Eglises d'Asie

VERS UN RETOUR DES MILITAIRES EN POLITIQUE ?

Publié le 18/03/2010




Lorsque le président Suharto a été chassé du pouvoir en 1998, les réformistes, enthousiastes, ont rapidement entrepris de réduire l’influence politique de la machine militaire qui avait durant si longtemps contribué à la survie d’un système dictatorial. La représentation des forces armées au parlement et dans la fonction publique a été réduite tandis que l’armée était contrainte d’adopter un profil bas eu égard aux abus et aux erreurs commises par elle dans le passé. Mais cette dernière ne s’est jamais complètement éloignée du pouvoir et aujourd’hui, ironie de l’histoire, les mêmes politiciens qui demandaient des comptes pour le sang versé sont ceux là même qui orchestrent le retour des militaires dans la perspective des élections législatives de 2004.

Il ne faut pas chercher plus loin les raisons du remaniement imminent à la tête de l’état-major. L’amiral Widodo, commandant en chef des forces armées, ne doit normalement pas quitter son poste avant 2004 mais, selon de hauts gradés, il semble que la présidente Megawati Sukarnoputri a l’intention de le remplacer dès la mi-mai 2002 par le général Endriartono Sutarto, actuel chef d’état major de l’armée de terre. Le poste de ce dernier devrait échoir au lieutenant-général Ryamizard Ryacudu, chef des Réserves stratégiques de l’armée de terre.

Ces deux généraux formeront une équipe fort puissante, étroitement liée à Megawati, à son mari, Taufik Kiemas, et au président du Parti démocratique indonésien de lutte, le PDI-P. “Ryaamizard a des liens étroits avec le PDI-P. C’est pourquoi le parti veut le voir nommer à la tête de l’armée de terre afin qu’il soit bien placé pour être le commandant en chef des forces armées en 2004, année des élections législatives ; le parti souhaite avoir des hommes de confiance pour diriger les militaires à cette date”, explique un général haut placé. Celui-ci, sous le sceau de l’anonymat, estime que, une fois ces changements entérinés, les choses seront en place pour “revenir en arrière”, lorsque les militaires exerçaient leur influence jusqu’à l’intérieur des partis politiques.

Selon les observateurs, il est improbable que les militaires reprennent un rôle majeur au parlement – ils n’ont plus aujourd’hui que 38 sièges sur les 500 que compte la Chambre des représentants, soit bien moins que les 100 représentants qu’ils ont pu avoir du temps de Suharto et, après 2004, il est prévu que plus aucun siège ne leur soit réservé. Mais, toujours selon les mêmes observateurs, avec des militaires comme Ryamizard, un militaire classé parmi les conservateurs et connus pour la fermeté de ses propos, aux postes de contrôle, l’armée pourrait aisément réprimer les voix dissidentes et les opposants, à la demande de certains hommes politiques, et contrer l’influence grandissante de l’islam.

Plus encore, l’armée pourrait une fois de plus utiliser le maillage du territoire national dont elle dispose pour forcer les Indonésiens à soutenir Megawati – comme cela se produisait sous Suharto lorsque le Golkar, le parti de l’ancien dictateur, remportait élection après élection avec l’aide de l’armée. “Les militaires sont les gardiens de la nation, dit l’ancien adage, déclare un général de l’armée de terre. L’influence des militaires en politique est remise à l’honneur aujourd’hui et ce sont des politiciens civils qui sont à l’origine de ces manœuvres.”

Marche arrière

La suprématie des civils en Indonésie a toujours dépendu de la capacité à progresser vers l’établissement d’une société civile forte. Mais, depuis la chute de Suharto, les luttes intestines entre hommes politiques et la corruption, phénomène dont l’ampleur va croissant, ont repoussé la mise en œuvre des réformes au second plan. De fait, l’absence d’institutions civiles à part entière, y compris un système judiciaire crédible et un ensemble de partis politiques représentatifs de la population, est la raison pour laquelle les hommes politiques se sentent obligés de remettre en selle les militaires dans leur rôle historique de centre de la scène politique.

