Eglises d'Asie

PARDONNER – En Indonésie, des procès se sont ouverts devant une cour de justice des droits de l’homme, spécialement créée pour l’occasion, afin de juger quelques uns des responsables des atrocités commises au Timor-Oriental en 1999. Au Timor-Oriental, cer

Publié le 18/03/2010




Juana Dos Reis a dû se faire violence afin de surmonter le mouvement de répulsion qui l’a parcouru lorsqu’elle a étreint la femme dans ses bras. “Au fond de moi, je me sentais malade, mais j’ai pu pourtant me maîtriser”, rapporte-t-elle, se remémorant la rencontre en février dernier dans un camp de réfugiés situé juste de l’autre côté de la frontière entre le Timor-Oriental et l’Indonésie, dans la province indonésienne du Timor occidental.

La femme qu’elle a serré dans ses bras ce jour-là est la même femme qui a avoué l’avoir torturée il y a trois ans de cela, rasant ses cheveux, lui brûlant le corps à l’aide de cigarettes, la traitant comme “une putain vendue à un prêtre” et la maintenant en captivité durant un mois entier à Zumalai, un sous-district du Timor-Oriental. Tout cela car Dos Reis avait la réputation d’être une fervente partisane de la cause de l’indépendance du Timor-Oriental tandis que celle qui l’a tourmentée était responsable d’une unité féminine d’une milice pro-indonésienne.

Aujourd’hui, Dos Reis est supposée offrir son pardon à cette femme, qui se trouve encore maintenant au Timor occidental. Mais, tandis que, à l’instar de nombreux autres Timorais traumatisés par ce qu’ils ont vécu, elle prend part à des rencontres de réconciliation organisées et soutenues par l’Eglise catholique (1), très influente ici, les terribles souvenirs de l’année 1999 affleurent à la surface, appelant un désir de réparation, sous une forme ou une autre.

Ces horreurs passées occupent à nouveau le devant de la scène à la faveur de l’ouverture d’un procès pour violation des droits de l’homme, une première en Indonésie, et de la publication de rapports établissant que le plus haut commandement militaire indonésien a été impliqué dans les exactions commises au Timor-Oriental.

De la façon dont le Timor-Oriental intègre cette mémoire dépendra en grande partie sa capacité à bâtir une nation démocratique et paisible, une fois l’indépendance pleinement acquise en mai prochain (2). Guérir les blessures entre des communautés divisées est une nécessité vitale avant de parvenir à une renaissance politique et économique durable, renaissance dont cette nouvelle nation a un besoin impérieux.

Il y a quelques raisons d’être optimiste. Sur le terrain, dans les villages, le visiteur peut comme palper, sentir que la plus grande part des habitants se consacre à nourrir leurs familles et à mener leurs vies de la façon dont ils l’entendent. La tension a définitivement décru depuis les jours sombres d’août 1999 quand le résultat du vote en faveur de l’indépendance a déclenché un choc en retour fait de meurtres, d’incendies et de viols perpétrés par les milices pro-Djakarta. Aujourd’hui, alors que des milliers de membres de ces milices ont quitté le Timor occidental pour revenir chez eux, au Timor-Oriental, les fonctionnaires des Nations Unies déclarent qu’ils ont rencontré remarquablement peu d’incidents impliquant des actes de revanche.

Mais le calme paraît fragile. Des montagnes ventées d’Ainaro, dans le centre du pays, aux trottoirs surchauffés de la capitale Dili, située sur la côte, les attentes sont importantes et beaucoup espèrent que les plus importants des coupables seront jugés et punis. Si cela ne se produit pas – et de nombreux observateurs internationaux ne pensent pas que justice ne sera pas rendue -, des flots d’amertume pourraient bien remonter à la surface et produire une situation délicate. “Il y a toujours un grand nombre de personnes qui ne peuvent accepter l’idée d’une réconciliation tant que justice ne sera pas faite”, analyse Maria Gabriela Carrascalao Heard, responsable de l’unique station de télévision du pays. Cherchant justice pour ceux des membres de sa proche famille tués lors des violences de 1999, elle sait combien il est difficile de mener à bien un processus de guérison.

“Les gens ne s’acceptent les uns les autres que du bout des lèvres”, commente Joao Freitas, chef du village Fatuleto. Quand il voit d’anciens membres de milices parader autour de son village situé dans le district de Covalima, tout proche de la frontière, il se souvient de son frère aîné et de son neveu, tués il y a trois ans. “J’éprouve du ressentiment. Je veux les frapper mais je ne peux pas parce que je suis le chef du village”, confesse-t-il.

De nombreux Timorais avouent qu’ils tiennent des propos au sujet de la réconciliation dans l’unique but d’amener les personnes soupçonnées de crimes à retourner chez eux, au Timor-Oriental, où ils seront plus aisément traduisibles en justice. Ceci explique, par exemple, pourquoi une personne comme Dos Reis est allée jusqu’à tenir dans ses bras celle qui l’a torturée – elle souhaite voir cette femme punie.

