux avec lui au Paradis.

Ma réaction fut alors complexe. Là étaient les grandes questions : le sens de la naissance, de la vie, de l’amour. La toute première question faisait forte impression et appelait à une réponse positive. Mais la réponse était si laconique. Des questions qui semblaient insolubles durant toute une vie, comment pouvaient-elles l’être en une ligne ? Le grand savant religieux Shakamuni lui-même avait médité durant six années à ce sujet. Pour le grand maître Darhma, faisant zazen face à un mur, cela lui avait pris neuf ans !

Pour moi, lorsque le catéchisme m’interrogeait sur cette question, cela était sans saveur. Non pas quant aux considérations de vérité ou non. C’était quelque chose de différent. Pour chacun de nous, plus nous pensons à la vie, plus cela devient mystérieux, mais le catéchisme avait réglé tout cela en une ligne ! Cela n’était pas très encourageant. Des mots sans vie et émotion ! La réponse était (comment pourrais-je le formuler) correcte mais pas la vérité ! L’argument de raison et celui de l’émotion ne pouvaient se rencontrer. C’était différent maintenant d’avec ma première réaction face à la Bible. Peut-être y avait-il quelque chose de culturel qui laissait un arrière-goût. Quoi qu’il en soit, je sentais que l’Eglise catholique m’avait donnée une double impulsion.

Les deux grandes questions (Daigidan), qui demandent une compréhension proche de celle du mystère : Où est la vraie religion ? et Quel est le sens de la vie ?, jusqu’à aujourd’hui, cinquante ans après mon baptême, demeurent profondément dans mon âme. Nous sommes au début d’une nouvelle ère théologique moderne avec le dialogue interreligieux et l’Evangile dans la culture, mais, pour moi, cette rencontre brutale avec le christianisme contient toujours cet éternel et ultime problème.

La classe de catéchisme pour les enfants

Alors que j’achevais ma thèse anti-chrétienne, je quittais la chambre que j’occupais chez un ami pour une autre. A partir de là, j’ai arrêté de visiter maître Nakagawa dans son temple de Takizawa. Un seul mot de conseil de la part du maître m’aurait arrêté et fait faire marche arrière. Toute ma vie était bouleversée. Cela me prit deux mois pour guérir mes blessures intérieures, mais lentement je commençais à réaliser combien j’avais pu être orgueilleux intellectuellement, et à quel point je m’étais éloigné du défi lancé par le Christ.

De quelque part, une voix me disait : “Ecoute l’Eglise. Fais ce que l’Eglise te dit.” Ce que signifiait Eglise était encore vague. Ensuite, j’ai trouvé sur une carte que l’église catholique d’Omori était proche de mon logement. Je tâchais d’oublier mes difficiles derniers jours, et trouvais mon chemin pour Omori. La guerre était terminée depuis à peine trois ans. Il n’y avait pas de presbytère, seulement un vieux baraquement de l’armée américaine, la porte maintenue fermée par un simple bout de fil de fer. Je frappais. Le prêtre apparut et nous avons parlé un certain temps. Ensuite, je lui ai dis : “Je veux commencer le catéchisme” “Je vois, très bien. Peux-tu venir jeudi prochain à neuf heures du matin ?” “Oui”, répondis-je et c’était tout. Il s’agissait du P. Shimoyama Masayoshi, le prêtre que nous avions l’habitude d’appeler “notre vieil homme”. Ce prêtre est décédé il y a quelques années.