Ce retour des militaires en politique est également en train de trouver un accueil favorable du côté des milieux d’affaires et des cercles diplomatiques. Pour les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux soucieux avant tout de stabilité politique et inquiets de l’extrémisme islamique, des militaires plus forts politiquement aideraient à renforcer les forces nationalistes et laïques de l’Indonésie. “Le sentiment sous-jacent dans les milieux d’affaires est qu’il doit y avoir un semblant de fermeté au sein du gouvernement – et si nécessaire que cette source de fermeté trouve son origine au sein de l’armée”, déclare l’ancien ministre de la Défense Juwono Sudarsono, qui explique également que certains membres du Congrès américain sont prêts à accepter un certain degré d’intervention des militaires en politique “parce qu’il est admis que le gouvernement des civils par les civils n’a pas pris racine”.

Le Congrès américain a suspendu les contacts entre les deux armées – indonésienne et américaine – afin de marquer son inacceptation des violences commises contre les partisans de l’indépendance du Timor-Oriental en 1999 et demande toujours que certains hauts gradés indonésiens soient traduits en justice avant que cet embargo ne soit levé. Mais, dans un geste interprété comme allant dans le sens du rétablissement d’une coopération plus étroite avec les militaires indonésiens, le département d’Etat américain cherche à obtenir le feu vert du Congrès pour débloquer une aide de 16 millions de dollars à Djakarta destinée au maintien de l’ordre et à la lutte anti-terroriste.

Megawati, qui n’a jamais caché son enthousiasme pour l’armée, s’est récemment plainte du fait qu’il existait trop de partis politiques en Indonésie et que le pays avait besoin de plus de discipline. Son mépris pour la fonction publique civile, qu’elle a caractérisée de “poubelle”, est aussi évident que son dédain pour la classe médiatique indonésienne, qu’elle estime trop incontrôlable.

Les critiques estiment que la présidente se montre oublieuse du fait que le succès de sa présidence dépendra de l’avenir que connaîtra une fonction publique forte de quatre millions de personnes ainsi que de l’essor de la société civile. “Elle devrait promouvoir une réforme de la bureaucratie plutôt que de fréquenter et courtiser les échelons supérieurs de l’armée, déclare Dewi Fortuna, observateur de longue date de la scène politique. Les réformes piétinent, reculent mais ils ne peuvent pas replacer le génie dans sa lampe.”

Selon Sudarsono, il existe désormais un intérêt commun à maintenir les militaires actifs dans la vie politique. Pour les dirigeants de l’armée, la seule façon de contrer la montée de l’islam dans le champ politique est de renforcer le PDI-P et le Golkar, les deux principales formations représentant le courant nationaliste-laïque sur la scène politique. Au sein du PDI-P, les dirigeants chrétiens qui comptent ne voient pas ce retour des militaires d’un mauvais œil. Le soutien qu’ils ont ainsi apporté dernièrement à la mise en examen d’Akbar Tanjung, leader du Golkar, pour corruption a pour objectif de réduire l’influence des anciens élèves de Tanjung au sein de l’Association islamique des étudiants. “Ils craignent la puissance croissante de l’islam et voient en l’armée un antidote précise encore Sudarsono.

Dans les années 1980, Suharto avait eu recours aux militaires pour tenir à distance – avec un réel succès – les militants de la cause musulmane. Ce n’est qu’à partir de 1990, lorsque Suharto a changé de tactique et a au contraire favorisé la montée d’un nouvel islam politique afin de trouver là le soutien politique qui lui faisait défaut ailleurs, que les appréhensions des militaires envers l’islam ont été étouffées. Aujourd’hui, la stabilité du pays étant menacée par la montée des extrêmes, la tolérance des militaires pour l’islam extrémiste tend à disparaître.

Mais, si cette évolution peut sembler être en directe opposition avec la religion à laquelle adhèrent 88 % de la population, le recours aux bonnes vieilles méthodes pour persuader les gens de voter dans la “bonne” direction fournit un outil sur mesure. Pendant des décennies, la structure territoriale de l’armée par laquelle un soldat est placé dans chaque village a représenté une aide précieuse pour favoriser le vote en faveur du Golkar. La tendance conservatrice au sein de l’armée, et Ryamizard appartient à ce courant, est pour le maintien de ce système de maillage du territoire, là où les réformistes parmi les militaires souhaitent le voir démantelé.

Cependant, une certaine incertitude existe quant à l’avenir de Sutarto et sur le fait de savoir s’il peut se maintenir à la tête des forces armées dans l’hypothèse où Widodo revient sur le devant de la scène. Sutarto a montré qu’il est relativement indépendant et qu’il est un des rares militaires conscients de l’urgence des réformes à mettre en œuvre. En tant que responsable adjoint de la garde présidentielle, il n’a pas recommandé aux militaires de soutenir à tout prix Suharto en 1998. L’an dernier, il a refusé d’obtempérer aux demandes d’Abdurrahman Wahid, alors président, de dissoudre le parlement.