Conscients de cette duplicité et inquiets quant à leur survie économique, nombreux sont ceux parmi les quelque 60 000 Timorais encore réfugiés au Timor occidental à refuser le retour au pays. Des conflits de personnes et des querelles politiques qui, souvent, remontent à plusieurs décennies en arrière compliquent le processus de réconciliation. Mais certains réfugiés affirment qu’ils reviendront prochainement, à temps pour prendre part aux élections présidentielles d’avril 2002.

Pourquoi ? Car Xanana Gusmao, sans conteste le favori n° 1, a la réputation d’être le héraut de la réconciliation. “Je crois en Xanana. Avant il était mon ennemi ; aujourd’hui, c’est mon ami. Il a la stature d’un homme d’Etat”, déclare Nemesio Lopes de Carvalho, l’ancien commandant adjoint de Mahidi, une milice autrefois forte de 8 000 hommes qui a répandu la terreur d’Ainaro à Suai en 1999.

Carvalho est considéré comme étant un des plus gros poissons à être revenu, à ce jour, du Timor occidental, amenant 842 personnes avec lui le jour de son retour en octobre dernier. Certains nourrissent toujours l’espoir qu’il pourra persuader son frère aîné Cancio, l’ex-chef de Mahidi, de lui aussi revenir. Ces derniers temps, on pouvait voir Carvalho occuper son temps à planter du maïs, à écouter la radio et à se reposer sur le pas de sa porte au village Cassa, à Ainaro. Un tribunal a ordonné sa mise en résidence surveillée bien qu’il n’ait pas été mis en examen. Depuis son retour, rien de bien sérieux ne lui est arrivé, mis à part quelques insultes verbales. “C’est à notre tour d’endurer. Que des gens nous insultent ?! C’est normal”, affirme Carvalho. Pourtant, sa femme est restée à Djakarta avec leurs trois enfants, par crainte des réactions de rejet de la population est-timoraise.

De fait, il est reproché à Djakarta de demeurer un havre sûr pour les ex-miliciens ayant exercés des responsabilités importantes et pour les officiers de l’armée indonésienne soupçonnés d’avoir manigancé les opérations de destruction du Timor-Oriental. Après avoir été maintes fois ajourné, un tribunal spécial chargé de juger des violations des droits de l’homme a commencé à fonctionner le 14 mars dernier, ouvrant le premier d’une série de procès destinés à juger 18 officiers, miliciens et fonctionnaires civils accusés de violations des droits de l’homme au Timor-Oriental.

L’ouverture du procès a coïncidé avec la révélation dans les colonnes du Sydney Morning Herald de preuves dont la fuite semble avoir été organisée par une agence de renseignements australienne et qui montrent que les violences de 1999 ont bien été orchestrées par des généraux indonésiens. “Ces révélations sont importantes pour les historiens. Elles pourraient éventuellement signifier que de nouveaux responsables vont être mis en examen, mais je n’y mettrai cependant pas ma main à couper”, commente Sidney Jones, de l’organisation new-yorkaise Human Rights Watch.

Nombreux sont ceux qui se montrent pessimistes quant aux cas qui ont été portés devant la justice à Djakarta. Pour le sénateur américain Patrick Leahy, qui est à l’origine de la loi qui a ordonné l’arrêt de toute aide à l’armée indonésienne tant que les officiers responsables des violences de 1999 n’auront pas été jugés, “ces tribunaux ad hoc ne vont pas apporter des réponses aux questions liées aux violations des droits de l’homme, non seulement du fait que les officiers de haut rang qui sont les responsables véritables n’ont pas été mis en examen mais aussi du fait des pouvoirs limités de ces tribunaux, de la peur que les témoins ont de témoigner, des faibles qualifications des juges choisis et enfin de la corruption du système judiciaire”.

Que ces prédictions plutôt sombres soient vérifiées ou non, les Nations Unies poursuivent leurs efforts pour que justice soit rendue au Timor-Oriental et utilisent pour ce faire deux institutions qui rassemblent des juges locaux et internationaux. Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté des fonds jusqu’à la mi-2003 afin de financer un Tribunal spécial pour crimes graves, lequel a déjà prononcé 34 inculpations et mène des enquêtes à propos de 650 autres cas (3). Bien que les critiques aient été générales quant au rythme jugé trop lent de la justice, de nombreux Est-Timorais ont été rassérénés par l’issue d’un jugement en décembre dernier lorsque 10 suspects ont été reconnus coupables et emprisonnés pour treize meurtres, divers actes de torture et le déplacement forcé de civils de la ville de Los Palos vers l’est du territoire.

