Eglises d'Asie – Philippines
GROS TEMPS A L’HORIZON – La récente arrestation d’un Indonésien, expert en explosifs et ayant des liens étroits avec un puissant mouvement islamique de guérilla sur l’île de Mindanao, augure de troubles à venir
Publié le 18/03/2010
Cinq bombes avaient explosé à Manille ce jour-là, le 30 décembre 2000. La plus puissante avait éclaté dans un train de banlieue bondé, tuant 22 personnes et en blessant des dizaines d’autres. “C’était effrayant, se souvient Lesaca, qui travaille au sein de l’entreprise que possède sa famille. Le pire était que nous ne savions pas exactement ce qui se passait.” La police a longtemps ignoré également ce qui s’était passé, tout du moins jusqu’au 15 janvier de cette année, lorsque a été arrêté Fathur Rohman al-Ghozi, un ressortissant indonésien, âgé de 30 ans et spécialiste en explosifs. Les enquêteurs affirment maintenant qu’ils ont établi qu’al-Ghozi était en lien tant avec le Front moro de libération islamique (MILF), ce mouvement séparatiste musulman à l’œuvre dans le sud du pays, et un groupuscule connu sous le nom de Jemaah Islamiah. Selon eux, al-Ghozi serait la preuve qui démontre combien des islamistes actifs à travers le monde influencent désormais ce qui était perçu jusqu’à présent comme un conflit local sur la frontière la plus orientale de l’aire musulmane.
Pour le gouvernement philippin, ce lien promet de n’apporter que des problèmes. Jusqu’à aujourd’hui, Manille a réussi à convaincre Washington de laisser le MILF en-dehors de la liste établie par les Etats-Unis pour recenser les organisations terroristes suspectes et tient d’autant plus à cela que les autorités philippines travaillent à rédiger un traité de paix avec le plus important des mouvements armés de guérilla du pays. La guerre qui a opposé le MILF aux troupes philippines a, ces dernières décennies, causé la mort de plus de 120 000 personnes.
De fait, la présidente Gloria Macapagal-Arroyo est intervenue pour empêcher que le MILF soit de nouveau entraîné dans un conflit armé dans le sud du pays, conflit autour duquel sont désormais impliqués 660 conseillers militaires américains déployés là pour aider les troupes gouvernementales à venir à bout du groupe extrémiste musulman Abu Sayyaf sur l’île de Basilan. Le 20 janvier dernier, Arroyo a déclaré devant les résidents musulmans de Manille : “Je remercie le MILF pour avoir déclaré que Abu Sayyaf et Oussama Ben Laden ou même Al-Qaeda ne sont pas au nombre de ses alliés.”
L’arrestation d’al-Ghozi pourrait bien bouleverser tout cela. Al-Ghozi a été arrêté dans un quartier en majorité musulman de Manille sur un tuyau fourni par la police de Singapour. Les enquêteurs là-bas venaient de démanteler ce qu’ils décrivent être un complot ourdi par des militants islamistes pour frapper des objectifs américains et israéliens dans la cité-Etat – et le rôle supposé d’al-Ghozi dans tout cela était de mettre au point les bombes. Ces plans ont été en partie éventés après que des vidéos détaillant des ambassades et des hôtels aient été abandonnées par les hommes d’Al-Qaeda fuyant l’avancée des troupes américaines en Afghanistan à la fin de l’année dernière. Ces cassettes vidéos sont la preuve apparente d’un lien entre le réseau terroriste de Ben Laden et son plus proche équivalent en Asie du Sud-Est – le groupe Jemaah Islamiah.
