Eglises d'Asie

LES PARTISANS DE L’APPLICATION DE LA CHARIA NE SE RECRUTENT PAS UNIQUEMENT PARMI LES MUSULMANS EXTREMISTES

Publié le 18/03/2010




Au début de ce mois d’août, Abu Bakar Bashir, dirigeant musulman radical, soupçonné par les Etats-Unis et Singapour de liens avec le réseau Al Qaeda, a appelé la Chambre haute du pouvoir législatif indonésien à voter un amendement à la Constitution afin de permettre la pleine application du droit musulman, donc de la charia, aux musulmans d’Indonésie. Tandis que plusieurs milliers de ses partisans le soutenaient hors de l’enceinte parlementaire, Bashir a déclaré aux parlementaires de l’Assemblée consultative du peuple (MPR) que “le gouvernement devait se soucier du sort de la majorité musulmane d’Indonésie. La charia est plus importante que toute autre question”.

Que, dans un pays comme l’Indonésie, la Chambre haute reçoive un personnage qui est considéré à l’étranger comme étant un terroriste pour l’entendre parler d’un sujet qui est assimilé à l’islamisme radical témoigne du fait que la charia n’est sans doute pas la menace extrémiste que de nombreuses personnes craignent. De fait, dans ce pays, on peut constater qu’elle jouit d’un soutien populaire assez considérable.

Dans la pratique, la charia est déjà appliquée dans une certaine mesure en Indonésie ainsi qu’en Malaisie (voir document suivant). En Indonésie, où la charia concerne de nombreux rituels musulmans et s’applique principalement à la sphère sociale, un ensemble de 330 tribunaux religieux à travers tout le pays organise les mariages, les héritages et les autres aspects de la vie familiales. D’après la loi sur le mariage, votée en 1974, les couples musulmans sont tenus de régler leurs différends devant un tribunal religieux qui a le pouvoir de statuer sur les questions relatives à la garde des enfants (laquelle est le plus souvent confiée à la mère) et au partage des biens. Les procédures d’appel peuvent mener jusqu’à une poignée de juges religieux siégeant à la Cour suprême.

Au MPR, les parlementaires ont rejeté l’amendement sur la charia, et ils ont voté ainsi avec le soutien des deux plus importantes organisations musulmanes de masse du pays, la Nahdlatul Ulama et la Muhammadiyah. Hamzah Haz, vice-président du Parti du développement uni (PPP), et plusieurs partis politiques plus petits ont en revanche voté pour cet amendement. Mais les partisans d’une extension du rôle du droit musulman dans le pays ne se limitent pas à quelques partis cherchant à asseoir leur crédibilité religieuse et à des militants marginaux luttant pour la création d’un Etat islamique. Un nombre grandissant de musulmans modérés, inquiets face à la montée de la corruption et à l’effondrement des valeurs morales, semble considérer désormais l’islam comme une espèce de panacée pour guérir le pays de ses maux économiques et sociaux.

La charia, dans son acception la plus large, propose des règles au sujet des rituels que tout musulman doit accomplir dans la vie quotidienne, tels que la prière cinq fois par jour ou le port du voile pour les femmes. Elle offre également des solutions pour résoudre les conflits économiques et sociaux et, par le hudud – équivalent du code pénal musulman – s’adresse aux crimes et délits, tels que le vol, les relations sexuelles en dehors du mariage, le meurtre ou la rébellion.

Dans une étude récemment publiée par le Centre pour les études islamiques et communautaires, de Djakarta, on peut lire que plus de 61 % des personnes interrogées approuvent l’application de la charia, même si ce chiffre baisse de manière sensible sur des sujets qui induisent des punitions radicales telles que la lapidation à mort pour adultère ou l’amputation pour les voleurs. Une autre étude, menée l’an dernier par Foundation, basée aux Etats-Unis, les responsables et les tribunaux religieux étaient crédités d’une appréciation nettement supérieure, en termes de confiance et de capacité, que les tribunaux civils ou rattachés à la police.