Mais le Timor-Oriental ne compte pas uniquement sur la justice pour apporter à ses citoyens une sorte de catharsis psychologique. Adaptant le modèle sud-africain de la confession publique, le gouvernement par intérim a formé une Commission pour l’accueil, la vérité et la réconciliation. Les violeurs et les meurtriers présumés continueront d’être jugés par les tribunaux mais des milliers de membres des milices devraient se tenir devant leurs victimes à l’occasion de sessions d’écoute dont les premières commenceront en juin. Dans certains cas, les ex-miliciens se verront demander de prendre part à certains services communautaires, comme rebâtir les écoles, les hôpitaux et les habitations détruits par le feu en 1999.

Des vérités qui font mal

Cela marchera-t-il ? Certains Timorais ont peur que le calme fragile qui règne aujourd’hui ne soit chamboulé par la violence des souvenirs qui vont remonter alors à la surface. Les diffuseurs de la radio et de la télévision ont annoncé qu’ils couperont dans ce qu’ils enregistreront de façon à éviter d’enflammer les passions en diffusant des propos par trop émotionnels. La difficulté est qu’il n’existe pas vraiment d’aiguillon qui amènerait les ex-miliciens à sortir de l’anonymat – à moins de les voir pourchassés par ceux qui les côtoient au sein des villages, ce que la commission de l’ONU ne veut surtout pas voir se produire. “Nous souhaitons qu’ils se mettent en avant d’eux-mêmes, volontairement et sincèrement, et pas parce qu’ils y auraient été contraints”, déclare le président de la commission, Aniceto Guterres Lopes.

Pour avoir une idée de ce que ces sessions peuvent donner, il est instructif de retourner à Cassa, là où vit Carvalho. Au mois de novembre dernier, environ 300 villageois se sont rassemblés pour une réunion mise sur pied avec l’aide d’un groupe local de défense des droits de l’homme, à la demande de plusieurs membres de familles victimes des exactions commises en 1999. Des soldats de l’ONU avaient été postés autour du village et quelques anciens membres des milices se sont levés et ont demandé pardon, expliquant qu’ils avaient été contraints par les militaires indonésiens à piller et à commettre des atrocités. Des proches des victimes se sont mis à pleurer devant tout le monde tandis que d’autres ont donné leur parole aux ex-miliciens qu’ils ne nourrissaient pas de mauvais sentiment à leur encontre.

Carvalho n’a pas témoigné mais il a joué un rôle clef en incitant certains de ses anciens hommes à prendre part à la réunion. La leçon de tout ceci est que la commission doit travailler en recourant aux réseaux traditionnels du pouvoir pour faire en sorte que les réunions du même genre organisées ailleurs soient un succès.

Quatre mois s’étant écoulés depuis la réunion de novembre, le cas du village de Cassa fournit une idée de la mesure du processus de guérison. Selon le chef du village et selon le témoignage de plusieurs villageois, les ex-miliciens sont aujourd’hui plus souvent invités qu’avant aux événements sociaux tels que les mariages et prennent part aux entreprises collectives telles que la construction des routes. “Nous pouvons nous déplacer librement désormais et les gens ne nous importunent plus”, témoigne Zulio de Santos, un paysan analphabète qui admet du bout des lèvres qu’il a fait partie de la milice de Mahidi. Mais la crainte n’a pas complètement disparu. “Nous ne tenons pas à trop ouvrir notre bouche”, déclare une habitante de Cassa, mariée à un ancien milicien, tout en faisant signe aux journalistes de s’éloigner de chez elle.

Pour les familles des victimes, la réunion de novembre à Cassa ne clôt pas le chapitre. Prenez Fernao De Araujo Gomes dont le père a été abattu par des membres de Mahidi. Cela a été un soulagement réel de pouvoir exprimer, sortir de sa poitrine, certains des sentiments qui l’oppressaient jusqu’ici, témoigne-t-il, mais ce qu’il attend vraiment, c’est le jugement du frère de Carvalho, Cancio, qu’il tient pour responsable de la mort de son père. Etant donné que près de mille habitants de Cassa sont toujours réfugiés au Timor occidental, Gomes avoue un sentiment de frustration du fait que la réunion de “réconciliation” n’a pas incité plus d’entre eux à rentrer au pays.

Plutôt que de dépenser de l’argent à organiser de telles réunions de réconciliation ailleurs dans le pays, Gomes estime que le nouveau gouvernement devrait consacrer ces sommes à renforcer le système judiciaire – et aussi pour créer de nouveaux emplois alors que le taux de chômage atteint des sommets. “Si les gens sont occupés, ils pourront oublier, jour après jour, ce qui s’est passé”, déclare Gomes, âgé de 29 ans, et dont le métier est d’informer ses concitoyens des modalités de l’élection présidentielle à venir. “Les gens sont vraiment très pauvres. Ils ont tout perdu : leur maison, leur gagne-pain, leur bétail. S’ils n’ont pas d’emploi, ils auront du temps, beaucoup de temps, pour se souvenir – et se mettre en colère.”

(1)Voir EDA 346

(2)Voir EDA 340

(3)Voir EDA 343