Alors que j’arrivais, le jeudi en question, à l’heure, je trouvais un groupe d’enfants en train de jouer. Neuf heures. Le prêtre apparut et les enfants s’assirent sagement autour d’une table de ping-pong. Sans savoir ce qui se passait, je m’assis à côté d’eux. Nous avons commencé par une courte prière. La prêtre parla ensuite durant une vingtaine de minutes. Fin de la classe ! Les enfants retournèrent à leurs jeux et je me retrouvais seul dans cette pièce. Je me rendis dans une autre partie de l’Eglise en construction et y resta une heure environ. C’était difficilement une prière, mais plutôt un temps de réflexion. Il serait sous-estimé de dire que j’étais déçu. Je n’avais pas de ressentiment. L’enseignement du prêtre devait être ce jour-là pour les enfants. Il n’y avait rien que je pouvais utiliser. Mais comme je venais écouter ces enseignements semaine après semaine, ils devinrent comme un arrière-fond musical. J’avais l’impression que toutes les questions théologiques allaient se retrouver tels des pierres face à un bulldozer. Au fur et à mesure, me rendre au catéchisme avec les enfants devenait une joie et jouer avec eux me ravissait. “A moins que tu ne deviennes comme un petit enfant, tu n’entreras jamais dans le Royaume de Dieu.” N’était-ce pas là ce manuel d’éducation ? Je relisais mes livres, posais des questions et m’entretenais avec le prêtre, et avant que je puisse m’en rendre compte, mon cœur et ma tête avaient commencé à battre au même rythme.

Puis, un jour, le père s’approcha de moi par derrière, me prit un jour par les épaules et me dit : “Langue de vipère ! Repens-toi et sois baptisé !” A cette époque, il fallait passer un examen écrit pour recevoir le baptême. Je me retrouvais dans le bureau du père pour répondre aux questions. La première consistait à décrire les preuves de l’existence de Dieu. J’étais en forme et ai rédigé dix pages ! La deuxième question portait sur la date de la célébration de la fête de l’Assomption. Là, je m’arrêtais. Je pouvais certes argumenter, mais les simples faits qu’un enfant peut retenir me stoppaient. Je commençais à être fatigué. Et juste à côté était posé un catéchisme ! Vexé, je décidai d’y jeter un coup d’œil. De toute manière, tous mes péchés me seraient pardonnés par le baptême ! C’est donc avec une prière à la Bienheureuse Mère de Dieu que je jetais un œil dans le livre et réussissais le test. Durant toutes mes années comme étudiant à l’université, j’avais mis un point d’honneur à ne pas tricher et maintenant je volais mon entrée au paradis ! Je fus baptisé par le P. Shimoyama à l’église d’Omori, le 12 décembre 1948, en la fête de l’Immaculée Conception.

Des événements fortuits

Inscrit en cours d’année à l’université, désinscrit puis réinscrit et tout autour de nous un Japon blessé en train d’essayer de retomber sur ses pieds. Ces années furent étranges, et au sommet de tout ceci, du fait de la matière que j’avais choisie à Tôdai, des événements étranges et chanceux se succédèrent.

J’ai été baptisé le 12 décembre 1948. Mardi, le 14, était la date limite de remise des thèses à la Faculté des religions. La thèse que j’avais entre les mains et que je voulais défendre était la féroce élaboration anti-chrétienne que j’ai évoquée plus haut. Mais, comment pouvais-je défendre cela maintenant ? J’étais baptisé ! J’aurais aimé préparer un second document pour nier le premier, mais le temps avait passé très vite. Pour cette raison, avec la permission du professeur Kishimoto, il était décidé que je pouvais conserver la thèse en l’état. Le jour de la soutenance, j’ajouterai la préface : “La thèse que je présente ici ne représente pas mes vrais sentiments. Bien entendu, j’en ai un grand respect. Puis-je vous demander d’écouter mes propos avec ces remarques à l’esprit ?” Puis, durant une heure, j’ai défendu mon texte.

“Cela me surprend, Okumura, de trouver un homme tel que vous chez les catholiques. Etes-vous sûr que tout ira bien ?” Cette remarque provenait du professeur Kishimoto qui s’inquiétait pour moi, mais toujours avec beaucoup de contenance. Il est mort à présent et est parti en nous laissant les meilleurs souvenirs.

Saint Jean de la Croix : “La nuit sombre”

J’avais terminé l’ascension difficile d’une montagne, pour en trouver une autre. Nous devions rendre un bref document à la fin du trimestre. Le sujet en était “La mystique en Occident et en Orient”, rattaché au cours du professeur Kishimoto.

