D’origine coréenne, ayant traversé une période suicidaire lors de son adolescence, sortie de l’école sans diplôme et désormais mère célibataire, l’histoire de Yu incarne à sa manière certains des aspects dévastateurs de la société japonaise contemporaine : la négligence des enfants, la discrimination envers les minorités, l’augmentation du taux de suicide et de la violence dans les écoles. Elle a distillé des pans entiers de son expérience dans ses écrits qui ont touché des millions de personnes.
Le premier livre de Yu traduit en anglais, Gold Rush, sort ces jours-ci aux éditions Welcome Rain. En se fondant sur une histoire authentique, ce roman a pour thème la chute progressive dans la violence d’un garçon de 14 ans, livré à lui-même, dans un sombre district de Yokohama. Il s’agit d’une sorte de “J’accuse” contre une société dans laquelle les parents ont quasiment démissionné de leur rôle, où l’argent est roi et où le sens de l’humain est remplacé par l’instinct.
“Après la guerre, de nombreuses personnes se sont lancées dans les affaires ou leur travail et ne rentraient jamais à la maison, affirme Yu. Ces gens ont perdu le sens de la paternité. De nombreux enfants ont grandi en demandant : Père, quand est-ce que je te reverrai ?’ De nombreuses mères ont également quitté le foyer pour aller travailler. Tant d’enfants ont grandi seuls, vivant dans des foyers qui ressemblaient à des ruines.”
La passivité et le manque d’interrogation, selon Yu, sont encore davantage la cause du déclin du Japon que n’importe quel autre problème. “La plupart des personnes ne veulent pas réfléchir au rôle qu’elles doivent jouer dans la société. La culture populaire, les magazines et la télévision encouragent la passivité. Les gens n’ont plus besoin de penser.” A cela s’ajoute encore la perte des valeurs : “Ce problème est engendré par le manque de sens attribué à la vie. Et cela ne concerne pas seulement les jeunes, regardez le nombre de personnes âgées qui se suicident.”
Yu a grandi à Yokohama. “Mon père était réparateur en machines à pachinko. Ma mère était hôtesse dans un bar. Tous deux avaient les activités les moins gratifiantes au Japon. Mais c’étaient les seules à être offertes aux Coréens.” Ses parents ont divorcé lorsqu’elle avait 5 ans, puis elle a vécu avec sa mère. Elle commença à faire l’école buissonnière et fut renvoyée après une année de lycée.
“Je ne faisais confiance à personne et n’avais pas d’ami, se souvient-elle. Mais j’aimais lire des livres et les seules personnes avec lesquelles je communiquais étaient les personnages de romans. Certaines personnes collectionnent des objets, moi je collectionnais les mots que je trouvais dans les romans.” Elle a tout lu, de Edgar Poe et Dostoïevski à Ueda Akinari, auteur du XVIIIe siècle du genre littéraire histoire de fantôme’ connu sous le nom Monogatari. Elle a aussi tenté de se suicider à plusieurs reprises – jusqu’au jour où elle a entendu parler des Tokyo Kid Brothers.
“Cela fut ma première rencontre avec le théâtre. La pièce était très austère. Mais cela m’a interpellée et je sentais qu’elle représentait ma vie. Je me suis alors inscrite aux auditions et fut sélectionnée. Je n’avais alors que 16 ans.” Le directeur de la troupe était Higashi Yutaka ; Yu Miri et Higashi tombèrent amoureux l’un de l’autre un peu plus tard.
En 1988, elle a fondé sa propre troupe, Seishun Gogatsu-to, dans un entrepôt abandonné de Tokyo. Quelques années plus tard, elle se mit à écrire. Son premier roman, Ishi ni Oyogu Sakana ( Les poissons qui nagent dans les cailloux’), créa une controverse lorsqu’une de ses amies, pensant se reconnaître dans un des personnages du livre, saisit la justice pour obtenir l’arrêt de sa publication. La situation ne fut réglée qu’en 1999, quand le tribunal de Tokyo décida d’interdire l’ouvrage, en partie en raison du témoignage du prix Nobel de littérature de 1994 Kenzaburo Oe : Yu, avait-il déclaré, avait “le devoir de relire son travail avec beaucoup d’attention” après que son amie s’était dite “blessée et tourmentée”.
