Eglises d'Asie

LA NOUVELLE CROISADE – Face au développement de certains mouvements musulmans extrémistes, de nombreux chrétiens se tournent vers les certitudes simples qu’offrent les mouvements évangélistes. Une évolution potentiellement dangereuse dans un pays traversé

Publié le 18/03/2010




Premier pays musulman du monde par la taille de sa population, l’Indonésie se caractérise également par la présence d’importantes minorités religieuses, qu’elles soient chrétiennes ou hindoues. La devise du pays, “Unité dans la diversité”, reflète cet état de fait et cinq religions sont reconnues officiellement par le gouvernement : islam, hindouisme, bouddhisme, catholicisme et protestantisme, … 

… auxquelles il faut rajouter désormais le confucianisme. Ces dernières temps cependant, l’Indonésie est traversée de fortes tensions internes dont certaines trouvent à s’exprimer sur le terrain religieux. Les Moluques en sont un exemple. En réaction aux manifestations de groupes extrémistes musulmans, certains chrétiens développent une forme de fondamentalisme. L’article ci-dessous, paru dans la Far Eastern Economic Review datée du 13 juin 2002, en donne une illustration. La traduction est de la rédaction d’Asie.

Un lundi soir dans une tour de bureaux à Djakarta, quelques dizaines de cadres en complet veston sont réunis dans une salle de conférence. Le sujet de leur réunion n’a rien à voir avec une étude des marges bénéficiaires ou le lancement d’un nouveau produit. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus fondamental : supprimer la peur. Agé de 25 ans, Thomas Sutanto, un banquier, Bible à la main pour sa première réunion de prière, déclare : “Me trouver au milieu d’autres chrétiens fait que je me sens en sécurité.”

Des gens comme Sutanto ne sont pas une exception. Ils font partie d’un courant montant qui dénote une activité grandissante des chrétiens en Indonésie. Dans les grandes villes du pays, les assemblées évangéliques hebdomadaires font salle comble. Sur les campus d’université, des milliers d’étudiants s’inscrivent dans des groupes chrétiens. Une communauté évangélique, Béthanie, est si populaire qu’elle peut remplir le Centre de convention de Djakarta plus de cinq fois d’affilée chaque dimanche. En plus, on peut voir à la télévision, sur des chaînes locales, des prédicateurs de style américain qui tiennent leurs propres rassemblements.

Mais alors que, traditionnellement, les dénominations chrétiennes se déclarent inspirées par l’amour, en Indonésie, la montée des mouvements évangéliques – avec leurs services colorés, des prédications enflammées et l’interdiction de boire de l’alcool et de commettre l’adultère -, cette montée trouve son explication dans un sentiment ressenti par de nombreux chrétiens : la peur. La petite communauté chrétienne d’Indonésie se sent intimidée par le caractère de plus en plus radical de l’islam, dont l’exemple le plus effrayant est fourni par les Laskar Jihad, ces combattants musulmans de la guerre sainte à qui il est reproché de faire la guerre aux communautés chrétiennes des Moluques et à Poso, dans la province de Célèbes-Centre. “Ce qui se passe a cristallisé beaucoup des peurs ressenties par la communauté chrétienne”, analyse Sydney Jones, le représentant à Djakarta de Crisis Group, un think tank basé à Bruxelles.

En réponse, la communauté chrétienne se tourne vers ses propres fondamentalistes – qu’ils soient prédicateurs ou mi-liciens – et se détache ainsi du cœur de la société indoné-sienne. Pour l’Indonésie, le surgissement de ces mouve-ments militants représente une menace de plus pour l’équi-libre religieux du pays, déjà fragilisé à bien d’autres égards.

D’une certaine manière, la montée d’une chrétienté “évangélique” n’est pas autre chose que le miroir de ce qui s’est produit au sein de la majorité musulmane du pays depuis la chute de l’autoritaire président Suharto, en 1998. En affirmant de plus en plus haut et fort leur identité, les plus radicaux dans la majorité modérée de la communauté musulmane ont réussi à faire passer des changements politiques majeurs. Au début de cette année, la turbulente province d’Aceh a introduit la charia, ou loi musulmane. Désormais, des politiciens musulmans à Sumatra-Ouest et Célèbes-Sud demandent bruyamment une législation similaire dans leurs provinces respectives.

La montée des mouvements évangéliques est aussi une réponse à une menace plus immédiate : à l’époque de Suharto, il y avait en moyenne, chaque année, une douzaine d’attaques d’églises en Indonésie. Depuis sa chute, plus de 400 églises ont été rasées, attaquées à la bombe ou dévastées. De nombreux Sino-Indonésiens cherchent asile aux Etats-Unis, non sur la base d’une discrimination racia-le, mais d’une persécution religieuse en tant que chrétiens.