Jusqu’ici mon intérêt se portait toujours sur la mystique de l’Orient et le zen. Pour changer, et particulièrement parce que j’avais été baptisé, il m’avait semblé intéressant de rédiger quelque chose au sujet des mystiques de l’Occident. Je n’y connaissais pas grand chose, et la date limite approchait. Là encore, une aide inespérée arriva.

Un jour, quittant la grande Porte Rouge de Tôdai, juste à côté de la gare d’Ochanomizu, sur la ligne Chûô, j’ai rencontré un ami, S. Il était inscrit en Faculté de philosophie, mais était catholique depuis sa naissance et avait une grande connaissance de l’Eglise catholique. Lorsque j’ai mentionné mon problème, il m’a immédiatement dit : “Ecrit quelque chose au sujet de saint Jean de la Croix. C’est un mystique espagnol du XVIe siècle.” Je n’avais jamais entendu parlé de saint Jean de la Croix, ni même du lieu où je pouvais trouver des renseignements à son sujet. S. me dit alors “C’est un saint de l’Ordre des Carmes. Tout ce que tu dois faire, c’est aller au Couvent des Carmélites, à Kamishakuji. Elles te prêteront tous les livres dont tu as besoin.”

Je me dirigeais donc vers Kamishakuji et sonna à la porte du couvent. C’est maintenant un Centre jésuite, mais l’en-trée est toujours telle que je l’ai connue. J’en ai beaucoup de souvenirs. Une sœurs m’apporta plusieurs ouvrages sur St Jean de la Croix, tous en anglais et en français. Rien en japonais ! J’empruntai un volume, le plus représentatif des écrits de saint Jean : L’Ascension du Mont Carmel. Il com-mence avec un poème appelé La nuit sombre et poursuit par une explication détaillée d’expériences spirituelles et mystiques. Je ne pouvais pas réellement tout saisir comme en japonais. La date limite de remise des documents approchait toujours. Pas de signes de la sagesse qui m’avait sauvé lorsque j’avais présenté mon papier à la Faculté de droit. Et puis, soudainement, de nul part, me vint une idée.

Je devais prendre une page de saint Jean et en écrire moi-même le commentaire. En y repensant, cela était parfaitement honteux, mais la nécessité ne connaît pas de loi ! Mon papier fut accepté. Deo Gratias !

Il me fallait maintenant rendre l’ouvrage aux carmélites de Kamishakuji. Un autre lien était en train de se nouer. Je recevais des signes quant à la direction que ma vie devait prendre.

J’avais découvert que la spiritualité de saint Jean de la Croix était proche de celle du zen, spécialement celle de Dôgen dont j’avais été si proche durant tant d’années. C’est ce qui me décida à porter plus d’intérêt au style de vie du Carmel. Un compendium de St Jean, bref document, devint mon vade mecum à partir de ce moment.

L’université catholique de Nanzan, au centre du Japon, est désormais bien connue. A cette époque, le P. Gemeinder, un des prêtres là-bas, empruntait un gymnase et donnait des retraites pour jeunes gens. Je devais être baptisé depuis à peine un an lorsque j’ai participé à une retraite de quatre jours. Tout ce dont je me souviens est l’ennui. Dans une grande salle de gymnastique vide, il y avait huit matelas posés pêle-mêle dans un coin ; c’est là que nous dormions. Sur une table, juste à côté, étaient disposés des livres pour notre méditation.

Nous étions le deuxième jour, je crois. Pour faire disparaître mon ennui et sans vraiment y penser, je pris l’ouvrage relatant la vie de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, La Petite Fleur.

C’était si simple à lire. J’avais l’impression que tout mon être s’y plongeait. Je lus le livre d’un trait, et le replaça sur la table. J’avais l’impression de m’envoler tel un oiseau. Les yeux de mon âme était fixés sur le Carmel.

Si nous pensons que saint Jean de la Croix avait préparé le bois pour le feu, Thérèse a été l’étincelle qui a fait jaillir les flammes.