Eglises d'Asie

“MON ROLE EST D’ETRE UN FAUTEUR DE PAIX'” – Entretien avec le P. Giuseppe Pierantoni, missionnaire italien à Mindanao, enlevé le 17 octobre 2001 et libéré le 7 avril 2002

Publié le 18/03/2010




Ucanews : Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

P. Giuseppe Pierantoni : Je ne garde pas de traces visibles de cette épreuve. Je me sens si apaisé, grâce à Dieu. Je voudrais que ce sentiment, cet état d’esprit demeure toujours présent. Je me sens à l’aise et en sécurité car, peu de temps avant que je ne sois libéré, mes ravisseurs m’ont dit : “Père, ne vous inquiétez pas. Vous serez en sécurité. Nous n’enlevons jamais deux fois la même personne. Si d’aventure d’autres groupes kidnappent des personnes que nous avons relâchées, nous les pourchasserons nous-mêmes.” Le seul épisode réellement traumatisant de ma détention a été le 29 janvier, jour de l’anniversaire de ma mère. Un détachement d’environ 35 soldats gouvernementaux est passé à 30 mètres de notre repère. Nous pouvions les voir mais ils ne pouvaient nous voir. Si un accrochage avait eu lieu, j’aurais sans doute été le premier à mourir.

Les informations selon lesquelles, durant votre captivité, vous avez été passé de groupes en groupes sont-elles exactes ?

J’ai toujours été entre les mains du même groupe ; seuls les responsables de ces groupes ont changé. Mes ravisseurs racontaient que ce sont des soldats de l’armée philippine qui ont planifié et effectué mon enlèvement et qu’ensuite ils m’ont remis aux extrémistes d’Abu Sayyaf. Je persiste pourtant à penser que les neuf personnes qui ont procédé à mon enlèvement appartenaient au même groupe que celui de mes gardiens et qu’aucun d’entre eux n’étaient des membres d’Abu Sayyaf. Ils voulaient simplement me faire peur car Abu Sayyaf a une réputation bien établie de cruauté. Dans leurs propos, j’ai remarqué qu’ils faisaient montre de plus de respect pour le mouvement séparatiste du MILF (Front moro de libération islamique). Il m’a semblé que le groupe qui m’a enlevé avait rompu avec le MILF car ce dernier s’interdit de recourir aux kidnappings alors que mes ravisseurs avaient besoin d’argent et d’armes. Ce sont des gens qui sont vraiment à court de presque tout, si bien que, même si l’enlèvement est un acte contraire au droit musulman, ils l’ont fait, disaient-ils, pour survivre. Un de leurs responsables justifiait leur action en établissant un parallèle avec la loi qui leur interdit de manger du porc. Il disait que s’il n’avait plus rien à manger que du porc, il mangerait de cette viande interdite pour survivre et reviendrait à une observance stricte de la loi lorsque les temps seraient redevenus meilleurs. Finalement, mon enlèvement est l’histoire de deux survies, celle de mes ravisseurs et la mienne.

Avez-vous été déplacé de lieu en lieu ?

Nous n’avons jamais marché plus d’une journée d’affilée. Je ne pense pas que nous nous soyons beaucoup éloignés de l’endroit où nous avons fini par nous installer le 18 octobre 2001. Le relief est très difficile et traître. Nous nous sommes simplement déplacés de la côte vers l’intérieur des terres.

Avec le recul, était-ce la bonne décision que de ne pas avoir résisté lorsque vous avez été enlevé ?

Honnêtement, ma première réaction a été que je devais résister et défendre ma liberté mais ils étaient si nombreux et armés. J’ai craint pour mes voisins au cas où des coups de feu soient tirés. La messe venait juste de se terminer et il y avait encore des paroissiens dans les environs. Si j’avais été enlevé quelques minutes plus tard, mon confrère prêtre serait arrivé et aurait sans doute été abattu. De fait, il s’est lancé à notre poursuite et ils lui ont tiré dessus mais heureusement ils ne l’ont pas atteint. Quelques minutes après que nous soyons partis, le chef du groupe m’a dit, une fois que nous étions à bord du bateau : “Père, nous ne voulons pas vous faire du mal. Ne tenter rien de stupide et vous serez bien traité. Nous n’avons pas l’intention de vous blesser. Notre but est de mettre le gouvernement dans l’embarras et d’obtenir des armes pour acheter des armes.” Durant le premier mois de ma captivité, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans mes impressions et mes sentiments. Je ne me défaisais pas de la pensée que mon premier devoir était de résister. Puis je me suis dit que je n’avais aucune chance de m’évader ou de gagner ma liberté ou encore de créer des difficultés à mes ravisseurs. Dans ce cas, pourquoi devrais-je rester entêté ?, me suis-je dit. J’ai pensé que c’était la volonté de Dieu que de passer par cette expérience, que c’était une chance d’avoir une impression personnelle et de première main des problèmes que mes ravisseurs tentaient ainsi d’exprimer. Je me suis dit : “Pourquoi ne pas s’abandonner et laisser à Dieu la direction des affaires ?” C’était le meilleur des choix possibles.

