Eglises d'Asie

LA FACE CACHEE DE LA COREE DU SUD – La conjonction de deux phénomènes – une plus grande liberté de mœurs et des attitudes sociales restées traditionnelles – a une conséquence : l’envolée du nombre des avortements

Publié le 18/03/2010




La première fois qu’ils se sont rencontrés, c’était au Christian Club et elle étudiait à l’université à Séoul. Il était diplômé en architecture, était âgé de 26 ans – comme elle – et il était grand et sérieux. Ils ont commencé à se fréquenter et, après une année, ils ont eu des relations sexuelles. Elle aimait cela en partie pour le plaisir physique ressenti mais surtout parce qu’elle était profondément amoureuse de lui. Ensemble, ils faisaient des plans pour l’avenir, leur avenir – le mariage, une famille – ; rien que de très naturel pour des jeunes Coréens.

Quelques mois plus tard, elle a eu un retard de règles. La seule chose dont elle se souvient est qu’elle s’est retrouvée dans le cabinet d’un médecin et qu’elle y a subi un avortement. Après la fin de l’intervention, qui dura 10 minutes, elle était dévorée par l’anxiété. L’homme qui lui avait promis son cœur l’avait abandonnée du fait de l’avortement. Elle ne s’est jamais ouverte à ses parents, à sa famille, de cet épisode de sa vie de peur que sa honte ne devienne leur honte. Elle craignait que les responsables de son université ne la renvoient s’ils venaient à apprendre ce qu’elle avait vécu dans le cabinet du médecin. Ses amies l’auraient reniée. Trois ans plus tard, elle est mariée à un autre homme et est à nouveau enceinte. Cette fois, elle attend avec impatience l’accouchement et le moment où elle pourra tenir entre ses bras l’enfant qu’elle porte. Mais le poids du secret de cet avortement continue de lui peser. « Je ne peux pas le dire à mon mari, explique-t-elle, sous le sceau de l’anonymat. S’il savait la vérité, il demanderait sans doute le divorce. »

En Occident également, vivre un avortement est une expérience traumatisante. Les Coréennes, pour leur part, ne doivent pas seulement vivre dans une société où le refus de l’avortement est beaucoup plus ancré dans la société mais où l’acte lui-même est illégal. L’avortement n’est en effet légal que dans les cas d’un viol, d’une malformation de l’enfant ou d’une grave menace sur la santé de la mère. Et pourtant les responsables gouvernementaux estiment qu’entre 1,5 et 2 millions d’avortements sont pratiqués chaque année en Corée du Sud – soit à peu près le même nombre qu’aux Etats-Unis, pays dont la population féminine est six fois plus importante. Pour chaque enfant qui voit le jour en Corée, trois en moyenne sont avortés – une des proportions les plus élevées au monde. Ces chiffres sont le reflet – pour choquant qu’il puisse être – des bouleversements que connaît la société coréenne où les mœurs évoluent bien plus vite que le cadre social dans lequel vivent les jeunes Coréens. « Nous assistons à un choc des valeurs au sein de la société coréenne contemporaine, commente Han Sangsoon, directrice d’Aeranwon, un centre pour mères célibataires. L’avortement en est le produit. »

Avant les années 1950, la société était dominée par un modèle plutôt conservateur et le recours à l’avortement était assez rare au sein de ce pays profondément influencé par le confucianisme. Mais, dans les années 1960, à mesure que les citoyens étaient fortement incités à réduire la taille de leur famille au nom du développement de la nation, l’avortement a été accepté – et est devenu – un moyen comme un autre de planning familial. La plupart des femmes qui y recouraient étaient des femmes mariées qui ne souhaitaient pas avoir d’enfants supplémentaires ; entre 1966 et 1973, le taux de natalité a décru de 35,6 ‰ à 28,8 ‰. Puis, en 1973, l’année où l’arrêt Roe v. Wade a légalisé le droit à l’avortement aux Etats-Unis, un renversement du rapport de forces au sommet du pouvoir, dans le sens du conservatisme, a eu pour conséquence l’interdiction de l’avortement en Corée. Les pendules toutefois ne pouvaient être remontées en arrière et des milliers de médecins ont continué à ouvertement pratiquer des avortements en cliniques, contribuant à descendre le taux de natalité toujours plus bas, jusqu’à 15,6 ‰ en 1990.

Contourner la loi est remarquablement facile. Etant donné le caractère légal de certains avortements, les gynécologues doivent être formés et équipés pour en pratiquer. Les autorités, qui par ailleurs n’apprécient guère que tant d’enfants coréens soient proposés à l’adoption à des parents étrangers, ne s’empressent pas de mettre fin à ce système. De la même façon, les médecins, qui facturent de 80 à 300 dollars américains l’avortement d’un fœtus de moins de trois mois, ne tiennent pas à ce que les choses changent. S’ils sont mis en cause, ils peuvent toujours se défendre en arguant que la mise au monde d’un enfant mettrait en danger la « santé mentale » de la mère. Pour les jeunes femmes, demander un avortement n’est pas plus compliqué que de prendre rendez-vous chez le médecin. Ce taux très élevé d’avortement, déclare un responsable de la Fédération coréenne du planning familial, « est notre plus grande honte ».