De plus, selon les enquêteurs qui ont interrogé al-Ghozi, ce dernier aurait avoué avoir participé aux attentats à la bombe de Manille le 30 décembre 2000 et des écoutes téléphoniques montrent qu’il a été en contact régulier avec Riduan Isamuddin, un vétéran de 36 ans de la guerre en Afghanistan, de nationalité indonésienne et qui est réputé être le chef des opérations du Jemaah Islamiah. Selon des sources issues des milieux du renseignement en Asie, Riduan, plus connu sous le nom de Hambali, a aidé les hommes d’Al-Qaeda à préparer les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis de même qu’il avait participé aux plans visant en 1994 à faire exploser en vol 11 avions de ligne américains.
Les liens d’al-Ghozi avec le MILF, avec qui il s’est entraîné en 1997, place ce groupe séparatiste sous observation très étroite. La police philippine estime depuis longtemps que les 15 000 guérilleros du MILF, bien entraînés, représentent un plus grand danger pour la sécurité de la région que la bande de malfrats formée de kidnappeurs et d’extrémistes religieux qui se sont regroupés sous la bannière d’Abu Sayyaf. Le groupe Abu Sayyaf peut bien être un objectif qu’il est nécessaire d’abattre plus immédiatement tant les investisseurs sont échaudés par les enlèvements à répétition dont il est responsable. Les hommes d’Abu Sayyaf retiennent toujours en otages deux Américains. Mais ce sont des hommes du MILF qui ont entretenu des liens avec les islamistes au-delà des frontières philippines.
“Les éléments radicaux du MILF jouent un rôle important. Ils doivent faire l’objet d’une attention toute particulière”, affirme Rodolfo Mendoza, directeur de l’unité de lutte anti-terroriste philippine qui a été chargée de suivre les alliances terroristes qui ont proliféré en Asie du Sud-Est au cours de la décennie des années 1990. Les Etats-Unis pourraient très bientôt être du même avis – le MILF a menacé de s’en prendre à toute unité conjointe philippino-américaine qui viendrait à traverser son territoire.
Les liens du MILF avec l’internationale islamiste
Le MILF a de tout temps entretenu des liens plus étroits avec les mouvements islamistes étrangers que l’autre grand mouvement séparatiste musulman de Mindanao, d’inspira-tion plus nationaliste [NdT : le MNLF, Front moro de libé-ration nationale]. Son principal dirigeant, Hashim Salamat, a étudié au Caire puis au Pakistan, imprimant par la suite une forte inspiration islamiste à son armée de guérilla. Au cours des années 1990, le Camp Abubakar, tenu par le MILF, à Mindanao, était devenu un lieu très fréquenté par des islamistes malaisiens, indonésiens, arabes et pakistanais, désireux d’en savoir plus au sujet de la longue lutte des musulmans des Philippines pour l’indépendance.
De fait, selon l’inspecteur général de police malaisien Norian Mai, neuf des vingt-trois membres du Jemaah Islamiah arrêtés en Malaisie en décembre sont passés par les camps d’entraînement de Mindanao. Selon des responsables de la police philippine, al-Ghozi aurait fréquenté les collines environnant le Camp Abubakar dès 1997. Al-Haj Murad Ibrabim, haut responsable du MILF, déclare que des centaines d’étrangers ont visité les camps de guérilla du MILF mais qu’il est difficile de garder une trace des allées et venues des uns et des autres. Il dément en outre que le MILF a entraîné toutes sortes de mouvements de guérilla qui ont afflué à Mindanao en provenance de toute l’Asie. Cependant, de nombreux islamistes militants, y compris Ben Laden, ont offert une aide financière. “En tant que peuple en lutte, nous accueillons toute donation pour notre cause, a précisé Ibrahim lors d’une interview par téléphone menée à partir de Kuala Lumpur. Peu nous importait d’où venaient les fonds aussi longtemps qu’aucune condition d’utilisation n’y était attaché.”