La véritable percée de Yu auprès du grand public date de 1997, quand son livre Kazoku Sinema ( Cinéma de famille’) a remporté le prix Akutagawa, l’une des récompenses littéraires les plus prestigieuses du Japon. Au-delà de l’attention créée par son livre, elle devint l’emblème de la cause antiraciste. L’extrême droite menaça de déposer des bombes dans les librairies qui diffusaient ses livres et de nombreuses manifestations durent être annulées.
En 1999, elle tomba enceinte d’un amant qui la trahit aussitôt. Elle retourna chez Higashi, lui-même atteint d’un cancer, qui l’accueillit ainsi que son enfant. “Il était mon père, mon amant et mon meilleur ami, affirme-t-elle. Alors qu’il était mourant, il aimait mon enfant comme si c’était le sien. Peut-être ressentait-il qu’il y avait, au moins, une nouvelle vie qui commençait.” Son fils, Takeharu, est né en janvier 2000. Trois mois plus tard, Higashi mourut. Inochi ( La vie’), le récit de la naissance de Takeharu, devint un phénomène de librairie, en vendant immédiatement 500 000 exemplaires. S’en suivit Tamashii ( L’âme’), relatant la mort de Higashi. L’ensemble, avec trois autres livres à paraître : Tanoshii ( Le bonheur’), Koe ( La voix’) et Shi ( La mort’), ne forme qu’une seule œuvre, estime Yu Miri.
Son roman Rouge, une comédie satirique se déroulant dans l’industrie cosmétique, est paru l’an dernier. Yu le considère comme le pendant en plus léger de Gold Rush – “une aquarelle et non de la peinture à l’huile”, relève-t-elle. Pour une part Candide et Ally McBeal pour une autre, l’histoire se concentre sur une jeune femme qui, soudainement célèbre en tant que mannequin, décide de vivre “normalement” mais réalise que cela n’est plus possible dans la société contemporaine. Des traductions sont en cours de réalisation en Chine, en France, en Allemagne, en Italie, en Corée du Sud et à Taiwan.
Au Japon, Yu est devenue une référence telle que Oprah Winfrey peut l’être aux Etats-Unis. “Je reçois tant de lettres de lecteurs qui ont des problèmes. Il y avait une écolière de 10 ans, dont l’une de ses amies me supplia de la sauver. Lors d’une séance de dédicaces, une femme, qui avait perdu son enfant suite à un cancer, m’approcha.” Les jeunes forment majoritairement son public, mais on y retrouve aussi des femmes au foyer et même des hommes qui travaillent.
En dépit de ses prises de position publiques pour dénoncer la discrimination dont sont aujourd’hui encore victimes les Coréens au Japon, elle est tout aussi critique à l’encontre de la Corée du Sud où les Nippo-Coréens sont presque aussi maltraités. “Ils nous appellent les banjoppari, c’est une sorte de jeu de mots sur geta [socques traditionnels en bois] et jambes de cochon’. Je pense que ce préjugé vient du fait que les Coréens qui ont émigré au Japon étaient majoritairement issus de milieux défavorisés.” Elle relève encore avec aigreur que, malgré son passeport coréen, elle ne peut voter là-bas.
Plus ironiquement, elle aime ajouter que son fils possède un passeport japonais, “et son patronyme est Yanagi” – soit le “Japonais de souche” tel que le caractère prononcé “Yu” dans son propre nom est lu selon la lecture japonaise des idéogrammes chinois.
Yu trouve que le rôle de mère n’est pas des plus aisés. “Il n’est pas facile d’être une mère célibataire, et cela représente un handicap pour mon fils, affirme-t-elle, mais il est une grande source d’inspiration pour moi .» Elle ressent la même ambivalence pour le Japon. “Avant que je n’aie Takeharu, je pensais vraiment que le Japon allait vers sa chute. Maintenant, je suis plus confiante en l’avenir – non pas en raison d’un fait précis ou objectif mais en raison des espoirs que je nourris pour lui.”
Yu relève également quelques aspects religieux dans sa vie d’aujourd’hui. “Je ne suis pas chrétienne, dit-elle (les chrétiens ne forment qu’une petite minorité au Japon mais représentent un quart de la population de la Corée du Sud). Mais ma mère m’avait envoyée dans une école chrétienne. Lorsque je suis triste ou perdue, je prie, même si je ne peux pas affirmer que je m’adresse à Dieu.”
Ce qu’il y a de plus important à ses yeux, c’est la liberté qu’elle a si difficilement acquise. “Je n’ai pas de pays ou de famille. J’ai déjà perdu tout cela. Je ne veux pas que mon identité soit fonction de la Corée ou du Japon. Mon pays est le sol que je foule sous mes pieds.”