Du fait de l’évolution des mœurs en matière sexuelle, la tendance n’est pas prête de s’inverser. Aujourd’hui, parmi les candidates à un avortement, les mères de famille qui ne veulent pas d’un enfant de plus ont cédé la place à de jeunes femmes qui ne veulent pas vivre la honte que représente le fait d’être une mère célibataire. Jusqu’au milieu des années 1990, il n’était pas rare pour un couple se promenant dans les rues de Séoul la main dans la main de s’attirer des remarques désagréables. Aujourd’hui, la culture coréenne au sens large est devenue beaucoup plus souple au sujet des questions sexuelles. Au box-office en ce moment se trouve un film intitulé Cheveux jaunes et qui met en scène les aventures sexuelles de deux femmes et d’un homme. La Chute, l’histoire d’une prostituée coréenne, a fait salle comble en 1997. Le formidable essor d’Internet, dans un pays où l’usage de l’Internet à haut débit est un des plus élevés au monde, a mis à la portée des jeunes tout un univers nouveau d’images à connotation sexuelle. Les sites les plus populaires auprès de la jeunesse, des sites de jeux, sont inondés de publicités renvoyant à des sites pornographiques. « Dès lors qu’il s’agit de sexe, commente Han d’Aeranwon, les enfants galopent et les parents font du surplace. »

Et pourtant ce que le taux anormalement élevé d’avortements en Corée indique, c’est sans doute la persistance d’attitudes sociales conservatrices. Une forte proportion des grossesses non désirées peut être attribuée au manque d’éducation sexuelle. De très nombreux parents ne parlent pas de ces sujets avec leurs filles, partant du principe qu’elles resteront vierges jusqu’à leur mariage. Les autorités ont bien mis au point un programme très complet d’éducation sexuelle à destination des classes de collèges, mais de nombreux responsables d’établissements scolaires refusent d’utiliser le matériel pédagogique mis à disposition. « Le plus souvent, les écoles se contentent d’enseigner les différences de base qui existent entre l’homme et la femme et de donner quelques idées simples au sujet des structures biologiques », déclare Kim Soung-yee, professeur en sociologie à l’université Ewha de Séoul.

Il y a deux ans, le bureau de censure du gouvernement a interdit un programme de MTV qui contenait une conscientisation au problème du Sida au motif que le mot « préservatif » y était trop souvent employé ; au même moment, un fabriquant de préservatifs s’est vu interdire de diffuser un de ses spots publicitaires. Pour l’Eglise catholique, lobby puissant en Corée, de telles mesures sont légitimes. Faire mention de la contraception « ne fera qu’encourager à développer une mentalité free sex », déclare le P. Paul Lee, de la Conférence des évêques catholiques (1).

Une fois enceintes, les femmes font face à une réalité inconfortable : la stigmatisation des mères célibataires est plus grande que le fait d’avoir subi un avortement. Les élèves ou les étudiantes sont souvent contraintes de quitter l’école ou l’université. Les salariées peuvent voir leurs carrières compromises. « Il y a comme une pression de l’environnement, explique le professeur Kim, de l’université Ewha. Elles pensent que si elles tombent enceintes, elles sont honteuses et par conséquent elles quittent leur bureau ». De la même façon, l’avortement n’est pas ouvertement reconnu. Mais le fait est que cet acte permet à la société de se laver les mains du problème des grossesses non désirées. Cela permet de comprendre pourquoi, en dépit de l’opposition véhémente tant de l’Eglise catholique (2) que de l’Association des médecins de Corée, le gouvernement a récemment approuvé la mise sur le marché du Norlevo, la pilule du lendemain.

Rien, mis à part un considérable effort d’éducation – et cela semble désespérément lointain – ne paraît en mesure de changer le problème. Une gynécologue, qui a pratiqué depuis dix ans des dizaines et des dizaines d’avortements illégaux, nous a déclaré récemment : « A chaque fois que je le fais, j’ai des scrupules. La première chose qui me vient à l’esprit, ce sont mes enfants. » Interrogée sur le fait de savoir comment elle parlait à ses enfants, adolescents, des questions sexuelles, elle a répondu : « Je voudrais toujours leur parler, mais c’est très difficile pour moi. Nous nous sentons embarrassés par ce sujet. » Tant que ce type d’attitude ne changera pas, aucune pilule magique ne pourra effacer la honte ressentie en Corée.

(1)Au sujet des prises de position de l’Eglise sur la question de l’avortement, voir EDA 124, 136, 142, 323

Voir EDA 336, 343