Ibrahim prétend également que les supposés contacts du MILF avec des organisations terroristes sont utilisés par certains intérêts qui poursuivent leurs propres objectifs. “Ce dont nous avons le sentiment aujourd’hui est qu’il existe des personnes au sein de l’armée qui essayent de nous relier à Al-Qaeda parce qu’ainsi ils peuvent obtenir plus d’aide des militaires américains”, déclare-t-il. Avant d’être occupé par les troupes gouvernementales philippines en 2000, Camp Abubakar était un lieu où était appliquée avec rigueur la loi musulmane, la charia. Mosquées et écoles coraniques dominaient le paysage, ayant souvent été construites avec l’argent de bienfaiteurs étrangers. On y trouvait également un centre de formation militaire où les techniques modernes de guérilla étaient enseignées aux jeunes recrues et aux visiteurs de passage. Les membres du MILF désignent le bâtiment qui abritait ce centre comme “l’académie”. C’est là qu’al-Ghozi a noué d’étroits contacts avec des rebelles de tendance extrémiste et a transmis son savoir au sujet de la fabrication de bombes, savoir acquis sur la zone frontalière entre le Pakistan et l’Afghanistan, affirment les enquêteurs philippins. Trois années plus tard, ce savoir a été mis à contribution avec l’effet dévastateur que l’on sait à partir du moment où l’ex-président Joseph Estrada a déclaré la guerre au MILF en 2000. Les conseillers d’Estrada avait dit au président qu’un accord de cessez-le-feu, vieux de quatre ans, n’avait servi qu’à permettre aux rebelles du MILF de renforcer leurs positions à Camp Abubakar et autour, d’où des brigades mobiles avaient commencé à harceler des implantations chrétiennes ailleurs dans Mindanao. Pressentant qu’une frappe décisive contre le MILF pourrait propulser sa popularité vers les sommets, l’ancien acteur de cinéma a préparé ses généraux pour la guerre.
Lorsque la bataille a commencé, des centaines de milliers de civils ont été jetés sur les routes. Une autre conséquence fut de transformer les troupes du MILF, relativement concentrées, en une armée de guérilla motivée. Pour les rebelles, les heures noires ont été en juillet 2000 lorsque les troupes gouvernementales ont investi un Camp Abubakar déserté. Estrada les rejoignit par hélicoptère pour célébrer la victoire, partageant du cochon grillé et trinquant à la bière avec ses troupes, juste à côté de la plus importante mosquée du camp.
Les dividendes tombèrent fort rapidement. Premièrement, le 1er août 2000, une bombe cachée dans une voiture explosa juste devant la résidence à Djakarta de l’ambassadeur des Philippines en Indonésie. Deux personnes sont mortes et l’ambassadeur, Leonides Caday, a été sérieusement blessé. A l’époque, les autorités philippines ont déclaré que l’attentat était lié aux violences inter-communautaires qui avaient lieu dans les recoins isolés de l’Indonésie. Les Indonésiens eux, toutefois, désignèrent le MILF comme principal coupable. Cette dernière analyse se révéla être la bonne lorsque quelques mois plus tard, le 30 décembre, une bombe explosa près de la demeure de Lesaca dans le quartier financier de Makati et que quatre autres suivirent. La plus meurtrière fut celle qui déchira le wagon d’un train de banlieue.
L’administration Estrada fut alors rapide à désigner le MILF comme principal suspect et arrêta plusieurs de ses principaux dirigeants, y compris Salamat. Et pourtant, lorsque Estrada fut chassé du pouvoir moins d’un mois plus tard, la nouvelle administration dirigée par Arroyo choisit de ne pas poursuivre sur la voie de ces accusations dans l’espoir que les Philippines pourraient de nouveau vivre en paix.