Pour Azyumardi Azra, un intellectuel musulman de premier plan, recteur de l’université musulmane publique Sharif Hidayatullah, il est tout à fait compréhensible que les Indonésiens se tournent vers la religion dès lors que l’Etat est perçu comme un facteur de désordre plutôt que d’ordre. “Sociologiquement parlant, souligne-t-il, les gens tendent à concevoir la charia comme l’élixir qui fera disparaître tous les maux dont souffre la société.” Selon John Brownlee, directeur du programme étudiant l’islam dans la société civile à Foundation, le renouveau de l’islam en Indonésie est naturel après les années d’autoritarisme qu’a connu ce pays. Il note cependant que “la charia est utilisée comme un instrument politique afin de détourner l’attention des gens des vrais problèmes. Le débat ne devrait pas être à propos de l’application ou non de la charia mais comment trouver une solution aux véritables difficultés que connaît l’Indonésie. Le débat devrait être au sujet de la justice.”

Si la charia est fondée sur l’enseignement du Coran, les évolutions de la jurisprudence musulmane, connues sous le nom de fiqh, ont contribué à la moderniser au sein du contexte indonésien. Ce n’est que récemment, par exemple, que la Nahdlatul Ulama a prononcé un fiqh pour interdire les prières en faveur de ceux qui ont été reconnus coupables de détournement de fonds publics. Il y a deux ans, des responsables religieux ont émis un édit semblable visant à décourager les versements d’argent aux fonctionnaires et autres responsables publics. Mais les Indonésiennes luttent toujours contre une loi musulmane controversée selon laquelle les filles reçoivent une part d’héritage moitié moindre que celle des garçons.

A ce jour, la campagne pour faire de la charia la référence légale fondamentale dans le pays, particulièrement en ce qui concerne l’application du hudud, n’a pas recueilli un vaste soutien. La Nahdlatul Ulama et la Muhammadiyah ont réitéré leur commune résolution à empêcher tout changement dans la Constitution. Aussi longtemps que ces deux organisations maintiendront cette position, il y a peu de danger de voir l’islam kidnappé par des éléments radicaux dont l’interprétation, défavorable au sexe faible, des enseignements du Coran remettrait en cause, entre autres choses, la place importante qui est celle des femmes dans la société indonésienne.

“Ce qui fait la différence pour les musulmans modérés est que la charia est pratiquée uniquement dans la sphère privée et de manière très sélective, estime l’analyste politique Dewi Fortuna Anwar, un des membres fondateurs de l’Association indonésienne des intellectuels musulmans. Les éléments radicaux veulent que l’Etat soit complètement islamique et que toute loi soit évaluée selon son degré de conformité à l’islam. Cela amènerait l’Etat à s’immiscer dans nos vies privées et la plupart des modérés trouvent à redire à cette perspective.”

En même temps, cet état de fait n’a pas empêché des militants islamistes et des responsables gouvernementaux favorables à leurs thèses de chercher à placer la religion au centre de la vie quotidienne et de lutter pour que les musulmans soient tenus par la loi d’observer les rites de la religion musulmane. Maintenant qu’une certaine décentra-lisation a été instituée, des débats ont lieu dans des districts et des provinces à propos de l’opportunité ou non d’adopter une forme plus étendue de charia. Récemment, le maire de Djakarta-Ouest a créé la polémique en commandant aux écolières musulmanes des écoles publiques de porter le voile les vendredis et lors des fêtes religieuses. Sa proposition a cependant été rejetée depuis lors.

Dans la province rebelle d’Aceh, considérée comme la province d’Indonésie où les musulmans sont les plus dévots, du fait du statut d’autonomie spéciale accordée récemment par Djakarta, les autorités locales ont acquis le droit d’appliquer la charia, sous une forme qui reste cependant à déterminer. Ce faisant, Aceh est devenue une région test à propos de la façon dont la charia doit être appliquer en Indonésie. A en juger par l’approche prudente qu’ils ont adoptée, les responsables religieux prennent leur responsabilité très au sérieux. A court terme, on peut s’attendre à ce que l’alcool devienne plus rare dans la province, à ce que le port du voile soit obligatoire pour les femmes, à ce que les paris clandestins deviennent encore un peu plus clandestins et enfin à ce que hommes et femmes aient des espaces séparés dans les lieux publics.