La rumeur a couru que votre famille et vos amis tentaient de rassembler une rançon d’un million de dollars américains pour votre libération. Combien voulaient obtenir vos ravisseurs ?

Mes ravisseurs me disaient que les négociations avançaient lentement parce que ma famille en Italie était toujours en train de rassembler l’argent de la rançon. Je ne peux pas confirmer si cela était vrai ou non mais je poserai la question à ma famille et à mes amis une fois que je serai de retour chez moi. J’ai déjà parlé à ma famille par téléphone. Ma mère n’a cessé de pleurer durant cinq minutes. J’ai estimé que ce n’était pas le bon moment pour poser des questions au sujet de la rançon. Dans la deuxième lettre que j’ai pu envoyer, mes ravisseurs m’ont demandé d’écrire qu’ils réclamaient 25 millions de pesos (490 000 dollars américains). Dans une troisième lettre, ils m’ont demandé d’écrire pour un million de dollars. Mes confrères m’ont dit qu’ils n’ont jamais reçu ma seconde lettre.

Selon vous, les motifs de vos ravisseurs étaient-ils d’ordre religieux ?

Non. Mes ravisseurs m’ont toujours témoigné du respect en tant qu’homme de Dieu. Ils respectent le christianisme comme étant une religion importante et puissante, digne de respect. Un commandant qui était par ailleurs uztad (un laïc responsable religieux) m’a déclaré que chaque personne devait être libre de choisir sa religion. Il disait que des chrétiens et des musulmans sincères d’un point de vue religieux devraient être à la tête des Philippines pour faire cesser l’injustice.

De quoi parliez-vous, vous et vos ravisseurs ?

Nous parlions de religion, notamment comment la religion approfondit notre compréhension de la foi de l’autre. Les ravisseurs étaient des musulmans pieux, pratiquant au moins trois fois par jour la prière et observant avec rigueur le jeûne du ramadan. Ils m’ont dit avoir été choisi pour mener à bien leur mission du fait de leur zèle dans la foi. Nous discutions de politique également. D’un point de vue idéologique, ils se montraient très critiques envers le gouvernement et l’armée. Ils veulent de véritables changements afin que le gouvernement se mette vraiment au service des pauvres. Ils pensaient très fermement que si les autorités publiques fondent leur action sur le Coran, les pauvres et les opprimés seront pris en compte. Ils disaient enfin qu’ils pouvaient accepter l’autonomie mais seulement dans la mesure où celle-ci serait une étape vers la création d’une patrie moro (Moro homeland) à Mindanao. Nous parlions de leurs problèmes personnels enfin. Ils évoquaient la dureté de leur vie, à vivre dans la clandestinité et dans la forêt. Nombreux étaient ceux qui ne pouvaient jamais retourner chez eux car ils y auraient été reconnus et arrêtés. La plupart de mes gardiens avaient de 18 à 30 ans. Certains de leurs chefs avaient entre 40 et 50 ans.

Quelle a été votre vie spirituelle durant votre captivité ?

J’avais une Bible, pas de bréviaire et ne pouvais pas célébrer la messe. J’ai survécu en récitant le rosaire et me suis senti très bien à dire cette simple prière. J’ai ressenti aussi que plusieurs paroles du Christ qui sont montées en moi m’ont apporté un grand réconfort. Pour moi, le principal thème était ce que Jésus dit à Marthe avant d’aller devant le tombeau de Lazare : “Ne t’avais-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?”. C’était cela le plan de Dieu ; Il a voulu que je traverse cette épreuve pour m’apporter la plénitude de la vie, dans ma vie. Peut-être Dieu m’a-t-il fait vivre ce que j’ai vécu afin que je puisse exprimer au peuple des Philippines ce que sont les injustices à Mindanao. Maintenant que je suis libre, je peux voir comment ne pas me dérober à cette opportunité. Je me suis abandonné complètement à Dieu et je L’ai laissé faire son œuvre en moi. Lorsque vous êtes si pauvre et si misérable au point de ne pouvoir rien faire et de vous en remettre à Dieu, alors Il prend les choses en charge et fait que les événements se déroulent selon son plan divin. Ces derniers six mois ont fait office de retraite pour moi, la meilleure retraite que je n’ai jamais faite de toute ma vie, m’emplissant de la plus grande des expériences spirituelles. J’ai reçu la pitié, la sympathie et une meilleure compréhension pour mes ravisseurs car ils sont pauvres, ils forment un peuple impuissant, pas en tant que gang mais en tant que personnes. Le seul témoignage que j’ai tenté de leur faire comprendre est que le recours à la violence n’est pas une solution. J’ai montré mon plus vif désaccord vis-à-vis de l’usage qu’ils font des armes pour ramener la paix. Ils devraient choisir le rôle de “fauteurs de paix” – comme on dit de certains qu’ils sont des “fauteurs de troubles” – et laisser Dieu, Allah, travailler à travers eux. Peut-être mon rôle est-il aujourd’hui celui d’un “fauteur de paix”.