L’année 2000 a été particulièrement difficile. Au mois d’octobre de cette année-là, aux Moluques, plus de 100 chrétiens ont été placé face à un dilemme cruel : se convertir à l’islam – hommes et femmes subissant une circoncision douloureuse – ou bien être tués. A Noël, un total de 19 personnes, incluant plusieurs passants musul-mans, ont été tuées par des engins explosifs déposés dans ou devant des églises chrétiennes à travers tout le pays.

Aux yeux de beaucoup de chrétiens, le combat est maintenant un combat pour la survie. “Le conflit a rassemblé toutes les Eglises en un seul corps avec une cause commune, affirme John Lindner, de Christian Aid, une organisation basée aux Etats-Unis qui fait campagne contre les violences anti-chrétiennes. Ils ont mis de côté leurs différences doctrinales pour assurer leur survie.”

Quelques-uns ont pris une approche plus directe. Dans la province largement chrétienne de Célèbes-Nord, des miliciens chrétiens, vêtus de noir, patrouillent à travers les villes, prêts à régler leurs comptes aux membres du Laskar Jihad qu’ils viendraient à croiser ; ils sont suspectés d’avoir massacré 500 musulmans en mai 2000.

A Amboine, ville peuplée à 50-50 de musulmans et de chrétiens, des militants ont demandé la sécession d’avec l’Indonésie et de plus en plus d’Amboinais expriment leur sympathie pour ce mouvement qui ne représentait rien il y a encore deux ans.

Les chrétiens d’Amboine et de Poso assurent que des groupes militants apparaissent spontanément lorsque des heurts se produisent et que leur objectif est l’autodéfense “parce que le gouvernement ne peut pas nous protéger”, déclare Jopie Wattimury, un habitant d’Amboine très actif dans le Forum pour la Réconciliation et la Reconstruction des Moluques. En dépit de la dénonciation, voire de la condamnation, dont ces milices font l’objet de la part des principales Eglises chrétiennes – dont l’Eglise catholique et de nombreux dirigeants protestants -, beaucoup de chrétiens ordinaires pensent que les militants n’ont pas d’autre choix. “Est-ce radical que de vouloir se protéger soi-même d’assassins tels que les Laskar Jihad ?”, interroge Sutanto, le nouveau converti de Djakarta.

Il y a aussi un autre côté inquiétant dans le changement des chrétiens : les communautés qui se rassemblent dans les hôtels et les grandes salles ont la réputation d’être peu communicatives et très discrètes. Bethanie, très certainement la plus importante de ces communautés, interdit les photos et la présence de journalistes durant ses services, qui remplissent des douzaines de salles de bal chaque week-end.

Ce genre d’attitudes, disent certains musulmans, relève de la provocation dans le climat religieux déjà tendu de l’Indonésie. “Comment pouvons-nous regarder ces groupes de prière sans sentir qu’ils sont en train d’essayer de christianiser le pays ?”, demande Agus Achmad, 28 ans, membre de l’Association des Etudiants musulmans.

Les accusations selon lesquelles les chrétiens font du prosélytisme actif en Indonésie ne sont pas nouvelles. Les soulèvements intercommunautaires qui ont éclaté à Java-Est en 1997 ont été attribués à la perception qu’un mouvement évangélique était ouvertement agressif au sein d’un ensemble formé de communautés traditionnellement musulmanes. Et, comme d’autres militants musulmans réputés “durs”, Achmad croie que des groupes étrangers envoient des fonds aux chrétiens locaux – une accusation que ces derniers nient.

Ronny Mandang, 46 ans, responsable de la Congrégation du Carmel, un groupe beaucoup plus ouvert, n’aime pas les réunions religieuses dans des hôtels qui, selon lui, peuvent être perçues comme exclusives. Mais, tout en préférant tenir ses réunions dans une chapelle, il dit qu’il comprend pourquoi certains groupes préfèrent les hôtels. D’après Mandang, il est presque impossible d’obtenir un permis de construire pour bâtir une église. Les entrepreneurs et autres promoteurs immobiliers refusent de construire des églises en des lieux où une mosquée n’existe pas déjà et les églises qui ont finalement obtenu un permis de construire voient souvent ce dernier révoqué, après intervention d’hommes politiques en ce sens. “Les politiciens n’hésitent pas à évoquer l’harmonie religieuse, mais nous ne l’avons pas encore sentie”, dit Mandang.

Et ce pasteur charismatique de sortir alors une liste exhaustive de ce qu’il nomme des politiques antichrétiennes : le gouvernement limite le montant de l’aide financière venant de l’étranger que les Eglises peuvent recevoir, cependant que les missionnaires étrangers ne peuvent pas vivre dans le pays plus de dix ans à moins qu’ils ne deviennent citoyens indonésiens. Des décrets ministériels défendent aussi que des chrétiens viennent prêcher dans des écoles non chrétiennes, la règle étant qu’“il n’est pas permis de prêcher à quelqu’un qui a déjà une religion”.