Mais la perspective d’assister à des lapidations ou à des amputations est lointaine. D’une manière générale, les responsables religieux à Aceh minorent l’importance de la charia, conscients du fait que les observateurs extérieurs pourraient prendre leur piété pour de l’extrémisme. Ce phénomène n’a fait que s’accentuer depuis que les Etats-Unis ont lancé leur campagne globale contre le terrorisme. “Nous ne voulons pas que l’application du droit [musulman] donne une mauvaise image des Acehnais, explique Teungku Imam Soju, président de la branche d’Aceh de la Muhammadiyah et responsable religieux écouté. Nous ne sommes pas favorables aux châtiments cruels et brutaux.” Travaillant de concert avec les autorités religieuses, les juges et les intellectuels, Abdullah Puteh, gouverneur de la province, a rédigé un nouveau projet de loi sur la charia dont l’objet est d’élargir la compétence des tribunaux religieux aux domaines criminel et commercial, dès lors que des musulmans sont impliqués.

Laissant de côté certains de ses aspects les plus extrêmes (le projet de loi du gouverneur ne se prononce pas sur les sanctions applicables), la plupart des observateurs estiment que l’application éventuelle de la charia dans la province ne fera que confirmer ce qui est déjà la réalité de la vie quotidienne à Aceh, où de nombreuses personnes pratiques déjà les rites prescrits par l’islam bien qu’ils n’y soient pas obligés par la loi.

Dans tous les cas, l’application de la charia viendra renfor-cer l’influence des oulémas, les professeurs de religion, qui estiment qu’un plus grand rôle devrait leur être donné pour tenter de trouver une solution pacifique à la guerre sans fin dont la province est le théâtre. Rizal Sukma, analyste politi-que originaire d’Aceh et membre de la Muhammadiyah, estime que les oulémas vont regagner une partie du pouvoir dont ils jouissaient avant que le régime de l’Ordre Nouveau de Suharto ne vienne éroder leur influence – ainsi que celle des autres leaders traditionnels à travers le pays.

La plupart des oulémas ne se montrent pas prêts à interdire totalement les amputations et les lapidations. “Sur le principe, ils ne diront pas que ces châtiments ne sont pas applicables, mais ils présenteront toutes sortes d’arguments pour repousser leur application”, déclare Rizal Sukma. Une des raisons à cela, poursuit-il, est que la plupart des Acehnais n’accepteraient pas de telles châtiments. Un autre et plus solide obstacle à cette évolution est que, aussi longtemps que la charia n’est pas incorporée à la constitution du pays, toute tentative visant à la faire appliquer dans son acception la plus rigoureuse pourrait bien avoir de graves conséquences politiques.

Pour Yusny Saby, qui a suivi des études aux Etats-Unis et qui dirige l’Institut public islamique Ar-Raniry à Aceh, les choses ne changeront pas radicalement dans l’hypothèse où la charia est appliquée. “Pour moi, le débat existe depuis des centaines d’années, mais c’est un débat qui concerne plus les sphères politiques que la vie des gens au quotidien.” Selon lui, la création d’une force de police religieuse, qui a été évoquée récemment (1), est une plaisanterie. “Non, nous n’allons pas avoir une autre force de police, déclare-t-il, accompagnant ses paroles d’une vigoureuse dénégation de la tête. Nous n’avons pas besoin de çà. Ce que nous avons à faire est de travailler à améliorer ce que nous avons déjà.”

Sofyan Saleh, principal juge au tribunal religieux d’Aceh, un homme affable et aimable, vêtu de batik brun, déclare que l’application de la charia sera une ouvre de longue haleine qui ne doit pas seulement rassembler un consensus à l’échelon institutionnel mais doit aussi tenir compte de l’opinion de la population d’Aceh, province peuplée de quatre millions de personnes. Des délégations d’Acehnais sont déjà parties en Malaisie et en Egypte afin d’établir une étude comparative sur la façon dont la charia est appliquée dans ces pays, bien que les juges eux-mêmes disent ne pas avoir de modèle particulier en tête.

En dernier ressort, le dernier mot n’appartient pas aux juges religieux. Selon l’analyste politique Fortuna Anwar, un certain flou persiste sur le fait de savoir si les autorités d’Aceh recevront la permission d’étendre l’application de la charia au code pénal. “Le gouvernement à Djakarta doit encore préciser les paramètres applicables en la matière, déclare-t-elle. Cela pourrait bien remonter jusqu’à la Cour suprême.”

Voir EDA 352