De discrètes enquêtes ont été cependant poursuivies. Toutes aboutissent au MILF, rendant ce mouvement rebelle de plus en plus difficile à ignorer pour l’administration Arroyo. Quand les services secrets de Singapour ont informé les enquêteurs philippins de l’implication d’al-Ghozi, la police a saisi l’occasion. Le 15 janvier, aux petites heures du matin, ils ont investi l’hôtel où il était descendu dans le quartier de Quiapo, à Manille. Lorsqu’al-Ghozi est venu pour régler sa note, ils n’ont eu qu’à le cueillir. En conséquence, il devient de plus en plus difficile pour Arroyo d’ignorer les preuves de plus en plus nombreuses qui désignent le MILF comme une menace. Les militaires ont déjà fait savoir qu’ils étaient en faveur d’une réaction rapide et massive si le MILF se trouve mêlé aux manœuvres communes entre les troupes philippines et les troupes américaines sur l’île de Basilan. Si cela se produit, il se pourrait que des bombes un peu plus puissantes et nombreuses éclatent dans les banlieues de Manille.
COMMENT LE MOUVEMENT ISLAMISTE MONDIAL S’INSCRIT AU CUR DE CONFLITS LOCAUX
Les enquêteurs qui l’ont interrogé le décrivent comme un jeune homme timide et posé. Et pourtant Fathur Rohman al-Ghozi est un témoignage de la façon dont le mouvement islamiste à travers le monde a un profond impact sur des luttes locales autrefois perdues aux marges du monde musulman. Adolescent, cet homme aujourd’hui âgé de 30 ans, de nationalité indonésienne, est passé par une scolarité exigeante. Il a étudié à l’école coranique d’Al-Mukmin, dans la ville de Solo, sur l’île de Java, cette école fondée par l’ouléma Abu Bakar Bashir, accusé par Singapour de diriger un mouvement islamiste clandestin du nom de Jemaah Islamiah.
Selon des services de renseignement asiatiques, al-Ghozi est resté en contact avec Abu Bakar après 1989, année où il a fini sa scolarité à Al-Mukmin. Quatre ans plus tard, on retrouve sa trace dans une autre école coranique, à Lahore, au Pakistan, cette fois-ci. C’est là semble-t-il qu’al-Ghozi a entendu pour la première fois parler de la lutte de ses frères musulmans contre la domination catholique dans le sud des Philippines et du Front moro de libération islamique. Il a rencontré à cette époque plusieurs Philippins, dont Muklis Yunos, un homme devenu ensuite chef des opérations spéciales du MILF. Ensemble, les deux hommes se sont rendus jusqu’à un camp d’entraînement à la guérilla situé près de la ville frontalière afghane de Torkham ; c’est là qu’al-Ghozi apprit à manipuler les explosifs.
En 1996, al-Ghozi quitta les montagnes arides d’Afghanistan pour se rendre aux Philippines. Se présentant sous le nom d’Abu Saad et utilisant nombre d’autres identités à partir de passeports trafiqués, il s’installa dans la cité portuaire de General Santos City, à Mindanao. “Il a étudié notre culture et comment les choses fonctionnent aux Philippines, commente un officier des services de renseignement. Il a apprit le tagalog et le maguindanao (deux des langues en usage aux Philippines)”. Puis, en 1997, il s’est rendu au Camp Abubakar dans la province de Maguindanao, au cœur du territoire contrôlé par le MILF ; là, à en croire les services de renseignement, il a donné des cours au sujet du maniement des explosifs, tout en développant ses relations avec Yunos.
Trois années plus tard, une série meurtrière d’attentats à la bombe a frappé Manille, le 30 décembre 2000. Selon la police, dès le lendemain, al-Ghozi a revendiqué la responsabilité de ces attentats, prenant le nom de “Combattant de la liberté”. En premier lieu, les enquêteurs ont pensé que les explosions pouvaient avoir été commanditées par le groupe Abu Sayyaf, voire par certains hommes politiques philippins à Manille. Mais un tuyau de la police de Singapour a orienté les investigations vers al-Ghozi et ses partenaires du MILF. Le groupe musulman rebelle a, semble-t-il, commencé à partager son savoir-faire en matière d’attentats à la bombe à d’autres islamistes à travers l’Asie.