De nombreux chrétiens “durs” prétendent même que la population chrétienne en Indonésie est en fait le double du nombre officiel de vingt millions, mais “nous ne possédons pas le recensement”, déclare un responsable d’une Eglise. Beaucoup de chrétiens pauvres, poursuit ce responsable, se déclarent musulmans dans le but de recevoir une aide de l’Etat ou d’être acceptés dans un programme de réinstallation.

Que ces dires soient vrais ou non est sans importance. Ce qui importe, c’est que beaucoup de chrétiens y croient et que cela les pousse à devenir des militants. De fait, le pasteur Madang insiste pour dire que la perception de ces obstacles ne fait qu’augmenter la détermination de la communauté chrétienne. Comme preuve de ce nouvel état d’esprit, il dit que maintenant il passe ses déjeuners et dîners à prêcher devant le personnel de sociétés dirigées par des chrétiens qui recherchent un “guide spirituel”, et que, récemment, il a assisté à l’installation de dix personnes de profession libérale comme ministres évangéliques. Il y a une décennie, assure-t-il, on n’aurait jamais entendu parler de tels événements. “L’histoire nous apprend, dit-il avec une visible fierté, que lorsque éclate une persécution, il y a plus de militantisme. Nous deviendrons plus forts et plus déterminés.”

Il est dès lors ironique que Madang et d’autres prédicateurs évangéliques doivent leur présente renaissance – au moins en partie – à un accroissement plutôt qu’à une réduction, des libertés religieuses. En janvier 2000, le gouvernement a levé l’interdiction qui pesait sur la religion non chrétienne Bahaï et, dix-huit mois plus tard, il a supprimé les restrictions qui pesaient encore sur les Témoins de Jéhovah. Les associations d’étudiants, religieuses ou non, sont maintenant autorisées à opérer dans une relative liberté. Récemment, plus de 10 000 adeptes se sont réunis dans un stade de football pour une session de prières qui a duré toute une nuit et cela n’a guère suscité de réaction de la part du gouvernement.

Certains dirigeants chrétiens pensent que les mouvements évangéliques prennent des risques non nécessaires. Ishak Pamumbu Lambe, responsable du Conseil des Eglises d’Indonésie (PGI), se plaint de ce que ces assemblées en dehors des Eglises institutionnelles n’aident pas à donner une bonne image des Eglises chrétiennes. “Elles créent davantage d’ennuis pour la communauté”, assure-t-il.

Lambe, qui a été critiqué par certains militants chrétiens comme étant trop mou, estime que les dirigeants chrétiens ont besoin d’atteindre les musulmans, et non de se barricader derrière des portes d’hôtels. Il souligne que des membres du PGI sont actifs dans des partis politiques, même dans ceux à prédominance musulmane, et que ces engagements constituent une bien meilleure façon de protéger la communauté chrétienne. Plutôt que de défiler dans les rues, ils travaillent discrètement pour contrer les politiciens qui luttent pour imposer la loi islamique. “Ce n’est pas parce que nous n’apparaissons pas en public que nous ne faisons rien. Nous affermissons nos relations avec les groupes nationalistes ; nous leur disons que les radicaux menacent non seulement les minorités mais aussi l’unité nationale.”

Malgré tout, Lambe partage avec les autres chrétiens la crainte que, à moins que le gouvernement ne s’investisse davantage pour protéger la minorité chrétienne, Amboine ne soit pas la seule province à connaître un mouvement séparatiste. Mais, quand on lui demande ce que peuvent faire les Eglises pour arrêter ces conflits, il répond : “Les Eglises n’ont pas le pouvoir de forcer qui que ce soit. Nous pouvons seulement apporter un soutien moral. Nous ne sommes pas un organisme doté d’un pouvoir exécutif.”

Cependant, si les responsables des Eglises institutionnelles blâment les autres – les groupes évangéliques, le gouvernement – pour l’accroissement des tensions religieuses, d’autres responsables religieux disent que les Eglises doivent partager aussi une partie du blâme. Sirotua Nababan, un clerc enflammé actif dans le Conseil mondial des Eglises, a été à la tête du PGI pendant des décennies et il a été critiqué par le régime de Suharto pour n’avoir pas coopéré avec celui-ci quand il voulait que les dirigeants des Eglises cessent de protester publiquement contre l’autoritarisme du régime et la discrimination. Le mouvement évangélique, dit-il, est une réaction contre l’incapacité des Eglises à fournir direction, protection et conseil à leurs fidèles. “Les responsables religieux doivent admettre que nous avons failli”, affirme Nababan. Pour l’Indonésie, cet échec est lourd de conséquences.