C’est pourquoi de hauts gradés expérimentés estiment que Megawati sera plus à l’aise avec un Ryamizard politiquement plus naïf et plus malléable à la tête des forces armées lorsqu’il s’agira d’organiser la campagne électorale pour les élections législatives de 2004. Originaire de Palembang, chef-lieu de la province de Sumatra Sud et fief de Taufik Kiemas, Ryamizard est âgé de 52 ans ; il est le gendre de l’ancien vice-président Tri Sutrisno et le fils d’un ancien haut responsable militaire proche du parti du père de Megawati, Sukarno, le père fondateur de la nation. Ryamizard est de plus en plus considéré comme étant le chef de file d’officiers opposés à toute idée de réforme. “Ne soyez pas étonné de ne plus entendre parler de réforme”, déclare un général qui ajoute qu’il ne peut trouver le nom d’un seul officier haut placé associé avec l’idée de réforme au sein de l’armée.

Ryamizard ne cache pas son penchant pour une ligne dure. Récemment interrogé par le magazine Tempo au sujet de la méthode à employer face aux séparatistes ou aux émeutiers, il a répondu : “Exterminer les provocateurs, fusiller les émeutiers”. Au sujet de l’éventuel démantèlement de l’appareil territorial des militaires, il a fait remarquer que seules les forces armées maintenaient l’unité du pays. “Si vous voulez démanteler l’Etat, [alors] dissolvez l’unité territoriale », a-t-il mis en garde.

Pour les observateurs, la trace des réformateurs au sein des forces armées indonésiennes se perd il y a une dizaine d’années environ lorsque les Etats-Unis ont cessé d’accueillir des Indonésiens au sein de leur programme international de formation et d’entraînement militaire (IMET – International Military and Education Training) en représailles au massacre perpétré en 1991 par des troupes indonésiennes au Timor-Oriental. Mis à part un bref intermède, depuis cette date, une génération presque complète d’officiers n’a pas pu se former via ce programme conçu pour leur donner une vue globale des choses, y compris une formation à propos des droits de l’homme et de la démocratie. “Nous avons perdu notre capacité à avoir accès ou à influencer, sauf exception, les gars qui sortent du rang, déclare un officier américain à la retraite dont le carnet d’adresses au sein des forces militaires indonésiennes se réduit comme peau de chagrin. L’IMET ne donne pas l’assurance qu’un officier sera fidèle et loyal envers son gouvernement, mais il nous donne l’opportunité d’exposer notre point de vue et de leur faire comprendre que nous sommes sincères. Nous pouvions repérer les colonels aux vues éclairées et prometteurs. Mais aujourd’hui, nous ne savons plus où sont ces gars-là”.

Selon certains observateurs, même si l’IMET était de nouveau ouvert aux officiers indonésiens, cela prendrait une décennie avant qu’une future génération d’officiers prenne du galon et atteigne un niveau tel dans la hiérarchie qu’elle ait son mot à dire dans les hautes sphères du commandement militaire. Avec le recul, l’officier américain à la retraire cité ci-dessus compare la mise au ban des militaires indonésiens de l’IMET à un “désastre” et estime que les sanctions économiques auront un effet encore plus dévastateur. “Nous les battons avec une carotte et nous leur donnons le bâton à manger, ajoute-t-il. Nous nous y sommes pris avec eux de la façon qui produira le moins d’effet sur l’institution [militaire]. » (2)

(1)Eglises d’Asie a consacré un dossier (publié en supplément à EDA 329 du 16 avril 2001) au rôle socio-politique de l’armée en Indonésie.

(2)Les 24 et 25 avril 2002, Peter T.R. Brookes, adjoint à l’assistant du secrétaire de la Défense responsable des affaires du Pacifique et de l’Asie, s’est rendu à Djakarta pour discuter avec l’état-major des forces armées indonésiennes non seulement des mesures à prendre en matière de lutte contre le terrorisme mais aussi sur la façon dont le pouvoir civil est amené à exercer son contrôle sur l’armée. Cette rencontre entre dans le cadre des échanges décidés entre les responsables de la défense des deux pays à l’occasion de la visite de Megawati Sukarnoputri à Washington en septembre 2001.